Dénoncer, expliquer, impliquer

À l’occasion de la rare présentation de quelques films de son père, nous avons rencontré Patrick Watkins.

Je peux surtout parler de ses films et des conséquences de ses choix sur ses films, notamment par rapport à leur diffusion, puisqu’on ne peut pas les voir. Il y a deux ou trois films qui n’existent plus du tout, les copies sont rares ou se sont détériorées et il n’y a plus d’argent pour en refaire. Le premier film qui a eu beaucoup de succès mais aussi beaucoup de problèmes, c’est La bombe, qu’il avait fait pour la BBC. Il avait utilisé cette technique « documentaire-fiction », c’est à dire mettre en scène une réalité et la présenter comme si elle était arrivée. Il l’avait déjà fait pour la bataille de Culloden (1746) et comme ça fonctionnait bien avec le passé, il a utilisé le même procédé pour La bombe. Sauf que là on parlait de l’avenir et d’un avenir qui impliquait une politique gouvernementale, c’est à dire la course aux armements, l’absence d’informations sur cette question du nucléaire et la politique d’évacuation en cas d’attaque, etc. Cette perspective « documentaire-fiction » passait très bien quand on traitait d’un problème historique de 1746, même si c’était une guerre violente entre anglais et écossais. Cela gênait quand même moins qu’une question politique assez sensible, à l’époque de la course aux armements. A partir du moment où pour ces raisons, le film a été interdit en Angleterre, en tout cas de diffusion à la télévision, mon père a choisi de s’exiler et a perdu sa citoyenneté anglaise pour devenir nomade. Il est parti dans différents pays (Scandinavie, États-Unis) où il a connu d’autres mésaventures avec la censure. Ce qui fait qu’il n’est pas reconnu comme un cinéaste anglais, ayant fait la majorité de son œuvre ailleurs. C’est bien connu que les systèmes n’aiment pas les gens qui voyagent et dans le cinéma cela se vérifie aussi. À partir du moment où on n’a pas un pied dans un pays, on ne s’occupe pas de son œuvre. Il n’y a pas dans le monde, par exemple, de cinémathèques qui s’occupent des œuvres de Peter Watkins, même si en France on essaie d’en récupérer une partie. Donc, le gros problème aujourd’hui, c’est que ses films sont pratiquement impossibles à voir.

Un mot sur le fait qu’il ne soit pas là. Il a plus ou moins arrêté de faire du cinéma. Il a plus de soixante ans maintenant et est un peu fatigué d’avoir lutté contre une certaine forme de culture et de cinéma, en pointant leurs dysfonctionnements – même si ses films ne donnent pas de réponses. Il a également critiqué les médias qui le lui rendent bien. Il est donc vraiment très isolé. Il a tout le temps été un peu en marge, mais aujourd’hui, où justement les médias ont pris beaucoup d’importance, c’est très difficile pour lui de combattre seul.

Aujourd’hui il s’est posé en Lituanie, où il travaille sur des projets très personnels qui ne coûtent pas d’argent. C’est donc rarement du cinéma. Il a aussi arrêté parce que ses projets n’aboutissaient plus, personne ne voulant les financer.

Pour revenir à ses choix de formes, il a été un des premiers à utiliser la technique du reportage dans une fiction, par exemple en permettant la prise de conscience de la présence de la caméra, avec les gens qui regardent l’objectif, lui parlent. On est toujours conscient du fait que c’est un film, ce qui donne le coté documentaire, même si c’est très fictif. Par exemple, outre La bombe, Punishment park a été construit sur les mêmes bases. Il est parti d’une situation très réelle, le racisme, la répression policière, la guerre du Vietnam, en l’extrapolant. C’est à dire en imaginant mettre dans des camps, tous les éléments subversifs de cette société pour les ramener dans le droit chemin ou les enfermer. Et ensuite les médias seraient invités pour juger de l’impartialité de cette pratique. La technique du documentaire était poussée si loin que le gouvernement suédois a protesté officiellement auprès de l’ambassade américaine, en disant qu’il était scandaleux d’organiser de tels camps. Il a vrai­­­­­­ment touché une sorte d’élément de vérité, de politique-fiction où il utilisait les mêmes schémas de manipulation que ceux utilisés par les médias en général. Mais là il mentait vraiment, en disant que l’objectivité des professionnels n’était que du mensonge parce qu’on pouvait faire la même chose avec de la fiction pure. C’est surtout ça qui l’a isolé comme un réalisateur original et assez nouveau, mais aussi isolé de ses pairs, journalistes, réalisateurs, etc.

Est-ce que cet isolement était dû plus au contenu ou à la forme de ses films ?

Effectivement, ce n’est pas tant le sujet que la forme. Il y a des choix qu’on n’a pas le droit de faire dans le cinéma, ou bien si on les répète trop souvent, on est considéré comme quelqu’un qui ne respecte pas son public parce qu’on n’utilise pas la même forme narrative, les mêmes discours, le même langage. Ce que mon père dit, plus particulièrement dans ses films les plus récents, c’est qu’on peut utiliser un langage autre que le langage holly­woodien, qui malgré tout traverse la plupart des œuvres, même de cinéastes engagés. Il a voulu montrer au spectateur qu’on est pas obligé de faire un montage rapide, d’avoir une histoire linéaire. Il ne dissocie jamais la forme du fond. Par exemple, dans Le voyage qui est un film très long (quatorze heures), il propose une autre expérience, un cinéma non directif qui n’est pas rapide. Il trouve qu’habituellement il y a trop d’informations, et chaque coupe est déjà une manipulation. Quand on coupe d’une image à une autre, le spectateur ne connaît pas les choix politiques, idéologiques ou même esthétiques inhérents au montage. Cela passe naturellement, comme si c’était la vérité. Dans Le voyage, il explique au début du film, qu’à chaque coupe il y aura un signal indiquant qu’on a décidé de couper, de changer d’images, de changer la place de la caméra. Dans le même ordre d’idée, dans ses fictions il choisit d’utiliser les gens dans leur propre rôle. Et quand on s’écarte des standards professionnels établis, c’est très dur d’être crédible. On considère aussi qu’il s’est retourné contre son propre outil et que donc, on ne peut pas lui faire confiance.

Peut-on parler de cinéma didactique ?

Oui, et c’est même un aspect essentiel de son travail depuis dix ou quinze ans, avoir une approche pédagogique par rapport à l’image. C’est pourquoi il a fait autant de travail sur l’éducation à l’image dans les écoles et les universités, pour développer un regard critique, particulièrement sur la télévision. Il préfère maintenant présenter ses films dans des écoles et en discuter avec les gens, plutôt que de les présenter à des professionnels. Il faut que les gens puissent être des cinéastes et des communicateurs en puissance.

Il a suivi un cheminement où il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus se contenter d’utiliser les techniques de manipulation et de traitement de l’image pour dénoncer. Ca donnait une vision très pessimiste du monde et puis où était la solution pour les spectateurs ?

Par la suite, il a voulu impliquer les gens par un chemin plus personnel, mettre en scène la vie et donner des rôles forts à des gens ordinaires. Dans le voyage il a fait le film avec des familles à travers le monde. Dans la cuisine autour d’une table, on parle des grands problèmes du monde sur un ton très informel. Ces personnes réalisent aussi des parties du film, des petites fictions. Il n’y a plus de coupures entre l’histoire et les gens. Comme une remise en cause de la segmentation dans le monde, l’isolement entre les individus, la segmentation entre les différentes formes artistiques, les formes de pouvoir, des choses qui vont au-delà de la question du cinéma.

Propos recueillis par Christophe Postic et Francis Laborie