« Autre chose que simplement voir »

Nous avons rencontré Marie Balmary pour évoquer avec elle les relations entre la psychanalyse et les films présentés dans le cadre des « Récits fondateurs ».

On m’a demandé d’intervenir dans Enquête sur Abraham. Concernant les récits fondateurs, il y a donc déjà « du cinéma » qui est venu demander des choses à des psychanalystes. Par ailleurs, depuis peu, les psychanalystes s’intéressent aux récits fondateurs. Dans un certain sens ils l’ont toujours fait, parce que Freud s’y était intéressé. Mais à cette époque là, on avait peu d’accès à une lecture telle qu’on peut la faire maintenant. Personnellement, j’ai aussi beaucoup travaillé sur les textes bibliques.

Quel regard spécifique une psychanalyste peut porter sur le cinéma ?

C’est à l’invitation de Laurent Roth que je dois ma présence ici. Il a une certaine idée de ce que des gens comme moi peuvent apporter à ce débat. J’ai aussi d’autres liens fortuits avec le cinéma, notamment lorsque Delphine Seyrig avait, il y a longtemps déjà, organisé un festival sur « Films et Folie » et m’avait demandé d’y intervenir. Sans doute que faire de l’exégèse, c’est-à-dire interpréter des images ou des écrits, c’est toujours la même aptitude à l’interprétation qu’il faut développer. Il ne suffit pas de montrer, il y a à interpréter ce qui est montré. De même que dans les écrits bibliques il ne suffit pas de lire. Quand on les lit, c’est complètement plat et l’on ne voit pas ce qu’on a à faire avec ça. Mais quand on se met à les interpréter, à entendre à un autre niveau, alors tout à coup ça vous parle tout à fait autrement. Je pense que le cinéma lui aussi convie à autre chose que simplement voir.

Par ailleurs, on ne peut pas simplement opposer les images et les paroles. Quand on a pour profession d’interpréter des rêves, c’est très proche des films. D’ailleurs lorsque quelqu’un raconte un rêve, souvent il fait un lapsus, il dit : « le film que je vais vous raconter ». Cela dit bien que le cinéma n’est pas arrivé tout seul et qu’il n’est pas loin de l’âme des gens. Il se trouve que, maintenant, on a ces moyens techniques pour le montrer à d’autres. C’est comme si on pouvait montrer un rêve à quelqu’un d’autre, ce qui est quand même extraordinaire parce que d’habitude on rêve tout seul. Donc il y a là quelque chose qui peut évidemment passionner des psychanalystes.

Quelle importance accordez-vous à la mise en scène, au montage… ?

Mon décodage doit être très différent du votre et, en tous les cas, le cinéma est une langue que je ne parle pas. Je n’aurais pas les mots pour vous parler dans la langue que vous venez d’employer là. En regardant un film je suis avant tout sensible au point de vue de celui qui parle. Où le réalisateur se place-t-il par rapport à ce qu’il montre ? Où me met-il, moi, spectateur ? Où veut-il m’emmener ? Je ne vais pas décrypter comme vous les moyens techniques qu’il emploie, mais je ressens quelque chose dans la place où il me met. C’est à cela que je suis le plus sensible. Où suis-je mise quand on me montre cela, et où se met celui qui me le montre ? Qu’est ce que cela va fabriquer entre nous ? Qu’est ce que cela fera comme lien entre les gens qui le regardent. Est ce qu’ils pourront s’en parler après ? Je crois que le cinéma c’est aussi fait pour qu’on se raconte ce qu’on a vu. Mais vous savez, j’ai beaucoup à apprendre là-dessus, pour moi c’est un voyage ces États généraux…

Les quatre films sont traversés par différentes Figures. Y a-t-il un point commun qui, selon vous, les rassemble ?

Il me semble que vous me demandez d’anticiper sur une réponse que nous aurons à élaborer en commun. Comme l’a dit Laurent Roth, il y a ce retournement vers du passé, vers des rassembleurs de communauté. Ceci est vrai pour trois d’entre eux. La femme des usines Wonder a fini par rassembler beaucoup de monde, sans le savoir d’ailleurs, sur le mode du cri, contre l’inhumanité d’une condition de travail. Ce cri que le réalisateur a pris très au sérieux, doit sans doute pouvoir évoquer et éveiller beaucoup d’autres échos. Quant à Abraham et Jésus, évidemment ce sont des fondateurs de religions, mais aussi autant de façons d’être reliés au divin.

On est en quête là – sphère mystérieuse pour notre culture dans l’état où elle est actuellement – des sources qui ont du alimenter nos ancêtres, qui les ont fait vivre, les ont fait s’entretuer aussi d’ailleurs. Et voilà que nous, culture du xxe siècle finissant, nous nous retournons vers ces récits pour savoir si on n’a plus rien à en faire, ou si on a encore quelque chose à leur demander et s’ils ont encore quelque chose à nous donner. Je m’y intéresse particulièrement car je m’intéresse aux origines de la parole. Comment cela nous est venu, non seulement de parler, mais de parler à la première personne du singulier et du pluriel. Dans ce voyage vers l’arrière on rencontre ces grands fondateurs et dans la psychanalyse, Lacan particulièrement, a tout de même rouvert des sources – que Freud avait assez fortement fermées – en privilégiant la question du désir et du désir de parler. Même si c’était déjà là dans Freud, Lacan a mis ça encore plus au centre de la pratique analytique. Nous avons là de nouveaux outils pour entendre. Alors est-ce que ceux-ci nous permettront d’entendre « du nouveau » dans les écrits fondateurs ?

La psychanalyse peut-elle être considérée comme un récit fondateur ?

C’est peut-être une question qu’il faut lui poser. Freud s’est beaucoup pris pour l’origine. C’est vrai qu’avec Lacan, ce sont des chercheurs qui, pour leur découverte, ne se sont pas référés à des origines. Si, Lacan se réfère à Freud mais, d’une certaine manière, Freud ne se réfère à personne. Ils se prennent pour des fondateurs et Lacan pour une part se prend aussi pour un fondateur d’une « nouvelle intelligence de l’humanité », comme s’il n’y avait rien avant eux. En même temps ce sont des œuvres complexes. Quand Freud récuse Moïse, par exemple, on voit quelle place il a, celle d’un nouveau fondateur. Nous sommes aujourd’hui dans un autre temps de la psychanalyse. Et un certain nombre de psychanalystes ont quand même franchi l’obstacle, qu’avait posé Freud par rapport à ces récits fondateurs, parce qu’ils en ont aussi d’autres approches. Il y a des souterrains qui maintenant sont ouverts et qui ne l’étaient pas à ce moment là. Aujourd’hui Freud s’intéresserait autrement à ces textes là. Et justement, c’est en acceptant que la science ne soit pas notre récit fondateur, que nous pouvons nous retourner vers ceux qui ont été transmis à nos ancêtres et qui ont fait toutes les cultures dans lesquelles nous sommes. Parce que nous avons renoncé à tout savoir sur l’homme, nous sommes au moment où on se dit mais, au fond, qu’est ce que ça racontait de nous ? Est ce que ça parlait de nous ? Est ce que ça a quelque chose à nous dire ? C’est notre intérêt maintenant. Et pour cela il fallait renoncer à ce que la psychanalyse soit un récit fondateur. l

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal