La révolte permanente

Jean-Pierre Lledo énonce, d’entrée, ses intentions à Lisette Vincent et à nous spectateurs. Les longs retours dans l’histoire passée alternent avec de rapides incursions dans le présent, lesquelles prendront, au fil du film, tout leur sens. Nous raconter autant un pan de l’Histoire que l’histoire d’une femme.

Se dessine alors sous nos yeux le portrait saisissant d’une femme dont l’histoire se confond avec celle des combats qui ont traversé le siècle (dans cette partie du monde). Rien pourtant ne l’y prédestinait. Fille et petite-fille de pieds-noirs, Lisette Vincent vit immergée dans un univers raciste, antisémite, fasciste (son père, maurassien, milite à l’Action Française et règne en maître absolu sur toute la famille). Son refus de se conformer au rôle attribué aux filles et plus profondément son refus de se soumettre au pouvoir des hommes, constitue sa première révolte. Ainsi opposera-t-elle une grève de la faim à son père qui veut interrompre sa scolarité Cette révolte ne la quittera plus. Jeune institutrice, elle découvre en ces femmes algériennes, des semblables, malgré leur altérité. Cette découverte la transformera au point de considérer ce moment comme une seconde naissance. À partir de cet instant, elle n’aura de cesse de poursuivre le chemin qui fait définitivement d’elle une femme libre et rebelle. Le plus surprenant, au delà de son avant-gardisme, c’est qu’elle ait pu être de tous les combats de son époque. Sur tous les fronts. C’est cette position permanente de résistance et de lutte qui fait pour elle le sens de sa vie. A contrario, son arrivée en France, vécue comme un exil, la perte de l’Algérie de ses rêves, l’Algérie de tous les possibles, la laisse désarmée, indigne de se raconter, d’être filmée. Mais l’enjeu du film ne se réduit pas à la dimension historique de son témoignage. Le réalisateur réussira progressivement à balayer, par son obstination douce et attentionnée, les réticences de Lisette Vincent. Elle finira par accepter d’être filmée au présent. De tous ses combats, Jean-Pierre Lledo choisit, pour structurer le récit du film, de privilégier ceux qu’elle a menés en temps de guerre. Son engagement dans les Brigades Internationales durant la guerre d’Espagne d’abord. Celui dans la Résistance ensuite, avec le parti communiste algérien. Aux côtés du FLN enfin, en lutte pour l’indépendance de l’Algérie. De ces trois guerres, il n’est question ni de faits d’armes particuliers ni des conflits armés eux-mêmes puisque sa participation n’a, malgré elle, à aucun moment, recouvert cette forme. Pas de grandes théories, ni de discours idéologiques non plus, mais l’implication constante d’une femme dans les soubresauts de l’Histoire. La modestie du ton, le regard tourné vers les autres plus que sur elle-même la conduisent à raconter, par exemple, combien les enfants espagnols lui ont appris ou comment son sentiment d’appartenance au peuple algérien s’est conforté en côtoyant d’autres prisonnières dans les geôles du gouvernement de Vichy.

Lisette Vincent incarne à elle seule le récit de cette épopée dans ce siècle. Aucune utilisation d’archives ici, si ce n’est quelques rares photos et documents. Mais l’énergie et la détermination qui l’animent toujours donnent toute sa force à la sobriété de la démarche cinématographique. Le réalisateur la filme chez elle, dans le sud de la France. Ou au cours de longues promenades, le longs des vignes, au bord de la mer. Le choix de ces cadres naturels, qui rappellent les paysages algériens, permet, d’une certaine manière, de réintroduire dans le champ le véritable univers de Lisette Vincent.

Jean-Pierre Lledo accompagne physiquement cette parole par sa présence dans le cadre et l’on devine, en creux, ce qui résonne de sa propre histoire de pied-noir et d’exilé en France. Par la voix off, notamment, il arrive de manière fine et sensible à souligner les parts d’ombre de ce destin exemplaire : le tribut à payer. Comme il le dit si bien, le plus difficile pour ces accoucheurs de l’Histoire, c’est paradoxalement d’accoucher d’eux-mêmes. La touchante séquence du voyage qui conduit Lisette Vincent jusqu’à sa fille est l’un des plus beaux enjeux du film.

Sabrina Malek