Interview de Stéphane Gatti
Notre travail avec Gatti peut prendre trois postures. La première est celle du travail particulier fait avec les « loulous », où il s’agit tout le temps de rompre l’encerclement, d’expliquer ce qu’on fait, comment on le fait et pourquoi on le fait, sinon on existe pas. Cela correspond à l’existence de toute une série de films où l’on essaye de raconter notre démarche. La deuxième posture est celle de la rencontre avec l’écriture. C’est un autre type de collaboration où Gatti écrit un texte et avec ça j’essaye de faire un film. C’est ce qui nous semble être un vrai documentaire, en disant que la langue poétique est la seule qui ne soit pas réductible, qui soit insubstituable. La troisième posture est ce que vous avez vu par exemple à Sarcelles, pour moi la seule façon de travailler réellement, c’est-à-dire dans un espace où l’on peut imaginer qu’il y ait des images et des installations, donc de travailler sur de plus grandes longueurs. Voilà les trois postures résumées.
J’ai commencé à faire de la vidéo au moment où il y avait les premiers portables Sony qui venaient de sortir, un matériel hyper-léger. Quand Gatti a vu ça, une distance immédiate s’est créé. Ayant fait du 35 mm avec une grosse équipe, il ne voyait pas comment fonctionner avec ça. Il a donc mis toute sa force dans l’écriture et là, une recherche de dialogues s’est mise en place. Il n’y avait pas seulement moi, il y avait aussi Hélène Châtelain. On a cherché en se disant, bon voilà, il y a un écriture, quelles images ? Comment on peut faire ? Comment en rendre compte ? Spire écrit sur Gatti que « seul compte la démarche, peu importe le produit fini ». Je crois que c’est faux. Je crois que chez Gatti il y a d’une part la démarche, qui est très importante, et c’est pour cela qu’on fait toute une série de films qui en parlent, et d’autre part l’objet fini. En collaborant ensemble il s’est posé une question : il y avait deux sortes de façons de fonctionner. L’une était que l’on collaborait directement ensemble, comme pour Letizia, où il écrivait un texte pour un film. Une autre relevait d’expériences complexes où il fallait commencer à dire quel était son travail d’écriture, d’essayer d’en rendre compte.
À propos de briser l’encerclement, un critique de théâtre avait écrit : « Gatti ne fait plus de théâtre, il fait de l’animation culturelle et de l’animation vidéo ». Ce qui était un coup de poignard terrible dans le dos. Gatti animateur… Mais en même temps, comme ce critique avait beaucoup d’influences dans la profession, ça a été un boulet. Il fallait répondre à ça terme à terme. Il fallait montrer que ce travail que faisait Gatti était non seulement un travail de création et d’écriture propre, mais un travail dans lequel il y avait ce travail de dialogue avec les « loulous ». Ceci dans un principe très particulier. Effectivement les gens avec qui il écrit deviennent des personnages de l’écriture, pas parce qu’ils ont écrit le texte, mais parce que le dialogue permanent que Gatti a avec eux les intègre peu à peu. Ils sont à la fin, au moment de la représentation, à juste titre, des protagonistes du texte qu’ils ont contribué à écrire avec lui, mais qui reste complètement l’écriture de Gatti. Donc, c’est en même temps une création totale et une création qu’il fait avec eux. Et ça, tant qu’on l’a pas vu, c’est difficile à faire comprendre. Il a fallu un certain nombre de films pour que la sinuosité de sa démarche apparaisse. Par rapport à la vidéo ça été un peu notre rôle.
Là où il y a eu un travail spécifique qui a commencé à se mettre en route, c’est dans le rendu de la démarche à l’intérieur d’un lieu qui n’était pas un lieu de projection télévisuel habituel, c’est-à-dire il y avait la représentation théâtrale, et puis il y avait un autre lieu, comme vous avez vu à Sarcelles, qui était un lieu d’exposition. À partir de là on a pu imaginer des objets vidéos qui éclataient tout le champ. Pour donner des exemples, à Marseille, Gatti a travaillé sur la pièce Adam quoi ?, qui parlait d’Auschwitz. Avec les soixante-dix « loulous » qui travaillaient avec nous, on avait appris qu’il y avait eu une grande rafle à Marseille. Huit cent quinze juifs furent déportés à Sobibor et tous exterminés. Or il n’y a aucun monument qui le signale. On s’est dit, puisqu’il n’y a rien, nous on va faire quelque chose qui sera le monument que la ville de Marseille n’a pas fait. Tous les « loulous » ont pris six noms de la liste et sont allés chercher les objets qui reconstituaient l’espace de ces déportés dans la ville, aujourd’hui. Puis on a filmé tout cela, c’est-à-dire qu’ils ont raconté chacun une histoire et on a fait un objet qui est un peu long bien sûr, huit heures, où chacun d’eux a recréé l’espace de ces noms dans la ville. Il y avait notamment ces boites aux lettres qui portaient chacune le nom des déportés. Les « loulous » leur avaient envoyé des lettres qui ont traversé la ville, puis sont revenues. On avait essayé de faire un grand mouvement dans la ville, bouger quelque chose, pour créer un espace autour de ces noms. Les films vidéo qui duraient huit heures ont été le support de cette démarche. Sarcelles est un autre travail, sur les « Qui suis-je ? », qui est la base du travail de toute l’équipe. On ne peut pas commencer à travailler s’il n’y a pas de « Qui suis-je », et si l’on ne sait pas à qui l’on s’adresse. Probablement le handicap du film documentaire, c’est qu’on ne sait pas qui l’a fait et à qui il s’adresse.
Nous occupons Gatti et moi des lieux de dialogues. On est chacun dans un endroit et on s’interroge par rapport à ces deux positions qu’on occupe. Cela se passe toujours par étape. Il écrit un scénario complet avec des images qui lui semblent correspondre. Après il me donne tout, je monte puis on discute et on voit. Mais je dirais que c’est plutôt différentes phases d’interprétations. Je dirais presque que c’est dans un registre talmudique d’interprétations successives. Ce n’est pas quelqu’un qui lorsqu’il travaille en vidéo essaye, comme il l’a fait dans ses films, de maîtriser totalement le propos. Dans le travail vidéo on a mis au point quelque chose d’un peu différent où on arrive à s’entraîner les uns les autres pour produire autre chose. C’est vrai que quand il écrit un texte poétique, Gatti pose des problèmes dont il n’a à mon avis pas les solutions au moment où il l’écrit. Plein de pistes traversent son texte. Ce que l’on va réaliser ou ce que je vais réaliser, c’est une solution possible ce n’est pas La solution. Je crois que si lui le faisait ce serait totalement différent. On le voit clairement entre le discours qu’il peut tenir sur l’image, qui est assez radical : une image sans texte, ce n’est rien. Mais en même temps l’homme qui dit cela, quand il fait le film El Otro Cristobal, ce n’est pas le même. C’est quelqu’un qui, à partir du moment où il a Alekan à la lumière par exemple, et que c’est lui qui décide de tout, son scénario, il le respecte, mais c’est tout pour l’image. Tout cela dépend de la posture qu’il occupe. S’il est l’écrivain, il se pose la question de l’écrivain par rapport à l’image. Et s’il est celui qui fait l’image alors il change totalement de posture. C’est flagrant dans les images de Cristobal qui sont magnifiques. C’est un film qui ne tient pas du tout aux écritures, aux préalables, qui est fait pour respirer dans une respiration purement d’images.
Il est important de mettre en place un dispositif qui cherche son ancrage. Résister, c’est voir comment une idée, une question qui se pose avec un groupe, arrive à circuler dans le lieu de la création. Je pense qu’il y a un déficit de monumentalité dans les villes nouvelles qui correspond à un déficit de sens. Il n’y a rien à fêter, donc on installe rien. Mais si nous, nous avons quelque chose à fêter, alors il faut installer des monuments dans les villes. Moi mon désir c’était d’arriver à faire quelque chose qui soit au centre de la ville, qui dise ce qu’on est en train de faire. Pour moi Sarcelles, avec mon intervention limitée, c’était la tour qui était au centre de la ville où il y avait les trois générations de « qu’est ce que c’est résister ». Il y avait le réseau Cohors sur tout le bâtiment avec le nom des morts et des déportés. Il y avait toute la résistance « gattienne », tous ces personnages (Ulrike Meinhof, Sacco et Vanzetti…), tous les gens pour lesquels il s’est battu toute sa vie. Et puis en bas, il y avait tous les jeunes avec qui on a travaillé. Ce qui était important c’était que chacun soit confronté à nos images de la résistance. Le fait de le poser au milieu de la ville permet, je pense, de dire un peu comment la création doit se poser en permanence la question de son contrat social. Il y a quelque chose qui se passe entre la question qu’on se pose, les gens avec qui on travaille et ceux à qui cela s’adresse. Mais il faut que cela y aille vraiment. Pas en restant dans les structures mais en s’installant au milieu de la ville. Il faut s’installer dans les lieux, c’est un peu le travail de Gatti qui est sorti du théâtre pour mener cela à bien. Il faut s’installer là où les gens sont, il faut établir des transversalités, créer des réseaux.
Propos recueillis par Sabrina Malek, Christophe Postic et Éric Vidal