Chronique Lussassienne, mercredi

Martine avait appelé. Impossible d’écouter son message, le réseau était saturé, mais Jérôme avait pu comprendre que Martine l’avait appelé.
Trois jours qu’il était là : les rues et les terrasses, les campings et les hôtels étaient remplis, et les journées aussi. Jérôme avait déjà échappé à une mini-émeute pour entrer dans une salle, assisté ailleurs à un débat qui avait frisé le grand sommeil, et il avait pris sa première cuite la veille au Green.
Martine avait appelé. Était-ce juste pour prendre des nouvelles ? Il était assis au pied des escaliers de la salle 3 pour finir son marathon Pasolini. Des bribes de discussions éparses lui arrivaient : ici les éternels râleurs qui considéraient chaque année que « Lussas, ce n’est plus ce que c’était, toi qui n’as pas connu, tu ne peux pas savoir », là un groupe animé qui tenait des propos apocalyptiques sur Arte, la disparition programmée de La Lucarne, La Vie en face repoussée en deuxième partie de soirée, c’est pas les chaînes câblées qui vont nous faire bouffer, etc.
Martine avait appelé, il n’avait que ça en tête. Impossible de s’engager dans une conversation, ses idées étaient trop embrouillées. Comment donc faisaient tous ces gens qui s’agitaient autour de lui, pour garder les idées claires ? Avaient-ils tous si bien réglé leurs problèmes de cœur et de cul, qu’ils pouvaient s’attacher à autre chose, ou faisaient-ils semblant ? L’autre, sa perte et sa retrouvaille, le matin il avait même entendu un réalisateur faire ainsi le lien entre une démarche documentaire et une histoire d’amour… Pourtant, cette aptitude à mêler, à faire coïncider conviction artistique et expérience privée le laissait incrédule. Comme si la part de sublimation si présente dans les fictions était taboue dans les documentaires, domaine de la responsabilité citoyenne et du devoir moral. Car si la nécessité d’en passer par la représentation s’impose tant à ceux qui font les films, à ceux qui les rêvent et les désirent, se marmonnait Jérôme, c’est bien qu’il doit y avoir quelque part une déchirure, une séparation, un espace à combler entre leurs vies et leurs convictions. Entre une action militante et un film impliqué, il y a un monde, quelque chose en plus s’est inventé. Sauf qu’après coup, les cinéastes se réapproprient à leur bénéfice l’invention et la trouvaille du film, et qu’il ne reste rien dans leur discours des raisons véritables de leur engagement – celui-ci se présentant comme allant de soi depuis toujours.
Bref, Jérôme en était parvenu à la conclusion qu’il fallait absolument appeler Martine, sous peine de ne rien comprendre, ni aux films, ni à ses interlocuteurs d’occasion. En sortant des Pasolini, il composa la mort dans l’âme le numéro de la jeune femme…

Gaël Lépingle