Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. Pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique. Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

Entretien avec Denis Gheerbrant

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

Même s’il a été tourné dans un pays de gouvernement totalitaire, Après est un film que j’ai fait dans la plus grande liberté qui m’ait jamais été donnée. Je n’avais pas de diffuseur, je travaillais seul, j’ai monté pendant un an, je me suis donné une simple et unique règle – aller comprendre et filmer le fait d’aller comprendre –, et rien ne m’a empêché de la tenir.

Mais certaines contraintes idéologiques ont été extrêmement pesantes. Faire un film sur le génocide rwandais, c’est ajouter une pierre dans un champ extrêmement balisé. Le génocide est associé à l’horreur. L’horreur mobilise une pulsion de jouissance qu’on peut appeler la compassion. Que faire de cette jouissance ? Comment la prendre en compte, non pas pour la satisfaire mais au contraire pour produire une connaissance qui nous fasse rencontrer l’autre ?

De plus, c’était la première fois que me rendais en Afrique subsaharienne. Or cela ajoute une contrainte formelle spécifique. Chaque film construit son spectateur. Celui-ci aborde le film avec un certain nombre de savoirs partiels ou de non-connaissances, d’attentes… Jusqu’Après, j’avais toujours travaillé sur la société française et, pour que mes films soient accessibles, je n’avais pas à construire un savoir pour le spectateur. Dans Après, pour que ce qui me parle puisse également être accessible à celui qui regarde le film, il a fallu que j’élabore un savoir à son adresse. Enfin, sur un tel sujet, je voulais éviter de travailler dans le cadre institutionnel, de faire un film humanitaire, un film d’ONG.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Dans la première séquence du film, en Allemagne, j’ai introduit le personnage d’Esther, qui participe de la culture européenne et de la culture rwandaise. Elle permet de faire le passage, d’appréhender la société rwandaise avec des mots qui font référence pour nous.

La manière dont je travaille m’empêche de filmer en-dehors de la relation. La relation, ou du moins l’empathie, c’est le fait de partager avec la personne filmée une même image du film qui est en train de se faire, bien qu’on ne le connaisse pas in fine. Ainsi Deo, mon compagnon lors du second voyage au Rwanda, marche dans ce projet : il se réapproprie ma volonté de comprendre. A contrario, l’entretien avec le génocidaire a été très difficile pour moi. J’avais du mal à construire un rapport à l’autre qui m’interdise l’empathie, et qui en même temps fasse référence à quelque chose que je peux entendre. Il faut bien qu’à un moment on partage une expérience du monde pour pouvoir s’entendre ; mais qui a envie de partager avec un génocidaire ?

Pour aller filmer la prison où les génocidaires sont incarcérés, j’ai bénéficié de la complicité d’Esther, qui m’a ouvert les portes des ministères concernés. Sinon, c’est très simple de filmer au Rwanda : Il suffit d’acheter un timbre à cent dollars pour obtenir l’autorisation. Faire un film en Afrique, c’est d’ailleurs mettre en œuvre un certain rapport à l’argent. La relation entre un Occidental et un Africain passe par là. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rapport, ni que vous achetez la personne que vous filmez. Par exemple, le génocidaire interviewé dans le film m’a demandé de l’argent. Après l’entretien, je lui ai donné une somme en cachette des geôliers. C’est aussi une logique de don et de contre-don. Humainement, même si je réprouve ce qu’il a fait, j’estime qu’il y a un tel déséquilibre économique que je suis obligé de le prendre en compte.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? A destination de quel public ?

Aujourd’hui, il y a une question concernant le peuple rwandais. Comment peut-il se reconstruire à partir de ce qui s’est passé ? Le génocide a créé une rupture ethnique qui est beaucoup plus violente qu’avant, et le régime actuel est dans une dénégation systématique de cet état de fait. Aller filmer dans ce pays n’a de sens que pour le constituer à nos yeux en tant que peuple et non en tant que victime, en tant qu’autre et non en tant qu’étranger.

Ce n’est pas pour rien que le film s’appelle Après : c’est un film sur la question du temps, le temps du deuil, de comprendre, de découvrir, d’appréhender. Par exemple, quand je filme la danse des enfants, il y a d’abord les enfants à l’écran et ensuite l’explication de leur danse. Deo me disait : « Denis, tu viens de voir quelque chose, je vais t’expliquer ce que tu viens de voir ». Tout le film s’est donc construit dans cette dialectique entre je vois, je comprends… Le travail au montage de ma voix off ne devait jamais précéder l’expérience sensible. Car la connaissance se nourrit de l’expérience sensible, comme elle la nourrit en retour : on est dans un certain mystère de la danse que l’on voit, et on n’a l’explication qu’après coup. Mais si j’inverse, je suis dans l’image qui atteste, illustre, et non plus dans l’image vivante. Le projet même du film, qui est un voyage pour faire l’expérience physique de ce qu’est comprendre, alors s’effondre.

Pour moi, le spectateur est au cœur de l’acte de filmer. Je ne fais pas des films pour tel ou tel public. J’envisage plutôt le spectateur comme un lecteur, un être très précis, un autre moi-même et en même temps quelqu’un d’universel.

Propos recueillis par Sylvain Baldus et Benjamin Bibas

Filmer sous contraintes – José-Maria Berzosa

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique.

Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

Pourquoi cette série de films sur le Chili ?

Je suis allé au Chili par affinité politique. Je me suis toujours méfié des films « engagés », en général très naïfs. J’avais dit au directeur de l’Ina que j’avais envie d’aller au Chili et que ma démarche serait légaliste. Je ne voulais pas me cacher. J’étais sûr que ces généraux allaient faire un strip-tease sans comprendre les conséquences politiques de cette façon d’agir, car il faut être très innocent pour parler comme eux. Comparer Pinochet à Franco, c’est ignorer l’état d’esprit idéologique en Europe. Même Le Pen ne se permettrait pas de dire que Franco est un grand homme, car il sait que ce n’est pas payant. Pinochet et ses trois généraux ont accepté de me rencontrer et j’ai demandé immédiatement un accompagnateur officiel. Je ne suis pas allé là-bas pour convaincre Pinochet du malheur du peuple chilien mais pour montrer le fascisme ordinaire. Je connaissais un peu l’Amérique latine et aussi l’Espagne. Je sais qu’il y a une forme d’assurance dans cette bêtise sans aucune réflexion politique. Je m’étais engagé avec Pinochet à lui montrer tout ce qui concernait ses déclarations. L’ambassadeur du Chili est venu voir le montage et il était ravi. Il trouvait que les déclarations des femmes qui se plaignaient (Pinochet et ses trois généraux) étaient un peu exagérées. Mais pour le reste, c’était formidable. Quelques jours après, la presse parisienne a commencé à raconter le film, la façon dont ces gens-là procédaient, leur manière de parler avec cette bonne conscience patriotique monstrueuse. Quand l’ambassadeur s’en est rendu compte, il a tout fait pour supprimer la programmation.

Comment avez-vous menés les entretiens ?

Vous savez, quand on parle avec les gens à propos de cuisine ou de n’importe quoi, après quelques heures on sait s’ils sont de gauche ou de droite… Tout cela glisse, mais il faut avoir du temps, les mettre en confiance. Vous pouvez donc parler de n’importe quoi et arriver rapidement à la politique. Des situations absolument imprévisibles peuvent alors surgir. Par exemple, ce moment où je demande à Mi Pinochet si son mari a des défauts. Elle hésite un peu, dit que, non, il n’en a pas, que c’est un mari partait… J’insiste un peu en lui demandant : « Mais, quand même, un petit travers… ? » Et elle a cette réponse : « Oh… Il est un petit peu dominateur ». Là, je me suis dit que j’allais prendre ma retraite, parce que je ne trouverais jamais un autre moment de bonheur comme celui-ci dans ma vie professionnelle !

Cette contrainte est finalement devenue une force…

Je ne veux pas généraliser mais c’est vrai qu’il y a une tendance à gonfler des obstacles qu’il faut savoir éviter. Cela dépend aussi de l’esprit dans lequel vous faites les choses. Si vous partez voir Pinochet avec un esprit polémique, je trouve ça charmant d’innocence. Mais ça ne va pas.

Ce travail sur le Chili est-il une proposition de la télévision ?

Non, non, c’est la mienne.

C’est incroyable qu’un projet comme celui-là soit accepté par une télévision !

À l’époque l’Ina, notamment, acceptait des projets beaucoup plus librement. On ne pensait pas en termes de succès public. Avant moi une équipe de réalisateurs d’Allemagne de l’Est avait déjà fait un film au Chili. Ils avaient joué eux aussi sur le décalage de mentalités entre les autorités chiliennes et celles des hommes politique européens. J’avais très envie de faire quelque chose comme ça. Je ne voulais pas tourner devant une prison à Santiago et expliquer que dans cet endroit se trouvaient des patriotes révolutionnaires en lutte. Je voulais tourner librement et qu’ils me donnent ce qu’ils veulent. Et j’étais sûr que ce qu’ils allaient me donner était beaucoup plus révélateur que ce que je pourrais leur voler : Je suis donc allé au Chili pour faire parler Pinochet, non pour le convaincre. Je n’avais pas en tête de scénario. Je connaissais mes intentions, qui étaient antifascistes. Aujourd’hui, on ne peut plus faire cela, à moins de travailler pour une fondation américaine ou trouver un milliardaire fou qui vous financera. Je suis donc parti immédiatement avec un directeur de production et une assistante. Pour ces films, nous n’avions pas de budget. Cette époque était une espèce d’âge d’or et je suis un réalisateur très bon marché. J’ai fait cinq heures de films pour un séjour de trois mois au Chili, ce qui n’est pas cher. Sur place, évidemment, on était bien défrayés. Le voyage vers l’Antarctique, par exemple, ça fait rêver ! Ils avaient l’habitude d’avoir des demandes de journalistes qui venaient interviewer Pinochet. Mais cela traînait toujours et le journaliste rentrait chez lui au bout de dix jours. Alors que nous étions là-bas pour nous installer ! Je ne pense jamais au destinataire. Je fais ce que j’ai envie de faire et j’ai travaillé dans une liberté totale. Si j’ai la chance d’avoir des destinataires, c’est formidable. Mais je n’ai jamais fait d’effort pour m’adresser au public. Je sais que je ne risque pas de faire un film fasciste, ni raciste ou misogyne. Je ne me dis pas que telle séquence va être trop longue, que les gens vont s’ennuyer et couper. S’ils veulent couper, ils coupent.

Y a-t-il eu un moment où travailler librement n’a plus été possible ?

Après cette série, j’ai eu beaucoup de problèmes. Il y avait à l’époque des contrats d’armement assez importants entre la France et le Chili. Je ne sais pas à quel niveau, mais les gens étaient embêtés. D’un côté, ils ne pouvaient pas censurer le film. Pour les conseillers juridiques de l’Ina, le film était nickel. Mais, d’un autre cote, ça les embêtait qu’il puisse y avoir des conséquences financières ou diplomatiques. À partir de là, j’ai eu des problèmes pour passer des projets. Mais enfin, ce n’était rien par rapport à ceux d’aujourd’hui.

Regardez-vous encore la télévision ? Comment-voyez vous son évolution ?

Je la regarde un peu mais je me méfie de mes réactions. On vieillit, on est déformé, on ressent de l’amertume. La fiction, à la télévision, je ne la regarde plus. En revanche, je vais beaucoup au cinéma. De temps en temps, je regarde un documentaire sur Arte ou sur Canal, parfois sur France 3. Mais c’est très rare.

Vous considérez-vous comme un « cinéaste militant » ?

Je me considère comme « un militant », mais c’est très maladroit, dans la lutte politique, d’utiliser les armes des militants qui font des films. La plupart des films « militants » nous réchauffent le cœur. On est entre nous. On est tous d’accord. Mais il faut faire autre chose pour lutter. Ce n’est pas une question de choix moral ou politique mais de moyens. Il faut chercher une esthétique qui est plus utilitaire, plus efficace. Je ne suis pas neutre et, bien sûr, je pense à établir un dialogue avec le spectateur. Le fait de montrer quelqu’un qui fait l’apologie de Pinochet en le comparant à Franco suffit. On n’a pas besoin d’expliquer après que Franco n’est pas bien.

Propos recueillis par Sylvain Baldus et Eric Vidal

Créer un espace pour inverser les rôles

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

En 1995, il y a eu un protocole entre les ministères de la Justice et de la Culture pour faire entrer la culture en prison. Plutôt que d’initiatives individuelles, il s’agit d’interventions culturelles le plus souvent institutionnalisées. Sans elle(s) a été réalisé dans le cadre d’un atelier vidéo. Nous disposons d’un studio de 30 m2 dans l’ancienne chapelle, au centre de la prison de la Santé (Paris), avec du matériel de tournage, de montage, de diffusion. Nous travaillons, sans surveillant, deux jours par semaine. Mais entrer dans la prison prend du temps avec les contrôles. Les prisonniers, dispersés, ne se déplacent pas facilement. Tout est soumis à autorisation, les demandes doivent être précises et argumentées, les réponses peuvent prendre deux à trois semaines. Cela dépend aussi de la volonté du gardien qui va ouvrir la porte. À part les cellules, tous les lieux sont des lieux de passage, on ne peut s’y arrêter, y discuter. Et si l’on plante un tournage, il est difficile de le refaire, l’insistance est tout de suite suspecte. Comme de vouloir s’installer dans la durée : le travail sur ce film a duré neuf mois, alors que la prison est un lieu de rupture permanent. Dans le processus de création à chaque séance, les choses ne viennent pas tout de suite, il y a un temps de mise au travail. L’heure de fin ne peut être dépassée, le temps de la rencontre ne colle donc pas forcément avec le temps carcéral dont nous sommes dépendants.

Selon le ministère, les prisonniers ne doivent pas être les sujets des activités. Et au premier niveau, pour certains surveillants à l’intérieur de la prison, il est difficile d’admettre que des prisonniers aient un espace de création et de construction, que celui qui est regardé puisse devenir regardant. Les surveillants ou membres des services sociaux qui nous suivent le font sur la base d’un engagement individuel. Et surtout, les détenus sont dans une contrainte extrême, celle du non-choix où on ne leur permet pas de désirer quoi que se soit. Là, il s’agit de décider de passer à l’acte cinématographique pour pouvoir désirer quelque chose.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Dans le cadre d’un atelier de réflexion sur le cinéma avec les détenus, nous réalisons une programmation diffusée sur le canal interne de la prison, des rencontres avec les réalisateurs. Cela permet aux participants de se connaître, d’échanger, de se familiariser avec l’image, l’écriture et la technique. Au bout d’un temps peut surgir l’envie de produire quelque chose. J’attends que cette envie émerge.

Pour Sans elle(s), nous avons décidé de travailler sur l’absence. Dès le début, les participants avaient une forte envie de sortir de la salle pour aller filmer dans la maison d’arrêt. Il me semblait plus intéressant de filmer l’expérience de la prison plutôt que la structure. Pas la matière monobloc du bâtiment mais plutôt leurs images mentales. Je leur ai demandé d’écrire longuement sur le sujet, de collecter de la matière, des images et des sons. J’ai alors fait un travail d’interprète sur un mot, une fixation – en prison, il y a toujours un ressassement – pour faire la relation entre ce que l’on voit physiquement en ce que l’on voit intérieurement.

Plus que cinéaste, je suis aussi médiatrice. J’amène le premier regard de l’extérieur, la réflexion sur la place de spectateur. Lorsque je suis entrée dans la prison, ce n’était pas pour filmer. Le cinéaste a une place de pouvoir, c’est celui qui regarde. Je ne voulais pas à l’intérieur de la prison remettre un échelon supplémentaire dans la hiérarchie des regards, sachant que celui qui a le moins ce pouvoir, c’est le prisonnier. La place que j’ai occupée, c’est plutôt de trouver et créer l’espace pour permettre une inversion, pour que la prison soit racontée mais du côté du prisonnier. Pour qu’il prenne le pouvoir sur ce qu’il a envie de regarder et de montrer aux autres. Le documentaire permet de créer cet espace cinématographique où investir cette subjectivité. Certains, depuis qu’ils sont en prison, se plaignent de ne plus voir d’images. Il s’agit pour eux de retrouver les images, donc de donner du regard plus que de la parole.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? À destination de quel public ?

Ce film à été depuis le début fait pour être montré à l’extérieur. Les auteurs ne souhaitaient pas forcément, même après leur sortie de prison, rencontrer le public : il y a toujours une ambiguïté, un risque, qu’ils ne soient vus que comme des détenus. Lorsque le film était montré, nous mettions en place un dispositif, le vidéo-parloir, cabine de la taille d’un parloir où les spectateurs pouvaient enregistrer leurs réactions. Certains spectateurs n’y parlaient pas que de la prison, comme cette femme de marin qui a parlé de son rapport douloureux à l’absence, au temps.

On peut aussi poser un sujet qui n’est pas directement lié à la prison, mais il ne sera de toute manière traité que par le biais de la prison. Les détenus ne peuvent pas être déplacés mentalement au point de parler d’autre chose. C’est donc interroger quelque chose de l’extérieur, et le mettre en relation avec la prison. Pour parler depuis la prison plutôt que de la prison. Une façon pour que les participants aux ateliers puissent apparaître, même si on ne les voit pas, comme des individus à part entière avec leurs univers, et une vie qui dépasse la prison.

Propos recueillis par Sophie Berdah et Boris Mélinand


Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique. Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

La transformation d’un monde

Entretien avec Octavio Cortazar

Octavio Cortazar (né en 1935) est l’un des principaux artisans du renouveau du cinéma documentaire cubain à partir de la révolution. Il a souvent traité du même sujet : la transformation du monde et la nostalgie qui en découle, ou comment le fait politique résonne dans l’humain. Par ailleurs, il s’est tourné vers le théâtre (mise en scène et direction d’une salle), l’enseignement (à la fameuse Eictv de San Antonio de Los Banos située à 40 km de la Havane) et les films de fiction (deux gros succès populaires en 1977 et 1981). Il est aujourd’hui vice-président de l’Uneac, Union nationale des écrivains et des artistes de Cuba.

École de la révolution

« L’Icaic (Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie) a été fondé en 1959, l’année même de la révolution : c’est la première grande institution culturelle créée par l’État. À partir de la révolution, beaucoup de cinéastes sont venus de l’étranger pour aider et former les jeunes réalisateurs cubains. La France, en particulier, a eu une influence déterminante sur le cinéma cubain, à travers Joris Ivens, Chris Marker, Agnès Varda… J’avais 24 ans à l’époque. Je suis entré à l’Icaic comme assistant de production, puis j’ai profité de mon séjour à l’école de cinéma de Prague, entre 1963 et 1967, pour voir de nombreux films qui ont été des sources d’inspiration importantes – par exemple Resnais et Antonioni. En même temps, chaque année, je me suis rendu au festival de Leipzig, où j’ai rencontré en 1964 Robert Flaherty ».

Films de persuasion

« Il y a, pour moi, quatre types de films documentaires : les films d’observation, d’analyse, d’expression et enfin de persuasion. À l’intérieur des films de persuasion, il y a ceux de propagande et ceux de dénonciation. Sobre un primer combat, par exemple, est un film de dénonciation. C’est moi qui l’ai voulu : nous pouvions choisir environ 90 % des sujets de nos films. Même quand les thèmes étaient “suggérés” par l’Icaic, nous avions la liberté de les traiter comme nous voulions. Sobre un primer combat traite d’un événement ancien – un attentat américain de 1962 –, mais en 1971, avec Nixon au pouvoir, la menace américaine se faisait de nouveau plus forte. Je sentais que c’était le moment de témoigner de ce danger, pour remotiver une conscience de défense. La structure du film était très précise : elle reprenait celle des films noirs américains des années 1940 que j’aimais beaucoup, notamment 13, rue Madeleine de Henry Hataway. Nous pouvions mettre notre culture cinématographique au service de nos sujets. On peut faire de l’art dans n’importe quelle forme de documentaire. Regardez Now, de Santiago Alvarez : tout est dans la mise en scène ».

Transformation / Disparition

« Je voulais être témoin, à l’époque, des transformations à l’œuvre dans un pays sous-développé. À cette époque, lorsqu’on travaillait avec l’Icaic, il était facile de se procurer de l’argent et une équipe pour faire des repérages. Je suis parti, et j’ai trouvé des chasseurs de crocodiles (Al sur de Maniadero). Quoi de plus symbolique qu’un métier traditionnel comme celui-ci pour saisir un monde en train de disparaître ? D’autant que ce métier est spécifique à toute l’Amérique latine…

Il y a toujours un double mouvement : le formidable essor d’un nouveau monde entraîne la disparition de l’ancien monde qu’il remplace. Cela fait surgir une nostalgie que l’on retrouve dans beaucoup de mes films. Dans Por Primera Vez, l’enchantement que représente la découverte du cinéma par un petit village se double de la disparition d’une innocence qui était due, pour une bonne part, à l’ignorance. De même pour Guayabero1 : le processus révolutionnaire a changé beaucoup de choses, et les amuseurs publics sont en train de disparaître avec le reste. Le dernier plan est à rapprocher de celui des Temps modernes de Chaplin : le guayabero s’en va, à la fois vers le futur et vers sa disparition.

Au départ de ce film, l’Icaic m’avait proposé d’aller filmer un festival de musique. Arrivé sur place, c’était très officiel et ennuyeux. Pendant trois jours, je suis resté là sans filmer, il n’y avait pas la matière. C’est le dernier jour que j’ai rencontré ce groupe, où j’ai trouvé mon guayabero, exemple même de cette catégorie ancienne de chanteurs de son et de trova, d’un langage populaire où les formes sont mélangées. Je l’ai filmé, je l’ai inclus dans le documentaire musical qui était commandé, et du coup le guayabero est devenu célèbre. C’est après seulement que nous sommes partis tourner le véritable film : nous étions devenus amis, d’autant plus que j’étais pour une bonne part dans sa notoriété ».

Gaël Lépingle

Moussa Touré : « Au Sénégal, nous inventons nos pratiques documentaires »

Ici et ailleurs… Suite et fin de notre série d’entretiens sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans quatre pays, à travers le regard de réalisateurs. Aujourd’hui, le Sénégal avec Moussa Touré, auteur-réalisateur de Poussières de ville (2001) et Nous sommes nombreuses (2003).

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire au Sénégal aujourd’hui ?

Au Sénégal, il n’y a aucune politique de production documentaire. Avant la DV, pour produire ses films, le réalisateur était obligé de passer par le ministère français des Affaires étrangères, l’Agence de la coopération culturelle francophone, la coopération suisse ou bien de demander de l’argent à des structures comme le festival de Rotterdam par exemple. Ce qui engendrait des complications, un décalage entre le regard de l’artiste africain et celui du financeur étranger. L’arrivée du numérique a permis à certains réalisateurs d’acheter du matériel et, en choisissant des sujets nécessitant peu de frais, de produire leurs films eux-mêmes. Comme en Afrique, tout est sujet à documentaire, cette démarche qui laisse la place à l’ambition artistique commence à aboutir. Il y a peu, personne ne s’intéressait au documentaire au Sénégal, les gens préféraient la fiction. Cette année, mes deux derniers documentaires ont été projetés dans des festivals et les gens ont réagi, ils ont réalisé que c’était du cinéma, c’est-à-dire quelque chose de plus qui permet de voir la réalité.

En matière de diffusion, les télévisions africaines ont signé un accord avec CFI et TV5, deux télévisions francophones dont le siège est en France. Une fois qu’un réalisateur a vendu son film à une de ces chaînes, les télévisions d’Afrique et d’ailleurs peuvent les diffuser comme elles l’entendent. Si le film peut alors être vu par de très nombreux téléspectateurs il n’est acheté qu’une seule fois, à un prix très modique : en moyenne 3 millions de francs CFA [environ 4 500 euros] pour un 52 minutes. Les chaînes profitent de cette situation et attendent que les films soient achetés par CFl et TV5. Bien sûr, les documentaristes essaient de trouver des acheteurs plus intéressants et ne vendent à ces canaux qu’en dernier recours. Avec ce système, un film attend souvent deux ou trois ans avant d’être diffusé. Pour le contourner, j’ai choisi de ne pas vendre mon dernier film à CFI mais d’offrir dès septembre une diffusion gratuite à la télévision sénégalaise. Cela constitue à mon sens une acte de résistance.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

Contrairement à mes films de fiction, dont l’essentiel du budget vient d’Europe, dans mes documentaires, ma marge de création est totale. La question maintenant c’est : que faire de cette liberté ? Au Sénégal, 52 % de la population a moins de vingt ans. Et ils ont tous envie de partir en Europe. Or le pouvoir politique parle d’autre chose, d’agriculture, de pluie… À la télévision, plus de 60 % du temps d’antenne est occupé par ces discours qui n’intéressent personne. Reste le cinéma. Le cinéma africain fourmille d’histoires, de contes… mais presque jamais de choses réelles. Les réalités de l’Afrique ont toujours été montrées par d’autres. Aujourd’hui, toute l’Afrique s’embrase, y compris l’Afrique de l’Ouest. Les crimes, les viols… Ceci n’est pas montré. La liberté du cinéaste africain, aujourd’hui, c’est de prendre le temps d’examiner cette situation, d’élaborer un regard et de l’exposer aux Africains. J’ai commencé à faire ce travail avec mes deux derniers films sur les enfants des rues à Brazzaville et sur les guerres civiles des années quatre-vingt-dix au Congo. Mon prochain film porte sur le naufrage du Dioula qui a fait 1800 morts il y a un an au large du Sénégal.

Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ?

La demande du public pour le documentaire est croissante. À Dakar, un distributeur commence à en projeter en salles. Il organise un festival, Images et vies, qui y est entièrement consacré. Et le plus grand festival international de cinéma à Dakar, autrefois consacré à la fiction, est depuis l’année dernière entièrement dévolu au documentaire. À ce rythme, le pouvoir politique, qui détient les télévisions dans la plupart des pays africains, va bientôt être obligé lui aussi d’en diffuser. Une émission hebdomadaire de reportages documentaires, Raconte un peu, vient de démarrer à la télévision sénégalaise. J’ai l’intention d’y collaborer. Une chaîne culturelle publique est également en cours de création. Enfin, la DV a suscité de très nombreuses vocations de documentaristes. Des jeunes se forment dans une petite école à Dakar. Avec certains d’entre eux, nous avons constitué en trois ou quatre ans une petite équipe d’une dizaine de réalisateurs, d’autres ont fait de même. Au sein de cette union, nous discutons des sujets, préparons des projets, nous inventons nos pratiques documentaires.

Propos recueillis par Benjamin Bibas et Boris Mélinand

Victor Kossakovsky : « Il y a un système, mais il n’est pas pour moi »

Ici et ailleurs… Pendant quatre jours, quatre cinéastes donnent leur point de vue sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans leur pays : la France, l’Inde, la Russie et le Sénégal. Aujourd’hui, Victor Kossakovsky, auteur-réalisateur de Belovy, Sreda 19.7.1961 et Tishe !

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire en Russie aujourd’hui ?

Selon moi, les problèmes du documentaire viennent de la télévision. La Russie est malheureusement en train d’adopter le système européen de production, et je suis en total désaccord avec cela. Avec ce processus, nous sommes en train de perdre la notion d’un langage cinématographique à part entière. Le cinéma est né avec un documentaire, celui des frères Lumière. Ce n’était pas une fiction, ni un film de montage, c’était un one shot qui procurait une sensation complètement inédite.

Avant en Russie, la priorité était donnée à la forme. Aujourd’hui, si vous faites des films pour la télévision, vous adoptez une écriture « télé ». Il n’y a plus de conception esthétique. Le documentaire devient un simple véhicule d’informations et de discours. Il est là pour transmettre des idées : « aider les défavorisés », « sauver l’être humain », etc. Et pour dire cela, nul besoin d’être artiste. Puisque le sujet est plus important que la forme, être « quelqu’un de bien » suffit. Puisqu’ils cherchent à enseigner quelque chose aux gens, pourquoi ne vont-ils pas à l’université ? S’ils veulent délivrer un « message », ils n’ont qu’à prendre un stylo et écrire un article dans les journaux. Il n’y a aucune création là-dedans. Nous devons être des artistes, pas des pédagogues qui expliquent aux gens comment vivre. Un artiste ne sait pas forcément à l’avance ce qu’il a à dire, il ressent juste les choses.

Des petites sociétés essaient bien de produire des documentaires. Mais elles gonflent les budgets pour faire des bénéfices dessus. Elles ne se préoccupent pas de qualité. Elles ne comprennent pas que pour faire des documentaires il faut travailler votre style, ne pas faire n’importe quoi, rester dans l’art. De plus, l’État russe finance chaque année trois cents courts métrages documentaires. Mais cette production est seulement une caution pour le gouvernement, la preuve qu’il « soutient le cinéma ». Ces films ne sont diffusés nulle part, personne ne les voit ! En Russie, tout le monde pense que le documentaire est impossible à distribuer en salles. Je pense qu’il y a des solutions, mais je crains qu’il n’y ait pas de bons films.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

Pour Tishe ! j’ai refusé ce jeu stupide qui consiste à accepter de l’argent des chaînes de télévision russes. J’ai eu quelques contacts, mais elles me demandent de faire de « bons » films sur la Russie d’aujourd’hui, selon les critères post-soviétiques. D’avoir un regard positif et poli. J’ai envie de répondre : « Si vous savez déjà ce qu’il faut faire, faites-le sans moi ! » Si Dostoïevski ou Gogol étaient venus les voir avec leurs romans, ils auraient dit : « Ça ne donne pas une bonne image de la Russie. » Je préfère donc faire mes films seul. Je vais voir mon banquier et je lui dis : « Si mon film ne marche pas, vous n’aurez qu’à saisir mon appartement. »

Mais imaginons que vous soyez millionnaire. Si vous êtes prêt à dépenser vos millions, c’est qu’il y a pour vous une réelle nécessité. Si vous ne pouvez pas vivre sans ce film, vous prendrez des risques. Vous le ferez seulement si vous êtes sûr que des gens le verront et l’aimeront.

Pourquoi devrions-nous être payés pour créer ? Sommes-nous si talentueux, si nécessaires à l’humanité, à l’Histoire ?

Les gens ne doivent payer que s’ils veulent voir nos films. Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ? Je ne suis pas optimiste. Les chaînes tuent le cinéma. Par exemple, l’année dernière, cinq réalisateurs ont réalisé une série de cinq films sur la Russie pour la télévision. Je ne suis pas arrivé à deviner qui avait fait quoi. Ils avaient tous fait la même chose, il n’y avait ni style ni point de vue. Et pourtant j’apprécie beaucoup les films de l’un d’eux.

En Russie, il n’y a pas de Don Quichotte du documentaire, pas de combattants. Parfois, les réalisateurs font des films commerciaux, ou des films pour des partis politiques au moment des élections. Ils essaient d’intégrer ces réseaux pour gagner de l’argent ou obtenir une protection. Ce ne sont pas des artistes.

Aujourd’hui, les documentaristes du monde entier doivent définir ce qu’est le documentaire : est-ce du journalisme ou du cinéma ? S’ils décident qu’il relève de l’art, alors la seule diffusion acceptable est la diffusion en salles d’un 90 minutes (même si la télévision programme le film après). Ce format obligerait les documentaristes non seulement à avoir un bon sujet mais aussi de vraies idées esthétiques.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Céline Leclère

« Créer en Inde un marché documentaire »

Ici et ailleurs… Suite de notre série d’entretiens sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans quatre pays, à travers le regard de réalisateurs. Aujourd’hui, l’Inde avec R.V. Ramani, auteur-réalisateur de Heaven on Earth (2001), et Sanjit Narwekar, réalisateur et historien du cinéma.

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire en Inde aujourd’hui ?

Sanjit Narwekar : En dehors des nombreux films d’entreprise, les documentaires produits en Inde sont globalement de deux types. Une production dépend plus ou moins directement de l’État, notamment via Films Division, organisme public de production créé au lendemain de l’indépendance en 1947. Les autres films, surtout de réalisateurs indépendants, explorent la réalité socio-économique du pays ou alors des modes d’expression plus originaux, plus personnels. Cette catégorie a notamment fleuri au début des années 1980, avec l’apparition de la vidéo, et plus encore dans les années 2000 avec la mini DV. Ces cinéastes s’auto-produisent et ne perçoivent pas d’argent du système. En matière de distribution, l’État oblige les salles à acheter des courts métrages (« short films ») de Films Division pour les projeter en début de séance. Mais le public les boude, donc les salles ne les montrent pas. Enfin, la télévision publique diffuse de nombreux short films vaguement inspirés du réel et en général assez médiocres. Les documentaires de qualité, à peine 1 % de la production, sont diffusés entre 22h et 22h30, loin du prime time.

R.V. Ramani : On ne peut pas comparer l’économie de l’art à celle des biens et services. En Inde, la production de documentaires artistiques ne vise pas la rentabilité, mais la satisfaction du réalisateur. Je suis prêt à perdre beaucoup d’argent pour réaliser un documentaire, pourvu qu’il arrive vraiment à toucher deux ou trois personnes. Je trouve l’argent auprès d’un réseau d’amis, de cinéastes concernés ; je peux aussi repiquer des chutes de 35 mm, utiliser une table de montage professionnelle le week-end… Je peux à l’inverse travailler avec le Public Service Broadcasting Trust (PSBT) qui produit des films pour la télévision. Mais je ne toucherai que 5% des revenus du film, alors que le PSBT empoche 95 %. Concernant la diffusion, c’est un peu pareil. Dans chaque grande ville, à Madras, à Bombay, seules deux ou trois salles projettent des documentaires indépendants. Il faut organiser et promouvoir soi-même ces projections gratuites ou viennent cent spectateurs à peine. Je projette aussi mes films chez l’habitant, dans des villages, ou au cours de festivals d’art dans lesquels je débarque à l’improviste. Je m’entends avec les organisateurs, et l’année suivante nous proposons ensemble une nouvelle approche du cinéma avec des performances, des débats. Enfin, je diffuse mes films en prêtant ou en vendant des copies vidéo réalisées par mes soins.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

R.V. Ramani : Elles sont très faibles. Tout d’abord, produire un film avec le PSBT est très frustrant. Le réalisateur subit non seulement un contrôle politique sur le propos du film, mais aussi un contrôle sur l’écriture et sur la manière de faire le film : cadrage, prise de son, montage… Aucune liberté dans cette expérience, où le réalisateur n’est pas traité sur un pied d’égalité. C’est pourquoi je préfère autoproduire mes films et avoir dès lors une totale liberté de création. Pour moi, faire un film est avant tout une question de désir fort, une attitude. Si je veux vraiment faire un film, je le ferai, je me battrai pour cela, personne ne m’arrêtera.

Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ?

R.V. Ramani : Je suis optimiste, car les cinéastes indépendants commencent à se regrouper, en raison des problèmes de censure. En Inde, tous les films projetés en public, même gratuitement, doivent obtenir un visa d’exploitation (« censor certificate »). Or dans le contexte actuel d’explosion de la production vidéo, le gouvernement renforce la censure, qui touche aussi désormais ce support. L’année dernière, il a obligé les réalisateurs indiens à présenter leur visa avant d’envoyer un film au festival de Bombay. Une centaine de cinéastes se sont alors regroupés pour dénoncer un traitement inégal par rapport aux réalisateurs étrangers, qui n’avaient pås à subir cette contrainte. Cela nous a permis de nous compter, de savoir que nous existons en tant que réalisateurs indépendants qui parlons le même langage et qui ne nous laisserons rien dicter par personne.

Sanjit Narwekar : Certes, mais il y a une prochaine étape cruciale : créer en Inde un marché du documentaire, en salles ou en vidéo. Je suis sûr que nous pouvons mobiliser quelques milliers de spectateurs, à Madras, à Calcutta ou à Bombay. Si ce marché n’est pas créé, les documentaires indépendants d’aujourd’hui finiront comme ceux de Films Division : ils seront montrés, mais presque personne ne les verra.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Benjamin Bibas et Boris Mélinand

« Les cinéastes ne sont pas des saints »

Ethnologie cinématographique ? Cinéma ethnologique ? On ne sait trop comment qualifier les films de Stéphane Breton. Une chose est sûre, c’est qu’il y déploie, depuis Eux et moi (2001), un rapport peu saisissable à son objet d’étude, la société des Papous d’Indonésie. Et son mode narratif quitte parfois la description pour s’évader dans l’onirisme, comme dans Le Ciel dans un jardin. Pour en avoir le cœur moins flou, nous avons rencontré Catherine Rascon, monteuse et complice d’écriture des deux films.

Comment avez-vous travaillé le montage du Ciel dans un jardin ?

J’ai d’abord écouté Stéphane Breton. Il ne m’a pas raconté un film, il m’a parlé de sentiments. « Dans la vie, il n’y a pas d’histoire, pas de début ni de fin », dit-il, « il y a des bribes de choses qui se croisent et qui fabriquent le quotidien ». De même, ses rushs étaient extrêmement décousus. On a sélectionné empiriquement ce qui nous paraissait le plus sensible. Ensuite, mettre cette matière en ordre a été compliqué. Le Ciel dans un jardin est un film sensuel, son mouvement est intime. Il n’y a pas de chronologie mais plutôt des moments en contact. C’est une conception très excitante pour une monteuse, mais cela risquait de donner un film contemplatif, difficile à « lire » pour le spectateur. D’où l’idée de la voix off, qui doit tendre le regard vers l’auteur. Pendant le montage, Stéphane Breton est parti quinze jours. Il est revenu avec une vingtaine de feuilles de commentaires, sans ordre. Des choses très petites, des bribes de poésie concernant le bois, la fièvre… Il a écrit exactement comme il avait filmé. Après, on a retravaillé le montage en sons et en images, de la même manière. Les divers éléments n’entrent pas directement en relation, ne forcent pas le discours. Au final, cela donne un montage en échos, des histoires d’allers-retours entre différents moments que sa mémoire appelait.

Stéphane Breton est un ethnologue qui filme son objet d’étude. D’après vous, quel point de vue adopte-t-il ?

Au moment où il a entrepris Eux et moi puis Le Ciel dans un jardin, cela faisait curiosité envers lui. Il s’y est installé avec son ordinateur, en se disant : » je ne vais pas faire semblant de vivre comme eux, je veux rester ce que je suis et, en cette qualité, approcher les autres ». Dès lors, les gens n’ont plus eu peur, ils se sont dit : « nous on a nos arcs et lui sa caméra, c’est son boulot ». Il a alors développé un rapport très intense avec eux. Dans les rushs d’Eux et moi, il y avait déjà des moments de contemplation : dégustations au coin du feu, fumée, nuages… Ces petites choses faisaient partie de sa vision, il voulait les monter. Mais cela donnait un film difficile, entre l’introspection et la description. Finalement, on a enlevé ces moments, puis on les a intégrés dans Le Ciel dans un jardin. Ce deuxième film se veut une suite, comprenant tout ce que l’auteur n’a pas pu faire dans le premier. On y trouve quelque chose d’extrêmement tendre et pacifié dans les relations. C’était son dernier voyage. Il prenait le goût de tout ce qu’il allait devoir quitter.

Par exemple, il n’ose pas dire à ses amis Papous qu’il les voit pour la dernière fois. C’est humain, les cinéastes ne sont pas des saints. Dans Eux et moi, le désir de Stéphane Breton était de faire apparaître quelque chose que les ethnologues répugnent généralement à montrer : le rapport marchand qu’ils ont à leur terrain. Il essaie de ne pas être malhonnête, de ne pas faire croire qu’il n’est traversé que par de belles émotions… Dans Le Ciel dans un jardin, la musique contemporaine – Pascal Dusapin, Pavel Haas… –, c’est un peu la même chose. Les gens peuvent être outrés. Mais on s’est dit que puisqu’on montait un film atypique, on pouvait faire tout ce dont on avait envie. Le film est comme un rêve, une pensée : la voix, la musique prennent un relais de mémoire, et on se met à regarder les images d’une autre façon, avec une autre distance.

Propos recueillis par Benjamin Bibas et Audrey Mariette

Mariana Otero : « Proposer prend un caractère d’urgence »

Ici et ailleurs… Pendant quatre jours, quatre cinéastes donnent leur point de vue sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans leur pays : la France, l’Inde, la Russie et le Sénégal. Aujourd’hui, Mariana Otero, auteur-réalisatrice de Histoire d’un secret.

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire en France aujourd’hui ?

J’ai commencé à faire du documentaire en 1989 pour La Sept diffusée alors sur FR3. Cette chaîne représentait une promesse d’ouverture de la télévision par rapport aux années précédentes. Un espace de liberté incroyable en termes de durée des films, de possibilité de toucher un large public… Pour La Loi du collège, la chaîne avait même accepté un tournage d’une année ! Diffuseur, producteur, créateur, nous étions dans un vrai rapport de collaboration, de recherche et d’expérimentation. Au montage, nous avions trouvé ensemble l’idée de transformer toute cette matière filmée en feuilleton documentaire. Une seule question comptait alors : que pouvions-nous faire de mieux pour le film ?

Mais au milieu des années quatre-vingt-dix, j’ai commencé à sentir que la télévision se refermait. Les  chaînes n’avaient plus un rapport de collaboration avec nous, mais presque de censeur. Aujourd’hui, le diffuseur impose les sujets et le format. Tout est à l’envers ! Nos interlocuteurs des chaînes de télévision nous disent : « Mettez-vous à la place du spectateur ! Il doit comprendre tout de suite. Ajoutez une voix off explicative ! Sinon, il va zapper ! » Ce qui était auparavant un choix est devenu une contrainte : le feuilleton est maintenant un « format » imposé pour coller à la case prévue à cet effet ! L’alternative est soit 52 minutes, soit 1h30. Sans compter qu’il faut tomber dans la bonne case l’année où on veut faire son film. Une série sur les adolescents est programmée, mais si vous avez eu la même idée l’année d’avant, quand la série n’existait pas, ou l’année d’après, quand la série n’existe plus, alors ce n’est pas possible. De plus, les diffuseurs ont le pouvoir de décision mais ils n’arrivent même pas à la prendre : il faut attendre très longtemps pour qu’un projet soit accepté. Or, dans le documentaire, le B.A.-BA est de pouvoir filmer ses personnages ou son sujet de manière réactive. Dans cette attente, le désir de film s’émousse aussi.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

Pour Histoire d’un secret, j’ai décidé de me tourner vers le cinéma. Et beaucoup de documentaristes le font. J’y ai retrouvé la liberté que je n’avais plus à la télévision. Il y a le producteur et moi, c’est tout ! Au cinéma, personne ne nous impose de cahiers des charges, personne ne nous force à considérer le spectateur comme un idiot. Je n’avais aucune envie de m’entendre dire : « Là, on ne comprend pas qui est qui ; il faut tout de suite révéler la teneur du secret au spectateur pour capter son attention ». Les télés sont persuadées que le spectateur existe, elles le formatent. Mais elles se trompent : le spectateur n’existe pas avant que le film soit là ! C’est le film qui construit le spectateur.

Bien sûr, le budget d’un film documentaire est plus difficile à monter au cinéma qu’à la télévision. Ce qu’on gagne en liberté, on le perd en argent… J’ai obtenu l’avance sur recettes (elle est moins importante que pour la fiction et peu de documentaires sont acceptés). Il faut ensuite trouver un financement auprès des chaînes, mais elles mettent peu d’argent et très rarement pour le « documentaire salles ». Restent les conseils généraux, régionaux, quelques subventions par-ci par-là. Si on tourne en vidéo pour le cinéma, le kinescopage prend presque un tiers de la subvention du CNC… Pour la distribution, on ne maîtrise pas le nombre de salles, le contexte général dans lequel sort le film… Un orage… et une projection peut être annulée ! C’est un peu angoissant, mais au moins, ça vit ! Le temps du film en salles est un temps long. Je vais accompagner Histoire d’un secret au cours des projections, des débats… À la télévision, une fois le documentaire programmé, c’est terminé !

Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ?

Si, en plus des problèmes de diffusion, de financement et de distribution, nous perdons l’assurance chômage, je ne sais pas comment nous allons faire. Nous continuerons de faire les films de toutes façons… mais j’ai du mal à imaginer comment. Je me dis qu’il va y avoir un changement du protocole, un aménagement, que c’est impossible qu’il reste en l’état. Sinon, on touche le fond ! Je perçois une prise de conscience, une volonté de tout remettre à plat. Des contacts avec des organisations d’autres pays européens sont pris. Producteurs, réalisateurs… tous se rapprochent pour réfléchir et proposer. Car toute la production est en péril, et pas seulement celle du documentaire. À Lussas, en commissions, nous réfléchissons notamment pour créer des coopératives de distribution, imaginer des sorties en béta, demander des fonds au CNC pour kinescoper les films…

En même temps, il ne faut pas abandonner la télévision ! Collectivement, nous pouvons être un moyen de pression sur les chaînes pour qu’elles détachent leur programmation de l’audimat. Mais ça ne peut être qu’une action politique, au sens fort du terme. Comment se réapproprier la télévision ? Les propositions ne sont pas forcément toutes nouvelles : augmenter la redevance, l’inclure directement dans l’impôt sur le revenu (il n’y a aucune raison que les seuls possesseurs de téléviseurs payent la redevance), taxer les marchés publicitaires… Mais, dans le contexte de confrontation de deux logiques opposées, l’une ultralibérale et l’autre solidaire, ces propositions prennent un caractère d’urgence.

Propos recueillis par Sébastien Galceran

« Hantée par sa vie »

Entretien avec Claire Simon à propos de La vie de Mimi

Après 800 km de différence, Claire Simon dresse le portrait d’une femme et signe un film à la fois intime et politique. Retour sur la genèse de ce projet.

Pouvez-vous nous parler des conditions d’écriture de ce film ?

Je voulais faire à la fois le portrait de Nice et le portrait de Mimi. Quand je lui ai proposé de faire le film, elle a tout de suite été d’accord parce qu’en fait, elle avait essayé d’écrire son histoire. Mais ça n’avait pas marché parce que, comme elle dit : « Je ne raconte pas, je revis. » C’était ça le principe, et c’est ce qui m’a motivé le plus, c’est le sentiment que Mimi vivait avec sa mémoire comme tout le monde. Mais qu’à la différence de beaucoup de gens, sa mémoire à elle, ce sont des scènes. Il y a comme une opacité, elle se souvient des scènes avant de se souvenir du sens. C’est jamais le scénario, c’est la scène. Il y a un côté « à la lettre » dans ces histoires qui m’a obnubilée. Bien sûr, il y a la nature de son histoire, mais c’était cette opacité et sa façon de raconter qui permettait un système d’évocation. Le principe était de donner à voir ce que la ville est devenue et ce qu’elle a été dans la mémoire de Mimi.

J’ai fait le pari qu’en l’accompagnant sur des lieux de sa ville, notre présence en ces lieux que je filmerai évoquerait quelque chose qui serait comme un morceau de son histoire, de son puzzle. L’idée du puzzle, c’est qu’on verrait bien ce qui arriverait comme histoire dans tel ou tel endroit. Les lieux étaient pour moi des entités absolument étanches. Ma règle absolue, c’était que je ne les mélangerai jamais au montage. Ils étaient comme des stations, non pas comme d’un calvaire mais comme les stations d’une ligne de métro. C’était comme une promenade où l’on sauterait d’un lieu à un autre, où l’on ne verrait pas le trajet.

Je voulais que le lieu soit la raison majeure. Un principe un peu à la Perec, très littéraire au départ. Parce que pour chacun, un même lieu peut avoir des raisons d’être totalement différentes. Et alors, effectivement, il y a des figures qui s’installent et des choses qui arrivent dans le récit qui étaient totalement imprévisibles, que je saisirai ou pas, dont on verrait l’origine ou pas, et dont on verrait la continuation ou pas dans le monde. C’est un film basé sur le hasard.

Il y a eu des choix radicaux de votre part. Peut-on parler d’improvisation ?

C’est le projet même du film. Je voulais filmer la vie de quelqu’un que je ne connaissais pas. Je savais quelques petites choses – c’est quelqu’un qui est « hanté » par sa vie donc elle en parle à ses amis. Par exemple, je connaissais l’histoire de son père, sinon je n’aurais pas choisi d’aller tourner à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Mais c’était très peu. Je ne voulais pas qu’elle me raconte quoi que ce soit avant que l’on tourne. Le soir, on était ensemble, mais on parlait d’autre chose. Quatre-vingts pour cent des histoires qu’elle  raconte, je ne les connaissais pas. C’est moi qui ai choisi les lieux, qui ne sont pas forcément ceux où les choses se sont déroulées. Pour qu’elle raconte, sur le mode de l’association, ce qui lui venait à l’esprit. Je ne voyais que cette méthode pour approcher l’idée du film de fiction que j’avais eue au départ. Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à donner une image de cette femme aujourd’hui. Si vous imaginez madame Bovary racontant sa vie, ce ne sera pas pareil si vous la faites jouer par une femme de trente ans.

Ce pari aurait-il aussi bien fonctionné avec quelqu’un d’autre ?

Par définition, un film est toujours un prototype, jamais une recette. l y a des choses mystérieuses que je ne peux pas expliquer réellement. Pourquoi son histoire devient la mienne, de façon travestie, je le sais, mais ça n’a aucun intérêt, c’est ma « cuisine » personnelle ! Quand on écrit une histoire, on se travestit aussi. Là, j’avais l’impression que cette histoire était plus forte que tout ce que je pourrais écrire. Je n’aurai jamais pu rendre cela par la fiction.

Comment situez-vous ce travail dans votre filmographie ?

C’est une question que je ne me pose pas. Disons que je n’avais jamais filmé frontalement le récit, quelqu’un s’adressant à moi directement, sauf dans un court-métrage qui s’appelait Histoire de Marie. C’était cela l’extrême nouveauté pour moi, le défi à relever. J’ai essayé de trouver des façons adéquates pour raconter les histoires de gens qui me paraissent être des « légendes du temps présent ». J’ai voulu travailler sur la notion de récit. Comment peut-on faire voir ce que c’est que le récit au moment où il est convoqué dans le cinéma ? Retrouver quelque chose du comment elle, elle se raconte sa vie.

C’est un film très politique ?

Nice est une ville haïssable à bien des égards, et pourtant certains de ses habitants sont différents de l’image que l’on s’en fait. Il y a tous ces gens en transit, c’est une ville frontalière.

J’avais envie de montrer autre chose de Nice que le côté Front National, ou les éternels Anglais, même si ça existe. Mon film lui, tourne le dos à la mer. Parce que la vie de Mimi a traversé la ville tout à fait autrement, que son parcours incarne avant tout la résistance.

Ce que je voulais filmer, c’est ce que les gens se disent et comment, avant le regard qu’on pose sur cette parole. Quand les gens prennent la parole, faire que leurs histoires soient « rendues » aux gens eux-mêmes et ne soient pas intéressantes seulement pour leur pouvoir représentatif.

Évidemment, ça part de l’idée de la singularité de la vie de quelqu’un, d’une singularité totale face au monde. C’est un peu Brecht et son « Chantons la légende des gens dont on ne connaît pas la légende ». Je trouvais cela fort de dire la légende d’une personne qui n’est pas une vedette, qui ne fabrique pas sa vie, dans un monde aujourd’hui de plus en plus dominé par le côté people.

Il y a aussi chez Mimi la dimension d’un « érotisme prolétarien » qui m’a intéressée. Travailler dur, ça veut dire aussi admirer la force, dans son côté viril. Dans ce désir de faire partie du monde ouvrier, dans cette fascination pour les machines, les corps au travail… Il y a quelque chose d’érotique.

Propos recueillis par Boris Mélinand, Eric Vidal et Sandrine Vieillard (avec l’aide de Céline Leclère).