On se saisira du film Jean-Marie Straub et Danièle Huillet de Pedro Costa, comme d’un prétexte non futile, pour évoquer le parcours pour une part inconscient, généré par une série de films que celui-ci vient boucler.
Le film est superbe, passionnant et touchant. Il nous plonge au cœur du montage de Sicilia ! de Straub et Huillet. On tend l’oreille, on scrute le mouvement. On redécouvre des fragments du film, surgis de la pénombre de la salle de montage. Ombres et silhouettes dans l’embrasure de la porte où apparaît-disparaît Jean-Marie Straub, dans ses allées et venues d’arpenteur. C’est sous la conduite rigoureuse de Danielle Huillet, et de son geste franc et précis que la pellicule s’avance. Puis de nouveau, silhouette de Straub, lointaine, devant l’écran de la salle de cinéma cette fois, face à un public très clairsemé d’étudiants. Costa semble s’éloigner autant que l’espace le lui permet. Discret, mais très présent par l’intimité, le respect qu’on pressent, par la proximité des corps, au plus près chacun de cette « matière de cinéma » dont il sera question tout le film. Ainsi on n’est pas si surpris, quand surgit de toute cette tension le récit engagé de la naissance d’une relation amoureuse, la leur. Quelque chose qui paraissait lointain, comme inabordable, devient une évidence et semble soudain essentiel et familier. Voilà, nous partirons d’ici, de ce lieu, cette salle de montage, de cette revendication amoureuse, de ce retour à l’origine du film : le souvenir de l’odeur de ce tas d’oranges sous un pont. Entre temps, on aura ri, souvent, et on sera frustré que cela s’arrête, en attendant la prochaine version à laquelle travaille Pedro Costa.
Et d’ailleurs, tout recommence peut-être à Lisbonne…
Il est assez convenu d’utiliser la métaphore du voyage pour parler des films. C’est une façon de nommer leur pouvoir évocateur. Certains films dont le voyage lui-même est le sujet s’y prêtent différemment. Mais c’est de l’effet d’incitation du cinéma dont nous voulons parler ici. Celui qui provoque le voyage, un voyage réel caractérisé par le déplacement. La première étape de cette histoire est une expérience indécise.
Après un premier séjour itinérant au Portugal, je retourne à Lisbonne pour une semaine. Sur place, dans la chambre qui fait face au Tage, surgissent avec insistance les images d’un film. Pas un film oublié, simplement voilé, comme un arrière-plan que la géographie nous rend soudain plus proche. Un sentiment naissant au long des errances dans la ville, une contamination des lieux, une nécessité de reconnaissance vont me conduire sur les traces de Doc Kindom’s, le film de Robert Kramer. À la recherche d’une part de son royaume, une « maison » ou plutôt une cabane de chantier, métallique, blanche, toute proche du fleuve. Quelque part sur le port. Dans le film, entre l’hôpital de Doc et la cabane, juste quelques haltes : un bar, un pont, des espaces et un temps de cinéma. Autant de fausses pistes. Peu d’enjeu dans ma recherche, juste une vague direction pour une nouvelle errance, longiligne, de la ville vers l’est, sur le bord bétonné du fleuve, entre les amoncellements de containers. La ville est déjà loin, une autre s’annonce, c’est là que se trouve la maison. C’est le bar d’un club nautique. On peut y entrer et boire une bière. Là, on repense bien sûr au film, on imagine le lit, la vitre brisée – mais l’identification possible est seconde, la matière prend le dessus. Un habitué me prend pour un égaré mais doit aussi se rendre compte que je suis déjà venu. Puis, les images que je prendrai du lieu feront disparaître toute trace de cette évocation – à moins de citations ou de légendes – non pas comme un oubli, mais comme une confusion des deux mondes dans un espace, un lieu transitionnel.
Quelques années plus tard, Casa de Lava du portugais Pedro Costa déclenchera cette fois-ci le voyage lui-même. Peut-être le premier plan du film y a-t-il suffit ? Un désir de paysage et de dépaysement, de rencontres, d’odeurs (lave et souffre), associé au besoin de retrouver un mystère du lieu, l’attente. L’île de Fogo au Cap Vert. Puis Chã das Chaldeiras, village du cœur du volcan et la « casa ». Il n’est pas question de voir pour y croire mais d’y croire pour désirer voir. Je pars pour retrouver un lien pressenti dans le film, un attachement au lieu. Sans être à la recherche de cette petite robe rouge, qui se déplace minuscule dans un plan, mais en ayant la certitude d’y trouver tout un hors champ, celui du film et le mien. Être habité par le paysage, le champ, puis l’habiter : éprouver, rééprouver, mettre à l’épreuve le souvenir du film, à l’épreuve du réel. Des instants comme des preuves de l’enracinement de la fiction dans le réel. Il y a bien cette maison de lave au pied du volcan et maintenant cela importe peu. Elle est là ; tout du moins il y en a une, et je n’en ai jamais douté. Je la fixe, je l’écoute, je l’espère habitée malgré les apparences. Un besoin irrépressible de toucher la terre de feu de cette île. Sentir entre ses doigts cette matière apparente du film et de la pellicule.
Autrement enfin, Sicilia !. Avec le texte du film comme lecture pour le voyage : Constellations, dialogues du roman Conversations en Sicile d’Elio Vittorini. Au nord-ouest de l’île, après Palerme, il est une petite réserve naturelle, un cul de sac automobile. Je m’y repose et je lis d’une traite Sicilia ! Mais au bout de cette route, je croise une française. C’est toujours ce qu’on craint et qu’on évite : rencontrer une connaissance même lointaine, un retour de réel, soudainement une irrégularité lisse de la matière. Ce jour-là, c’est Céline dont je fais la connaissance. Elle a assisté à une part du montage de Sicilia ! au Fresnoy. Trop de signes… archipel. Il n’est plus nécessaire d’aller à Grammichele (le village du film), on prendra le train de Catania à Syracusa pour y entendre le son du train. Simplement toujours, rééprouver des trajets mais dans leurs croisements, carrefours : lieux de transitions, de superpositions des voies. Comme une mise en abîme, l’éventuel mais improbable prochain retour sur les lieux se superposerait lui aussi aux souvenirs du premier. Et ce retour impossible au lieu fantasmé, c’est la résistance de la matière qui nous en sauve.
Christophe Postic