Mémoire en équilibre

Intervista (interview en albanais) est d’abord le récit d’une enquête conduite pour retrouver le son et le sens d’une archive : Anri Sala a découvert lors d’un déménagement une bobine de film au fond d’un carton. Elle contient les images d’un congrès du Parti albanais. On peut reconnaître Enver Hodja, leader emblématique de l’Albanie communiste. Sala reconnaît surtout sa mère, Vladek, d’abord sur l’estrade, puis interviewée pour la télévision officielle par un journaliste du nom de Puskin Lebonia. Mais que sont les mots que prononce Vladek Sala ? La bande sonore a disparu. Et Vladek ne se souvient pas. L’absence du son se double de la perte de mémoire. Les mots perdus deviennent alors indispensables à la compréhension d’un passé qui se dérobe.

Intervista progresse rapidement vers la résolution de l’énigme. Un appel téléphonique à Lebonia, ex-journaliste, une conversation avec un chauffeur de taxi, ex-ingénieur du son responsable de l’enregistrement de l’émission, et, en dernier mais logique recours, la visite d’une école de sourds-muets, où une traductrice saura lire les mots que parlent les lèvres. Une fois les mots réapparus, vieillis, hors contexte, le film bascule dans une dimension plus juste. Où les non-dits de la mémoire affleurent. La complexité du rapport individuel à l’Histoire permet d’atte-nuer les conflits, les divergences entre la génération du fils et celle de la mère. Tout, dès le départ, ressemble à un prétexte : la bobine sortie d’un carton, la surprise mitigée de Vladek lorsqu’elle revoit ces images, l’absence du son, et la quête qui en découle. Le véritable enjeu du film dépasse donc cette quête. Il est plus diffus, plus impalpable. Il ne se trouve pas dans le sens des mots, ceux retrouvés, ceux qui les accompagnent. Mais plutôt dans le glissement d’une réalité mise en scène, qui utilise parfois des artifices troublants (certaines séquences sont clairement rejouées), à une authenticité du regard, qui abandonne peu à peu le point de vue du cinéaste pour devenir celui plus indulgent du fils.

Toutefois, les images le prouvent : Vladek Sala figure avec ferveur en 1977 à un congrès du Parti. Ses yeux brillent d’un certain émoi auprès du grand dirigeant Enver Hodja. Lors de l’interview télévisée, elle loue la « jeunesse réunissant ses efforts sous la garde du grand travail du Parti marxiste-léniniste ».

Ces images d’elle-même la mettent mal à l’aise face à son fils, albanais du XXIème siècle. Et face à la transcription irréfutable de ses propres mots, sa réaction première est énergiquement le refus de la mémoire, attitude que pourrait expliquer la démarche frontale d’un fils qui regarde le passé avec les yeux du monde contemporain. Devant lui, Vladek Sala tient néanmoins à revenir sur ses idéaux, ses convictions, ses utopies. Elle les considère aujourd’hui encore comme légitimes et valables. Un régime s’est effondré. Pourtant, si la jeune militante du Parti n’existe plus, Vladek ne renie pas ses espérances passées.

Bien évidemment, l’Albanie vivait sous la coupe d’un totalitarisme parmi les pires de l’ère soviétique. Les libertés individuelles et d’expression étaient rares. En témoignent Liri et Todj Lubonja (les grands-parents ?), anciens membres du comité central du Parti, désavoués et condamnés à 16 ans de prison. Mais, pour elle, l’ouverture à l’économie de marché ne garantit pas pour autant de beaux lendemains pour l’Albanie.

Le film de son fils, questionnement abstrait sur la mémoire, ne vante pas non plus le miracle libéral. Tirana est une ville pauvre, dangereuse. Le confirment des extraits d’actualités italiennes et françaises, traitant de l’embrasement albanais suite à la tentative de coup d’état en septembre 1998.

La force d’Intervista réside dans cette capacité à éviter toute tentative de procès. Vladek Sala s’inquiète pour l’avenir de son pays, et ses craintes actuelles semblent aussi justifiées que l’enthousiasme de jadis.

Sylvain Baldus

Filmer sous contraintes – José-Maria Berzosa

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique.

Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

Pourquoi cette série de films sur le Chili ?

Je suis allé au Chili par affinité politique. Je me suis toujours méfié des films « engagés », en général très naïfs. J’avais dit au directeur de l’Ina que j’avais envie d’aller au Chili et que ma démarche serait légaliste. Je ne voulais pas me cacher. J’étais sûr que ces généraux allaient faire un strip-tease sans comprendre les conséquences politiques de cette façon d’agir, car il faut être très innocent pour parler comme eux. Comparer Pinochet à Franco, c’est ignorer l’état d’esprit idéologique en Europe. Même Le Pen ne se permettrait pas de dire que Franco est un grand homme, car il sait que ce n’est pas payant. Pinochet et ses trois généraux ont accepté de me rencontrer et j’ai demandé immédiatement un accompagnateur officiel. Je ne suis pas allé là-bas pour convaincre Pinochet du malheur du peuple chilien mais pour montrer le fascisme ordinaire. Je connaissais un peu l’Amérique latine et aussi l’Espagne. Je sais qu’il y a une forme d’assurance dans cette bêtise sans aucune réflexion politique. Je m’étais engagé avec Pinochet à lui montrer tout ce qui concernait ses déclarations. L’ambassadeur du Chili est venu voir le montage et il était ravi. Il trouvait que les déclarations des femmes qui se plaignaient (Pinochet et ses trois généraux) étaient un peu exagérées. Mais pour le reste, c’était formidable. Quelques jours après, la presse parisienne a commencé à raconter le film, la façon dont ces gens-là procédaient, leur manière de parler avec cette bonne conscience patriotique monstrueuse. Quand l’ambassadeur s’en est rendu compte, il a tout fait pour supprimer la programmation.

Comment avez-vous menés les entretiens ?

Vous savez, quand on parle avec les gens à propos de cuisine ou de n’importe quoi, après quelques heures on sait s’ils sont de gauche ou de droite… Tout cela glisse, mais il faut avoir du temps, les mettre en confiance. Vous pouvez donc parler de n’importe quoi et arriver rapidement à la politique. Des situations absolument imprévisibles peuvent alors surgir. Par exemple, ce moment où je demande à Mi Pinochet si son mari a des défauts. Elle hésite un peu, dit que, non, il n’en a pas, que c’est un mari partait… J’insiste un peu en lui demandant : « Mais, quand même, un petit travers… ? » Et elle a cette réponse : « Oh… Il est un petit peu dominateur ». Là, je me suis dit que j’allais prendre ma retraite, parce que je ne trouverais jamais un autre moment de bonheur comme celui-ci dans ma vie professionnelle !

Cette contrainte est finalement devenue une force…

Je ne veux pas généraliser mais c’est vrai qu’il y a une tendance à gonfler des obstacles qu’il faut savoir éviter. Cela dépend aussi de l’esprit dans lequel vous faites les choses. Si vous partez voir Pinochet avec un esprit polémique, je trouve ça charmant d’innocence. Mais ça ne va pas.

Ce travail sur le Chili est-il une proposition de la télévision ?

Non, non, c’est la mienne.

C’est incroyable qu’un projet comme celui-là soit accepté par une télévision !

À l’époque l’Ina, notamment, acceptait des projets beaucoup plus librement. On ne pensait pas en termes de succès public. Avant moi une équipe de réalisateurs d’Allemagne de l’Est avait déjà fait un film au Chili. Ils avaient joué eux aussi sur le décalage de mentalités entre les autorités chiliennes et celles des hommes politique européens. J’avais très envie de faire quelque chose comme ça. Je ne voulais pas tourner devant une prison à Santiago et expliquer que dans cet endroit se trouvaient des patriotes révolutionnaires en lutte. Je voulais tourner librement et qu’ils me donnent ce qu’ils veulent. Et j’étais sûr que ce qu’ils allaient me donner était beaucoup plus révélateur que ce que je pourrais leur voler : Je suis donc allé au Chili pour faire parler Pinochet, non pour le convaincre. Je n’avais pas en tête de scénario. Je connaissais mes intentions, qui étaient antifascistes. Aujourd’hui, on ne peut plus faire cela, à moins de travailler pour une fondation américaine ou trouver un milliardaire fou qui vous financera. Je suis donc parti immédiatement avec un directeur de production et une assistante. Pour ces films, nous n’avions pas de budget. Cette époque était une espèce d’âge d’or et je suis un réalisateur très bon marché. J’ai fait cinq heures de films pour un séjour de trois mois au Chili, ce qui n’est pas cher. Sur place, évidemment, on était bien défrayés. Le voyage vers l’Antarctique, par exemple, ça fait rêver ! Ils avaient l’habitude d’avoir des demandes de journalistes qui venaient interviewer Pinochet. Mais cela traînait toujours et le journaliste rentrait chez lui au bout de dix jours. Alors que nous étions là-bas pour nous installer ! Je ne pense jamais au destinataire. Je fais ce que j’ai envie de faire et j’ai travaillé dans une liberté totale. Si j’ai la chance d’avoir des destinataires, c’est formidable. Mais je n’ai jamais fait d’effort pour m’adresser au public. Je sais que je ne risque pas de faire un film fasciste, ni raciste ou misogyne. Je ne me dis pas que telle séquence va être trop longue, que les gens vont s’ennuyer et couper. S’ils veulent couper, ils coupent.

Y a-t-il eu un moment où travailler librement n’a plus été possible ?

Après cette série, j’ai eu beaucoup de problèmes. Il y avait à l’époque des contrats d’armement assez importants entre la France et le Chili. Je ne sais pas à quel niveau, mais les gens étaient embêtés. D’un côté, ils ne pouvaient pas censurer le film. Pour les conseillers juridiques de l’Ina, le film était nickel. Mais, d’un autre cote, ça les embêtait qu’il puisse y avoir des conséquences financières ou diplomatiques. À partir de là, j’ai eu des problèmes pour passer des projets. Mais enfin, ce n’était rien par rapport à ceux d’aujourd’hui.

Regardez-vous encore la télévision ? Comment-voyez vous son évolution ?

Je la regarde un peu mais je me méfie de mes réactions. On vieillit, on est déformé, on ressent de l’amertume. La fiction, à la télévision, je ne la regarde plus. En revanche, je vais beaucoup au cinéma. De temps en temps, je regarde un documentaire sur Arte ou sur Canal, parfois sur France 3. Mais c’est très rare.

Vous considérez-vous comme un « cinéaste militant » ?

Je me considère comme « un militant », mais c’est très maladroit, dans la lutte politique, d’utiliser les armes des militants qui font des films. La plupart des films « militants » nous réchauffent le cœur. On est entre nous. On est tous d’accord. Mais il faut faire autre chose pour lutter. Ce n’est pas une question de choix moral ou politique mais de moyens. Il faut chercher une esthétique qui est plus utilitaire, plus efficace. Je ne suis pas neutre et, bien sûr, je pense à établir un dialogue avec le spectateur. Le fait de montrer quelqu’un qui fait l’apologie de Pinochet en le comparant à Franco suffit. On n’a pas besoin d’expliquer après que Franco n’est pas bien.

Propos recueillis par Sylvain Baldus et Eric Vidal

Chronique Lussasoises

Jérôme ne le reconnut pas tout de suite. Il le vit embarquer les dernières prunes de l’étal, puis glisser ses petites pièces dans la boîte à lettres.

 – Franck ! Ça alors !

Eh oui, on avait beau faire des centaines de kilomètres, c’était toujours sur d’anciennes connaissances pari- siennes qu’on retombait. Mais Franck, cela faisait tellement longtemps… Et par où commencer ? Plutôt que de se donner des nouvelles, le mieux était de parler cinéma.

– Tu vas voir quoi ? lança Jérôme.

– Nettoyage du jeudi . Tu veux des prunes ?

– Ouais, merci.

Jérôme mordit goulûment. Une prune, deux, trois, à pleine bouche.

– J’aime bien, mais tout le monde lui reproche son esthétisme. Genre c’est suspect, ça caresse le spectateur dans le sens du poil et consorts. Moi je trouve qu’il y a une certaine hypocrisie à décrier notre aliénation potentielle, ce “besoin d’élévation” si pathétique, alors que les grandes œuvres d’art sont devenues depuis des lustres des objets de consommation culturelle ayant les mêmes fonctions. Il s’agit encore et toujours de combler un vide, pour chacun à sa façon en fonction de son milieu socio- culturel. Perso, “l’assouvissement c’est l’asservissement”, ça me gonfle un peu.

C’était une perche, Franck saurait-il s’en saisir ?

– Euh… ah oui ?

– Ouais, ben c’est Mondzain quoi.

Jérôme extirpa ses notes de son pantacourt chiffonné : « Le monde de l’asservissement est celui de l’assouvissement, celui des images réclame le maintien d’une soif. » Je trouve ça dommage de séparer comme ça…

Franck sortit tout d’un coup de son silence.

 – Enfin tu ne peux pas vouloir avec autant d’innocence un cinéma de poésie ou de rêve, alors que les nouvelles pathologies sont tellement liées à des déficits de reconnaissance du réel, au point que c’en est devenu la caractéristique de notre société !

Jérôme en avala trois nouvelles prunes :

– Oui, je vois : peut-on dans ces conditions vanter les mérites de la sublimation ?… Mais pour nous, pour ceux qui sont nés dans cette confusion, il n’y a pas de quoi en faire une tragédie telle qu’elle oblige à se censurer de tout plaisir onirique. Dans Nettoyage du jeudi, on s’extraie du monde au lieu de s’y fond- re et le mental flotte au lieu de travailler. Bon. Mais s’extraire un temps du monde ce n’est pas forcément le fuir. Si on ne respire pas beaucoup, c’est pour reprendre quelque chose comme un nouveau souffle.

Franck tendit sa barquette à Jérôme. Il restait encore deux prunes. Jérôme hésita :

– On partage ?

– Non vas-y, tu peux finir. On en reparle plus tard ?

Jérôme se retrouva comme deux ronds de flan. Il eut honte. D’avoir tant parlé, d’avoir caricaturé ses émotions et ses pensées, tout à la hâte de prouver le bien-fondé de sa position. Pour lui, de toute façon, ”le nettoyage du jeudi“ serait surtout intestinal ; demain, il précisera les choses.

Gaël Lépingle

Les génocidaires dansent aussi

Le dixième anniversaire du génocide rwandais a suscité, ces derniers mois, des dizaines de films interrogeant le rapport de la société rwandaise contemporaine à ce tragique événement 1. D’avril à juillet 1994, suite aux appels d’un gouvernement extrémiste hutu, plus d’un million 2 de Tutsis ainsi que des Hutus refusant de participer aux tueries ont été massacrés. Le crime a été commis par les forces gouvernementales épaulées par les milices Interahamwe qu’elles avaient préalablement formées et armées, mais aussi largement par de simples Rwandais.

Que filmer dix ans après le génocide ? Sur quoi porter son regard ? Dans Au Rwanda, on dit…, Anne Aghion suit Gwamfizi, l’un des seize mille prisonniers que l’actuel gouvernement rwandais a fait libérer sur aveu de leurs crimes. Elle s’intéresse à la façon dont lui et d’autres criminels arrivent à réintégrer leur village d’origine et à interagir avec les rescapés. Dans Après, Denis Gheerbrant part au Rwanda pour “comprendre ce que c’est que revenir à la vie”, ce qui l’amène à traquer les causes du génocide : “Comment cela a-t-il pu nous arriver ?”. Dans Nos cœurs sont vos tombes, Roger Beeckmans propose quant à lui un triptyque dont les deux premiers volets – “Se souvenir”, “Juger” – semblent les conditions nécessaires d’un troisième impératif : celui d’un “Vivre ensemble”, dont il reste à explorer les possibles modalités.

Aucun des trois films ne prétend représenter le génocide. Aucun, d’ailleurs, n’a recours à des séquences d’archives pour l’évoquer. Mais au détour des interviews de  criminels ou de rescapés, certaines de ses caractéristiques les moins communément formulées apparaissent en creux. Notamment la profusion de l’imagination des criminels, l’ahurissante diversité des formes du massacre : tuer par balle, brûler avec de l’essence, “couper” à la machette, fracasser à la bêche, enterrer vivant, noyer… Parfois même, une méthode hybride conjugue deux ou trois de ces modes d’exterminer. Cette férocité se déploie jusque dans l’extinction des preuves du crime : la disparition des corps. Les cadavres furent souvent enfouis dans des latrines, pourrissant au milieu des excréments, dans une surenchère d’horreur spécifiquement génocidaire où mettre un terme à la vie signifie davantage détruire que tuer.

En revanche, la mémoire du génocide fait l’objet d’une attention soutenue de la part des cinéastes. Adoptant un point de vue extérieur, Beeckmans s’attarde sur les cérémonies du souvenir à Kigali où, munis d’une bougie, les rescapés relatent longuement les  atrocités subies par leurs proches 3 . Pour Gheerbrant au contraire, tout n’est pas dit sur la mémoire du génocide dès lors que les rites commémoratifs ont été retranscrits. Rendant compte de ces récits publics poignants, il en pointe pourtant le caractère extrêmement “codifié” et l’empreinte officielle, où même l’étrange beauté des jeunes danseuses paraît figée. Pour lui, qui s’exprime à la première personne, la mémoire réside bien davantage dans la somme des expériences propres à un individu et formulées dans un cadre privé. L’histoire pré- coloniale racontée par le vieux Youssouf à de jeunes orphelins, les souvenirs d’une attaque génocidaire manuscritement consignés par un enfant dans son cahier, forment les lieux “valides” où la mémoire à la fois se constitue et se transmet, en toute intégrité.

Or à bien des égards, ces films semblent insister sur la qualité du récit des crimes comme fonde- ment d’une réconciliation véritable. Une qualité qu’ils souhaitent supérieure à celle le plus souvent échangée lors des gacaca, cette forme de justice traditionnelle et locale refondée pour désengorger les tribunaux rwandais (devant lesquels plus de cent mille détenus attendent toujours d’être jugés). Devant les gacaca, rapportent Anne Aghion et Roger Beeckmans, les récits contradictoires des accusés et des victimes ne peuvent qu’être imparfaitement arbitrés, puisque la communauté locale qui les écoute est composée d’individus impliqués dans les événements examinés. On assiste ainsi à une inquiétante dilution des responsabilités, où les accu- sations de crimes ou de complicité sont avancées sans qu’aucune preuve puisse être authenti- quement identifiée. Dans Au Rwanda, on dit…, les détenus libérés sur la foi de leurs aveux restent très vagues lorsqu’il s’agit de reconnaître leurs crimes devant   les rescapés du village. Dans Nos cœurs sont vos tombes, les victimes craignent de parler en justice car elles reçoivent des lettres de menace, et leur parole les met donc en danger.

Une société où la réconciliation doit se fonder sur la parole, donc, mais où les conditions ne sont pas réunies pour que la parole puisse faire foi ou même se libérer. Denis Gheerbrant se penche alors sur les corps autant que sur les mots. Il élabore un énoncé forcément rapide des causes du génocide, mais ne s’autorise à progresser dans leur formulation que dans la mesure où sa connaissance est validée par un interlocuteur rwan- dais. Il observe notamment le lien du peuple rwandais à sa terre. Peuple de cultivateurs et d’éle- veurs, celui-ci a développé au cours des siècles des danses “culturelles” qui sont autant de   relations à la terre, de façons de la piétiner, de se jouer de son attraction, de s’en approprier les forces internes. Qu’elles concer- nent des génocidaires ou des res- capés, toutes les scènes de danses filmées par Gheerbrant sont joyeuses ; elles montrent des êtres pour qui un danseur guerrier est un être “achevé”, apte à conduire la société vers un “bel avenir”.

Sur les collines du Rwanda, Tutsis et Hutus retournent la terre chaque semaine pour ensevelir des cadavres jadis abandonnés afin de les honorer sous la forme d’un mémorial. Dans la noce filmée par Gheerbrant, le mari offre en dot à son épouse une tête de bêche. Chez Aghion, chez Beeckmans, parmi les postures de corps au travail, la mémoire du génocide peut être liée à l’acte de bêcher. Celui qui un jour a donné la mort ; celui par lequel les défunts désormais commémorés s’incorporent à une terre sur laquelle les vivants tentent de refonder une communauté. 

Benjamin Bibas 

  1. À voir également demain, Gardiens de la mémoire d’Éric Kabera (“Afrique : le documentaire à l’adresse du monde”).
  2. Selon les estimations de l’actuel gouvernement, discutables, mais de loin les mieux informées.
  3. Les principales associations de rescapés du génocide rwandais portent le nom d’Ibuka (“souviens-toi” en kinyarwanda).

Créer un espace pour inverser les rôles

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

En 1995, il y a eu un protocole entre les ministères de la Justice et de la Culture pour faire entrer la culture en prison. Plutôt que d’initiatives individuelles, il s’agit d’interventions culturelles le plus souvent institutionnalisées. Sans elle(s) a été réalisé dans le cadre d’un atelier vidéo. Nous disposons d’un studio de 30 m2 dans l’ancienne chapelle, au centre de la prison de la Santé (Paris), avec du matériel de tournage, de montage, de diffusion. Nous travaillons, sans surveillant, deux jours par semaine. Mais entrer dans la prison prend du temps avec les contrôles. Les prisonniers, dispersés, ne se déplacent pas facilement. Tout est soumis à autorisation, les demandes doivent être précises et argumentées, les réponses peuvent prendre deux à trois semaines. Cela dépend aussi de la volonté du gardien qui va ouvrir la porte. À part les cellules, tous les lieux sont des lieux de passage, on ne peut s’y arrêter, y discuter. Et si l’on plante un tournage, il est difficile de le refaire, l’insistance est tout de suite suspecte. Comme de vouloir s’installer dans la durée : le travail sur ce film a duré neuf mois, alors que la prison est un lieu de rupture permanent. Dans le processus de création à chaque séance, les choses ne viennent pas tout de suite, il y a un temps de mise au travail. L’heure de fin ne peut être dépassée, le temps de la rencontre ne colle donc pas forcément avec le temps carcéral dont nous sommes dépendants.

Selon le ministère, les prisonniers ne doivent pas être les sujets des activités. Et au premier niveau, pour certains surveillants à l’intérieur de la prison, il est difficile d’admettre que des prisonniers aient un espace de création et de construction, que celui qui est regardé puisse devenir regardant. Les surveillants ou membres des services sociaux qui nous suivent le font sur la base d’un engagement individuel. Et surtout, les détenus sont dans une contrainte extrême, celle du non-choix où on ne leur permet pas de désirer quoi que se soit. Là, il s’agit de décider de passer à l’acte cinématographique pour pouvoir désirer quelque chose.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Dans le cadre d’un atelier de réflexion sur le cinéma avec les détenus, nous réalisons une programmation diffusée sur le canal interne de la prison, des rencontres avec les réalisateurs. Cela permet aux participants de se connaître, d’échanger, de se familiariser avec l’image, l’écriture et la technique. Au bout d’un temps peut surgir l’envie de produire quelque chose. J’attends que cette envie émerge.

Pour Sans elle(s), nous avons décidé de travailler sur l’absence. Dès le début, les participants avaient une forte envie de sortir de la salle pour aller filmer dans la maison d’arrêt. Il me semblait plus intéressant de filmer l’expérience de la prison plutôt que la structure. Pas la matière monobloc du bâtiment mais plutôt leurs images mentales. Je leur ai demandé d’écrire longuement sur le sujet, de collecter de la matière, des images et des sons. J’ai alors fait un travail d’interprète sur un mot, une fixation – en prison, il y a toujours un ressassement – pour faire la relation entre ce que l’on voit physiquement en ce que l’on voit intérieurement.

Plus que cinéaste, je suis aussi médiatrice. J’amène le premier regard de l’extérieur, la réflexion sur la place de spectateur. Lorsque je suis entrée dans la prison, ce n’était pas pour filmer. Le cinéaste a une place de pouvoir, c’est celui qui regarde. Je ne voulais pas à l’intérieur de la prison remettre un échelon supplémentaire dans la hiérarchie des regards, sachant que celui qui a le moins ce pouvoir, c’est le prisonnier. La place que j’ai occupée, c’est plutôt de trouver et créer l’espace pour permettre une inversion, pour que la prison soit racontée mais du côté du prisonnier. Pour qu’il prenne le pouvoir sur ce qu’il a envie de regarder et de montrer aux autres. Le documentaire permet de créer cet espace cinématographique où investir cette subjectivité. Certains, depuis qu’ils sont en prison, se plaignent de ne plus voir d’images. Il s’agit pour eux de retrouver les images, donc de donner du regard plus que de la parole.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? À destination de quel public ?

Ce film à été depuis le début fait pour être montré à l’extérieur. Les auteurs ne souhaitaient pas forcément, même après leur sortie de prison, rencontrer le public : il y a toujours une ambiguïté, un risque, qu’ils ne soient vus que comme des détenus. Lorsque le film était montré, nous mettions en place un dispositif, le vidéo-parloir, cabine de la taille d’un parloir où les spectateurs pouvaient enregistrer leurs réactions. Certains spectateurs n’y parlaient pas que de la prison, comme cette femme de marin qui a parlé de son rapport douloureux à l’absence, au temps.

On peut aussi poser un sujet qui n’est pas directement lié à la prison, mais il ne sera de toute manière traité que par le biais de la prison. Les détenus ne peuvent pas être déplacés mentalement au point de parler d’autre chose. C’est donc interroger quelque chose de l’extérieur, et le mettre en relation avec la prison. Pour parler depuis la prison plutôt que de la prison. Une façon pour que les participants aux ateliers puissent apparaître, même si on ne les voit pas, comme des individus à part entière avec leurs univers, et une vie qui dépasse la prison.

Propos recueillis par Sophie Berdah et Boris Mélinand


Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique. Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

L’Homme du passage

Le plan fixe d’un cimetière vu à travers une fenêtre grillagée laisse la place au plan fixe de l’agitation d’une rue tunisienne vue à travers cette même fenêtre… Entre-temps, la caméra s’est installée dans le lieu sacré des morts. Ce changement de point de vue n’est pas anodin : personne (croyant ou non) ne franchit les portes d’un cimetière sans ressentir qu’elles obligent à décélérer sa marche, à contourner les sépultures, à baisser la voix. Les condamnations unanimes qui suivent l’annonce de profanations de tombes le confirment a contrario : le lieu a ses règles qu’il faut respecter pour espérer l’apprivoiser (la leçon de la séquence d’ouverture, initiatique, sonne comme une mise en garde), pour espérer apprendre de ses habitants.
À l’exception peut-être des tourneurs de table, tout le monde admet que rencontrer les morts est une gageure insurmontable. La réalisatrice Nedia Touijer contourne ce détail de la condition humaine ; mieux, elle le résout : renonçant à approcher les habitants permanents du cimetière, elle se tourne vers un de ses habitants « permittents ». Toute la journée, dans le cimetière de Tunis nimbé de ce blanc qui est la couleur du deuil dans la religion musulmane, un homme nettoie les pierres tombales et vend de l’encens en échange de quelques dinars. Le mendiant, comme figure classique de la marge, mais ici comme figure renouvelée de l’entre-deux : son regard n’est pas encore celui de l’au-delà, mais celui d’un ici trop peu là. Trop pauvre pour faire partie des vivants, trop proche des défunts et de leur famille pour ne pas penser continuellement à la mort, trop imprégné du lieu pour ne pas savoir l’absurdité de l’inutile et la valeur de l’essentiel…

Cet intercesseur entre nous et Eux est un témoin invisible : on ne représente le sacré qu’avec des risques, avertissaient les iconoclastes… Nedia Touijer le dévoile dans quelques plans de ses mains blanchissant la pierre (pour retrouver son lustre, pour honorer le mort, pour réduire la distance qui le sépare de lui) et dans quelques plans de son ombre. De la fumée s’échappe de sa bouche, une cigarette, un dernier souffle de vie ? Les familles des morts n’ont pas de visage non plus… Pas de plan rapproché : on n’aborde la souffrance et les larmes qu’avec quelques précautions. Le recueilli et l’intrus (le mendiant, la caméra) apprennent aussi cela dans un cimetière, à respecter la distance en-deça de laquelle ils dérangent.

En voix off, le film offre uniquement la méditation de l’homme qui mendie. Méditation sur sa vie, sur ses contemporains trop pressés, sur sa croyance d’une vie après la mort (« nus et tous égaux là-haut »), sur son désir parfois de rester au cimetière et de ne plus en sortir. S’isoler de ceux qui marchent dehors, trop vite, trop bruyamment, trop aveuglément ces êtres minuscules qui grouillent en tout sens, est-ce nous vus du ciel ou des fourmis vues au ras du sol ?, comme s’ils fuyaient la question à laquelle ils n’échapperont pourtant pas… C’est la force du mendiant : comme il dialogue avec la mort, sa voix est apaisée, réconciliée. Son regard, celui de Nedia Touijer, le nôtre se portent alors sur les arbres, les racines dans la terre et la cime tournée vers le ciel, une matière vivante transfigurée, dans ce lieu, en nos alter ego terrestres et célestes.

Refusant le tabou de la mort qui contamine nos sociétés occidentales, le film se confronte à la question ultime de la représentation : comment représenter l’irreprésentable, l’Inconnu ? Il se confronte à la question ultime de l’existence, donner un sens à la vie, donner vie à un sens (quel qu’il soit, divin, héritage des ancêtres, valeur…) pour ne pas être submergé par l’angoisse du dernier passage : ressentir ce qui « déborde » nos savoir et perception, ce qui dans l’homme « dépasse » l’homme. Il le fait sans apporter de réponse toute faite. La nuit tombée, notre voix intérieure peut relayer la voix off : dans l’acceptation de sa propre impuissance et de sa pauvreté face à la mort, il y a une fécondité, disait déjà Épicure. Le cinéma comme compagnon de voyage sur ce pas de plus qui fait de l’être humain autre chose qu’une vaine compilation d’organes. Le cinéma comme expérience de mise au monde de l’homme à la veille de sa disparition.

Sébastien Galceran

Les Disparus

Par une mise en scène ingénieuse, et par l’incroyable boursouflure de certains des protagonistes, par leur naïveté face à un interlocuteur malicieux, les pompiers de Santiago de José-Maria Berzosa met à nu l’absurde bêtise de certains membres de la classe dirigeante chilienne, au temps de la junte militaire du général Pinochet.

L’un des objectifs du coup d’État de 1973 (l’enjeu principal étant de couper court à l’aventure socialiste, si néfaste aux intérêts d’une classe minoritaire et ostensiblement liée aux intérêts étasuniens) était la réparation des expropriations menées par l’Unité populaire de Salvador Allende. Sur neuf millions d’hectares expropriés entre 1970 et 1973, la junte en a restitué quatre aux grandes familles, et redistribué seulement un aux seuls paysans n’ayant jamais revendiqué les terres des latifundios.

José-Maria Berzosa triche dès le titre. Les pompiers ne seront pas le sujet principal du film. Les pompiers, corps d’élite morale des nations, combattant du feu, dévoués toujours à la protection de leurs concitoyens, ne sont pas ici d’héroïques chevaliers magnifiés par une caméra en contre-plongée. Très vite, le regard s’extirpe du conte de fée.

Berzosa ne s’intéresse pas aux exploits, même si la première séquence est dédiée au compte-rendu d’une intervention aussi glorieuse que bouffonne (une frénésie shaddockienne s’empare des pompiers en uniforme de parade qui s’acharnent à pomper l’eau indispensable à l’extinction d’un feu).

Il utilise la focalisation sur une brigade de Santiago (qui affirme son indépendance et sa laïcité mais dont les collusions et les amitiés contredisent rapidement cette dévotion laïque) comme chemin d’accès aux coulisses du pouvoir.

Le secrétaire général des pompiers est un fervent admirateur de Napoléon et, historien d’opérette dans le civil, son ouvrage sur l’histoire de l’uniforme militaire chilien, depuis les origines, est dédié à son excellence le Général Pinochet. Le doyen d’université, joueur d’échec, membre du Club de l’Union et pompier, s’indigne encore de l’idée scandaleuse, émise par le gouvernement d’Unité Populaire qui visait à transformer le gigantesque local du Club en centre d’accueil pour les mères et les enfants, ou en centre culturel. Il est cependant le personnage principal d’une séquence grandiose : sous une coupole immense, et grâce à un long zoom arrière, puis avant, qui présente un espace insolent de démesure, Berzosa introduit l’interview de ce doyen peu avare de litanies réactionnaires. Le choix de mise en scène, exubérant et disproportionné, emprisonne le vieil homme dans l’absurde. Il est isolé avec un partenaire d’échec, minuscule dans une salle immense. Le décalage entre le point de vue et le sujet entraîne un vacillement vers le ridicule. Et pourtant le doyen accepte le dispositif, parce que son orgueil se réjouit sans doute d’entendre le vide impressionnant et luxueux dans lequel résonne chacun de ses mots. Et parce qu’à l’évidence, Berzosa sait dissimuler ses véritables intentions au moment du tournage… 1
Selon le secrétaire général, toutes les classes sociales de Santiago sont présentes au sein de la brigade. Berzosa, perplexe, accompagne ainsi quelque temps le pompier désigné comme représentant du prolétariat. Le discours de cet homme s’avère étriqué, conformiste, symétrique au cadre très resserré choisi par le cinéaste. Depuis l’intérieur de sa voiture, le soi-disant prolétaire se révèle employé de banque. Classe moyenne civilisée et tranquille… Il faut assurer ses acquis : une voiture, une maison, une petite fête entre collègues. Et toujours, la matérialisation par le cadre de cette étroitesse qui renie dans l’indifférence l’exaltation populaire que vécut le Chili entre 1970 et 1973… Un des pompiers de la brigade, présent lors de l’évacuation du palais de la Moneda du corps d’Allende, le 11 septembre 1973, souffle à demi-mot sa fierté d’avoir été acteur d’un tel événement…

Le chemin, détourné, finit par éloigner définitivement le récit de son objet initial. Détour lumineux vers la frontalité : les dispositifs de Berzosa ressemblent à des pièges pharaoniques pour gros gibiers. Mais une fois la proie prise au piège, son envergure diminue comme le beurre au soleil. Reste la fatuité, et en creux l’évidence d’un pouvoir usurpé.

Les pompiers de Santiago est un film sur les crimes de la junte militaire chilienne. Intercalées, entre la mauvaise foi fréquente de ceux ayant su profiter du changement de régime, quelques séquences laissent la parole aux familles des hommes disparus, enlevés sans aucune forme de procès par la police. Ces images de femmes et d’enfants, plus simples et plus rares, sont le pendant tragique de la mauvaise comédie jouée par les pantins déshabillés par Berzosa.

Il filme sans fioriture ces épouses, épuisées par des mois de recherches infructueuses et d’attentes désespérées.

Sylvain Baldus

1 Pour Pinochet et ses trois généraux, il a réussi à s’introduire dans les salons
personnels de chacun des généraux de la junte. Et chacun s’y révèle dans sa médiocrité propre, embarrassé par le déséquilibre invisible que Berzosa laisse flotter, mais rassuré
par la platitude apparente des questions posées…

Chronique Lussassoise

La foudre s’était abattue sur l’église. La salle 2 s’était transformée en hall de réfugiés, le Blue Bar en vaisseau perdu dans la tempête, le village entier en une vaste piscine. Jérôme se remettait de ses émotions, tandis qu’Antoine, la cinquantaine bien tassée, lui faisait partager le vaste champ de ses réflexions cinématographiques. Impossible d’en caser une : Jérôme le laissait parler en attendant la potentielle séance du soir.

– Quand tu vois les films de Krier et de Berzosa, c’est vraiment la mesure du temps qui a passé. Ce que la télévision permettait !

– Je sais pas si c’est la télé ou simplement l’époque elle-même qui était traversée par des mouvements esthétiques d’une plus grande ampleur, tenta Jérôme.

– On dit toujours ça pour justifier la médiocrité. C’est une excuse à la paresse…

– Mais on voit pas ces films de la même manière : ils se sont inscrits depuis dans une certaine histoire du cinéma. Le Prof de philo, par exemple, me faisait penser à la fois à Clouzot et à Eustache, au Corbeau et au Père Noël, c’était très étonnant sur la distance.

– C’est magnifique. Et c’est fini. Là-dessus, Antoine aspira les dernières gouttes de son dernier verre. C’était le signe avant-coureur d’une grande tirade : Jérôme se voyait déjà subir les tartes à la crème de la télé-réalité et bien sûr du docu-fiction. Gagné.

– Même Le Monde, même Garrel, tout le monde donne sa caution, « oui pourquoi pas, gnagnagni gnagnagna », mais bordel c’est pas du do-cu-men-taire ! C’est une spoliation pure et dure, et de surcroît en plein débat sur la définition d’une œuvre audiovisuelle, avec tous les enjeux qu’on sait ! Les mots sont importants, Jérôme.

Et pof. Droit dans les yeux. Grand moment solennel, Antoine agrippa Jérôme pour ne pas s’écrouler :

– Bienvenue à la grande auberge du docu ! Tout le monde y a sa table ! Après le programme de flux et le journalisme télévisé, c’est au tour de la fiction pédagogique de s’asseoir !

Jérôme ne résista pas au plaisir de la provocation :

– Moi je trouve tout ça très logique. On voit bien avec Krier comment les codes du cinéma classique, pour aller vite « de fiction », sont passés à la télévision. Quand je tombe sur un feuilleton documentaire aujourd’hui, j’adore retrouver ça, des souvenirs liés à ces plaisirs-là. Un peu rétrécis d’accord…

– Tu me fais de la peine. « Tous des héros », avec leurs guns, leurs bistouris, leurs lances d’incendies, leur string olympique…

Jérôme risqua :

– Je sais pas s’il faut être méprisant comme ça…

– Ah oui, j’oubliais, « rester populaire »… Ben ça aussi ça a changé depuis l’ORTF…Dorénavant le geste d’un cinéaste documentaire, c’est de produire une radicalité qui l’apparentera plus aux artistes et aux plasticiens qu’aux réalisateurs traditionnels. Là !

Antoine fixa son verre vide, saoulé par ses paroles autant que par le vin ardéchois… Jérôme sourit. Pourvu que ce soir le film soit beau, terriblement beau : il le dédierait secrètement à son interlocuteur enflammé.

Gaël Lépingle

Automne brumeux des eaux mélancoliques

« Demain, je fuirai l’Ardèche, ce nom me fait horreur. Et pourtant il renferme les deux mots auxquels j’ai voué ma vie : art, dèche. Tu vois, je suis misérable, je fais des calembours ». En 1864 à Tournon, Stéphane Mallarmé écrit à un ami. En 2004, la caméra de Mathieu Petit longe le serpent des trottoirs de Tournon et enlace progressivement la ville. Sa caméra panote et s’arrête quand la symétrie du plan est respectée : les voitures garées en épi, leurs capos initiant le chemin vers la tour du château en ligne de fuite. Le regard s’arrête parce qu’il savait d’avance où il allait, ce vers quoi il tendait ; une séquence de L’Absente de tous bouquets, construite à partir de lettres qu’envoie Mallarmé à un ami et d’extraits d’Hérodiade, poème qu’il commença sans l’achever dans cette ville ardéchoise où il était alors professeur d’anglais.

Le panoramique non pas comme immersion dans la subjectivité de Mallarmé mais plus encore : moyen d’endosser sa démarche, sa puissance destructrice et créatrice. S’approcher au plus près du ressenti – non pas les mots tels qu’on les dit, mais tels qu’on les entend –, sans même parler des « mystères ». Être son propre Mallarmé : douce ambition, tendre modestie. « Je me crois seul en ma patrie et tout autour de moi vit dans l’idolâtrie », dit le poème. La mélancolie incontrôlable et la lucidité qui éloigne des autres. La souffrance irrépressible et l’esprit avide de liberté.

Mathieu Petit écarte progressivement le « rideau de l’unique fenêtre ». En donnant sa vision de Tournon, du lycée où Mallarmé râlait d’enseigner, et de l’intérieur de la maison où il « séjourna » – comme disent les toutes naïves plaques commémoratives –, le réalisateur s’écarte des images illustratives. Aux feuilles mortes, préférer l’« automne brumeux des eaux mélancoliques ». À la mort du regard, l’image incarnée. « Mieux percevoir le Rhône » pour s’imaginer partir.

Le sujet du film n’est évidemment pas Mallarmé (sauf en forme d’hommage qu’on imagine vivant et intime de la part du cinéaste) mais le film est mallarméen. « On aime voir dans leur intérieur ceux auxquels on pense et je sais que tu penses à moi », écrit Mallarmé à son ami, pour s’excuser d’avoir noirci de trop nombreuses feuilles de papier à lettres. Langue filmique, fille de Mallarmé, qui suscite essentiellement les projections personnelles et respecte l’écoute de l’Autre. Film mallarméen qui incite à penser que l’acte de création – le verbe et l’image – est de donner à voir son « intérieur » et qu’il s’accompagne de la sincérité absolue de l’auteur et d’un don d’amour.

Sébastien Galceran

La transformation d’un monde

Entretien avec Octavio Cortazar

Octavio Cortazar (né en 1935) est l’un des principaux artisans du renouveau du cinéma documentaire cubain à partir de la révolution. Il a souvent traité du même sujet : la transformation du monde et la nostalgie qui en découle, ou comment le fait politique résonne dans l’humain. Par ailleurs, il s’est tourné vers le théâtre (mise en scène et direction d’une salle), l’enseignement (à la fameuse Eictv de San Antonio de Los Banos située à 40 km de la Havane) et les films de fiction (deux gros succès populaires en 1977 et 1981). Il est aujourd’hui vice-président de l’Uneac, Union nationale des écrivains et des artistes de Cuba.

École de la révolution

« L’Icaic (Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie) a été fondé en 1959, l’année même de la révolution : c’est la première grande institution culturelle créée par l’État. À partir de la révolution, beaucoup de cinéastes sont venus de l’étranger pour aider et former les jeunes réalisateurs cubains. La France, en particulier, a eu une influence déterminante sur le cinéma cubain, à travers Joris Ivens, Chris Marker, Agnès Varda… J’avais 24 ans à l’époque. Je suis entré à l’Icaic comme assistant de production, puis j’ai profité de mon séjour à l’école de cinéma de Prague, entre 1963 et 1967, pour voir de nombreux films qui ont été des sources d’inspiration importantes – par exemple Resnais et Antonioni. En même temps, chaque année, je me suis rendu au festival de Leipzig, où j’ai rencontré en 1964 Robert Flaherty ».

Films de persuasion

« Il y a, pour moi, quatre types de films documentaires : les films d’observation, d’analyse, d’expression et enfin de persuasion. À l’intérieur des films de persuasion, il y a ceux de propagande et ceux de dénonciation. Sobre un primer combat, par exemple, est un film de dénonciation. C’est moi qui l’ai voulu : nous pouvions choisir environ 90 % des sujets de nos films. Même quand les thèmes étaient “suggérés” par l’Icaic, nous avions la liberté de les traiter comme nous voulions. Sobre un primer combat traite d’un événement ancien – un attentat américain de 1962 –, mais en 1971, avec Nixon au pouvoir, la menace américaine se faisait de nouveau plus forte. Je sentais que c’était le moment de témoigner de ce danger, pour remotiver une conscience de défense. La structure du film était très précise : elle reprenait celle des films noirs américains des années 1940 que j’aimais beaucoup, notamment 13, rue Madeleine de Henry Hataway. Nous pouvions mettre notre culture cinématographique au service de nos sujets. On peut faire de l’art dans n’importe quelle forme de documentaire. Regardez Now, de Santiago Alvarez : tout est dans la mise en scène ».

Transformation / Disparition

« Je voulais être témoin, à l’époque, des transformations à l’œuvre dans un pays sous-développé. À cette époque, lorsqu’on travaillait avec l’Icaic, il était facile de se procurer de l’argent et une équipe pour faire des repérages. Je suis parti, et j’ai trouvé des chasseurs de crocodiles (Al sur de Maniadero). Quoi de plus symbolique qu’un métier traditionnel comme celui-ci pour saisir un monde en train de disparaître ? D’autant que ce métier est spécifique à toute l’Amérique latine…

Il y a toujours un double mouvement : le formidable essor d’un nouveau monde entraîne la disparition de l’ancien monde qu’il remplace. Cela fait surgir une nostalgie que l’on retrouve dans beaucoup de mes films. Dans Por Primera Vez, l’enchantement que représente la découverte du cinéma par un petit village se double de la disparition d’une innocence qui était due, pour une bonne part, à l’ignorance. De même pour Guayabero1 : le processus révolutionnaire a changé beaucoup de choses, et les amuseurs publics sont en train de disparaître avec le reste. Le dernier plan est à rapprocher de celui des Temps modernes de Chaplin : le guayabero s’en va, à la fois vers le futur et vers sa disparition.

Au départ de ce film, l’Icaic m’avait proposé d’aller filmer un festival de musique. Arrivé sur place, c’était très officiel et ennuyeux. Pendant trois jours, je suis resté là sans filmer, il n’y avait pas la matière. C’est le dernier jour que j’ai rencontré ce groupe, où j’ai trouvé mon guayabero, exemple même de cette catégorie ancienne de chanteurs de son et de trova, d’un langage populaire où les formes sont mélangées. Je l’ai filmé, je l’ai inclus dans le documentaire musical qui était commandé, et du coup le guayabero est devenu célèbre. C’est après seulement que nous sommes partis tourner le véritable film : nous étions devenus amis, d’autant plus que j’étais pour une bonne part dans sa notoriété ».

Gaël Lépingle