Chronique Lussassienne, lundi

Jérôme tira une longue bouffée. Première cigarette à Lussas, premier plaisir, dernier moment de calme avant la tempête cinématographique à venir. Il avait retrouvé, comme chaque année, une place au Moulinage, il avait retrouvé comme inchangées les deux rues de ce petit village ardéchois, qui résistait toujours autant aux impérialismes les plus divers (en vrac, la frime, la télé, le business, la compétition – Jérôme mettait tout dans le même sac).
Rien n’avait changé, mais pour Jérôme cette année n’était pas comme les autres. Martine n’était pas venue avec lui. Il lui faudrait passer cette semaine seul, sans elle, et dans ce décor si familier, il se sentit soudain perdu. Son regard se promena attendri sur les terrasses encore désertes, sur les panneaux d’affichage qu’on installait, sur les devantures des petits commerces qui fleuraient bon le coin perdu. Il pensa à ce qu’avait dit Keuken (à propos de L’œil au-dessus du puits) : on peut toujours partir de là, du regard touristique, de cette vision fragmentaire et superficielle, n’importe quel sujet peut être sujet, pourvu que vienne une image impardonnable, quelque chose « que l’on ne peut pas filmer », afin de sortir du doux lyrisme de la contemplation. Dans le film en question, c’était l’échange de regards insistant avec un cul-de-jatte qui mendiait dans la rue, soit l’intrusion violente, obscène d’un regard qu’il fallait savoir soutenir. Quelles images impardonnables allait-on lui montrer cette année, à quelles transgressions serait-il mangé ? « Ces films qui nous regardent », la formule de Daney semblait on ne peut plus appropriée à la sélection du même nom : des films annoncés comme risqués, fragiles, en danger, des films à soutenir justement, dans tous les sens du terme, exactement ce dont il avait envie. Des films qui auraient besoin de lui pour exister, et non plus l’inverse, pour une fois. Et puis il y avait Pasolini, il y aurait Foucault, Arendt, Godard, autant de rêves d’insécurité, autant de raisons de se faire violenter.
Un lent panoramique sur la rue, les festivaliers en vacances et tenue d’été, un catalogue déjà sous le bras, un sac Sunny Side encore sur le dos, ici des embrassades et là des retrouvailles. Le regard du touriste. Cela lui rappelait… mais oui, ce panoramique d’ouverture sur la terre d’Israël, ce guide qui énonce quelques poncifs à une touriste américaine, blonde, naïve, pétrie de certitudes… avant que tout ne change. Martine n’était pas là, il pouvait fantasmer tranquille sur son film fétiche : c’était ça aussi Exodus, l’histoire d’une femme qui passe du statut de spectatrice à celui de guerrière, alors que rien ne l’y contraint sinon les coups martelés d’une conscience qui naît. Beau programme pour la semaine, d’ailleurs Jérôme n’aimait rien tant que se rêver en héros de Preminger.

Gaël Lépingle