La vertu sans terreur

Avec Charbons Ardents, histoire de la reprise d’une mine de charbon du Pays de Galles par ses ouvriers sous forme de coopérative, Jean-Michel Carré continue d’explorer la possibilité d’existence de communautés de type socialiste au sein du système capitaliste. L’entreprise fonctionne sur le mode de l’autogestion : les mineurs ont élu leurs représentants, des militants chargés de la direction de l’entreprise. Ce film nous passionne par sa ténacité à ramener la pluralité des situations sociales à la question révolutionnaire la plus perturbante qui soit : celle du rapport de la politique au temps.

C’est à cause de l’urgence de leurs préoccupations (la mine est provisoirement inexploitable) que les mineurs refusent le projet proposé par leurs représentants, dont l’avenir est trop lointain, trop irréel pour eux. Ces représentants affirment la nécessité du temps, de la pédagogie, pour lutter contre la propension des mineurs à privilégier leur confort personnel contre les intérêts communs.

Mais le temps qui passe lasse la volonté des ouvriers, ils n’assistent plus aux réunions. Les dirigeants, pressés d’initier des projets qu’ils considèrent nécessaires au bien public, sont tentés soit par la manipulation, soit par la coercition. Cette dernière s’exprime par la voix d’un ingénieur, qui s’interroge sur la nécessité de rendre obligatoire la présence des mineurs aux réunions. La manipulation, elle, prend la forme de l’invocation commémorative, dont le lyrisme tient parfois lieu de seul argument (la mine, lieu symbolique des luttes du prolétariat du xixsiècle, est aussi la dernière mine galloise en exercice, grâce à son rachat par les mineurs). C’est bien l’opposition entre deux temps qu’on retrouve à la source de ce conflit : celui de la volonté politique, qui se voudrait mouvement, et celui des mœurs, qui tend à l’immobile.

Aux différences de temps correspondent des différences d’espace très marquées : tout, dans le discours de la mine, est fondé sur la séparation de deux mondes, celui du dessus et celui du dessous, imperméables l’un à l’autre. Ce qui pourrait n’être qu’abstraction philosophique devient ici cinéma : le film joue constamment sur l’opposition bas-haut, fond de la mine et surface de celle-ci. La puissance du mythe de la mine tient en outre à l’équivalence entre la verticalité de son espace et celle de l’échelle sociale, autant qu’à la réalité de ses violents conflits sociaux. Jean-Michel Carré sait parfaitement utiliser ces ressources visuelles. Même dans la nouvelle structure, les mineurs ne peuvent considérer leurs représentants que comme des patrons, au-dessus d’eux, incapables de comprendre les problèmes du dessous. Lorsqu’ils proposent à un retraité, Pat, d’assister au travail de la direction et d’investir un espace qui lui était jusqu’à présent interdit, c’est par un refus gêné que répond l’ancien mineur. Le filmage ne laisse aucune ambiguïté sur l’irréductibilité de ces deux espaces-temps.

Mais le cinéaste lui-même n’est il pas au fond de la mine un corps étranger dans un espace qui le refuse ? Il s’avère en effet incapable d’y filmer un incident qu’il est obligé de se faire relater par la suite. Où l’on retrouve un malaise constamment à l’œuvre dans la démarche de Jean-Michel Carré : le réel refuse toujours de se laisser saisir par le cinéma. Déjà, Visiblement, je vous aime, son avant-dernier film, ne saisissait rien d’autre que le rejet de l’espace de la fiction par celui du documentaire. L’espace de la fiction y était représenté par le corps incongru de Denis Lavant dans une communauté de handicapés. Et c’est cette fois aux corps des ouvriers que s’attache Jean-Michel Carré. Constatant sa difficulté (son impossibilité ?) à investir un espace où sa caméra reste irrésolument étrangère, il choisit de réaliser un film composé essentiellement d’interviews, adoptant ainsi la même attitude que les « dirigeants » de la mine pour lesquels donner la parole aux ouvriers, c’est leur donner le pouvoir. Parce que c’est un film de paroles, Charbons ardents devient ainsi un film d’espoir, qui loin des théories et des utopies, devient politique dans le sens humble et fort du terme : une philosophie en action.

Thomas Lasbleiz

Le compromis historique

La configuration de la salle d’audience, plus modeste mais similaire à celle d’un quelconque tribunal, pourrait ressembler à celle d’un procès des plus ordinaires. Sauf qu’ici les accusés ont la peau blanche, qu’ils sont libres et même souriants alors que les victimes ont la peau noire et sont enchaînés depuis quarante ans à leur douleur. Excepté surtout que les verdicts rendus apparaissent comme un camouflet à l’idée même de justice. La Commission Réconciliation et Vérité (CRV), mise en place après l’arrivée de Nelson Mandela au gouvernement, n’avait en effet pas le pouvoir de condamner, mais simplement celui d’amnistier les cas qu’elle examinait.

Des aveux contre la liberté, telle fut la condition sine qua non à la création de cette instance, même si un tel contrat met du plomb dans un des plateaux de la justice sud-africaine. Mais ce qui se jouait là allait au-delà des jugements rendus, l’enjeu n’étant rien d’autre que l’avenir de la société sud-africaine, un avenir qui passait d’abord par le règlement du passif légué par le régime raciste. Et les sanctions rendues, si choquantes soient-elles en regard de la gravité des actes décrits, ne sont que le reflet de la puissance encore existante des hommes de l’ancien régime et de leur résistance au changement. Le prix à payer pour la démocratie ou tout le cynisme d’une certaine forme de realpolitik. Une telle chose aurait pourtant été inimaginable en 1994, lors des dernières élections qui laissaient craindre un règlement de compte sur fond de violence et de bain de sang. L’essentiel est alors dans ces mots de l’un des membres de la Commission qui expli­que que c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un pays se donne les moyens de régler ses conflits qui l’ont meurtri et divisé. D’une manière pacifiste, sinon juste, s’entend.

À travers les descriptions de meurtres, les tentatives de justification, c’est tout le mode de fonctionnement de l’apartheid qui est mis en lumière. Un régime qui avait fait de la violence la norme, structurant le psychisme d’hommes pour qui l’assassinat avait perdu tout caractère exceptionnel. Et à écouter les regrets émis sans conviction par les « accusés », d’un air détaché qui en dit long sur leur sincérité, on doute que cela ait beaucoup changé pour eux. Comment ne pas penser à leur propos à la notion de banalité du mal utilisée par Annah Arendt lors du procès d’Eichmann à Jérusalem.

Un parallèle qui s’impose également lorsque les criminels se retranchent sous le couvert de l’autorité, expliquant que leurs actes avaient l’approbation, tacite sinon écrite, de leur hiérarchie. En nous montrant l’inter­rogatoire de l’ancien président De Klerk, qui nie toute culpabilité, Van In met le doigt sur une des principales faiblesses de la Commission : les lampistes ont avoué, mais les principaux responsables – c’est-à-dire le gouvernement, le Parti National et le monde des affaires – s’en tirent à bon compte. Tout comme ont été laissés de côté d’autres aspects de l’apartheid liés aux spoliations de terre, à l’exploitation et aux déportations de population.

La Commission permit cependant aussi l’expression des victimes et Van In filme de nombreuses femmes comme si, à l’image des « folles de Mai » argentines, c’étaient elles les dépositaires de toute cette souffrance accumulée en silence.

« Je vais me lever, parler et je guérirai peut-être », dit l’une d’entre elles. En suivant les émissaires de la Commission chargés de recueillir les témoignages, c’est à la découverte d’une société malade que le réalisateur nous entraîne. Mais pour ces femmes, si la libération de cette parole refoulée est un pas dans la recherche de la vérité, celle-ci est insuffisante dès lors qu’elle ne s’accompagne pas de la poursuite et de la condamnation des tortionnaires. Ce qui explique pourquoi de nombreuses familles ont refusé de participer aux audiences, dont celle de l’une des figures majeures de la résistance, Steve Biko. Un déni de justice qui restera comme l’un des principaux pavés sur le chemin de la réconciliation. Tout au moins à court terme.

Reste que dans ce pays en pleine reconstruction, la CRV, en se penchant sur un passé récent et douloureux, aura au moins eu le mérite de fournir le matériau nécessaire à une lecture de l’Histoire qui empêchera toute tentation d’amnésie. On ne peut en dire autant de nombreux autres pays. En rendant compte de cette démarche malgré tout historique, Van In supplée à l’absence d’images qui caractérise ce crime contre l’humanité – la ségrégation raciale ayant été reconnue comme telle – et son film, au fil de sa réalisation, devient lui-même une archive témoignant de cette tragédie.

Francis Laborie

Grands comme l’école

A priori, on pourrait croire que Grands comme le monde, dernière réalisation de Denis Gheerbrant, est un film sur la banlieue. Un de plus. Heureusement, il n’en est rien et il s’agit plutôt, avec ce cinéaste attentif, de découvrir une démarche qui s’intéresse à l’expérience humaine en instaurant une véritable relation avec les sujets qu’il filme. Il s’agit, en l’occurrence, de l’histoire d’une transition entre deux âges. Des collégiens du quartier du Luth, à Gennevilliers (Hauts-de-Seine) sont filmés dès leur entrée en classe de cinquième et suivis tout au long de l’année. Joackim d’abord, espiègle et tendre au départ, puis de plus en plus grave, la voix légèrement muée et le visage devenu gras. La plupart des autres ensuite, corpulences d’aspects divers entre l’enfance et l’adolescence. Oumarou enfin, chez qui cette transition est imperceptible entre un visage de poupon et un discours d’adulte résigné (« La vie sur terre, c’est qu’un travail »), où l’on ressent un décalage, une étrangeté au temps (« Je vis plus vite que mon âge ? […] Non, je vis la vie au présent »), où le simple échec scolaire se convertit en désarroi.

Dans le discours de ces jeunes, il y a un mot qui revient souvent, presque obsédant : c’est le mot « monde ». De mondes, il y en a trois. Le collège, qui est un monde commun, et dans lequel se déroule l’essentiel du film. Le quartier, qui est aussi un monde commun mais que l’on voit moins, à peine évoqué. Et puis il y a le monde de la famille, qui n’est pas commun à tous ces enfants, qui est plutôt propre à chacun d’eux, et auquel le cinéaste a choisi de ne pas s’intéresser. Le regard de Gheerbrant, en effet, se porte sur l’émergence de jeunes individus en tant que personnes, qui commencent à se positionner dans (ou face à) la société. Sur des êtres qui s’apprêtent donc à devenir autonomes, dans un espace excluant a priori le cadre familial.

Vient alors l’analyse d’une existence entre deux mondes, l’espace du collège et celui du quartier. On ne visite pas vraiment le quartier : on le devine. Pourtant, sur le Luth, une menace semble planer. Le matin par exemple, à l’heure de l’entrée en classe. Le soir en hiver, il fait déjà nuit et les élèves s’attardent à peine à la sortie des cours. Depuis les vitres du collège enfin, avec des vues un peu floues en plongée sur des enfants dont le vocabulaire (la « pedo », les « trucs dégueulasses », les mecs qui « montent la garde ») suggère que le quartier est un espace sans loi et qu’en son sein, le collège est une enclave protégée.

Dans cette dualité entre collège et quartier, il y a une scène saisissante qui insiste sur la notion de limite. Les enfants sortent de l’école et se mettent à jouer sur un mode un peu agressif ; l’un pousse l’autre avec un air amusé, l’autre répond sur un ton vindicatif. Au sein de ce groupe en partance, une violence latente semble se répandre sans toutefois éclore véritablement. Cette scène entre jeu et violence se déroule à la sortie du collège, dans une sorte de sas entre espace paisible et espace violent. Mais c’est encore la limite entre deux âges, entre une enfance protégée et ludique et une adolescence où l’émergence d’une personne au monde suppose un certain travail – au moins sur soi-même –, donc une certaine violence. Et cette violence fait peur, car on sent bien qu’elle met en danger des jeunes qui n’y sont pas encore préparés.

Entre ces deux espaces, Gheerbrant choisit : il circonscrit son film au milieu scolaire, presque exclusivement. Les raisons en sont multiples. À l’école, les collégiens doivent quotidiennement se positionner face à l’altérité, professeurs ou autres élèves. De plus, à cet âge, l’école demeure le seul monde commun à tous, et il y a fort à parier que l’univers public de certains jeunes ne s’étend pas au-delà du collège : « – Qu’est-ce que l’école pour toi ? – C’est tout ».

Mais il y a un présupposé fort dans ce choix. C’est que l’école est un lieu où l’individu trouve à développer son autonomie. Or dans l’ensemble du film, elle est plutôt traitée de manière restrictive, comme un simple moyen de reproduction sociale. L’alternative posée aux collégiens est claire : travailler à l’école pour trouver un métier comme papa, ou imiter Faust qui envoie paître ses études pour éprouver immédiatement le bonheur. L’école n’est à aucun moment présentée comme un moyen d’acquérir des connaissances en vue de mener une vie d’homme libre : ni par les collégiens, ni par le réalisateur qui, s’il développe envers ses sujets une qualité d’écoute qui « permet à l’autre de construire sa parole », ne peut toutefois se permettre de leur suggérer davantage que ce qu’eux-mêmes sont prêts à dire.

Conséquence dommageable : l’acceptation ou le refus final du contrat posé par l’école (acceptation sans enthousiasme pour Joackim qui ne rêve plus de trouver un travail après avoir étudié, refus pour Oumarou) ne répondent qu’incomplètement à la problématique posée. La limite entre l’enfance et l’adolescence est à peine entrevue, elle n’est jamais vraiment franchie. On se demande alors s’il ne convenait pas d’accompagner les enfants dans la rue, s’ils n’y auraient pas été confrontés à des choix plus radicaux qu’au collège.

Bien sûr, il est des scènes où on voit les enfants évoluer hors du contexte scolaire, par exemple à l’Opéra Bastille où les jeunes sont conduits après avoir étudié le Faust de Gounod. De manière étonnante, les collégiens semblent là dans leur élément. Ils répètent les chœurs de l’œuvre qu’ils ont apprise à l’école comme s’ils avaient été porteurs de ce monde (l’opéra, la salle, le spectacle) avant leur arrivée. À l’inverse, dans le car du retour, boulevard de Clichy, ils sont confrontés à un monde qui leur est socialement et géographiquement plus proche mais face auquel ils réagissent en étrangers : étonnement, ricanements devant telle silhouette de vieille femme qui chemine bizarrement dans la rue, devant les affiches pornographiques de Pigalle, devant les slogans ringards du Moulin Rouge… Et on se met à penser que c’est cette découverte là qui est féconde, que c’est cette confrontation à un monde extérieur qui accouche véritablement d’un comportement nouveau probablement facteur, à terme, de prise d’autonomie.

Alors on en vient à se demander si Gheerbrant ne s’est pas un peu empêtré dans son sujet. Si, au lieu de filmer – comme annoncé – l’entrée dans l’adolescence de jeunes définis par leur appartenance commune à un niveau scolaire et à un quartier, il n’a pas fini par filmer des jeunes à travers leur école et aussi un peu leur quartier. Exigence cruelle d’un cinéaste dans le choix de ses sujets (le moment de la vie de chacun où la personne ne fait que poindre) ? Ou alors tout simplement faiblesse, erreur sur la pertinence du lieu à filmer ? Nul ne le sait, mais il n’en reste pas moins que ces collégiens, certes grands comme le monde, finissent par ébaucher des formes inachevées.

Benjamin Bibas

La révolte permanente

Jean-Pierre Lledo énonce, d’entrée, ses intentions à Lisette Vincent et à nous spectateurs. Les longs retours dans l’histoire passée alternent avec de rapides incursions dans le présent, lesquelles prendront, au fil du film, tout leur sens. Nous raconter autant un pan de l’Histoire que l’histoire d’une femme.

Se dessine alors sous nos yeux le portrait saisissant d’une femme dont l’histoire se confond avec celle des combats qui ont traversé le siècle (dans cette partie du monde). Rien pourtant ne l’y prédestinait. Fille et petite-fille de pieds-noirs, Lisette Vincent vit immergée dans un univers raciste, antisémite, fasciste (son père, maurassien, milite à l’Action Française et règne en maître absolu sur toute la famille). Son refus de se conformer au rôle attribué aux filles et plus profondément son refus de se soumettre au pouvoir des hommes, constitue sa première révolte. Ainsi opposera-t-elle une grève de la faim à son père qui veut interrompre sa scolarité Cette révolte ne la quittera plus. Jeune institutrice, elle découvre en ces femmes algériennes, des semblables, malgré leur altérité. Cette découverte la transformera au point de considérer ce moment comme une seconde naissance. À partir de cet instant, elle n’aura de cesse de poursuivre le chemin qui fait définitivement d’elle une femme libre et rebelle. Le plus surprenant, au delà de son avant-gardisme, c’est qu’elle ait pu être de tous les combats de son époque. Sur tous les fronts. C’est cette position permanente de résistance et de lutte qui fait pour elle le sens de sa vie. A contrario, son arrivée en France, vécue comme un exil, la perte de l’Algérie de ses rêves, l’Algérie de tous les possibles, la laisse désarmée, indigne de se raconter, d’être filmée. Mais l’enjeu du film ne se réduit pas à la dimension historique de son témoignage. Le réalisateur réussira progressivement à balayer, par son obstination douce et attentionnée, les réticences de Lisette Vincent. Elle finira par accepter d’être filmée au présent. De tous ses combats, Jean-Pierre Lledo choisit, pour structurer le récit du film, de privilégier ceux qu’elle a menés en temps de guerre. Son engagement dans les Brigades Internationales durant la guerre d’Espagne d’abord. Celui dans la Résistance ensuite, avec le parti communiste algérien. Aux côtés du FLN enfin, en lutte pour l’indépendance de l’Algérie. De ces trois guerres, il n’est question ni de faits d’armes particuliers ni des conflits armés eux-mêmes puisque sa participation n’a, malgré elle, à aucun moment, recouvert cette forme. Pas de grandes théories, ni de discours idéologiques non plus, mais l’implication constante d’une femme dans les soubresauts de l’Histoire. La modestie du ton, le regard tourné vers les autres plus que sur elle-même la conduisent à raconter, par exemple, combien les enfants espagnols lui ont appris ou comment son sentiment d’appartenance au peuple algérien s’est conforté en côtoyant d’autres prisonnières dans les geôles du gouvernement de Vichy.

Lisette Vincent incarne à elle seule le récit de cette épopée dans ce siècle. Aucune utilisation d’archives ici, si ce n’est quelques rares photos et documents. Mais l’énergie et la détermination qui l’animent toujours donnent toute sa force à la sobriété de la démarche cinématographique. Le réalisateur la filme chez elle, dans le sud de la France. Ou au cours de longues promenades, le longs des vignes, au bord de la mer. Le choix de ces cadres naturels, qui rappellent les paysages algériens, permet, d’une certaine manière, de réintroduire dans le champ le véritable univers de Lisette Vincent.

Jean-Pierre Lledo accompagne physiquement cette parole par sa présence dans le cadre et l’on devine, en creux, ce qui résonne de sa propre histoire de pied-noir et d’exilé en France. Par la voix off, notamment, il arrive de manière fine et sensible à souligner les parts d’ombre de ce destin exemplaire : le tribut à payer. Comme il le dit si bien, le plus difficile pour ces accoucheurs de l’Histoire, c’est paradoxalement d’accoucher d’eux-mêmes. La touchante séquence du voyage qui conduit Lisette Vincent jusqu’à sa fille est l’un des plus beaux enjeux du film.

Sabrina Malek

La caverne platonicienne

Dans la première séquence du film Gène-éthique #1, La place de l’homme, le réalisateur pose une question simple : qu’est-ce qu’un gène ? Pour essayer d’y répondre, quelques représentants du comité d’éthique se succèdent brièvement devant la caméra. Ils sont scientifiques, philosophes, industriels ou encore sénateurs. Mais là, cette question ne s’adresse pas tant aux fonctions qu’aux individus. Elle semble simple, mais les réponses qui en découlent sont multiples et vont du doute, « je ne sais pas », aux certitudes avec une explication claire, nette, rationnelle, en un mot : scientifique. Ces réponses échappent à la question posée. Plus que sur la définition exhaustive d’un gène, elles nous éclairent sur l’être humain et sur la complexité de sa perception de la science.

Dans La Cité des savants, un scientifique nous explique les principales caractéristiques du cerveau et de ses deux hémisphères. Le gauche celui de la raison et du rationalisme, le droit celui de l’intuition, de l’irrationnel, de ce qui relève aussi de l’humain. Il déplore que nous vivions dans une société d’hémisphère gauche. Mais quand le cinéma rencontre la science, ne se trouve-t-il pas là dans une démarche de « droitier contrarié » ? Admettons que la caméra s’obstine souvent à capter ce qui est rationnel et imaginons que l’œil du cinéaste soit guidé par son hémisphère droit. Cette contradiction s’avère flagrante à la vision des nombreux films autour de la science. Seuls quelques-uns dérogent à cette règle, et font un choix très clair, celui du cinéma. C’est le cas de 8 clos à 8 000. Film étonnant et asphyxiant…

Le dispositif mis en place par Laurent Chevalier, le réalisateur, nous rappelle « l’arroseur arrosé ». Si le but initial est de relater une expérience scientifique, il sait brillamment se détacher de cet objectif pour la transformer en expérience cinématographique.

Huit alpinistes chevronnés sont enfermés pour une durée de trente-deux jours dans un caisson de décompression simulant une ascension en temps réel de l’Everest (8 848 m). À l’extérieur de ce caisson, armés d’appareils plus performants les uns que les autres, les scientifiques observent leurs réactions physiques et psychiques. Trois points de vue cinématographiques sont alors déclinés.

Tout d’abord, celui du réalisateur, point de vue extérieur puisque les contraintes techniques l’empêchent, lui et son équipe, d’entrer dans le caisson. Il décide donc de filmer « les cobayes » de l’extérieur, au travers de petits hublots situés sur les flans du caisson.

Pour surmonter cette contrainte, il fournit aux « alpinistes cobayes » une petite caméra afin de relater l’expérience de l’intérieur. C’est le second point de vue. L’appropriation de cette caméra est immédiate et les alpinistes deviennent très vite cinéastes, en particulier Emmanuel Cauchy, le plus souvent chargé de filmer et devenu à l’issu de cette expérience co-réalisateur du film. Les « cobayes cinéastes » arrivent à saisir ce que les scientifiques ne voient pas, ne peuvent pas ou ne veulent pas voir. Si, effectivement, la caméra relate l’expérience scientifique, elle nous montre avant tout comment huit individus avec leur sensibilité, leurs défauts, leurs caractères, leurs coups de gueule vivent cet enfermement parfaitement consenti. Leur regard donne un tout autre ton à ce qu’aurait pu être ce film : cette petite caméra baptisée « Yasmine » par les « altinautes », comme ils aiment se définir, redonne une certaine dignité humaine à ces hommes réduits à la fonction de rats de laboratoire. « Yasmine » devient le neuvième personnage. Elle les accompagne dans une juste distance qui va de l’intime au collectif. Elle est l’observatrice, la confidente. Elle témoigne des instants de joie et partage les douleurs. « Yasmine » montre la souffrance quotidienne, celle exercée par une poignée de scientifiques consciencieux et rationnels mais privée des satisfactions d’une vrai ascension : la neige, le vent, la beauté des paysages, tout ce qui incite un être humain à gravir le toit du monde.

Cette caméra de l’intérieur apporte au film, et plus largement à l’expérience, une nuance et une finesse de regard que parfois le scientifique oublie, prisonnier de son esprit cartésien. C’est le cas des tests psychologiques quotidiens, tant redoutés par les cobayes, et qui consistent à répondre à quelques questions d’ordre comportemental : « J’ai confiance dans mes propres possibilités de prendre des décisions et de les mettre à exécution » ou encore, « Je suis capable d’écouter autrui quand il me parle de lui-même ». Les huit cobayes doivent répondre en plaçant des petites étiquettes sur lesquelles sont inscrites ces phrases, sous les colonnes « un peu », « assez », « pas du tout ».

Dans d’autres situations, « Yasmine » met en perspective, parfois malgré elle, l’absurdité de l’acte scientifique et arrive à saisir des situations tragi-comiques. Lorsque le « chercheur-bourreau » torture le « cobaye-prisonnier » à coup d’électrodes, le scientifique blague, l’alpiniste rit jaune, le spectateur s’interroge.

Tout au long du film nous sommes, avec eux, au point de parfois manquer d’air dans cette bulle hors du temps. Et lorsque le cobaye, caméra en main, se retourne vers le scientifique, l’instant devient ubuesque. Le chercheur est à son tour cobaye. Il nous apparaît de l’autre côté de son hublot, entouré de ses nombreuses machines, tel un petit rat de laboratoire affairé, scrutant un être réduit au stade de chiffres et de courbes graphiques. C’est le troisième point de vue.

Les réalisateurs réussissent ainsi à filmer parfaitement le scientifique au travail, avec sa rigueur, son rationalisme, son acharnement, parfois ses contradictions ou ses échecs, sans pourtant jamais le filmer directement. Par l’intermédiaire de « Yasmine », Laurent Chevalier s’est fait complice « des cobayes », a délégué son regard, sans pour autant en être dépossédé.

Dans cette expérience, comme dans ce film, nous ne sommes pas si éloignés du principe de « la caverne platonicienne » dont parle un chercheur dans La Cité des savants. C’est-à-dire : j’observe devant moi la projection de ce qui en réalité se déroule derrière moi. Et si, ici, le scientifique peine parfois à se retourner pour appréhender différemment une situation, les réalisateurs de 8 clos à 8 000 ont su intelligemment se jouer de cette « caverne-caisson » pour observer derrière eux ce qu’ils filmaient devant.

Arnaud Soulier

Rencontre avec Romain Thobois

Les deux ans et demi avant le tournage représentent le temps qu’il m’a fallu pour avoir le financement du film. Mais c’est évident que quand on vient dans un lieu pareil (un hôpital psychiatrique, ndlr) avec l’idée de faire un film, on n’attend pas le financement pour commencer. C’est vrai que j’ai eu un besoin, une nécessité personnelle de passer du temps là bas.

Il y avait plein de directions possibles. La première était de choisir de filmer cette institution et si on la filme, on prend le risque de laisser de côté ces gens-là et moi c’est ces gens-là qui m’intéressaient. Par contre je suis à peu près sûr d’avoir filmé cette institution par son absence, c’est-à-dire un isolement, sans les rapports avec les médecins. J’ai ressenti très fort une présence complètement réglée et à partir du moment ou il y a une règle stricte, il y a très peu de rapports possibles. On rejoint là le problème du pouvoir.

Dans mon film, je crois que l’institution est là, dans cette espèce d’usure temporelle, cette espèce d’attente, parce que le fait qu’il n’y ait pas de personnel soignant crée, je crois, cette attente qui est la pire des violences de la folie, la folie psychiatrisée en tout cas. Je n’ai pas filmé des patients, j’ai filmé des individus en quête d’un rapport humain. Cette institution est donc là, mais je l’ai prise à défaut et c’est selon moi plus subjectif, plus violent et peut-être plus pertinent de montrer l’absence plutôt que la règle. Quand on filme la règle, on risque de tomber dedans et donc dans le pouvoir psychiatrique. Ce que je ne voulais absolument pas.

C’est sûr qu’il y a cette notion du vide dans les plans fixes, une sorte d’implosion, de folie brutale dans les plans caméra à l’épaule. On ressent ça parce que dans les pavillons on passe par ces deux extrêmes. Soit une sorte de calme, avec un couloir vide, et puis tout d’un coup ça se met à s’agiter, à cogner partout. Ce sont deux types d’usures assez évidents là-bas. Il y a entre eux une sorte d’exubérance du mouvement, du son et à la fois une exubérance du vide, du silence et de quelque chose de très statique. Dans les plans larges, ils sont comme statufiés. Même le décor, avec les peintures, les fresques, les statufie. C’est un mouvement très étrange, un mouvement du temps qui joue dans l’espace.

Je n’ai pas voulu faire un film d’attaque mais un film humain. C’est pour ça que je parle de folie et pas de maladie mentale. Je n’ai pas filmé des patients mais des gens qui parlaient bizarrement, qui bégayaient, se taisaient, sans parler de ceux qui avaient des comportements étranges…

Durant les deux ans, j’ai écrit un journal avec des descriptions assez documentaires sur les rapports aux gens que je rencontrais, les discussions que j’avais… Avec des questions cinématographiques très nettes. Donc, pas de scénario – même si j’ai voulu intégrer ces notes – mais plutôt des pistes. Quand le film a commencé, j’étais plein d’images et de sons à tel point qu’il ne me semblait même plus utile de tourner ce film-là.

Il y a dans le film des gens que je con­naissais, mais c’est une part minime. La plupart des personnes, je les ai rencontrées pendant le tournage, notamment au pavillon des « admissions ». Par contre j’avais déjà rencontré celles du pavillon des « chroniques ». C’est elles que j’ai filmées en Super 8. Pour la majorité des autres, c’était des inconnus, des rencontres.

J’ai privilégié l’aspect naturel de quelque chose d’éphémère plutôt que de suivre des personnages avec le risque de ne pas savoir où m’arrêter. Si vous allez à la cafétéria, c’est ça, c’est comme des atomes, ça va, ça vient, tu prends un café, tu me files une clope, c’est assez impressionnant.

La longueur des plans est un moyen de capter un visage, un corps, une parole. C’est une captation dans le temps. On a toujours pris le temps de filmer, on n’a jamais fait ça à la va-vite. Pour filmer ça, il faut passer beaucoup de temps sans filmer. Quand je parle de rencontre éphémère, je parle de rencontre avec la caméra parce qu’on ne peut pas tout filmer. Si j’ai refusé de suivre un personnage, j’ai par contre passé beaucoup de temps avec eux. On arrivait, on posait la caméra, chacun prenait ses marques et tout d’un coup les gens venaient vers nous. Il y avait une humanité dans les rapports, due au temps passé ensemble. Pas toujours mais souvent. Par exemple la scène du bègue. C’est quelqu’un dont on s’est aperçu qu’il était tout le temps dans les parages Il s’est mis à venir vers nous dans le couloir et on a filmé plusieurs plans en continu, mais toujours sans parole. Et vers la fin, il s’est mis à nous parler. La scène du film, c’est la première fois où il nous a parlé. Mais cette scène, elle s’est construite en trois semaines. C’est ça qui est intéressant, cette démarche qui est venue d’eux.

J’ai passé deux ans avec eux sans caméra et j’avais des rapports de proximité avec eux. Ce sont des gens qui te touchent, qui t’approchent, avec une proximité physique réelle. Même sans caméra, cette proximité était déjà là. Alors avec la caméra, on a filmé à hauteur d’homme, je dirais à distance d’homme, comme dans le cadre d’une discussion. Les plans fixes sont eux beaucoup plus pensés, plus cadrés, plus structurés. Pour moi, il y avait par contre une forme d’évidence pour les plans caméra à l’épaule. Par rapport à la question du voyeurisme, la proximité pourrait poser problème s’il n’y avait pas ce temps et cette notion de plan-séquence. Si tu filmes un visage de près en trente secondes, il peut effectivement y avoir un choc, parce qu’on n’a pas l’habitude. Un gros plan sur une longue durée crée une sorte d’ « acclimatation » du regard et donc cela crée un lien. On en revient là à la question du temps et des plans. Quand je filme ces visages, je ne me défends presque pas de manière cinématographique, mais je me situe dans un rapport au vivant. Je n’ai jamais été dans un rapport de cinéma avec eux. Il est évident que quand on filme, on a une responsabilité de l’image, du cadre, de la longueur des plans. Mais j’avais besoin de passer par une distance qui me place dans un rapport hors caméra. C’est peut-être aussi pour ça que j’ai monté le film, même si je faisais complètement corps avec mon opérateur. C’est cette confiance qui me permettait d’être ce que j’appelle « hors caméra ». Je pouvais lui dire « on tourne », me dégager et rentrer dans ce que j’appelle la vie et non dans le cinéma. Le cinéma, je l’ai rattrapé après. Mais à la base, je tenais à cette distance là. Parfois il faut savoir oublier le cinéma.

En filmant, je n’ai pas voulu esthétiser la folie. Le passage de Nerval, à la fin du film, relate le sentiment que j’ai eu sans caméra, pendant les deux ans et demi. Je l’ai cité au sens le plus intime, c’est-à-dire une citation qui ne renvoie qu’à moi-même. C’est le seul « je » du film, en fait. Dans la voix off, je suis très effacé. Mais je trouve l’idée de cette famille primitive et céleste assez magnifique, parce que là, tout d’un coup, on a le côté primitif qui rejoint Artaud et le côté céleste qui pourrait rejoindre Rimbaud. C’est vrai que j’aime assez cette naïveté, cette tendresse. Mais je ne pense pas que cela va jusqu’à romantiser le film, en tout cas, je ne l’espère pas. C’est plutôt l’idée d’avoir trouvé non pas une famille, je n’irai pas jusque là, mais un groupe.

Il y a aussi les scènes de barque en Super 8. Pour moi, l’écho de leur voix, c’est ça.

Propos recueillis par Francis Laborie, Sabrina Malek et Arnaud Soulier

Les sentiers de la guerre

Les tentatives pour expliquer la guerre se réduisent souvent à l’assemblage d’une quantité d’informations, pour décrire l’enchaînement d’événements dans une logique la plus rationnelle. Il y a quelque chose de vain à vouloir expliquer la guerre de la sorte. La guerre ne s’explique pas, elle implique. Et on ne peut la penser que si elle nous implique, pas uniquement en y prenant part, ou d’un point de vue partisan, mais au sens d’y être mis en cause ou de s’y mettre en cause. Il y a quelque chose de malaisé à parler de la guerre de l’extérieur et il faut longtemps chercher les mots qui l’approchent et qui l’entourent. Pour parler des films de, sur, autour, contre… la guerre, mais d’abord pour en parler, raconter l’état de guerre, l’état dans lequel nous sommes. Ce caractère physique traverse le livre de Jean Hatzfeld et s’énonce d’entrée dans son titre : L’Air de la guerre. C’est un récit imprégné où à aucun moment l’auteur, journaliste à Libération, ne cherche à expliquer mais plutôt à exposer le lecteur, comme on le dit d’une photographie. La précision de ses descriptions crée comme de minuscules et infinis plans d’une scène, des détails anodins qui composent une puissante force d’évocation. Jean Hatzfeld semble perméable à la matière, et sait faire flotter chez le lecteur, les sons, les odeurs, les mouvements, les paroles. L’Air de la guerre est bâti sur les notes prises dans son carnet, Sur les routes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine (c’est le sous-titre du livre). Des notes qui étayeront les articles de l’auteur au fil des jours, mais qui seront aussi source de ce récit différé. Et celui-ci nous conduit au fil des rencontres et des solitudes d’Hatzfeld, qui nous mène et nous ramène à des lieux, des visages, des histoires pour construire l’écheveau de « sa guerre ». Mais le trouble engendré par le récit ne vient pas uniquement de sa force d’imprégnation des chairs et des affects. Il tient aussi de sa distance aux événements, celle de l’observateur impliqué, un mélange de détachement et d’attirance – Hatzfeld semble parfois comme convoqué au témoignage de la guerre. Sa posture est singulière voire ambiguë sans que sa position vis-à-vis de la guerre ne le soit. Jamais son implication ne met en cause la qualité de son regard et de son discernement, jamais il ne sombre dans aucune fascination : « À diverses occasions au cours de cette guerre je me féliciterai d’avoir été le témoin de cette matinée. Cela constituera un privilège par rapport à des confrères qui ne sont jamais entrés dans la ville (Vukovar). Cette visite extraordinaire n’est pas une vaccination à l’horreur, bien au contraire. Ni une contamination par la morbidité de la guerre. Elle est une initiation sans filet à l’invraisemblance de la guerre. » (p. 108)

La photo de Luc Delahaye en couverture du livre pourrait symboliser cette coexistence, cette duplicité. Ici dans un paisible et familier paysage qui d’entrée attire le regard pour ne laisser surgir qu’en second, par un mouvement de recul, ce premier plan noirci, le cadre d’une fenêtre, brisé, déformé, comme une métaphore du récit d’Hatzfeld.

D’une certaine façon, le film de Pierre Beuchot prolonge cette expérience. Le Temps détruit possède ce pouvoir d’évocation, à la frontière de l’image et de l’écrit. Il nous livre à la correspondance de trois hommes avec leur femme, pendant « la drôle de guerre ». Les voix qui nous content ces écrits se superposent aux images. Les premiers mouvements du film nous conduisent lentement, avec douceur, sur les lieux aujourd’hui déserts et silencieux, où la lecture de brefs communiqués officiels nous informe que l’histoire, pour chacun de ces hommes, a pris fin. Le récit du quotidien va hanter tout le film, transformant l’image d’un paisible paysage en un champ de bataille infernal. Le film inscrit la disparition comme préambule et les correspondances comme la trace la plus sensible de ces trois destins mêlés. Ici aussi, la minutie des descriptions, l’attachement au quotidien, le soucis des détails, nous transportant sur les lieux, nous rendent ces écrits et leur auteurs intensément présents. La juxtaposition de l’univers de ces trois hommes avec les images et actualités de l’époque ne s’inscrit pas dans un rapport illustratif mais contextualise ces expériences. Ces allers et retours d’une représentation à l’autre humanisent les images d’archives. Ce passé incarné au présent installe une proximité que renforce l’intimité de ces relations épistolaires.

Le ton ironique et lucide de l’écrivain Paul Nizan, celui plus grave mais pas moins critique du musicien Maurice Jaubert (dont les musiques accompagnent le film), celui inquiet et attentif de Roger Beuchot, le père du réalisateur – son sujet d’implication personnel – témoignent de ces instants fragiles et incertains. Le temps suspendu et différé de la correspondance – accentué ici par l’absence des réponses de leur compagne – est aussi celui de la solitude et de l’éloignement, de l’attente, du sursis de quelques « heures pacifiques » où « c’est une grâce, même si elle ne doit pas durer toujours d’avoir trouvé (son) équilibre au sein de ce désordre, de sentir (sa) vie présente se raccorder à l’autre ». Mais ce temps suspendu s’éternise, on pressent un bruit sourd et sec d’une grande violence. On imagine ce courrier officiel dissemblable, méconnaissable, qui rompt les correspondances et les vies qu’elle reliaient. Les sentiments de ces hommes nous reviennent comme des bouffées d’absurdité.

Autre époque, autre lieu, autre guerre. Dans Mission dans le Sinaï, plus Frederick Wiseman nous éloigne de la guerre, plus son absurdité nous revient avec force. Le film nous mène dans une zone tampon, espace intermédiaire, entre-deux guerre ici géographique où l’ONU fait appel à une entreprise privée américaine, sous contrat avec l’État, pour mener une mission de paix. Il nous faut parfois faire preuve de beaucoup d’insistance pour se persuader qu’il ne s’agit pas d’une vaste mise en scène, répétition d’un film de science fiction, territoire tragique devenu terrain de jeu d’une équipe de fiers « équipiers de la paix ». Cependant, la mise en scène administrative de la gestion de cette bande de transit est, elle, tout à fait réelle. La surveillance de la traversée des convois, le comptage du nombre de véhicule et de bidons transportés, les procédures de passage, l’entretien des capteurs le long des routes, tout cela donne lieu à des scènes d’un grotesque abouti. Mais surtout, et au-delà de l’incongruité du quotidien de ce camp (bronzage, soirée de beuverie…) en autarcie au milieu du désert, ce que nous annonce cette mission, c’est une forme de privatisation et de banalisation de la guerre. Un phénomène qu’accompagne l’émergence aujourd’hui de termes les plus déresponsabilisants pour qualifier des actions qui n’en sont pas moins guerrières.

Et cette phrase de Chris Marker, dans Immemory, de nous revenir en écho : « Il est toujours intéressant de vérifier, même à une échelle infime le pouvoir des images à conjurer le malheur. »

Regarder en face un reflet que parfois l’on se cache, mais dont ces images rendent peut-être les contours plus distincts.

Christophe Postic

Folle mélancolie

C’est de façon assez secrète que se livre la raison d’être profonde du film de Romain Thobois. Celui-ci a choisi d’écouter les pensionnaires d’un asile psychiatrique, de recueillir leurs confidences, leurs émois, des bribes de leur vie. C’est tout : l’institution et le personnel sont complètement absents du cadre, aucune information n’est fournie sur l’encadrement des patients, aucune explication n’est donnée sur la raison de leur folie. Quant à la voix off, alors qu’elle s’énonce de façon étonnamment personnelle, elle ne dira jamais rien du pourquoi de ce film pour le réalisateur.

Elle dira juste les aléas du tournage, les inquiétudes qui traversent Romain Thobois concernant son film, la déchirure entre celui qu’il avait rêvé et celui en train de se faire. Et c’est justement ce qui, peu à peu, va faire lien avec le spectateur, ce qui va nous permettre de comprendre et de supporter la violence du film avec une distance essentielle : nous ne serons jamais seuls avec cette violence puisque ce qui est donné à voir l’est toujours comme découverte en même temps que nous. Car avant tout, c’est au récit singulier de sa confrontation aux malades que Romain Thobois nous convie. Autrement dit à une aventure qui pourrait se résumer comme suit : moi qui ne sait rien d’eux, c’est par le cinéma, en les filmant (ou en voulant les filmer) que j’approcherai la Connaissance de l’Altérité (les majuscules sont de rigueur !).

Cette quête, la forme même du film la retrace en filigrane : passé le chaos initial, très éprouvant (les plans dans le couloir, saisis à la volée, dans une grande proximité), le film se structure, et le réalisateur réinvente un espace personnel, tissant doucement des liens souterrains pour tenter de ne plus subir l’émotion brute – le chantage infernal d’une réalité qui cantonne les malades au statut d’objet dans les plans du début –, mais de trouver une juste place. Thobois y réussit parfaitement dans l’opposition entre l’intérieur (le centre) et l’extérieur (ses interventions en voix off). À ceux qui sont enfermés et qui ne parlent que de partir, de voyage, d’hypothétiques libérations, s’opposent des travellings-leitmotiv vers la sortie de l’hôpital, venant s’échouer par vagues successives comme autant d’espoirs avortés. Même les images Super 8 d’un voyage de quelques pensionnaires à l’extérieur de l’hôpital, sont séparées du reste du film par des noirs (le mur d’un jardin plongé dans l’obscurité, l’opacité d’un plan de nuit), accentuant encore la sensation de l’enfermement.

Plus problématique, en revanche, devient la place occupée par Thobois lorsqu’il approche directement les malades, glissant au gré des rencontres dans un rapport souvent fortement affectif. Le jeune Candide lancé à la poursuite de l’Autre et de la déchirure du monde, se retrouve donc bien vite en territoire connu : où ressurgit inopinément une ribambelle de Mères… Les trois grandes figures du film (la femme de la cafétéria, celle assise dans l’herbe et celle de la salle d’attente) ont toutes un fils (on en parle, on montre sa photo, effet de miroir garanti) et c’est comme à un fils qu’elles s’adressent à Romain Thobois : « tu fais toujours tes films ? Tu deviendras quelqu’un. Tu me verras plus ». À ces tentatives de séduction maternelle, le réalisateur répond en entrant dans leur jeu avec une certaine complaisance : leur altérité est d’autant plus gommée par l’absence totale du cadre médical, qui viendrait rappeler l’aliénation des personnages. À la limite, on en oublierait presque que les paroles recueillies sont toutes des paroles délirantes. Mais n’est-ce pas au fond le but recherché ? Réduire l’écart, se retrouver soi-même dans l’autre, comme un fils, comme un autre même, rêver que de l’autre nous ne sommes jamais si lointain.

D’où cette impression saisissante que ce n’est pas Romain Thobois qui regarde ses personnages, mais que c’est au contraire eux, par un très beau retournement, qui le regardent et le questionnent. À ces questions pourtant, il répond peu : à celle d’un malade sur la caméra – « à quoi ça sert ? » – il répond laconiquement « c’est une caméra » ; à celle d’un autre « t’es à l’HP, toi ? », il ne répond pas, trahissant ainsi son incapacité à accepter l’écart que ses réponses pourrait creuser avec ceux qui les pose (non il ne fait pas partie de l’hôpital). On pourrait gloser sur la légitimité de vouloir se mettre à la place des malades alors qu’on ne l’est pas, de croire à la rationalité apparente de leur discours, de les utiliser à des fins poétiques, personnelles, qui leur échap­pent. Il n’empêche qu’il y a toujours tentative de restitution : l’attention du regard porté sur eux est en soi un acte qui porte à conséquence, qu’ils ressentent et expriment parfois avec une vive émotion. Le lien se fait là, dans la durée des plans, qui n’est jamais une traque, mais toujours la possibilité fragile, offerte, d’une reconnaissance.

Or, les malades ne se reconnaîtront pas dans les images Super 8 que Thobois a filmées d’eux. La quête du passage, de cette perméabilité idéalement rêvée entre deux mondes, entre l’ici et l’au-delà de la raison, se heurte irrémédiablement à cela même qui la fonde : l’autre reste quoiqu’il arrive un autre. Mais tout n’était-il pas joué d’avance ? Ce que Thobois lui-même recherchait depuis le début était un Graal inaccessible, avouant aussitôt après la séquence avec Rolande (la femme de la cafétéria) : « mais n’est-ce pas sa voix passée que je cherche ?… ». Et ce sentiment constant de dépossession du film que nous raconte Thobois (la façon notamment dont le cadre se désolidarise parfois de la présence du réalisateur), ne disait pas autre chose : tout se perd, il faut renoncer à tout, constamment. Qu’importe la fin, qu’importe l’impossible : le film ne sert à rien puisqu’il connaît déjà son échec, et c’est toute sa beauté. C’est un film pour rien, sans aucune autre certitude que celle de sa fragilité, sans aucune autre fin qu’une mort annoncée : ultime façon pour Thobois de ne pas être raisonnable, de refuser la place dehors qui doit être la sienne. In extremis, il faudra bien faire le deuil cependant de ce rêve romantique : mais si Candide l’innocent a perdu son pucelage, si le film a pu trouver son issue en se faisant récit initiatique, c’est au prix d’une grande blessure. Celle qu’a creusée à vif la rencontre de ces vies arrêtées pour toujours.

Romain Thobois a réalisé un film d’une mélancolie sans nom : ceux-là même que l’on voulait pour frères de solitude, il faut accepter d’en être l’étranger.

Gaël Lépingle

Le Christ et le Guerrier

Revoir Liberté, la nuit, revoir Emma­nuelle Riva, oiseau fragile, abandonné, dévoré par la souffrance de l’amour, par la guerre d’Algérie qui rugit au loin, revoir Maurice Garrel, l’homme sévère, le père inquiet, portant le deuil de son amour assassiné, replonger dans les frémissements du film de Garrel et seize ans après, pleurer toujours.

À Lussas, il est question de documentaire, de témoignage, d’engagement. Et de la guerre : celles qui se passent loin de chez nous, celles qui s’y sont passées, celles qui s’y passent encore, celles qui nous concernent tous. Pourquoi cette impression que le cinéma de Garrel est presque le seul en France, à ne jamais oublier ? On a tellement parlé à son propos de nombrilisme, d’hermétisme, de sa posture d’artiste érigée en icône, qu’on a travesti l’essentiel : que son cinéma est un cinéma au moins autant pour voir que pour vivre, pour apprendre à vivre ici et maintenant, avec tout ce que cela implique de l’homme et de ce qui l’entoure, d’un héritage à accepter, d’une histoire à transmettre.

Posture de guerre, oui : de résistant. En marge de ces films nous assenant des vérités supérieures depuis un improbable au-delà, celui de Garrel inscrit pour nous, en mineur, la trace d’un manque, l’écho d’un danger redoutable : celui de sa propre destruction. Un bref instant, la pellicule se voile sur Mouche (Riva) assise devant sa machine à coudre, puis sur le visage de Jean (M. Garrel) : personnages menacés de disparition, car en constante exposition. Parce qu’ils sont vivants, parce qu’ils prennent le risque de vivre – de lutter pour leur amour, pour leurs idées – ils prennent aussi celui de mourir. Menace perpétuelle (tremblé du cadre), devenir fantôme (effacement chimique par la surexposition), le récit s’anéantit lui-même dans la dilatation infinie des plans muets sur Mouche, Jean, et bientôt Gémina : où la durée gomme l’acte, l’action, pour ne garder que la présence, ou plutôt une présence/absence. Comme s’il fallait absolument les regarder jusqu’au bout, le plus possible, parce que ce qu’ils sont, ce qu’ils vivent (l’amour de Gémina) ne reviendra plus.

Rien n’est définitif, rien n’est acquis : au loin, hors champ, il y a une guerre. On en parle peu, on n’en voit rien (une mallette, deux revolvers, un groupe d’hommes). Au refoulé des guerres – la guerre d’Algérie était nommée à l’époque comme « les événements », une action de pacification –, il y a toujours un prix à payer. Surtout lorsqu’on les croit finies : mais quand le sont-elles vraiment ? Il n’y a pas de dates, pas de repères historiques dans Liberté, la nuit : la guerre continue toujours, elle ne se règle pas dans la bonne conscience ou dans un oubli consensuel. D’où le fait que les deux vengeances de l’OAS nous paraîssent si brutales quand elles surviennent, alors même que la fragilité d’être (la trace plutôt que la certitude) de tous les personnages les avait annoncées.

Ici, comme toujours chez Garrel, la fiction n’est pas sublimation du réel, mais au contraire retour inlassable, obsessionnel, sur celui-ci. Sur les acteurs (la saisie d’un corps), sur l’instant du tournage, retranscrit tel quel sur la pellicule (la fameuse prise unique par plan), et sur sa propre démarche, qu’elle soit mise en abîme dans un récit ou simplement mise en avant par le constant émerveillement dont le cinéaste témoigne à l’égard du plan (cette sensation parfois qu’il filme moins une fiction de cinéma que le cinéma lui-même). De la réalité de la vie, de sa vie d’homme-cinéaste, il est toujours question : témoins ces figures récurrentes du père (monologue de Maurice Garrel : « et toi enfant qui me lis, écoute bien cette histoire »), de l’artiste (ici Lazlo Szabo est marionnettiste) et de la femme aimée (de Riva, la mère, à Boisson, la jeunesse incarnée), qui résonnent comme autant de réponses à l’opacité de la vie. Une trinité qui ramène au penchant ciné-christique de Garrel : posture terriblement hors saison, anachronique. Mais c’est justement là qu’il y a le plus de résistant en Garrel : la sacralisation juvénile du plan, le refus de trop toucher (par la clôture du récit, par la maîtrise) à une expérience qui tient de la révélation, confèrent à son film un inachèvement, un amateurisme (et l’on ne dira pas au meilleur sens du terme, puisqu’en son sens il est plus beau que tout), une fragilité redoutables. Et en premier lieu, redoutables pour nous, spectateurs d’un film qui nous bouleverse tant ses chuchotements y sont plus forts que bien des cris d’alarme, et jusque dans ses manques, dans cette place à prendre, béante, ouvrant tout droit sur la vie.

Gaël Lépingle

Au bonheur des dames

Lorsqu’il ne suscite pas le désintérêt, le « feuilleton documentaire » agace à bien des égards, jusque dans sa terminologie, hybride de deux genres jusqu’alors clairement dissociés. Car dans quelle mesure le mode documentaire, qui découvre son récit au fil de sa conception, pourrait-il se concevoir sur les bases d’un scénario dont les accents dramatiques dictent l’évolution ?

Si l’on veut bien pourtant lui accorder un instant la faveur d’un regard – il est effectivement difficile de faire abstraction des intentions de diffusion télévisuelle auxquelles il semble voué – le « feuilleton documentaire » peut être aussi perçu comme un objet filmique au sein duquel l’expérimentation est encore de mise et, dans certains cas fructueuse.

Parmi d’autres réalisateurs(trices), Julie Bertucelli s’est livrée à l’exercice avec Bienvenue au grand magasin.

Dès son générique, la réalisatrice dévoile ses intentions : sur la scène du grand théâtre des Galeries Lafayette, nous pourrions assister, depuis la corbeille, à une pièce légère sur les thèmes du luxe, de l’apparat et de l’argent si chers aux grands magasins parisiens. Dans cette unité de lieu, dans ce décor aux allures de début de siècle quelque peu relooké, propice à la fiction la plus aboutie, évolue une multitude de personnages potentiels, clients et surtout employés. C’est pourtant une réalité dissimulée qu’annonce visuellement le passage de l’image positive à l’image négative pour clore ce générique : La réalité d’une entreprise au travail, implacablement hiérarchisée et soumise aux lois sans appel de la rentabilité.

Jouant le jeu de l’apparat, la séquence initiale du premier épisode rehausse le ton du générique. Elle revendique totalement le simulacre d’une tragédie par l’annonce d’un décès. Celui de Georges Meyer, illustre dirigeant de la firme, souverain adulé du royaume des Galeries Lafayette.

Cependant le temps du deuil s’efface vite, malgré les efforts de la direction du magasin. Car un autre mensonge, imperturbable, impose son rythme : la vente (« la vente, c’est différent » précise la chef du rayon jouet à un vendeur). Le petit personnel reste finalement plus intrigué que touché par la disparition de cette figure emblématique, citée, vantée mais vraisemblablement jamais approchée. Bertucelli tisse dans son film, parfois sous couvert d’un ton humoristique bien plus caustique que léger (les titre des épisodes, les outrances de la fête d’Halloween) un fil rouge sous-jacent, démontrant méthodiquement le décalage entre la circulation à sens unique de l’information et l’absence de relations humaines concrètes (inexistantes ou gommées par la mise en représentation) au sein de l’entreprise. Si les avis de procédure de licenciement descendent au pied de la pyramide, les revendications sur les trente-cinq heures et la précarité des salaires ne détiennent pas les moyens de remonter.

Assumant pourtant le cahier des charges du feuilleton documentaire (focalisation sur un nombre réduit de personnages et rythme au service des ressorts dramatiques) la réalisatrice et son scénariste, Bernard Renucci, se servent aussi des codes du « genre ». En choisissant de filmer une certaine « culture d’entreprise » représentée par le directeur général ou la chef du rayon jouet dont le devenir professionnel est connu à l’avance ; ou en s’intéressant au statut précaire de trois vendeuses, embauchées à l’essai : dans les deux cas, le point de vue politique est implicite mais réel.

Filmées dans une relation de proximité, ces vendeuses sont observées par la réalisatrice et le scénariste à travers leur « récit capricieux ». C’est à dire que le scénario est dicté par leur propre évolution au sein de l’entreprise, ce qui fait dérailler une scénarisation préétablie. En témoigne la scène ou ces personnages, durant leur « repérage des lieux » dans le magasin, aperçoivent le rayon jouet alors que la porte de l’ascenseur se referme devant elles. Acceptation du réel dans ce qu’il a d’indétrônable, honnêteté d’une documentariste.

Manuel Briot