La règle du jeu

Malgré l’enthousiasme de Chris Marker, de Jacques Rivette et d’Alain Cavalier, Le Moindre geste n’a pas rencontré le succès escompté. Jean Pierre Daniel se remémore pour nous l’aventure du montage

L’avant-film

C’est Jacques Allaire qui me donne la valise contenant les négatifs du film. Ce que je sais de ce qui s’est fait avant, je l’ai entendu un petit peu de Deligny, mais je le sais surtout parce que j’ai regardé les images et que c’est en les dépouillant que j’ai compris comment le film avait été tourné. Donc, en gros, dix heures d’images et autant de sons en bandes 6,35 mm absolument pas synchrones. Le statut du travail sonore est très précis : Yves s’enregistre librement la nuit sur un magnétophone après les prises de vues. Il peut raconter ce qu’il veut sur les images tournées dans la journée. C’est une vraie aventure. Yves, Deligny et les gens qui vivaient avec lui font un film ensemble, sauf qu’ils se mettent tous à essayer d’inventer l’histoire. Et, effectivement, il y a construction d’un scénario. D’après ce que j’ai compris, Deligny n’avait rien à faire de tout ça et qu’il laissait faire comme il m’a laissé faire. On a tous le droit de faire son cinéma, et lui aussi faisait le sien. Ce qui est dans la malle est le résultat de deux ou trois ans d’une espèce de pratique qui se tournait quand il faisait beau. On lui avait dit qu’il fallait tourner avec le soleil dans le dos, à f:11, et puis c’était bon. Je pense que c’est Deligny qui déterminait le cadrage. Certains plans, ceux que j’appelle les « plans russes », rappellent ceux de Nicolas Eckk dans Les Chemins de la vie, qui est un film dont il parlait souvent. Je dirais qu’il y a quatre heures de matériau sur lequel lui travaillait et le reste c’était autre chose. Par contre les dix heures de sons sont complètement dans son projet. Il y a bel et bien, je ne dirais pas un scénario, mais une règle du jeu. On va jouer à faire un film. Toi Yves tu es Yves mais on joue. Je ne te prends pas à l’improviste en train de faire ce que tu fais d’habitude. La base c’est une fable, au sens brechtien du mot, une espèce de situation qui va permettre le jeu. La situation, elle a du sens. De ce point de vue là, il n’y a pas de mise en scène. Avec Yves « on joue à ». Il y a peut-être des situations proposées mais Yves s’en saisit par la suite de manière entièrement libre. C’est vraiment un jeu entre eux, avec une règle très forte qui est la fable. Pour moi elle est fondamentale, et je m’en suis servie en la réduisant au noyau de ce qui permettait aux gestes d’arriver. Ça, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. J’ai même pensé que c’était peut-être la seule vraie invention de Deligny, en tant que « poétique », que d’avoir imaginé un petit perdu dans un trou au-dessus d’une pièce sans toit (il tenait beaucoup à cette idée). Ce matériau était hétéroclite et encore aujourd’hui pour beaucoup, le film n’est pas monté comme il devrait être monté, qu’il trahit quelque chose de Deligny. Ce travail d’extraction que je faisais me paraissait vraiment synchrone avec son projet. Bien avant le son, c’était les plans qui me passionnaient, tous ces panoramiques…

Le montage

Il m’a pris deux ans, seul, la plupart du temps. J’ai eu l’impression très vite que j’avais fait ces images. J’aurais aimé les réaliser. J’en aurais pas fait d’autres. Et cette espèce de formidable attention à la lumière, aux objets, à la matière me passionnait par rapport à ce qu’était le début de mon aventure cinématographique. Le montage est serré autour de cette idée de fable. Il y a d’abord eu un travail de repérage puis de reconstruction des plans. Je me suis aperçu que les plans avaient été tripotés et que je ne comprenais pas pourquoi. Ça a été mon premier échange avec Deligny : lui demander pourquoi ces plans avaient été coupés ? C’était une erreur. Il fallait les réinscrire dans la durée.

J’ai donc éliminé des scènes que je ne comprenais pas. C’est sur ces deux bases-là qu’il m’a dit de continuer. Ensuite il fallait essayer de dire comment les scènes travaillaient la fable. On s’est amusé à monter le film en enlevant des personnages. Je suis même allé jusqu’à monter le film en enlevant Yves complètement, pour essayer de voir ce qui résistait. Je crois que l’aventure formelle du film, telle que tu la nommes, est le repérage de ce qui est déjà formel dans le travail de Deligny. C’est quelqu’un qui a compris que l’image fonctionnait de façon très autonome par rapport au sens, par rapport à l’intention. Et je fais ce travail petit à petit, en comprenant que telle image qui fonctionne comme ça est de Deligny, et que telle autre ne l’est pas. À ce moment-là, lorsque je me mets à foncer sur le propos, où je le lâche complètement, le film commence à prendre sa forme.

La matière sonore, les rapports entre les bruits et la parole d’Yves, constituent le deuxième temps film que je suis, à mon avis, le seul a élaborer.

Le son

Je me suis initié sur toutes ces choses au fur et à mesure où je les faisais. C’est vrai que je ne partais pas forcément bien dans le démarrage du son. Jean-Claude Bonfanti venait au début pour m’aider car je n’avais jamais monté un son synchrone. J’avais surtout fait de la prise de vue et très peu de montage. Mais au bout de trois jours je lui disais que ça ne marchait pas. On était en train de fabriquer, de repiquer des sons, de mettre des petits oiseaux… de faire des tas de choses pour fabriquer la sauce, comme on fait au cinéma, et ça n’allait pas. Il a fallu que je rencontre Aimé Agnel et Jean Pierre Ruh, qui avaient travaillé avec Pierre Schaeffer 1, pour que cela change. C’est quand je me suis mis à vraiment isoler les sons, à les prendre comme des objets, voir comment ils pouvaient se structurer par rapport au rythme de la fable que, d’un coup, les choses se sont imbriquées. Le son a été l’élément précipitateur, un peu comme on peut vivre une expérience de chimie. Mais c’est parce que le rythme du son nous a mis, d’un coup, dans une obligation à voir dans l’image le rythme et pas uniquement la fable. En fait on traînait sur la fable. Et c’est quand on a mis le film en marche que le mouvement et la durée se sont mis à fonctionner autrement. D’un coup, les plans ont été obligés de serrer sur leur durée propre. Ils se sont liés à la matière sonore. On se disait : il faut habituer les gens au son. Je crois que les dix dernières minutes du film sont complètement sonores, il n’y a plus un moment de silence. On est avec des objets sonores qui viennent jouer avec le rythme des mouvements qui sont dans l’image.

Avec ce film il n’était surtout pas question de rendre la parole à Yves. Ce qui me paraît intéressant dans l’idée de prendre ce film pour poser la question de la parole en 67, c’est que je pense que 68 à tué cela. On a redonné du sens à la parole en croyant qu’il suffisait de mettre un micro devant les gens. Mai 68 a complètement déjoué ça en croyant le reprendre. J’ai eu l’impression que quelque chose d’un certain travail théorique a été complètement déjoué dans les années soixante-dix. « L’inconscient structuré comme un langage », il n’y a peut-être pas que ça. La linguistique a envahi le cinéma à travers la dictature du scénario. L’aide à l’écriture, qu’est ce que ça veut dire ? Je dis 67, mais en pensant que 68 va agir en donnant à la parole, justement, le sens que Deligny ne lui donnait pas.

Propos recueillis par Éric Vidal et Gaël Lépingle

  1. L’un des créateurs de la musique concrète

Caméra Obscura

Dans le cadre du séminaire sur « Le temps des récits », nous avons rencontré William Guérin, réalisateur de La Nuit venue.

C’est la mise en scène qui est intéressante dans le cinéma. C’est une forme d’expression, un langage. Je ne me pose pas la question de savoir si je respecte la vérité ou pas. La vérité c’est la mienne, c’est ce que je sens. Un film, c’est un territoire, des personnages, une histoire. La mise en scène c’est le sens de l’espace (Griffith). Les personnages, il faut les trouver, les chercher, et puis il faut les travailler. Il faut arriver à faire sortir la densité de la parole (Ford). Et puis une histoire c’est avoir toujours au plus serré, au plus obsessionnel le fait qu’il faut que ça s’intègre dans un continu. Donc il faut faire répéter aux personnages jusqu’à ce que ce soit bon. On répète les questions dix, quinze fois… Dès qu’on met l’œil dans une caméra, on fait de la mise en scène, dès qu’on a un regard, on a de la mise en scène. Une caméra n’est pas un instrument d’enregistrement de la réalité, il y a longtemps qu’on le sait. Il n’y a pas de captation de la vérité, ça c’est des niaiseries pour ceux qui ne sont pas foutus de prendre leur langage en charge. Ils n’en ont pas, ce qui revient à peu près au même.

La mise en scène repose sur la sensation et si on met la parole en scène, c’est parce qu’on ne peut pas faire autrement. Alors autant l’assumer. Si je fais revenir les gens sur les lieux c’est parce que, d’une part, paresseusement, ça m’évite d’aller chercher ailleurs et que, d’autre part, il se passe parfois des choses entre les gens et les lieux. Évidemment on ne les fait pas revenir n’importe comment, on ne les cadre pas n’importe comment. La caméra est un instrument de vampire. Le cinéma, un outil qui utilise la lumière du jour pour la mettre au service du noir. Ça se passe dans des salles toujours obscures. Vous captez la lumière intérieure des gens pour la mettre au service de votre noir à vous, c’est-à-dire pour essayer, d’après leurs histoires, de reconstituer la vôtre ou d’en comprendre un peu plus. Dans le travail que je fais, les vingt ou vingt-cinq premières minutes de l’interview sont rarement intéressantes parce que, précisément, la personne va vous dire ce qu’elle a envie de vous dire. Ce que je veux entendre c’est ce que l’autre a à dire. L’autre c’est celui qui habite la personne, qui n’a pas encore parlé et qui par le biais d’un processus de fatigue va peu à peu émerger. Appelez ça discours de l’inconscient. Je fatigue les gens pour qu’au bout de vingt ou vingt-cinq minutes ça vienne. Le jeu peut paraître cruel, mais c’est d’abord un jeu amoureux, particulièrement dans le documentaire où vous n’avez pas les rapports d’hystérie que vous avez avec les acteurs. Dans le documentaire il faut faire très attention aux gens, il ne faut pas les violer, il faut établir un rapport de confiance.

Le travail se fait en amont. C’est des semaines de repérages, des heures de conversations. C’est l’établissement d’un rapport humain. Avec Mária Wittner, qui ouvre et conclue le film, il s’est passé quelque chose qui justement légitime, entre guillemets, la mise en scène. Seul l’amour qui passe légitime une mise en scène. On ne filme bien que les gens qu’on aime. Moi je ne pourrais pas filmer Bruno Mégret par exemple, ou il me faudrait être très christique pour le filmer parce que ça supposerait que je puisse avoir une once d’amour pour cet homme-là, ce que je n’ai pas. Donc le gros du travail est en amont. Une caméra qui, à force de répétitions, va enregistrer l’intérieur de l’acteur qui habite le personnage, l’intérieur c’est-à-dire rien, le vide, le noir, le néant, l’inconscient… Tout ce que la psychanalyse nous révèle et que, précisément, on n’atteint jamais ; et que la grandeur du cinéma est de nous faire croire qu’on atteint, et qu’on atteint que par le biais de la mise en scène. C’est une histoire de vie et de survie, le cinéma.

Le documentaire ne se fait pas via des acteurs professionnels. Ceci dit, tout personnage qui se retrouve derrière une caméra devient un acteur. La fonction de la mise en scène dans le documentaire va être de prendre en charge cet état ou, peu à peu, vous transformez quelqu’un du réel en quelqu’un de l’imaginaire. Je ne filme pas des gens qui appartiennent à la réalité, simplement parce que je les filme. Je fais d’eux tout à fait autre chose. La mémoire survit dans la tête des gens et la mise en scène se justifie si elle vous ramène de la survie à la vie. Vous passez de la survie de la mémoire des gens à la vie réelle d’un objet cinématographique et la fonction de la mise en scène c’est d’arriver à vous faire croire à cette histoire. Si vous croyez à l’histoire, la mise en scène est réussie ; si vous ne croyez pas à l’histoire, la mise en scène est ratée. Je n’aime pas utiliser les images d’archives parce que ce n’est pas moi qui les ai faites. Les images d’archives ça serait la vérité ? Mon œil ! S’il y a une image qui peut être utilisée, qui peut être pillée, si elle est cinématographiquement forte et qu’elle peut renforcer votre mise en scène, pourquoi ne pas la prendre. Il n’y a pas d’image vérité. Il n’y a pas de vérité dans les archives. Tout est trafiqué, à partir du moment où on regarde, on trafique.

La mise en scène c’est l’intervention de l’âme dans le réel par ce que ça contient d’imaginaire et de symbolique, c’est l’intervention de l’autre dans le réel. Je ne prétends pas éclairer les événements historiques, il y a des historiens pour ça. L’image propage les mythes au niveau des peuples. Elle n’est pas un mode de connaissance de la pensée scientifique, mais de la pensée mythique et mythologique. J’entends par pensée mythologique celle qui se propose de répliquer les mystères du monde pour asseoir les fondements d’une communauté. L’image ne sert pas à éclairer mais à assombrir. Elle peut servir à faire sentir, elle ne peut pas servir à expliquer.

Propos recueillis par Sabrina Malek et Éric Vidal

Intérieurs/Extérieurs

En marge de la rencontre sur les lieux de diffusion, nous avons rencontré Anne Toussaint pour évoquer avec elle son travail de programmation à la maison d’arrêt de Metz et à la prison de la Santé à Paris.

Il existe un atelier vidéo dans la maison d’arrêt de Metz où je suis intervenue sur le cadre et le montage d’un film (Tatoo Zappé). C’était la première fois que je rentrais dans une prison. À ce moment-là, cette problématique ne faisait pas partie de ma vie. J’étais assez fascinée par le travail fait là-bas, qui reposait sur un atelier d’art plastique et un atelier d’écriture. Le film était un peu une critique de la télévision, qui prend une place de plus en plus importante en prison. Elle est une sorte de soporifique pour les personnes détenues, une façon de tuer le temps. La rencontre avec les personnes détenues et leur questionnement sur les images m’a beaucoup intéressée. On m’avait parlé de la création d’un centre de ressource audiovisuel. L’idée était de créer une télévision à l’intérieur de la prison, de former des personnes détenues et de proposer un travail de post-production pour l’extérieur. Quand je suis arrivée les objectifs et les matériels du projet étaient déjà déterminés. Un groupe s’est constitué pour faire une initiation à la vidéo. Il m’est apparu évident de travailler sur l’échange entre l’extérieur de l’univers carcéral et son intérieur. Il fallait éviter de faire de la vidéo en circuit fermé, qui parlerait uniquement de la prison. J’ai donc organisé une correspondance vidéo entre des étudiants en cinéma et un groupe de personnes détenues. Malgré la volonté commune de questionner l’enfermement, il s’est installé un grand décalage dans la représentation de la prison et ce sont plutôt les étudiants qui ont arrêté le projet. La deuxième expérience a été de réaliser une fiction à l’intérieur de la prison avec l’idée d’en détourner le lieu. Pour moi, l’atelier vidéo ne doit pas institutionnaliser la prison mais être un outil de résistance par rapport à l’état d’enfermement. Je voulais appréhender le lieu sous différents angles en jouant sur le point de vue ou sur le son. Il me semble important de travailler sur la mémoire des mots, des images, des sons que l’on ne dit plus, que l’on ne voit plus, que l’on n’entend plus. En partenariat avec l’Afpa (Association de Formation Pour Adulte), on a donc monté une fiction dans le cadre d’un stage de formation pré-qualifiante. Un scénario a été écrit. C’était intéressant car il y a eu créations de décors à l’intérieur de la prison. On y a, par exemple, simulé un bateau. La prison devenait alors autre chose qu’une institution, qu’un lieu physique puisque l’on travaillait sur un imaginaire, sur des visions et des dialogues qui ne faisaient pas référence à l’univers carcéral.

La diffusion existe pour moi dès le départ. Il y a cet « objet télévision », omniprésent dans la prison, et le but de l’atelier vidéo est d’amener les personnes détenues à mener une réflexion sur des images, à leur faire découvrir d’autres écritures que celle, dominante, de la télévision. C’est pour cette raison que je me suis tout de suite orientée vers la présentation d’art vidéo ou que j’ai invité des auteurs et des réalisateurs qui sont dans les marges de la production dominante. Dans les champs de la réalisation et de la diffusion, mon objectif est de travailler sur quelque chose de plus poétique, de plus abstrait et, par ce biais, d’ouvrir les prisonniers à une autre façon de voir les images. Les amener aussi à développer leur créativité, ce qui est difficile en prison car l’univers visuel et sonore est toujours le même. Je voulais que l’image devienne un matériau d’expression, que l’on puisse la détourner, jouer avec le signal vidéo, etc. La diffusion peut alimenter leur propre production. Pour chaque diffusion on fait une annonce par le canal interne. Les personnes détenues qui veulent y assister doivent s’inscrire. Un public extérieur est invité. En raison des difficultés à entrer en prison, ce sont généralement des étudiants en communication, en cinéma ou des Beaux Arts des universités de Metz. Il y a toujours une rencontre avec le réalisateur et un échange collectif. Je choisis toujours les films. Les personnes détenues de l’atelier vidéo les visionnent, préparent la diffusion et animent la rencontre avec le réalisateur. Celle-ci n’est pas systématiquement filmée car la présence de la caméra peut empêcher l’expression libre de la parole. Mais après la rencontre il y a toujours une interview menée par l’un des membres de l’atelier. Ce matériau est monté et accompagne la diffusion du film sur le canal interne.

J’anime un atelier de programmation à la maison d’arrêt de la Santé à Paris. L’idée est de réfléchir sur des films à diffuser sur le canal interne, en respectant les droits de diffusions et en explorant le « hors télévision ». Nous réfléchissons ensemble sur ce qu’est un véritable travail de programmation, visionner des films, faire des choix et rencontrer des réalisateurs. Depuis janvier on diffuse un programme de cinq films toutes les semaines, présenté par les personnes détenues. Ils expliquent leur choix, donnent des clés de lecture et des informations sur le réalisateur. On essaye de diffuser des films que l’on ne voit pas à la télévision, notamment des films étrangers en V.O. (il y a un grand nombre de personnes détenues issues de cultures différentes), du documentaire et aussi de l’art vidéo. On invite des auteurs à venir débattre de leur travail. Là il n’y a pas de diffusion collective, tout se passe sur le canal interne.

Il faut briser les frontières, faire des ponts entre l’extérieur et l’intérieur. La prison peut bouger si plus de gens extérieurs viennent y passer un moment. Le fait de doubler les diffusions à la maison de la culture est une tentative de redonner une place à la prison dans la cité.

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

La parole errante

Interview de Stéphane Gatti

Notre travail avec Gatti peut prendre trois postures. La première est celle du travail particulier fait avec les « loulous », où il s’agit tout le temps de rompre l’encerclement, d’expliquer ce qu’on fait, comment on le fait et pourquoi on le fait, sinon on existe pas. Cela correspond à l’existence de toute une série de films où l’on essaye de raconter notre démarche. La deuxième posture est celle de la rencontre avec l’écriture. C’est un autre type de collaboration où Gatti écrit un texte et avec ça j’essaye de faire un film. C’est ce qui nous semble être un vrai documentaire, en disant que la langue poétique est la seule qui ne soit pas réductible, qui soit insubstituable. La troisième posture est ce que vous avez vu par exemple à Sarcelles, pour moi la seule façon de travailler réellement, c’est-à-dire dans un espace où l’on peut imaginer qu’il y ait des images et des installations, donc de travailler sur de plus grandes longueurs. Voilà les trois postures résumées.

J’ai commencé à faire de la vidéo au moment où il y avait les premiers portables Sony qui venaient de sortir, un matériel hyper-léger. Quand Gatti a vu ça, une distance immédiate s’est créé. Ayant fait du 35 mm avec une grosse équipe, il ne voyait pas comment fonctionner avec ça. Il a donc mis toute sa force dans l’écriture et là, une recherche de dialogues s’est mise en place. Il n’y avait pas seulement moi, il y avait aussi Hélène Châtelain. On a cherché en se disant, bon voilà, il y a un écriture, quelles images ? Comment on peut faire ? Comment en rendre compte ? Spire écrit sur Gatti que « seul compte la démarche, peu importe le produit fini ». Je crois que c’est faux. Je crois que chez Gatti il y a d’une part la démarche, qui est très importante, et c’est pour cela qu’on fait toute une série de films qui en parlent, et d’autre part l’objet fini. En collaborant ensemble il s’est posé une question : il y avait deux sortes de façons de fonctionner. L’une était que l’on collaborait directement ensemble, comme pour Letizia, où il écrivait un texte pour un film. Une autre relevait d’expériences complexes où il fallait commencer à dire quel était son travail d’écriture, d’essayer d’en rendre compte.

À propos de briser l’encerclement, un critique de théâtre avait écrit : « Gatti ne fait plus de théâtre, il fait de l’animation culturelle et de l’animation vidéo ». Ce qui était un coup de poignard terrible dans le dos. Gatti animateur… Mais en même temps, comme ce critique avait beaucoup d’influences dans la profession, ça a été un boulet. Il fallait répondre à ça terme à terme. Il fallait montrer que ce travail que faisait Gatti était non seulement un travail de création et d’écriture propre, mais un travail dans lequel il y avait ce travail de dialogue avec les « loulous ». Ceci dans un principe très particulier. Effectivement les gens avec qui il écrit deviennent des personnages de l’écriture, pas parce qu’ils ont écrit le texte, mais parce que le dialogue permanent que Gatti a avec eux les intègre peu à peu. Ils sont à la fin, au moment de la représentation, à juste titre, des protagonistes du texte qu’ils ont contribué à écrire avec lui, mais qui reste complètement l’écriture de Gatti. Donc, c’est en même temps une création totale et une création qu’il fait avec eux. Et ça, tant qu’on l’a pas vu, c’est difficile à faire comprendre. Il a fallu un certain nombre de films pour que la sinuosité de sa démarche apparaisse. Par rapport à la vidéo ça été un peu notre rôle.

Là où il y a eu un travail spécifique qui a commencé à se mettre en route, c’est dans le rendu de la démarche à l’intérieur d’un lieu qui n’était pas un lieu de projection télévisuel habituel, c’est-à-dire il y avait la représentation théâtrale, et puis il y avait un autre lieu, comme vous avez vu à Sarcelles, qui était un lieu d’exposition. À partir de là on a pu imaginer des objets vidéos qui éclataient tout le champ. Pour donner des exemples, à Marseille, Gatti a travaillé sur la pièce Adam quoi ?, qui parlait d’Auschwitz. Avec les soixante-dix « loulous » qui travaillaient avec nous, on avait appris qu’il y avait eu une grande rafle à Marseille. Huit cent quinze juifs furent déportés à Sobibor et tous exterminés. Or il n’y a aucun monument qui le signale. On s’est dit, puisqu’il n’y a rien, nous on va faire quelque chose qui sera le monument que la ville de Marseille n’a pas fait. Tous les « loulous » ont pris six noms de la liste et sont allés chercher les objets qui reconstituaient l’espace de ces déportés dans la ville, aujourd’hui. Puis on a filmé tout cela, c’est-à-dire qu’ils ont raconté chacun une histoire et on a fait un objet qui est un peu long bien sûr, huit heures, où chacun d’eux a recréé l’espace de ces noms dans la ville. Il y avait notamment ces boites aux lettres qui portaient chacune le nom des déportés. Les « loulous » leur avaient envoyé des lettres qui ont traversé la ville, puis sont revenues. On avait essayé de faire un grand mouvement dans la ville, bouger quelque chose, pour créer un espace autour de ces noms. Les films vidéo qui duraient huit heures ont été le support de cette démarche. Sarcelles est un autre travail, sur les « Qui suis-je ? », qui est la base du travail de toute l’équipe. On ne peut pas commencer à travailler s’il n’y a pas de « Qui suis-je », et si l’on ne sait pas à qui l’on s’adresse. Probablement le handicap du film documentaire, c’est qu’on ne sait pas qui l’a fait et à qui il s’adresse.

Nous occupons Gatti et moi des lieux de dialogues. On est chacun dans un endroit et on s’interroge par rapport à ces deux positions qu’on occupe. Cela se passe toujours par étape. Il écrit un scénario complet avec des images qui lui semblent correspondre. Après il me donne tout, je monte puis on discute et on voit. Mais je dirais que c’est plutôt différentes phases d’interprétations. Je dirais presque que c’est dans un registre talmudique d’interprétations successives. Ce n’est pas quelqu’un qui lorsqu’il travaille en vidéo essaye, comme il l’a fait dans ses films, de maîtriser totalement le propos. Dans le travail vidéo on a mis au point quelque chose d’un peu différent où on arrive à s’entraîner les uns les autres pour produire autre chose. C’est vrai que quand il écrit un texte poétique, Gatti pose des problèmes dont il n’a à mon avis pas les solutions au moment où il l’écrit. Plein de pistes traversent son texte. Ce que l’on va réaliser ou ce que je vais réaliser, c’est une solution possible ce n’est pas La solution. Je crois que si lui le faisait ce serait totalement différent. On le voit clairement entre le discours qu’il peut tenir sur l’image, qui est assez radical : une image sans texte, ce n’est rien. Mais en même temps l’homme qui dit cela, quand il fait le film El Otro Cristobal, ce n’est pas le même. C’est quelqu’un qui, à partir du moment où il a Alekan à la lumière par exemple, et que c’est lui qui décide de tout, son scénario, il le respecte, mais c’est tout pour l’image. Tout cela dépend de la posture qu’il occupe. S’il est l’écrivain, il se pose la question de l’écrivain par rapport à l’image. Et s’il est celui qui fait l’image alors il change totalement de posture. C’est flagrant dans les images de Cristobal qui sont magnifiques. C’est un film qui ne tient pas du tout aux écritures, aux préalables, qui est fait pour respirer dans une respiration purement d’images.

Il est important de mettre en place un dispositif qui cherche son ancrage. Résister, c’est voir comment une idée, une question qui se pose avec un groupe, arrive à circuler dans le lieu de la création. Je pense qu’il y a un déficit de monumentalité dans les villes nouvelles qui correspond à un déficit de sens. Il n’y a rien à fêter, donc on installe rien. Mais si nous, nous avons quelque chose à fêter, alors il faut installer des monuments dans les villes. Moi mon désir c’était d’arriver à faire quelque chose qui soit au centre de la ville, qui dise ce qu’on est en train de faire. Pour moi Sarcelles, avec mon intervention limitée, c’était la tour qui était au centre de la ville où il y avait les trois générations de « qu’est ce que c’est résister ». Il y avait le réseau Cohors sur tout le bâtiment avec le nom des morts et des déportés. Il y avait toute la résistance « gattienne », tous ces personnages (Ulrike Meinhof, Sacco et Vanzetti…), tous les gens pour lesquels il s’est battu toute sa vie. Et puis en bas, il y avait tous les jeunes avec qui on a travaillé. Ce qui était important c’était que chacun soit confronté à nos images de la résistance. Le fait de le poser au milieu de la ville permet, je pense, de dire un peu comment la création doit se poser en permanence la question de son contrat social. Il y a quelque chose qui se passe entre la question qu’on se pose, les gens avec qui on travaille et ceux à qui cela s’adresse. Mais il faut que cela y aille vraiment. Pas en restant dans les structures mais en s’installant au milieu de la ville. Il faut s’installer dans les lieux, c’est un peu le travail de Gatti qui est sorti du théâtre pour mener cela à bien. Il faut s’installer là où les gens sont, il faut établir des transversalités, créer des réseaux.

Propos recueillis par Sabrina Malek, Christophe Postic et Éric Vidal

True story

Rencontre avec Avi Mograbi, réalisateur de How I learn to overcome my fear and love Arik Sharon.

J’aime beaucoup l’humour mais je ne l’ai pas utilisé dans mes deux films précédents, leurs sujets étant très différents. Le fait de réaliser un film sur Arik Sharon me faisait très peur. Cependant nos rencontres se sont déroulées sur un mode humoristique et j’ai pensé qu’il fallait utiliser l’humour aussi loin que possible. Je pensais au début faire un film totalement différent : un film très politique sur une figure que je déteste. Je voulais faire apparaître les choses affreuses qu’il a dans sa tête ou que je pensais qu’il avait dans sa tête. Mais la construction du film a pris une autre direction car il ne s’est pas livré si facilement. Il ne nous a pas montré le côté monstrueux de sa personnalité mais plutôt son côté sympathique, poli, très correct. Je pensais que le rire pourrait, peut-être, aider le spectateur à voir l’aspect ironique de l’histoire, qu’il aiderait à comprendre que le personnage que je joue ne raconte pas nécessairement une histoire vraie. Car cette histoire est terrible : quelqu’un, moi en l’occurrence, change de point de vue politique et sa femme le quitte du fait de ce revirement. C’est une histoire tragique pour le personnage que je joue dans le film. J’utilise ma biographie et ma vie de famille pour raconter une autre histoire. Je mens dans le but de faire émerger une vérité plus forte.

Mon travail n’est pas construit autour d’une position théorique sur laquelle je me serais appuyé, comme certains réalisateurs peuvent le faire. Il peut être relié après coup à une théorie. Ce qui est amusant, c’est que lorsque je pense à mon prochain film je me dis que je vais mentir à nouveau sur ma biographie. Mon procédé est une provocation, détourner une histoire vraie en une histoire fausse et donc mettre le doigt sur nos points faibles. Je crois que la façon dont on approche un sujet que ce soit par le biais du mensonge ou de la vérité peut permettre d’atteindre une vérité qui est au-delà. Dans mon film je mens sur des détails, notamment chronologiques, mais je raconte une histoire vraie. Je me suis rendu compte que Sharon pouvait être sympathique. Alors, j’ai réalisé qu’un tel processus pouvait arriver, que la personnalité d’un individu pouvait influencer les idées que l’on a sur lui. Car Arik Sharon a fait des choses terribles. C’est pourquoi j’ai pris sur moi de jouer ce personnage, un peu ridicule, qui tombe dans le piège d’un charisme et d’un discours gentil.

Le film a été montré deux fois à la télévision israélienne parce qu’il se disait qu’Arik Sharon allait être ministrable. Il était donc le centre d’intérêt de l’opinion publique, et c’est pour cela que le film fut rediffusé. Pour un documentaire, le film a eu une grande audience. Il faut dire que nous n’en voyons pas beaucoup en Israël, cela n’intéresse pas vraiment les gens. Le film a été très bien reçu, et lorsque je me promène dans la rue, parce que j’apparais dans le film, les gens m’observent avec un sourire complice aux lèvres. Parfois je me demande s’ils ont vu le film dans le sens où moi je le voudrais car c’est tout de même une histoire « tordue ». Quelques personnes ont saisi l’ironie du film, mais d’autres ont pris l’histoire au premier degré. Par exemple, beaucoup m’ont demandé si ma femme m’avait vraiment quitté. J’ai reçu un tas de lettres, c’était très étonnant pour moi.

Il y a un risque que mon film soit pris au premier degré. C’est pourquoi je dis que le film est provocateur. Pour les gens qui sont du même bord politique que moi, Arik Sharon a été, depuis ces quinze dernières années, l’homme de droite le plus haï par la gauche. À cause de ce qui est arrivé pendant la guerre du Liban et du fait des implantations juives dans les territoires occupés car Sharon ne raisonne qu’en termes de solutions militaires. Beaucoup de gens m’ont aussi dit que le film était bénéfique pour lui, qu’il pourrait toucher le cœur de ceux qui le détestaient. En fait Sharon a beaucoup aimé le film. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pensait vraiment ou si c’est ce qu’il pensait être bon de dire. La situation au moment des élections en Israël était tellement en faveur du film, que je ne sais pas s’il était bon pour lui d’aller politiquement contre le film. Beaucoup de gens de son camp ont écrit dans des journaux importants que je l’avais montré sous son meilleur jour. Mais si des gens l’ont vu comme cela je ne peux rien y faire. Je pensais que ce serait superficiel. Bon d’accord, il peut paraître gentil, mais moi je fais en même temps toujours référence au massacre de Sabra et Chatila. Et puis il y a ce dernier rêve à la fin du film où l’on voit à l’écran des images qui vont du massacre à l’assassinat de Rabin. Ce qui je pense est un point de vue provocateur. J’ai été surpris que personne ne réagisse à cette façon de relier les deux événements. Je pense que la plupart des gens refusent d’effectuer ce lien. C’est comme si cela n’avait pas été dans le film, comme si les gens se disaient : « je ne veux même pas y penser ». Quand j’ai monté ces images je me suis dit que j’allais peut-être trop loin. Si les personnes qui aiment Arik Sharon et qui ont vu ce passage ne protestent pas, c’est leur problème. Si certains ont su voir le dilemme entre les bons et les mauvais côtés de Sharon, c’est suffisant pour moi.

La place de ma vie privée dans le film est à envisager sous deux aspects. Pour les spectateurs, c’est un moyen plus facile de les convaincre qu’ils ont à faire à un personnage réel qui leur parle. Pour moi, ma motivation de faire un film sur Sharon est liée au fait d’avoir refusé de servir au Liban et d’avoir fait de la prison pour cela. La part réelle de ma vie est importante à cause de mes positions politiques. Il y a aussi le fait qu’avec mon père nous avions des avis radicalement opposés sur la guerre du Liban. Il était important pour moi de l’exprimer.

Mais, pour l’essentiel, les éléments biographiques du film sont complètement truqués, ma femme ne m’a pas abandonné et moi je n’ai jamais oublié Sabra et Chatila.

En Israël, il est très difficile de trouver de l’argent pour réaliser des films, même si les documentaires coûtent moins cher. Les télévisions publiques et câblées ne donnent pas assez d’argent, même si elles en donnent plus qu’avant. Au début de la production personne ne voulait financer le film. Alors j’ai décidé de le financer seul. J’ai acheté une caméra Hi-8 et l’équipe se composait d’un cameraman et de moi, au son. J’ai investi dans du matériel de montage virtuel et j’ai monté le film chez moi. Cette idée de produire un film de la sorte m’est venue quelques années auparavant lorsque j’ai vu un film de Ross McElwee. J’étais stupéfait par le fait qu’il réalisait ses films complètement seul, d’un bout à l’autre. L’absence de contraintes de temps pour monter le film m’a permis de comprendre les problèmes qui se posaient, et d’y trouver des solutions.

Propos recueillis et traduits par Christophe Postic et Éric Vidal

As time goes by

Entretien avec Ross McElwee, réalisateur de Time indefinite, de Sherman’s march et de Six o’clock news.

Est ce que la forme de Time indefinite, avec son flux continu d’images, traduit l’ensemble de votre œuvre ?

En général je réalise tous mes films comme Time indefinite, même si j’ai aussi réalisé trois films plus conventionnels. Par conventionnel j’entends : réalisés comme la plupart des documentaires américains. Mais généralement, mes films sont autobiographiques. J’enregistre ma propre vie et ce qui se passe autour de moi.

Quelle place accordez-vous au montage ?

C’est un facteur très important car je ne sais pas comment je vais monter avant que le film ne soit terminé. Je filme beaucoup, et pour moi c’est comme tenir un journal. Ensuite je commence à penser à une idée et je me dis que telle scène est bonne pour tel film, telle scène pour tel autre. Quand j’ai commencé Time indefinite, je pensais enregistrer mon mariage, ce qui au départ était plutôt une idée comique, drôle. Bien sur, je ne pouvais pas savoir que mon père mourait pendant le tournage, que nous perdrions notre premier enfant et que ma grand-mère aussi disparaîtrait. C’était impossible à prévoir. De comique le film devint donc tragique, et je ne savais pas comment il allait se terminer.

Vous faites donc plusieurs films simultanément.

Il me faut plusieurs semaines pour comprendre quel est le film que je suis en train de réaliser. Time indefinite fut particulièrement éprouvant à cause de la mort de mon père, et je ne savais pas quoi faire avec le film. Après sa disparition, je n’ai pas pu enregistrer d’images pendant presque six mois et ce n’est qu’au printemps que j’ai recommencé à filmer. Mais je ne sais toujours pas quand j’ai besoin de filmer ou pas.

Vous ne semblez pas faire de différence entre votre pratique artistique et votre vie…

C’est l’impression que cela peut donner mais c’est un artifice parce que, même si je filme beaucoup, il m’est impossible de tourner tout le temps.

Est-ce que pour vous toutes les images se valent ?

Non, pas du tout. Pour moi elles ont des sens distincts car elles marquent différentes périodes de mon existence. Filmer la mer et filmer ma femme par exemple, ne relève pas du tout de la même approche psychologique. C’est au montage que les images font sens, et chaque spectateur les interprète à sa manière.

Est-ce que votre travail participe d’un nouveau genre dans le champ du documentaire américain ?

Oui, le genre autobiographique (autobiography in movement), que j’ai été l’un des premiers à mettre en pratique. Maintenant beaucoup d’autres s’y sont mis, notamment parmi mes étudiants, parce que les moyens vidéos facilitent la création. Beaucoup de gens rendent compte de leur propre vie, de celle de leur famille ou de leurs amis, en utilisant l’outil vidéo. La vidéo est une façon très démocratique de faire des films. N’importe qui peut essayer, ce qui ne veut pas dire que n’importe qui peut réussir. Néanmoins cela ne coûte pas beaucoup d’argent, ce qui est une bonne chose… Je reçois beaucoup de lettres, d’E-mail ou de fax où des gens me disent apprécier mon travail. Ils ont envie à leur tour de réaliser des films sur la vie de leur famille où sur eux mêmes. Beaucoup de gens réalisent qu’ils ont des idées et se disent qu’ils peuvent les mettre en forme en filmant. On a ainsi beaucoup de films qui grandissent. C’est comme un jardin rempli de fleurs. Certaines fleurs ne sont pas très bonnes et meurent. Mais beaucoup d’entre elles sont assez belles.

Quelle différence feriez-vous entre le flux télévisuel, qui est à la source de Six o’clock news, et le flux continu d’images qui traverse votre travail ?

On pourrait dire que dans les images de la télévision c’est l’anonymat qui domine, alors que mon travail est écrit, c’est un travail d’auteur. Cependant les images télévisuelles sont intéressantes parce qu’elles montrent des gens réels à qui il arrive de vraies histoires, comme à nous. Même si du côté de la télévision les images sont anonymes, d’un autre côté, ces histoires sont aussi réelles que les miennes. Ce que j’essaye de faire c’est donc de les connecter à mes histoires.

C’est pourquoi vous cherchez à rencontrer certaines personnes que vous avez aperçu aux informations télévisées…

Oui, exactement. Quelque chose transparaît sur leur visage qui me donne envie de les rencontrer.

Pensez vous que les nouvelles technologies faciliteront autant la création, comme a pu le faire la vidéo ?

Pour moi les technologies sont moins importantes que la pensée qui se trouve derrière elles. Je crois que beaucoup de choses peuvent être faites avec l’Internet ou avec le numérique, mais pour moi ce qui est important c’est d’abord l’histoire.

Quelle est votre relation au temps ?

Les images (moving images) font simultanément vivre et arrêter le temps. Il y a là une contradiction et un paradoxe. Pour moi ce paradoxe est magique, fascinant. Quand dans Time indefinite je suis tombé sur les images du mariage de mes parents, c’est quelque chose qui est conjointement vivant et définitivement mort. Ce rapport au temps est ce qu’il y a de plus étonnant avec le cinéma. C’est très différent avec la sculpture ou la peinture par exemple. l

Propos recueillis par Éric Vidal avec la collaboration de Lara

« Autre chose que simplement voir »

Nous avons rencontré Marie Balmary pour évoquer avec elle les relations entre la psychanalyse et les films présentés dans le cadre des « Récits fondateurs ».

On m’a demandé d’intervenir dans Enquête sur Abraham. Concernant les récits fondateurs, il y a donc déjà « du cinéma » qui est venu demander des choses à des psychanalystes. Par ailleurs, depuis peu, les psychanalystes s’intéressent aux récits fondateurs. Dans un certain sens ils l’ont toujours fait, parce que Freud s’y était intéressé. Mais à cette époque là, on avait peu d’accès à une lecture telle qu’on peut la faire maintenant. Personnellement, j’ai aussi beaucoup travaillé sur les textes bibliques.

Quel regard spécifique une psychanalyste peut porter sur le cinéma ?

C’est à l’invitation de Laurent Roth que je dois ma présence ici. Il a une certaine idée de ce que des gens comme moi peuvent apporter à ce débat. J’ai aussi d’autres liens fortuits avec le cinéma, notamment lorsque Delphine Seyrig avait, il y a longtemps déjà, organisé un festival sur « Films et Folie » et m’avait demandé d’y intervenir. Sans doute que faire de l’exégèse, c’est-à-dire interpréter des images ou des écrits, c’est toujours la même aptitude à l’interprétation qu’il faut développer. Il ne suffit pas de montrer, il y a à interpréter ce qui est montré. De même que dans les écrits bibliques il ne suffit pas de lire. Quand on les lit, c’est complètement plat et l’on ne voit pas ce qu’on a à faire avec ça. Mais quand on se met à les interpréter, à entendre à un autre niveau, alors tout à coup ça vous parle tout à fait autrement. Je pense que le cinéma lui aussi convie à autre chose que simplement voir.

Par ailleurs, on ne peut pas simplement opposer les images et les paroles. Quand on a pour profession d’interpréter des rêves, c’est très proche des films. D’ailleurs lorsque quelqu’un raconte un rêve, souvent il fait un lapsus, il dit : « le film que je vais vous raconter ». Cela dit bien que le cinéma n’est pas arrivé tout seul et qu’il n’est pas loin de l’âme des gens. Il se trouve que, maintenant, on a ces moyens techniques pour le montrer à d’autres. C’est comme si on pouvait montrer un rêve à quelqu’un d’autre, ce qui est quand même extraordinaire parce que d’habitude on rêve tout seul. Donc il y a là quelque chose qui peut évidemment passionner des psychanalystes.

Quelle importance accordez-vous à la mise en scène, au montage… ?

Mon décodage doit être très différent du votre et, en tous les cas, le cinéma est une langue que je ne parle pas. Je n’aurais pas les mots pour vous parler dans la langue que vous venez d’employer là. En regardant un film je suis avant tout sensible au point de vue de celui qui parle. Où le réalisateur se place-t-il par rapport à ce qu’il montre ? Où me met-il, moi, spectateur ? Où veut-il m’emmener ? Je ne vais pas décrypter comme vous les moyens techniques qu’il emploie, mais je ressens quelque chose dans la place où il me met. C’est à cela que je suis le plus sensible. Où suis-je mise quand on me montre cela, et où se met celui qui me le montre ? Qu’est ce que cela va fabriquer entre nous ? Qu’est ce que cela fera comme lien entre les gens qui le regardent. Est ce qu’ils pourront s’en parler après ? Je crois que le cinéma c’est aussi fait pour qu’on se raconte ce qu’on a vu. Mais vous savez, j’ai beaucoup à apprendre là-dessus, pour moi c’est un voyage ces États généraux…

Les quatre films sont traversés par différentes Figures. Y a-t-il un point commun qui, selon vous, les rassemble ?

Il me semble que vous me demandez d’anticiper sur une réponse que nous aurons à élaborer en commun. Comme l’a dit Laurent Roth, il y a ce retournement vers du passé, vers des rassembleurs de communauté. Ceci est vrai pour trois d’entre eux. La femme des usines Wonder a fini par rassembler beaucoup de monde, sans le savoir d’ailleurs, sur le mode du cri, contre l’inhumanité d’une condition de travail. Ce cri que le réalisateur a pris très au sérieux, doit sans doute pouvoir évoquer et éveiller beaucoup d’autres échos. Quant à Abraham et Jésus, évidemment ce sont des fondateurs de religions, mais aussi autant de façons d’être reliés au divin.

On est en quête là – sphère mystérieuse pour notre culture dans l’état où elle est actuellement – des sources qui ont du alimenter nos ancêtres, qui les ont fait vivre, les ont fait s’entretuer aussi d’ailleurs. Et voilà que nous, culture du xxe siècle finissant, nous nous retournons vers ces récits pour savoir si on n’a plus rien à en faire, ou si on a encore quelque chose à leur demander et s’ils ont encore quelque chose à nous donner. Je m’y intéresse particulièrement car je m’intéresse aux origines de la parole. Comment cela nous est venu, non seulement de parler, mais de parler à la première personne du singulier et du pluriel. Dans ce voyage vers l’arrière on rencontre ces grands fondateurs et dans la psychanalyse, Lacan particulièrement, a tout de même rouvert des sources – que Freud avait assez fortement fermées – en privilégiant la question du désir et du désir de parler. Même si c’était déjà là dans Freud, Lacan a mis ça encore plus au centre de la pratique analytique. Nous avons là de nouveaux outils pour entendre. Alors est-ce que ceux-ci nous permettront d’entendre « du nouveau » dans les écrits fondateurs ?

La psychanalyse peut-elle être considérée comme un récit fondateur ?

C’est peut-être une question qu’il faut lui poser. Freud s’est beaucoup pris pour l’origine. C’est vrai qu’avec Lacan, ce sont des chercheurs qui, pour leur découverte, ne se sont pas référés à des origines. Si, Lacan se réfère à Freud mais, d’une certaine manière, Freud ne se réfère à personne. Ils se prennent pour des fondateurs et Lacan pour une part se prend aussi pour un fondateur d’une « nouvelle intelligence de l’humanité », comme s’il n’y avait rien avant eux. En même temps ce sont des œuvres complexes. Quand Freud récuse Moïse, par exemple, on voit quelle place il a, celle d’un nouveau fondateur. Nous sommes aujourd’hui dans un autre temps de la psychanalyse. Et un certain nombre de psychanalystes ont quand même franchi l’obstacle, qu’avait posé Freud par rapport à ces récits fondateurs, parce qu’ils en ont aussi d’autres approches. Il y a des souterrains qui maintenant sont ouverts et qui ne l’étaient pas à ce moment là. Aujourd’hui Freud s’intéresserait autrement à ces textes là. Et justement, c’est en acceptant que la science ne soit pas notre récit fondateur, que nous pouvons nous retourner vers ceux qui ont été transmis à nos ancêtres et qui ont fait toutes les cultures dans lesquelles nous sommes. Parce que nous avons renoncé à tout savoir sur l’homme, nous sommes au moment où on se dit mais, au fond, qu’est ce que ça racontait de nous ? Est ce que ça parlait de nous ? Est ce que ça a quelque chose à nous dire ? C’est notre intérêt maintenant. Et pour cela il fallait renoncer à ce que la psychanalyse soit un récit fondateur. l

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

Dénoncer, expliquer, impliquer

À l’occasion de la rare présentation de quelques films de son père, nous avons rencontré Patrick Watkins.

Je peux surtout parler de ses films et des conséquences de ses choix sur ses films, notamment par rapport à leur diffusion, puisqu’on ne peut pas les voir. Il y a deux ou trois films qui n’existent plus du tout, les copies sont rares ou se sont détériorées et il n’y a plus d’argent pour en refaire. Le premier film qui a eu beaucoup de succès mais aussi beaucoup de problèmes, c’est La bombe, qu’il avait fait pour la BBC. Il avait utilisé cette technique « documentaire-fiction », c’est à dire mettre en scène une réalité et la présenter comme si elle était arrivée. Il l’avait déjà fait pour la bataille de Culloden (1746) et comme ça fonctionnait bien avec le passé, il a utilisé le même procédé pour La bombe. Sauf que là on parlait de l’avenir et d’un avenir qui impliquait une politique gouvernementale, c’est à dire la course aux armements, l’absence d’informations sur cette question du nucléaire et la politique d’évacuation en cas d’attaque, etc. Cette perspective « documentaire-fiction » passait très bien quand on traitait d’un problème historique de 1746, même si c’était une guerre violente entre anglais et écossais. Cela gênait quand même moins qu’une question politique assez sensible, à l’époque de la course aux armements. A partir du moment où pour ces raisons, le film a été interdit en Angleterre, en tout cas de diffusion à la télévision, mon père a choisi de s’exiler et a perdu sa citoyenneté anglaise pour devenir nomade. Il est parti dans différents pays (Scandinavie, États-Unis) où il a connu d’autres mésaventures avec la censure. Ce qui fait qu’il n’est pas reconnu comme un cinéaste anglais, ayant fait la majorité de son œuvre ailleurs. C’est bien connu que les systèmes n’aiment pas les gens qui voyagent et dans le cinéma cela se vérifie aussi. À partir du moment où on n’a pas un pied dans un pays, on ne s’occupe pas de son œuvre. Il n’y a pas dans le monde, par exemple, de cinémathèques qui s’occupent des œuvres de Peter Watkins, même si en France on essaie d’en récupérer une partie. Donc, le gros problème aujourd’hui, c’est que ses films sont pratiquement impossibles à voir.

Un mot sur le fait qu’il ne soit pas là. Il a plus ou moins arrêté de faire du cinéma. Il a plus de soixante ans maintenant et est un peu fatigué d’avoir lutté contre une certaine forme de culture et de cinéma, en pointant leurs dysfonctionnements – même si ses films ne donnent pas de réponses. Il a également critiqué les médias qui le lui rendent bien. Il est donc vraiment très isolé. Il a tout le temps été un peu en marge, mais aujourd’hui, où justement les médias ont pris beaucoup d’importance, c’est très difficile pour lui de combattre seul.

Aujourd’hui il s’est posé en Lituanie, où il travaille sur des projets très personnels qui ne coûtent pas d’argent. C’est donc rarement du cinéma. Il a aussi arrêté parce que ses projets n’aboutissaient plus, personne ne voulant les financer.

Pour revenir à ses choix de formes, il a été un des premiers à utiliser la technique du reportage dans une fiction, par exemple en permettant la prise de conscience de la présence de la caméra, avec les gens qui regardent l’objectif, lui parlent. On est toujours conscient du fait que c’est un film, ce qui donne le coté documentaire, même si c’est très fictif. Par exemple, outre La bombe, Punishment park a été construit sur les mêmes bases. Il est parti d’une situation très réelle, le racisme, la répression policière, la guerre du Vietnam, en l’extrapolant. C’est à dire en imaginant mettre dans des camps, tous les éléments subversifs de cette société pour les ramener dans le droit chemin ou les enfermer. Et ensuite les médias seraient invités pour juger de l’impartialité de cette pratique. La technique du documentaire était poussée si loin que le gouvernement suédois a protesté officiellement auprès de l’ambassade américaine, en disant qu’il était scandaleux d’organiser de tels camps. Il a vrai­­­­­­ment touché une sorte d’élément de vérité, de politique-fiction où il utilisait les mêmes schémas de manipulation que ceux utilisés par les médias en général. Mais là il mentait vraiment, en disant que l’objectivité des professionnels n’était que du mensonge parce qu’on pouvait faire la même chose avec de la fiction pure. C’est surtout ça qui l’a isolé comme un réalisateur original et assez nouveau, mais aussi isolé de ses pairs, journalistes, réalisateurs, etc.

Est-ce que cet isolement était dû plus au contenu ou à la forme de ses films ?

Effectivement, ce n’est pas tant le sujet que la forme. Il y a des choix qu’on n’a pas le droit de faire dans le cinéma, ou bien si on les répète trop souvent, on est considéré comme quelqu’un qui ne respecte pas son public parce qu’on n’utilise pas la même forme narrative, les mêmes discours, le même langage. Ce que mon père dit, plus particulièrement dans ses films les plus récents, c’est qu’on peut utiliser un langage autre que le langage holly­woodien, qui malgré tout traverse la plupart des œuvres, même de cinéastes engagés. Il a voulu montrer au spectateur qu’on est pas obligé de faire un montage rapide, d’avoir une histoire linéaire. Il ne dissocie jamais la forme du fond. Par exemple, dans Le voyage qui est un film très long (quatorze heures), il propose une autre expérience, un cinéma non directif qui n’est pas rapide. Il trouve qu’habituellement il y a trop d’informations, et chaque coupe est déjà une manipulation. Quand on coupe d’une image à une autre, le spectateur ne connaît pas les choix politiques, idéologiques ou même esthétiques inhérents au montage. Cela passe naturellement, comme si c’était la vérité. Dans Le voyage, il explique au début du film, qu’à chaque coupe il y aura un signal indiquant qu’on a décidé de couper, de changer d’images, de changer la place de la caméra. Dans le même ordre d’idée, dans ses fictions il choisit d’utiliser les gens dans leur propre rôle. Et quand on s’écarte des standards professionnels établis, c’est très dur d’être crédible. On considère aussi qu’il s’est retourné contre son propre outil et que donc, on ne peut pas lui faire confiance.

Peut-on parler de cinéma didactique ?

Oui, et c’est même un aspect essentiel de son travail depuis dix ou quinze ans, avoir une approche pédagogique par rapport à l’image. C’est pourquoi il a fait autant de travail sur l’éducation à l’image dans les écoles et les universités, pour développer un regard critique, particulièrement sur la télévision. Il préfère maintenant présenter ses films dans des écoles et en discuter avec les gens, plutôt que de les présenter à des professionnels. Il faut que les gens puissent être des cinéastes et des communicateurs en puissance.

Il a suivi un cheminement où il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus se contenter d’utiliser les techniques de manipulation et de traitement de l’image pour dénoncer. Ca donnait une vision très pessimiste du monde et puis où était la solution pour les spectateurs ?

Par la suite, il a voulu impliquer les gens par un chemin plus personnel, mettre en scène la vie et donner des rôles forts à des gens ordinaires. Dans le voyage il a fait le film avec des familles à travers le monde. Dans la cuisine autour d’une table, on parle des grands problèmes du monde sur un ton très informel. Ces personnes réalisent aussi des parties du film, des petites fictions. Il n’y a plus de coupures entre l’histoire et les gens. Comme une remise en cause de la segmentation dans le monde, l’isolement entre les individus, la segmentation entre les différentes formes artistiques, les formes de pouvoir, des choses qui vont au-delà de la question du cinéma.

Propos recueillis par Christophe Postic et Francis Laborie

Rencontre aux sommets

Nous avons rencontré Catherine Marnas, metteur en scène de théâtre, de retour de la rencontre internationale au Chiapas et lui avons demandé son point de vue sur le mouvement zapatiste.

« Croire au monde, c’est ce qui manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. » Gilles Deleuze.

Pour reprendre chronologiquement, j’ai suivi les événements du Chiapas depuis le premier janvier 1994, date de la signature du traité de libre échange, l’Alena, avec les États-Unis. En référence avec Zapata, c’était un peu symbolique pour le mouvement de dire que les Indiens étaient les grands oubliés de l’histoire. Or la grande idée de Marcos est justement de dire que la révolution de Zapata n’est jamais arrivée dans le Chiapas. J’étais au Mexique où j’ai monté Roberto Zucco de Koltès et il se trouve que dans la distribution il y avait un certain nombre d’acteurs qui faisaient partie de la « société civile » soutenant le Chiapas. Je me désespérais un peu de l’écho – ou du non écho – que les paroles de Marcos avaient en France. Au mieux on se servait de sa figure, ce qui est plutôt le côté anecdotique, le côté culte de la personnalité. Mais ses communiqués qui sont magnifiques, on en avait très peu d’échos. Mon moyen d’expression étant le théâtre, j’ai décidé de monter un projet autour des écrits de Marcos et de quelques textes de Che Guevarra. Tous deux avaient comme modèle dérisoire Don Quichotte et je voulais faire le lien à travers cette figure. Je suis donc allée à la première Rencontre Intercontinentale contre le néo-libéralisme et pour l’humanité qui se tenait dans le Chiapas, fin juillet pendant huit jours. Par rapport au mouvement, les films présentés à Lussas datent un peu, surtout sur la chronologie. Mis à part des cassettes de propagande sur le mouvement qui circulent clan­destinement au Mexique, Juan Carlos Rulfo s’étonnait qu’il n’y ait pas eu plus de cinéastes qui prennent le relais. Marcos a aussi focalisé l’intérêt de la fiction. Mais je me demande quelle serait la place pour des films autres que sur un personnage, ô combien charismatique, ou des œuvres de diffusion qui feraient connaître le mouvement. Ce qui est incroyable à Lussas, c’est l’écho inouï que suscite cette « Rencontre Internationale ». Ça me conforte dans l’idée qu’il faut absolument transmettre cette parole utopique qui réveille chez les jeunes, n’ayant pas l’occasion de l’entendre à travers les médias, un espoir fantastique.

Oui mais c’est un espoir qui est toujours ailleurs…

Non, pas toujours. Marcos, dans un de ces textes, dit : « je suis gay à San Fransisco, femme dans une assemblée de machos… ». C’est une pensée résolument post-marxiste tenant compte de tout ce qui s’est passé mais qui en appelle à l’union internationale contre le néo-libéralisme. C’était aussi un petit peu l’idée du « Che ». L’idée de Marcos n’est pas que les gens viennent pour défendre les indiens, ils sont assez grands pour le faire eux-mêmes, mais de mettre en place un réseau international pour qu’ils arrêtent de lutter dans leur coin ou même de ne plus lutter. Certains lui ont reproché d’être sur Internet mais sans cela, il n’y n’aurait peut-être pas eu une diffusion aussi rapide.

Quelles réflexions ou quelles critiques vous inspirent ces huit jours passés là-bas ?

J’ai été très critique mais ça ne change rien à ce que j’ai dit sur les paroles de Marcos. La déception vient que dans l’organisation je ne les ai pas retrouvées. Je sais que c’est une organisation militaire mais pour moi il y a des choses qui nous ont été imposées et qui n’étaient pas nécessaires. Pour être très claire, ma critique s’adresse plutôt à la réponse apportée par certains participants que finalement à l’organisation elle même. Il y avait là une sorte d’expiation petite-bourgeoise à la Mao avec laquelle je ne suis absolument pas d’accord parce que justement la parole de Marcos est complètement novatrice par rapport à ça. C’est à dire : on ne va pas refaire l’histoire ni recommencer les erreurs antérieures. Donc si on veut avoir une chance que ce mouvement aboutisse, j’ai pas du tout envie que ça se passe comme cela. Pour citer l’exemple de la séparation des participants, les femmes à gauche, les hommes à droite, au moins qu’on m’explique pourquoi. Là quelqu’un a pris la parole avec toute la mauvaise conscience néo-colonialiste pour dire qu’il faut respecter les traditions indigènes. Or les traditions indigènes je les connais, ce ne sont pas celles là. C’est une tradition guerrière, militaire mais non indigène. Où encore l’obséquiosité vis à vis des « passe-montagnes ». Pour moi ce n’est pas un dialogue d’égalité.

Malgré tout, la leçon optimiste, j’espère, c’est que ça attire des gens nouveaux, qui ont des craintes par rapport à ce que je viens de dire

Pour en revenir aux images, est-ce qu’il y a eu une réflexion sur la médiatisation de Marcos ?

C’était très drôle car il y avait tout un discours sur les dangers de l’image mais en contradiction, il y avait une forêt de caméras. Là encore, ça ne correspond pas à la position de Marcos.

Est-ce qu’il y avait des zapatistes qui filmaient ?

Je n’en ai pas vu. Mais par contre ils utilisent les volontés de ceux qui les soutiennent pour dire ce qu’ils ont à dire et pour suggérer éventuellement des choses. Par exemple ils refusent des interviews à Télévisa, qui a le quasi-monopole sur les chaînes de télévision. C’est un secret pour personne qu’ils sont très proches du gouvernement. Télévisa a rendu compte des événements du Chiapas de manière absolument éhontée et c’est à la suite de ça qu’il y a eu une mobilisation énorme des gens. Ils sont descendus dans la rue. Pour la première fois ils se rendaient compte que Télévisa n’était pas une télévision objective. Par contre, la presse écrite mexicaine était très représentée.

Propos recueillis par Sabrina Malek, Christophe Postic et Éric Vidal

Si bleu, si calme

Écrit en collaboration avec des prisonniers de la prison de la Santé, Si bleu, si calme nous plonge au cœur de l’enfermement, dans son noyau le plus dur. Comme un écho situé à la lisière du visible, leurs voix évoquent ces territoires limites où les images s’épuisent devant la souffrance des hommes. Face à la violence psychologique engendrée par la détention, les phrases nous guident de l’intérieur, dessinant les contours d’une cartographie intime dans laquelle chaque individu ne cesse d’osciller entre un dedans et un dehors. Fragiles, tendues, poétiques, elles occupent les interstices du montage photographique pour mieux le « trouer » et rendre ainsi « visible » des choses qui ne seraient peut être pas apparues dans d’autres conditions. Ce choix formel – le lieu de l’enfermement est toujours celui de l’image fixe – les saisit en train de légender et le récit qui se construit, permet d’entendre un discours autre sur la prison. C’est la grande force du film que de réussir à créer un espace intermédiaire invisible, à partir duquel les hommes semblent se dédoubler pour porter un regard sur leur condition. Les images deviennent les leurs et le film avec. S’installe alors progressivement le sentiment d’être guidé par un seul homme aux voix multiples.

…Un jour elle a cessé de venir, elle a cessé de m’écrire. Je l’ai rêvée comme on rêve une rivière en plein désert. J’étais déshydraté.

Alain Ternus (coauteur)

Entretien avec Eliane de Latour, réalisatrice et Jacques Verrières, co-auteur de Si bleu, si calme.

Pourquoi ce choix des photographies ?

Eliane de Latour : C’était une évidence à partir du moment où le film que je voulais faire était un film sur l’imaginaire des détenus et non sur les conditions carcérales. Il s’agissait de travailler un espace et un temps qui étaient décalés. Si j’avais eu une caméra, j’aurais saisi le présent et l’instant. Là, cela ne m’intéressait pas. Plutôt travailler cet imaginaire et cette recomposition, cette reconstruction des détenus à l’intérieur de leur cellule. Et pour cela il fallait à tout prix éviter « l’effet loupe » et la richesse trop importante du 24 images par seconde qui aurait « écrasé ». Il fallait que je trouve un système permettant une mise à distance juste et un travail des éléments (photographies, sons, voix, sons de présence, rythmes et chants…) de façon dissociée pour recomposer ce temps – d’un an, de dix ans – qui est celui de l’enfermement et non celui d’un instant présent dans la cellule. De cette façon je ne suis pas soumise à la logique du plan synchrone qui a sa propre logique narrative interne. La photo au contraire me permet de « dilater » le temps pour recomposer cet espace et ce temps intérieur. De donner à voir quelque chose qui est de l‘ordre de l’enfermement et non pas de la saisie du prisonnier dans sa cellule. L’image fixe correspond à la mise hors action des détenus, la mise hors-la-vie, à ce temps qu’ils recomposent eux-mêmes par l’imaginaire, la pensée, l’évasion. Par quelque chose qu’ils superposent à l’institution carcérale. J’oppose ça, cet espace personnel, ce monde intérieur, au monde collectif institutionnel carcéral qui lui est capté dans l’instant du plan synchrone qui permet de saisir ce temps ritualisé.

Comment s’est déroulé le travail d’écriture ?

E. de L. : Le projet de ce film est né, suite à un atelier que j’animais à la prison de la santé, et j’avais été frappée par l’opposition entre la prison uniforme sérielle et la prison de chacun. Je leur ai demandé de répondre par écrit à la question : comment surmonte-t-on la privation de liberté ? Ces textes devaient devenir des voix off. On a travaillé sur la forme pour qu’ils deviennent des textes de cinéma. Mais j’ai pris les histoires telles qu’elles arrivaient, sans intervenir sur le contenu. Il était hors de question de faire une sélection. Ces histoires reflétaient une variété de mondes intérieurs, totalement dissemblables les uns des autres.

Jacques Verrières : On écrivait quelque chose qui n’était pas forcément réalisable en écriture cinématographique et c’est là qu’Eliane est intervenue. On a aussi travaillé sur le choix des images et sur la façon dont les mots pouvaient coller à celles-ci.

E. de L. : Pour faire des photos dans les cellules j’ai été complètement guidée par ce qu’ils avaient écrit et ce que je ressentais d’eux. Elles étaient très proches de leurs textes. On se connaissait bien et on se parlait beaucoup. Ce sont des photos avec un regard très « armé ».

Et cette impression d’un seul « homme aux voix multiples » ?

E. de L. : C’est le montage. J’ai travaillé avec Anne Veil qui était tout à fait extérieure au contexte. On a commencé par monter chaque histoire séparément – qui étaient comme des petits courts métrages indépendants – mais traversées par la même question. À un certain moment il a fallu les « casser » pour les mêler à nouveau et qu’elles se répondent les unes les autres. D’une cellule à l’autre il y a toujours quelque chose, comme un fil rouge, qui renvoie de manière non explicite à la scène d’après. Et c’est ce qui, finalement, donne un film sur l’enfermement et pas huit courts métrages sur les cellules. Les choses se répondent, se reflètent.

À un moment, nous nous sommes demandés si vous aviez été dépossédée de votre film, ou s’il s’agissait d’un mise en retrait volontaire ?

J. V. : J’ai vu pas mal de films sur la prison. J’ai l’impression que souvent les réalisateurs prennent possession du film de façon vampirique. Éliane s’est mise à notre service. Tout a été fait en fonction de notre texte et c’est ce qui donne cette vérité. Dans une suite d’interviews avec des détenus il n’y a pas la même force. Face à la caméra, on ne réagit pas de la même façon et les réponses ne sont pas forcément au plus profond de ce que l’on peut penser. L’écriture l’est plus. C’est le montage qui donne au film cette mobilité dans la juxtaposition des histoires.

E. de L. : Sur ce principe de la dissociation entre le temps de l’expression et le temps de la réflexion, si je vous pose une question vous allez répondre de manière immédiate. Alors que là, j’installe un temps très long entre la question et la réponse qui est le temps du retour dans la cellule. Ce qui donne une autre « nature de réflexion » à la réponse.

J. V. : Cela aurait été différent si le travail d’écriture avait été commun. Par nature la prison c’est la solitude. Dans un travail en commun, il y aurait eu une position médiane car on ne réagit pas forcément pareil à une souffrance qui peut être la même. À la fin on a l’impression que huit histoires différentes peuvent refléter la même journée d’un détenu qui réagit différemment selon l’heure et ce qu’il pense.

Texte et entretien Christophe Postic et Éric Vidal