L’homme des cendres

Poète, romancier, essayiste, critique, journaliste, enseignant, polémiste, dramaturge, peintre, traducteur, acteur, cinéaste. Peu d’artistes en Europe occidentale auront, tel Pier Paolo Pasolini, traversé la deuxième moitié du vingtième siècle avec une telle effervescence créative dans autant de domaines. Le beau documentaire réalisé par Jean-André Fieschi pour la série « Cinéastes de notre temps » dessine, par touches délicates, la complexité d’une pensée sans cesse en mouvement, et rend justice à l’univers sensible d’un homme trop souvent occulté par une existence tumultueuse. Un homme qui se considérait lui-même comme un exclu mais qui, paradoxalement, tirait de cette exclusion « un amour encore plus fort pour la vie ».
Pourtant, avant les mots de Pasolini, ses considérations sur l’esthétique de ses œuvres (et celles de ses contemporains) ou le sens de ses engagements politiques, c’est d’abord le visage qui, dès l’ouverture, retient le regard. Orbites noires – comme des trous dans la face –, front large, bouche fine, mâchoire taillée à la serpe, nez épaté et fossettes marquées, Fieschi enregistre en plan serré une figure émaciée où affleurent blessures et fragilités. Un visage à la fois brut et doux, sauvage et gracile, autant de caractères qui renvoient étrangement aux personnages de ses œuvres de fiction ou des Appunti. Avant même qu’un extrait de film ne soit montré, ce portrait tendu au spectateur évoque en filigrane certains aspects primitifs de son cinéma, sa quête quasi mystique d’une humanité originelle balbutiante, pas encore totalement policée, courant de l’Inde à l’Afrique, des paysages du Frioul aux faubourgs de Rome.
Cette entrée dans le film donne la mesure de tout ce qui va suivre. Se positionnant en effet volontairement en retrait, s’effaçant presque, relançant peu mais toujours judicieusement son interlocuteur, Fieschi laisse toute la place au corps et à la parole vive et poétique de Pasolini qui s’exprime tantôt en français, tantôt dans sa langue natale. La légèreté apparente du dispositif mis en place – une caméra, un micro – n’est certainement pas pour rien dans ce climat de complicité intellectuelle propice au cheminement d’une pensée qui s’élabore sous nos yeux. D’ailleurs Pasolini évoque indirectement la question « audiovisuelle » lorsqu’il voit dans le Free Cinema anglais et la Nouvelle Vague une continuation, sous d’autres formes, du néo-réalisme – relevant ainsi au passage combien, sur les brisées théoriques de Rossellini, l’évolution des techniques de prise de son et d’image a favorisé l’émergence de nouveaux modes d’expression et d’écriture cinématographiques, la plupart en prise directe avec les événements politiques et sociaux de l’époque (guerre au Vietnam, décolonisations…).
Même s’il ne cessera jamais d’écrire, publiant romans, tragédies, scenarii ou textes dans la presse, Pasolini analyse ici son passage de la littérature au cinéma par son besoin d’exprimer de la nouveauté à travers l’exploration d’une nouvelle technique (dans ce trajet, se pose aussi la question de l’abandon de la langue italienne, considérée comme un reniement de ses origines petites bourgeoises). Curieusement, dans une période en ébullition soumise à une mutation économique sans précédent (les entretiens sont enregistrés en 1965), il n’aborde pourtant jamais le climat d’agitation contestataire qui traverse son temps et qu’il ne peut ignorer. La portée poétique et politique du film de Fieschi est justement ailleurs. Elle résonne dans l’amour de Pasolini, exprimé par un fragment d’Accatone, pour un sous-prolétariat humilié. Elle se tient dans les choix des lieux, « pleins de Mama Roma », sur lesquels les deux hommes reviennent. Elle réside, fébrile, dans les courts et émouvants entretiens avec les acteurs Franco Citti et Ninetto Davoli (ancien compagnon et innocent merveilleux d’Uccellaci e uccellini) où se découvre un Pasolini tendrement pédagogue. Dans ces agencements imperceptibles créés par le film, toute la vie de Pasolini se révèle comme une entreprise de sape des dogmes moraux et idéologiques dominants – ceux de la bourgeoisie ou ceux, imprégnés de marxisme, issus de la Résistance – qui trouve sa résolution dans une recherche esthétique de plus en plus aspirée vers l’expérimentation des limites.

Éric Vidal