L’œil du maître

Le voleur qui entrera, ça ne sera pas moi. C’est la comptine que les enfants de Porto se récitent avant de jouer aux gendarmes et aux voleurs, pour déterminer les rôles de chacun dans la partie. Un rituel, qui marque le passage entre le monde de la réalité et celui du jeu, celui des adultes et celui des enfants, qui à leur façon vont s’approprier les lois et les repères de leurs aînés, avant de réellement les comprendre.

Les enfants du film de Manuel de Oliveira vivent dans un univers clos dont les grandes personnes ne savent pas, ou plus, trouver le chemin. On ne voit jamais leurs parents, et s’ils sont présents dans l’action, ils sont hors champ, de dos, ou réduits à des représentants symboliques, le gendarme et le maître d’école, celui qui menace et celui qui punit. L’occasion de voir comment, seuls, ils vont se confronter aux premières grandes questions de la vie.

Mais si Oliveira a tourné Aniki Bobo avec des acteurs non professionnels dans des décors naturels, le film s’écarte de toute approche néo-réaliste. Le début illustre bien sa démarche : on assiste au départ pour la classe, des principaux protagonistes, caractérisés par des traits spécifiques (Eduardo le costaud, Carlitos l’amoureux transi, Terezinha la blanche colombe). La musique illustrative et omniprésente contribue à créer une distance ironique et joyeuse sur les péripéties de la journée : on a donc accès aux choses depuis l’extérieur, le paraître, les conventions classiques de représentation des enfants. Puis, insensiblement notre regard se déplace, comme le regard de Carlitos qui, pendant un cours ennuyeux, d’une lézarde du mur à une mappemonde, rebondit finalement vers la fenêtre, la rêverie, et la liberté.

De même, la façon dont Oliveira a dirigé – et non « utilisé » – ses jeunes interprètes, est à l’opposé d’un certain naturalisme visant à saisir chez les enfants, malgré eux, une part de vérité autrement inatteignable. C’est dans une mise en scène tirée au cordeau que s’exécutent grimaces et gimmicks convenus, expressions et tons d’emprunt. Ces dialogues et situations sont celles qu’un adulte projette sur des enfants avec toute la distance de son regard d’adulte. Les personnages pourraient alors être réduits à des images conventionnelles : les jeunes interprètes sont en effet à la limite de la caricature, jouent moins des enfants, que des enfants qui jouent à être des enfants.

Ce qui donne en fait l’impression que le film a été fait avec eux, dans un partage et une entente saisissantes. Il en ressort une gaieté profonde et immédiate, le plaisir que les jeunes interprètes prennent à jouer dépassant vite toute convention de représentation.

Le film tire en partie sa beauté de cet écart entre le présent qui se joue à l’image (les comédiens en action), et la discrète mélancolie qui guette chaque plan. Car Oliveira assume totalement son incapacité à retrouver les sensations du passé autrement que dans des codes : jeux de l’amour, baignades, rêveries dans le port se teintent, malgré la gaieté, d’un filtre nostalgique gangrenant la fausse objectivité des situations.

Mieux, au moment de pénétrer les émotions les plus intimes des personnages, le film se révèle pur poème : la nuit et ses ombres tranchantes, quasi expressionnistes, les surimpressions par lesquelles Carlitos confond Eduardo avec le gendarme, le cauchemar de Carlitos, autant de visions hallucinées, qui rendent palpables la culpabilité de l’enfant et son indicible déchirement.

Certes, le récit a besoin pour se résoudre, de l’intervention d’un adulte (le personnage du commerçant) qui – expliquant que Carlitos est peut-être coupable (le vol), mais en aucun cas de ce dont on l’accuse (l’accident d’Eduardo) – permettra à tous de distinguer la réalité du fantasme.

Pour autant, ultime pied de nez des enfants singeant les adultes, le film se termine sur Carlitos et Terezinha tenant la poupée par la main comme leur petite fille : réponse magique de l’enfance, qui, dans sa capacité de transfiguration, sait donner un sens aux grandes questions que l’existence lui pose : Eduardo (qu’ils croient mort) est assimilé aux étoiles, la poupée est rendue vivante après avoir été objet (de tractations, de vol).

Comme un cahier d’écolier magique où la vie s’écrit dans son quotidien mais reste penchée sur l’infini, Aniki bobo touche, dans sa profondeur, la persistance en nous d’un secret bien gardé, l’enfant que nous avons été, et quel homme cet enfant nous a fait devenir. l

Gaël Lépingle