Le champ du bourreau

Bénéficiant à l’époque d’une couverture médiatique sans précédent pour ce type d’événement, le procès d’Adolph Eichmann, qui eut lieu à Jésuralem en 1961, fut intégralement enregistré en vidéo. Très peu d’images de ce considérable matériel audiovisuel furent utilisées par la suite, la majorité d’entre elles étant inaccessibles à la suite d’un imbroglio juridique opposant les Archives d’État d’Israël aux Archives de la Fondation Spielberg, responsables de leur entretien et de leur commercialisation. Seules quelques scènes sont donc connues, dont certaines – notamment l‘évanouissement d’un des survivants des camps au cours de son témoignage – accédèrent au statut d’images-symboles de ce procès. L’absence de telles séquences dans le film, ainsi que l’absence d’images montrant la réalité de l’horreur concentrationnaire, relève de l’évident parti pris des auteurs. Ils ont ici choisi de privilégier la responsabilité personnelle et politique d’un homme, plutôt que la dénonciation d’un système au moyen d’images au pouvoir émotionnel fort.

Leur point de vue est directement inspiré du livre d’Annah Harendt Eichmann à Jérusalem, et le reflet du visage de la philosophe, telle une figure tutélaire, apparait d’ailleurs dans la vitre de la cage de verre isolant le criminel nazi. Ce livre, où était développé la notion de banalité du mal, avait soulevée une vive controverse, autant par le ton employé, dénué d’affect, que par la mise en relief, à travers le rôle des Conseils Juifs, de la « collaboration » de certains Juifs à l’extermination de leur semblable. Ce point est évoqué dans Un spécialiste mais le propos du film se situe ailleurs, dans la mise en perspective de la représentation qui était donnée d’Eichmann par la philosophe. Une représentation également source de polémique, celui-ci n’apparaissant pas comme le « fauve dans la jungle » décrit par le procureur général Hausner, mais plutôt comme un quelconque bureaucrate sans envergure. Or, en centrant leur film sur le responsable nazi, ne conservant des témoignages de victimes que ceux directement en rapport avec lui, c’est bien cette image d’un fonctionnaire à la personnalité insignifiante que Brauman et Sivan nous donnent à voir. Mais un fonctionnaire dont la moindre signature signifiait l’arrêt de mort de milliers de personnes. C’est ce crime administratif exécuté sans état d’âme par un homme « tranquille et obéissant », tel qu’il se définit lui-même, qui est proprement terrifiant.

Le traitement d’un sujet est affaire de regard et aujourd’hui comme hier celui que l’on pose sur la Shoah ne laisse jamais indifférent. Privilégier le discours du bourreau, c’est faire le choix de mettre en évidence ses mécanismes de fonctionnement dans ce qu’ils ont de récurrents chez ce type d’individu, et cela par delà les frontières et les époques. L’emploi de l’article indéfini « un » dans le titre du film n’est que la traduction grammaticale de cet angle d’approche. Une telle démarche a pour corollaire de récuser l’idée de la « radicale singularité » du génocide juif pour considérer celui-ci dans ce qu’il a de plus universel, à savoir d’être avant tout un crime contre l’humanité.

Loin cependant de banaliser cette tragédie, cette position l’inscrit au contraire dans une actualité qui nous rappelle que ce type de crime a toujours un caractère monstrueusement extra-ordinaire. C’est là aussi une des raisons du devoir de mémoire, le refus de l’oubli n’ayant de sens que dans sa relation au temps présent. La dernière image du film, où l’utilisation de la couleur jette un pont à travers le temps, n’a pas d’autre signification. On y voit Eichmann en train de nous regarder tranquillement, assis derrière un bureau qu’il semble n’avoir jamais quitté.

En le « libérant » d’une cage de verre qui le figeait dans une période bien particulière, Brauman et Sivan nous le rendent terriblement proche et nous interroge par là même sur notre propre présent.

Lorsque le procureur général lui demande s’il se considère coupable de complicité dans le meurtre de millions de Juifs, Eichmann élude le problème de sa responsabilité en répondant que les regrets sont inutiles et que « l’important, c’est de trouver les moyens, à l’avenir, d’empêcher que de tels événements soient possibles ». Puis il ajoute qu’il a l’intention d’écrire un livre dans ce but. Un livre, Brauman et Sivan en ont eux publié un, sorte de hors-champ au film où ils développent les enjeux et le contexte du procès, ainsi que le sens de leur démarche. Et à la question de comment prévenir de telles horreurs, le titre de cet essai amène un début de réponse : Éloge de la désobéissance. N’en déplaise à tous les « Eichmann » de la terre.

Francis Laborie