La vertu sans terreur

Avec Charbons Ardents, histoire de la reprise d’une mine de charbon du Pays de Galles par ses ouvriers sous forme de coopérative, Jean-Michel Carré continue d’explorer la possibilité d’existence de communautés de type socialiste au sein du système capitaliste. L’entreprise fonctionne sur le mode de l’autogestion : les mineurs ont élu leurs représentants, des militants chargés de la direction de l’entreprise. Ce film nous passionne par sa ténacité à ramener la pluralité des situations sociales à la question révolutionnaire la plus perturbante qui soit : celle du rapport de la politique au temps.

C’est à cause de l’urgence de leurs préoccupations (la mine est provisoirement inexploitable) que les mineurs refusent le projet proposé par leurs représentants, dont l’avenir est trop lointain, trop irréel pour eux. Ces représentants affirment la nécessité du temps, de la pédagogie, pour lutter contre la propension des mineurs à privilégier leur confort personnel contre les intérêts communs.

Mais le temps qui passe lasse la volonté des ouvriers, ils n’assistent plus aux réunions. Les dirigeants, pressés d’initier des projets qu’ils considèrent nécessaires au bien public, sont tentés soit par la manipulation, soit par la coercition. Cette dernière s’exprime par la voix d’un ingénieur, qui s’interroge sur la nécessité de rendre obligatoire la présence des mineurs aux réunions. La manipulation, elle, prend la forme de l’invocation commémorative, dont le lyrisme tient parfois lieu de seul argument (la mine, lieu symbolique des luttes du prolétariat du xixsiècle, est aussi la dernière mine galloise en exercice, grâce à son rachat par les mineurs). C’est bien l’opposition entre deux temps qu’on retrouve à la source de ce conflit : celui de la volonté politique, qui se voudrait mouvement, et celui des mœurs, qui tend à l’immobile.

Aux différences de temps correspondent des différences d’espace très marquées : tout, dans le discours de la mine, est fondé sur la séparation de deux mondes, celui du dessus et celui du dessous, imperméables l’un à l’autre. Ce qui pourrait n’être qu’abstraction philosophique devient ici cinéma : le film joue constamment sur l’opposition bas-haut, fond de la mine et surface de celle-ci. La puissance du mythe de la mine tient en outre à l’équivalence entre la verticalité de son espace et celle de l’échelle sociale, autant qu’à la réalité de ses violents conflits sociaux. Jean-Michel Carré sait parfaitement utiliser ces ressources visuelles. Même dans la nouvelle structure, les mineurs ne peuvent considérer leurs représentants que comme des patrons, au-dessus d’eux, incapables de comprendre les problèmes du dessous. Lorsqu’ils proposent à un retraité, Pat, d’assister au travail de la direction et d’investir un espace qui lui était jusqu’à présent interdit, c’est par un refus gêné que répond l’ancien mineur. Le filmage ne laisse aucune ambiguïté sur l’irréductibilité de ces deux espaces-temps.

Mais le cinéaste lui-même n’est il pas au fond de la mine un corps étranger dans un espace qui le refuse ? Il s’avère en effet incapable d’y filmer un incident qu’il est obligé de se faire relater par la suite. Où l’on retrouve un malaise constamment à l’œuvre dans la démarche de Jean-Michel Carré : le réel refuse toujours de se laisser saisir par le cinéma. Déjà, Visiblement, je vous aime, son avant-dernier film, ne saisissait rien d’autre que le rejet de l’espace de la fiction par celui du documentaire. L’espace de la fiction y était représenté par le corps incongru de Denis Lavant dans une communauté de handicapés. Et c’est cette fois aux corps des ouvriers que s’attache Jean-Michel Carré. Constatant sa difficulté (son impossibilité ?) à investir un espace où sa caméra reste irrésolument étrangère, il choisit de réaliser un film composé essentiellement d’interviews, adoptant ainsi la même attitude que les « dirigeants » de la mine pour lesquels donner la parole aux ouvriers, c’est leur donner le pouvoir. Parce que c’est un film de paroles, Charbons ardents devient ainsi un film d’espoir, qui loin des théories et des utopies, devient politique dans le sens humble et fort du terme : une philosophie en action.

Thomas Lasbleiz