La caverne platonicienne

Dans la première séquence du film Gène-éthique #1, La place de l’homme, le réalisateur pose une question simple : qu’est-ce qu’un gène ? Pour essayer d’y répondre, quelques représentants du comité d’éthique se succèdent brièvement devant la caméra. Ils sont scientifiques, philosophes, industriels ou encore sénateurs. Mais là, cette question ne s’adresse pas tant aux fonctions qu’aux individus. Elle semble simple, mais les réponses qui en découlent sont multiples et vont du doute, « je ne sais pas », aux certitudes avec une explication claire, nette, rationnelle, en un mot : scientifique. Ces réponses échappent à la question posée. Plus que sur la définition exhaustive d’un gène, elles nous éclairent sur l’être humain et sur la complexité de sa perception de la science.

Dans La Cité des savants, un scientifique nous explique les principales caractéristiques du cerveau et de ses deux hémisphères. Le gauche celui de la raison et du rationalisme, le droit celui de l’intuition, de l’irrationnel, de ce qui relève aussi de l’humain. Il déplore que nous vivions dans une société d’hémisphère gauche. Mais quand le cinéma rencontre la science, ne se trouve-t-il pas là dans une démarche de « droitier contrarié » ? Admettons que la caméra s’obstine souvent à capter ce qui est rationnel et imaginons que l’œil du cinéaste soit guidé par son hémisphère droit. Cette contradiction s’avère flagrante à la vision des nombreux films autour de la science. Seuls quelques-uns dérogent à cette règle, et font un choix très clair, celui du cinéma. C’est le cas de 8 clos à 8 000. Film étonnant et asphyxiant…

Le dispositif mis en place par Laurent Chevalier, le réalisateur, nous rappelle « l’arroseur arrosé ». Si le but initial est de relater une expérience scientifique, il sait brillamment se détacher de cet objectif pour la transformer en expérience cinématographique.

Huit alpinistes chevronnés sont enfermés pour une durée de trente-deux jours dans un caisson de décompression simulant une ascension en temps réel de l’Everest (8 848 m). À l’extérieur de ce caisson, armés d’appareils plus performants les uns que les autres, les scientifiques observent leurs réactions physiques et psychiques. Trois points de vue cinématographiques sont alors déclinés.

Tout d’abord, celui du réalisateur, point de vue extérieur puisque les contraintes techniques l’empêchent, lui et son équipe, d’entrer dans le caisson. Il décide donc de filmer « les cobayes » de l’extérieur, au travers de petits hublots situés sur les flans du caisson.

Pour surmonter cette contrainte, il fournit aux « alpinistes cobayes » une petite caméra afin de relater l’expérience de l’intérieur. C’est le second point de vue. L’appropriation de cette caméra est immédiate et les alpinistes deviennent très vite cinéastes, en particulier Emmanuel Cauchy, le plus souvent chargé de filmer et devenu à l’issu de cette expérience co-réalisateur du film. Les « cobayes cinéastes » arrivent à saisir ce que les scientifiques ne voient pas, ne peuvent pas ou ne veulent pas voir. Si, effectivement, la caméra relate l’expérience scientifique, elle nous montre avant tout comment huit individus avec leur sensibilité, leurs défauts, leurs caractères, leurs coups de gueule vivent cet enfermement parfaitement consenti. Leur regard donne un tout autre ton à ce qu’aurait pu être ce film : cette petite caméra baptisée « Yasmine » par les « altinautes », comme ils aiment se définir, redonne une certaine dignité humaine à ces hommes réduits à la fonction de rats de laboratoire. « Yasmine » devient le neuvième personnage. Elle les accompagne dans une juste distance qui va de l’intime au collectif. Elle est l’observatrice, la confidente. Elle témoigne des instants de joie et partage les douleurs. « Yasmine » montre la souffrance quotidienne, celle exercée par une poignée de scientifiques consciencieux et rationnels mais privée des satisfactions d’une vrai ascension : la neige, le vent, la beauté des paysages, tout ce qui incite un être humain à gravir le toit du monde.

Cette caméra de l’intérieur apporte au film, et plus largement à l’expérience, une nuance et une finesse de regard que parfois le scientifique oublie, prisonnier de son esprit cartésien. C’est le cas des tests psychologiques quotidiens, tant redoutés par les cobayes, et qui consistent à répondre à quelques questions d’ordre comportemental : « J’ai confiance dans mes propres possibilités de prendre des décisions et de les mettre à exécution » ou encore, « Je suis capable d’écouter autrui quand il me parle de lui-même ». Les huit cobayes doivent répondre en plaçant des petites étiquettes sur lesquelles sont inscrites ces phrases, sous les colonnes « un peu », « assez », « pas du tout ».

Dans d’autres situations, « Yasmine » met en perspective, parfois malgré elle, l’absurdité de l’acte scientifique et arrive à saisir des situations tragi-comiques. Lorsque le « chercheur-bourreau » torture le « cobaye-prisonnier » à coup d’électrodes, le scientifique blague, l’alpiniste rit jaune, le spectateur s’interroge.

Tout au long du film nous sommes, avec eux, au point de parfois manquer d’air dans cette bulle hors du temps. Et lorsque le cobaye, caméra en main, se retourne vers le scientifique, l’instant devient ubuesque. Le chercheur est à son tour cobaye. Il nous apparaît de l’autre côté de son hublot, entouré de ses nombreuses machines, tel un petit rat de laboratoire affairé, scrutant un être réduit au stade de chiffres et de courbes graphiques. C’est le troisième point de vue.

Les réalisateurs réussissent ainsi à filmer parfaitement le scientifique au travail, avec sa rigueur, son rationalisme, son acharnement, parfois ses contradictions ou ses échecs, sans pourtant jamais le filmer directement. Par l’intermédiaire de « Yasmine », Laurent Chevalier s’est fait complice « des cobayes », a délégué son regard, sans pour autant en être dépossédé.

Dans cette expérience, comme dans ce film, nous ne sommes pas si éloignés du principe de « la caverne platonicienne » dont parle un chercheur dans La Cité des savants. C’est-à-dire : j’observe devant moi la projection de ce qui en réalité se déroule derrière moi. Et si, ici, le scientifique peine parfois à se retourner pour appréhender différemment une situation, les réalisateurs de 8 clos à 8 000 ont su intelligemment se jouer de cette « caverne-caisson » pour observer derrière eux ce qu’ils filmaient devant.

Arnaud Soulier