A priori, on pourrait croire que Grands comme le monde, dernière réalisation de Denis Gheerbrant, est un film sur la banlieue. Un de plus. Heureusement, il n’en est rien et il s’agit plutôt, avec ce cinéaste attentif, de découvrir une démarche qui s’intéresse à l’expérience humaine en instaurant une véritable relation avec les sujets qu’il filme. Il s’agit, en l’occurrence, de l’histoire d’une transition entre deux âges. Des collégiens du quartier du Luth, à Gennevilliers (Hauts-de-Seine) sont filmés dès leur entrée en classe de cinquième et suivis tout au long de l’année. Joackim d’abord, espiègle et tendre au départ, puis de plus en plus grave, la voix légèrement muée et le visage devenu gras. La plupart des autres ensuite, corpulences d’aspects divers entre l’enfance et l’adolescence. Oumarou enfin, chez qui cette transition est imperceptible entre un visage de poupon et un discours d’adulte résigné (« La vie sur terre, c’est qu’un travail »), où l’on ressent un décalage, une étrangeté au temps (« Je vis plus vite que mon âge ? […] Non, je vis la vie au présent »), où le simple échec scolaire se convertit en désarroi.
Dans le discours de ces jeunes, il y a un mot qui revient souvent, presque obsédant : c’est le mot « monde ». De mondes, il y en a trois. Le collège, qui est un monde commun, et dans lequel se déroule l’essentiel du film. Le quartier, qui est aussi un monde commun mais que l’on voit moins, à peine évoqué. Et puis il y a le monde de la famille, qui n’est pas commun à tous ces enfants, qui est plutôt propre à chacun d’eux, et auquel le cinéaste a choisi de ne pas s’intéresser. Le regard de Gheerbrant, en effet, se porte sur l’émergence de jeunes individus en tant que personnes, qui commencent à se positionner dans (ou face à) la société. Sur des êtres qui s’apprêtent donc à devenir autonomes, dans un espace excluant a priori le cadre familial.
Vient alors l’analyse d’une existence entre deux mondes, l’espace du collège et celui du quartier. On ne visite pas vraiment le quartier : on le devine. Pourtant, sur le Luth, une menace semble planer. Le matin par exemple, à l’heure de l’entrée en classe. Le soir en hiver, il fait déjà nuit et les élèves s’attardent à peine à la sortie des cours. Depuis les vitres du collège enfin, avec des vues un peu floues en plongée sur des enfants dont le vocabulaire (la « pedo », les « trucs dégueulasses », les mecs qui « montent la garde ») suggère que le quartier est un espace sans loi et qu’en son sein, le collège est une enclave protégée.
Dans cette dualité entre collège et quartier, il y a une scène saisissante qui insiste sur la notion de limite. Les enfants sortent de l’école et se mettent à jouer sur un mode un peu agressif ; l’un pousse l’autre avec un air amusé, l’autre répond sur un ton vindicatif. Au sein de ce groupe en partance, une violence latente semble se répandre sans toutefois éclore véritablement. Cette scène entre jeu et violence se déroule à la sortie du collège, dans une sorte de sas entre espace paisible et espace violent. Mais c’est encore la limite entre deux âges, entre une enfance protégée et ludique et une adolescence où l’émergence d’une personne au monde suppose un certain travail – au moins sur soi-même –, donc une certaine violence. Et cette violence fait peur, car on sent bien qu’elle met en danger des jeunes qui n’y sont pas encore préparés.
Entre ces deux espaces, Gheerbrant choisit : il circonscrit son film au milieu scolaire, presque exclusivement. Les raisons en sont multiples. À l’école, les collégiens doivent quotidiennement se positionner face à l’altérité, professeurs ou autres élèves. De plus, à cet âge, l’école demeure le seul monde commun à tous, et il y a fort à parier que l’univers public de certains jeunes ne s’étend pas au-delà du collège : « – Qu’est-ce que l’école pour toi ? – C’est tout ».
Mais il y a un présupposé fort dans ce choix. C’est que l’école est un lieu où l’individu trouve à développer son autonomie. Or dans l’ensemble du film, elle est plutôt traitée de manière restrictive, comme un simple moyen de reproduction sociale. L’alternative posée aux collégiens est claire : travailler à l’école pour trouver un métier comme papa, ou imiter Faust qui envoie paître ses études pour éprouver immédiatement le bonheur. L’école n’est à aucun moment présentée comme un moyen d’acquérir des connaissances en vue de mener une vie d’homme libre : ni par les collégiens, ni par le réalisateur qui, s’il développe envers ses sujets une qualité d’écoute qui « permet à l’autre de construire sa parole », ne peut toutefois se permettre de leur suggérer davantage que ce qu’eux-mêmes sont prêts à dire.
Conséquence dommageable : l’acceptation ou le refus final du contrat posé par l’école (acceptation sans enthousiasme pour Joackim qui ne rêve plus de trouver un travail après avoir étudié, refus pour Oumarou) ne répondent qu’incomplètement à la problématique posée. La limite entre l’enfance et l’adolescence est à peine entrevue, elle n’est jamais vraiment franchie. On se demande alors s’il ne convenait pas d’accompagner les enfants dans la rue, s’ils n’y auraient pas été confrontés à des choix plus radicaux qu’au collège.
Bien sûr, il est des scènes où on voit les enfants évoluer hors du contexte scolaire, par exemple à l’Opéra Bastille où les jeunes sont conduits après avoir étudié le Faust de Gounod. De manière étonnante, les collégiens semblent là dans leur élément. Ils répètent les chœurs de l’œuvre qu’ils ont apprise à l’école comme s’ils avaient été porteurs de ce monde (l’opéra, la salle, le spectacle) avant leur arrivée. À l’inverse, dans le car du retour, boulevard de Clichy, ils sont confrontés à un monde qui leur est socialement et géographiquement plus proche mais face auquel ils réagissent en étrangers : étonnement, ricanements devant telle silhouette de vieille femme qui chemine bizarrement dans la rue, devant les affiches pornographiques de Pigalle, devant les slogans ringards du Moulin Rouge… Et on se met à penser que c’est cette découverte là qui est féconde, que c’est cette confrontation à un monde extérieur qui accouche véritablement d’un comportement nouveau probablement facteur, à terme, de prise d’autonomie.
Alors on en vient à se demander si Gheerbrant ne s’est pas un peu empêtré dans son sujet. Si, au lieu de filmer – comme annoncé – l’entrée dans l’adolescence de jeunes définis par leur appartenance commune à un niveau scolaire et à un quartier, il n’a pas fini par filmer des jeunes à travers leur école et aussi un peu leur quartier. Exigence cruelle d’un cinéaste dans le choix de ses sujets (le moment de la vie de chacun où la personne ne fait que poindre) ? Ou alors tout simplement faiblesse, erreur sur la pertinence du lieu à filmer ? Nul ne le sait, mais il n’en reste pas moins que ces collégiens, certes grands comme le monde, finissent par ébaucher des formes inachevées.
Benjamin Bibas