Au crépuscule

Allia, Hamza, Killian et Maélis sont à la frontière entre l’enfance et l’âge adulte. Il* trouvent au sein de ce film un espace dans lequel se raconter. À travers le récit de soi – au passé puis au présent – il* nous emmènent à leur rencontre. Ce film est leur empreinte, la marque de ce temps éphémère et intangible du passage entre deux âges.

Après Pas comme des loups, Vincent Pouplard s’intéresse une nouvelle fois à la jeunesse, aux problématiques de l’enfermement et de la quête de liberté. Toujours animé par l’envie de faire des films avec ses personnages plutôt que sur, le réalisateur pratique un cinéma d’accompagnement. L’amour qu’il porte à ses personnages semble être au fondement même de son dispositif.

Un amour empathique et fraternel. Les récits intimes qui se déploient tout au long du film ne peuvent exister que dans la confiance, construite avec le temps.

Le film est une lente traversée, une échappée vers la lumière, vers la hauteur, symboles poétiques de liberté. Seuls, face caméra, les quatre personnages subissent un moulage du visage. Bandes de tissu et plâtre humide emprisonnent leurs crânes, cachent leurs visages, les privant de la vue, de la parole et de toute forme d’expressivité. Ce motif – déjà présent dans Pas comme des loups le temps d’un plan très court, presque subliminal – se retrouve ici au cœur du film. Le retrait du moule les dévoilera; le positif sera à leur image. Ces moules rendent sensibles les différents états d’enfermement, d’asphyxie, que décrivent les personnages en off. Multiple est la nature des enclos qui les retiennent ; leurs barrières sont plus ou moins loin du corps : elles sont le système, l’école, la famille, ou le corps lui-même.

En nous interdisant de voir ces visages, le film engage notre attention. Enfermés dans des cadres serrés, et le visage rendu monstrueux par cette pâte informe, les personnages nous confient peu à peu leurs états d’âmes, nous éclairent sur leur situation, leur passé, leurs maux et leurs angoisses. Puis les cadres s’élargissent. Bientôt, la caméra les accompagne, de dos, dévoilant leurs silhouettes, ébauchant leurs gestuelles. Il* gravissent des sentiers en solitaire, marchent vers le soleil. En parallèle, de lents travellings sur des terres désertiques et désolées viennent illustrer l’isolement, la dépression, le tâtonnement et la recherche d’une issue à leur mal-être, d’une porte d’entrée vers un avenir encore incertain, impalpable, absent.

Au fil des séquences, les langues se délient. Les paroles entrent en résonance, s’accélèrent, se mélangent. Puis les moules sont retirés, libérant les personnages de l’obscurité. Dans un moment de grâce, un premier regard perce l’écran. Un sourire lumineux sur un visage portant encore les marques de l’enfance.

Le film s’impose dans ses derniers instants comme une envolée exaltée, lyrique et chargée d’émotion, portée par l’intensité de la voix et des mots de Jacques Brel. Au crépuscule, les personnages parviennent à leur destination : des lieux habités par l’imaginaire. Dans ces espaces de liberté investis par le cinéaste, ils peuvent contempler le monde, y trouver une place, échapper à leur solitude, mettre un terme à l’errance, vivre paisiblement. L’âge tendre est un territoire fabulé ; il peut être un lieu assailli par les angoisses, une île déserte où la mélancolie nous ronge, un labyrinthe où l’on s’égare.

Il est aussi un lieu de liberté habité par le songe, où subsiste l’espoir d’un avenir plus beau.

Mehdi Sahed

Sud / Nord

Je voudrais vous parler d’un film sage, un film de chercheur·se·s, qui part d’une addition : temporalité atomique + distance de contamination = projet d’extermination.

Ce film porte deux visions, deux formats : format portrait et format paysage. Ne pouvant coïncider aisément avec ces deux cadres, son récit s’est naturellement dédoublé comme cela était arrivé à l’ouvrage de l’écrivain serbe Milorad Pavic, le Dictionnaire Khazar lorsqu’il a été publié en un exemplaire masculin et un exemplaire féminin en 1984. Comme ce livre d’ailleurs, il a pour objet une civilisation « éteinte » selon l’UNESCO, celle des Chams, dont il se pourrait bien que ses survivants peuplent cette zone du sud du Vietnam, où le gouvernement projette la construction de deux centrales.

Sa partie souple et vivante est écrite en allant voir le pays de Panduranga, la région du sud du Vietnam où Nguyen Trinh Thi va à la rencontre des Chams. Pour faire des portraits, elle veut calculer la bonne distance avec les bagues de son appareil, mais finit par jeter ses outils d’étrangère inutiles pour comprendre leur pensée. Au crépuscule, elle parvient à attraper quelques histoires. Elle s’allonge à côté des poitrines de pierre des mères chams et s’imprègne des beautés cachées au cours de siècles successifs d’invasion et de résistance, où l’islam parle aux brahmanes, les brahmanes aux chamanes.

Mais la proximité brouille tout, et elle brûle de prendre de la distance.

Sa partie dure et résistante commence sur les chemins de montagnes de l’ouest du Vietnam, à la frontière cambodgienne, et se poursuit à motos et en bateau jusqu’à la capitale. Format paysage, le cinéaste Jamie Maxton-Graham filme le lointain, l’arrière-plan et sait lire les structures de pouvoir dans les clichés du passé. Fin humoriste, il raye de son ongle l’insignifiance de ce qui assène et enclot.

Comme nos deux yeux, à l’axe légèrement décalé, nous permettent de voir en relief, cette correspondance en diptyque remet en perspective les événements dans le temps et l’espace. Multiples, infinies ; les civilisations se chamarrent, se superposent en palimpsestes, elles ne disparaissent pas. Du haut d’une culture de quinze siècles de matriarcat et d’art anonyme, l’anthropologue français qui apposa son nom sur le musée de la sculpture cham paraît fat. Les photographies des colons français et américains, capables de détruire une œuvre de mille ans en une semaine, s’amenuisent sur l’ordinateur, réduites d’un coup de souris à une petite vignette dans l’alignement de l’histoire.

Gaëlle Rilliard

L’Homme du passage

Le plan fixe d’un cimetière vu à travers une fenêtre grillagée laisse la place au plan fixe de l’agitation d’une rue tunisienne vue à travers cette même fenêtre… Entre-temps, la caméra s’est installée dans le lieu sacré des morts. Ce changement de point de vue n’est pas anodin : personne (croyant ou non) ne franchit les portes d’un cimetière sans ressentir qu’elles obligent à décélérer sa marche, à contourner les sépultures, à baisser la voix. Les condamnations unanimes qui suivent l’annonce de profanations de tombes le confirment a contrario : le lieu a ses règles qu’il faut respecter pour espérer l’apprivoiser (la leçon de la séquence d’ouverture, initiatique, sonne comme une mise en garde), pour espérer apprendre de ses habitants.
À l’exception peut-être des tourneurs de table, tout le monde admet que rencontrer les morts est une gageure insurmontable. La réalisatrice Nedia Touijer contourne ce détail de la condition humaine ; mieux, elle le résout : renonçant à approcher les habitants permanents du cimetière, elle se tourne vers un de ses habitants « permittents ». Toute la journée, dans le cimetière de Tunis nimbé de ce blanc qui est la couleur du deuil dans la religion musulmane, un homme nettoie les pierres tombales et vend de l’encens en échange de quelques dinars. Le mendiant, comme figure classique de la marge, mais ici comme figure renouvelée de l’entre-deux : son regard n’est pas encore celui de l’au-delà, mais celui d’un ici trop peu là. Trop pauvre pour faire partie des vivants, trop proche des défunts et de leur famille pour ne pas penser continuellement à la mort, trop imprégné du lieu pour ne pas savoir l’absurdité de l’inutile et la valeur de l’essentiel…

Cet intercesseur entre nous et Eux est un témoin invisible : on ne représente le sacré qu’avec des risques, avertissaient les iconoclastes… Nedia Touijer le dévoile dans quelques plans de ses mains blanchissant la pierre (pour retrouver son lustre, pour honorer le mort, pour réduire la distance qui le sépare de lui) et dans quelques plans de son ombre. De la fumée s’échappe de sa bouche, une cigarette, un dernier souffle de vie ? Les familles des morts n’ont pas de visage non plus… Pas de plan rapproché : on n’aborde la souffrance et les larmes qu’avec quelques précautions. Le recueilli et l’intrus (le mendiant, la caméra) apprennent aussi cela dans un cimetière, à respecter la distance en-deça de laquelle ils dérangent.

En voix off, le film offre uniquement la méditation de l’homme qui mendie. Méditation sur sa vie, sur ses contemporains trop pressés, sur sa croyance d’une vie après la mort (« nus et tous égaux là-haut »), sur son désir parfois de rester au cimetière et de ne plus en sortir. S’isoler de ceux qui marchent dehors, trop vite, trop bruyamment, trop aveuglément ces êtres minuscules qui grouillent en tout sens, est-ce nous vus du ciel ou des fourmis vues au ras du sol ?, comme s’ils fuyaient la question à laquelle ils n’échapperont pourtant pas… C’est la force du mendiant : comme il dialogue avec la mort, sa voix est apaisée, réconciliée. Son regard, celui de Nedia Touijer, le nôtre se portent alors sur les arbres, les racines dans la terre et la cime tournée vers le ciel, une matière vivante transfigurée, dans ce lieu, en nos alter ego terrestres et célestes.

Refusant le tabou de la mort qui contamine nos sociétés occidentales, le film se confronte à la question ultime de la représentation : comment représenter l’irreprésentable, l’Inconnu ? Il se confronte à la question ultime de l’existence, donner un sens à la vie, donner vie à un sens (quel qu’il soit, divin, héritage des ancêtres, valeur…) pour ne pas être submergé par l’angoisse du dernier passage : ressentir ce qui « déborde » nos savoir et perception, ce qui dans l’homme « dépasse » l’homme. Il le fait sans apporter de réponse toute faite. La nuit tombée, notre voix intérieure peut relayer la voix off : dans l’acceptation de sa propre impuissance et de sa pauvreté face à la mort, il y a une fécondité, disait déjà Épicure. Le cinéma comme compagnon de voyage sur ce pas de plus qui fait de l’être humain autre chose qu’une vaine compilation d’organes. Le cinéma comme expérience de mise au monde de l’homme à la veille de sa disparition.

Sébastien Galceran

Les Disparus

Par une mise en scène ingénieuse, et par l’incroyable boursouflure de certains des protagonistes, par leur naïveté face à un interlocuteur malicieux, les pompiers de Santiago de José-Maria Berzosa met à nu l’absurde bêtise de certains membres de la classe dirigeante chilienne, au temps de la junte militaire du général Pinochet.

L’un des objectifs du coup d’État de 1973 (l’enjeu principal étant de couper court à l’aventure socialiste, si néfaste aux intérêts d’une classe minoritaire et ostensiblement liée aux intérêts étasuniens) était la réparation des expropriations menées par l’Unité populaire de Salvador Allende. Sur neuf millions d’hectares expropriés entre 1970 et 1973, la junte en a restitué quatre aux grandes familles, et redistribué seulement un aux seuls paysans n’ayant jamais revendiqué les terres des latifundios.

José-Maria Berzosa triche dès le titre. Les pompiers ne seront pas le sujet principal du film. Les pompiers, corps d’élite morale des nations, combattant du feu, dévoués toujours à la protection de leurs concitoyens, ne sont pas ici d’héroïques chevaliers magnifiés par une caméra en contre-plongée. Très vite, le regard s’extirpe du conte de fée.

Berzosa ne s’intéresse pas aux exploits, même si la première séquence est dédiée au compte-rendu d’une intervention aussi glorieuse que bouffonne (une frénésie shaddockienne s’empare des pompiers en uniforme de parade qui s’acharnent à pomper l’eau indispensable à l’extinction d’un feu).

Il utilise la focalisation sur une brigade de Santiago (qui affirme son indépendance et sa laïcité mais dont les collusions et les amitiés contredisent rapidement cette dévotion laïque) comme chemin d’accès aux coulisses du pouvoir.

Le secrétaire général des pompiers est un fervent admirateur de Napoléon et, historien d’opérette dans le civil, son ouvrage sur l’histoire de l’uniforme militaire chilien, depuis les origines, est dédié à son excellence le Général Pinochet. Le doyen d’université, joueur d’échec, membre du Club de l’Union et pompier, s’indigne encore de l’idée scandaleuse, émise par le gouvernement d’Unité Populaire qui visait à transformer le gigantesque local du Club en centre d’accueil pour les mères et les enfants, ou en centre culturel. Il est cependant le personnage principal d’une séquence grandiose : sous une coupole immense, et grâce à un long zoom arrière, puis avant, qui présente un espace insolent de démesure, Berzosa introduit l’interview de ce doyen peu avare de litanies réactionnaires. Le choix de mise en scène, exubérant et disproportionné, emprisonne le vieil homme dans l’absurde. Il est isolé avec un partenaire d’échec, minuscule dans une salle immense. Le décalage entre le point de vue et le sujet entraîne un vacillement vers le ridicule. Et pourtant le doyen accepte le dispositif, parce que son orgueil se réjouit sans doute d’entendre le vide impressionnant et luxueux dans lequel résonne chacun de ses mots. Et parce qu’à l’évidence, Berzosa sait dissimuler ses véritables intentions au moment du tournage… 1
Selon le secrétaire général, toutes les classes sociales de Santiago sont présentes au sein de la brigade. Berzosa, perplexe, accompagne ainsi quelque temps le pompier désigné comme représentant du prolétariat. Le discours de cet homme s’avère étriqué, conformiste, symétrique au cadre très resserré choisi par le cinéaste. Depuis l’intérieur de sa voiture, le soi-disant prolétaire se révèle employé de banque. Classe moyenne civilisée et tranquille… Il faut assurer ses acquis : une voiture, une maison, une petite fête entre collègues. Et toujours, la matérialisation par le cadre de cette étroitesse qui renie dans l’indifférence l’exaltation populaire que vécut le Chili entre 1970 et 1973… Un des pompiers de la brigade, présent lors de l’évacuation du palais de la Moneda du corps d’Allende, le 11 septembre 1973, souffle à demi-mot sa fierté d’avoir été acteur d’un tel événement…

Le chemin, détourné, finit par éloigner définitivement le récit de son objet initial. Détour lumineux vers la frontalité : les dispositifs de Berzosa ressemblent à des pièges pharaoniques pour gros gibiers. Mais une fois la proie prise au piège, son envergure diminue comme le beurre au soleil. Reste la fatuité, et en creux l’évidence d’un pouvoir usurpé.

Les pompiers de Santiago est un film sur les crimes de la junte militaire chilienne. Intercalées, entre la mauvaise foi fréquente de ceux ayant su profiter du changement de régime, quelques séquences laissent la parole aux familles des hommes disparus, enlevés sans aucune forme de procès par la police. Ces images de femmes et d’enfants, plus simples et plus rares, sont le pendant tragique de la mauvaise comédie jouée par les pantins déshabillés par Berzosa.

Il filme sans fioriture ces épouses, épuisées par des mois de recherches infructueuses et d’attentes désespérées.

Sylvain Baldus

1 Pour Pinochet et ses trois généraux, il a réussi à s’introduire dans les salons
personnels de chacun des généraux de la junte. Et chacun s’y révèle dans sa médiocrité propre, embarrassé par le déséquilibre invisible que Berzosa laisse flotter, mais rassuré
par la platitude apparente des questions posées…

Automne brumeux des eaux mélancoliques

« Demain, je fuirai l’Ardèche, ce nom me fait horreur. Et pourtant il renferme les deux mots auxquels j’ai voué ma vie : art, dèche. Tu vois, je suis misérable, je fais des calembours ». En 1864 à Tournon, Stéphane Mallarmé écrit à un ami. En 2004, la caméra de Mathieu Petit longe le serpent des trottoirs de Tournon et enlace progressivement la ville. Sa caméra panote et s’arrête quand la symétrie du plan est respectée : les voitures garées en épi, leurs capos initiant le chemin vers la tour du château en ligne de fuite. Le regard s’arrête parce qu’il savait d’avance où il allait, ce vers quoi il tendait ; une séquence de L’Absente de tous bouquets, construite à partir de lettres qu’envoie Mallarmé à un ami et d’extraits d’Hérodiade, poème qu’il commença sans l’achever dans cette ville ardéchoise où il était alors professeur d’anglais.

Le panoramique non pas comme immersion dans la subjectivité de Mallarmé mais plus encore : moyen d’endosser sa démarche, sa puissance destructrice et créatrice. S’approcher au plus près du ressenti – non pas les mots tels qu’on les dit, mais tels qu’on les entend –, sans même parler des « mystères ». Être son propre Mallarmé : douce ambition, tendre modestie. « Je me crois seul en ma patrie et tout autour de moi vit dans l’idolâtrie », dit le poème. La mélancolie incontrôlable et la lucidité qui éloigne des autres. La souffrance irrépressible et l’esprit avide de liberté.

Mathieu Petit écarte progressivement le « rideau de l’unique fenêtre ». En donnant sa vision de Tournon, du lycée où Mallarmé râlait d’enseigner, et de l’intérieur de la maison où il « séjourna » – comme disent les toutes naïves plaques commémoratives –, le réalisateur s’écarte des images illustratives. Aux feuilles mortes, préférer l’« automne brumeux des eaux mélancoliques ». À la mort du regard, l’image incarnée. « Mieux percevoir le Rhône » pour s’imaginer partir.

Le sujet du film n’est évidemment pas Mallarmé (sauf en forme d’hommage qu’on imagine vivant et intime de la part du cinéaste) mais le film est mallarméen. « On aime voir dans leur intérieur ceux auxquels on pense et je sais que tu penses à moi », écrit Mallarmé à son ami, pour s’excuser d’avoir noirci de trop nombreuses feuilles de papier à lettres. Langue filmique, fille de Mallarmé, qui suscite essentiellement les projections personnelles et respecte l’écoute de l’Autre. Film mallarméen qui incite à penser que l’acte de création – le verbe et l’image – est de donner à voir son « intérieur » et qu’il s’accompagne de la sincérité absolue de l’auteur et d’un don d’amour.

Sébastien Galceran

Allemagne fantôme

Cela commence par une comptine. Une douce voix d’homme chuchote en allemand un chant pour accompagner le sommeil, pendant qu’à l’écran, dans une scène tirée d’un film de famille, des enfants jouent gaiement avant de se coucher. En un français tinté d’accent, la voix d’une femme, celle de la cinéaste, se lève pour dire son enfance allemande, près de la Forêt-Noire. Dans l’interstice entre les deux langues, la langue maternelle et la langue apprise dans le pays où elle grandit, niche l’exil, l’origine du film. Anja Unger, élevée en France, retourne donc en Allemagne, cette terre natale qu’elle a quittée, dont elle s’est éloignée, qui peu à peu lui est devenue presque étrangère. Le film est une quête, dont le point de départ est cette origine paradoxale de l’exilé, qui ne connaît plus son pays mais le porte en lui comme un rêve, un territoire intérieur. Comme l’allégorique figure allemande du Wanderer 1 auquel le film ne cesse de se référer, Promenades entre chien et loup se met en chemin vers un but lointain et fuyant : traversant l’Allemagne d’Ouest en Est, la cinéaste part à la recherche de ce qui serait l’identité allemande, pour se réapproprier son pays et tenter peut-être de le raccorder avec ce territoire mental du souvenir.

Pour son enquête, Anja Unger suit différents trajets, utilise divers moyens, fait parler êtres, objets, paysages, et toujours entrelace les voix et les signes, noue des rapports pour essayer de mettre à jour l’objet de sa quête. Dès le début du film, dans une vieille malle familiale, des photographies, des documents sont scrutés, et tout le long du trajet ces images fixes et papiers administratifs seront interrogés, indices mutiques pouvant receler des fragments du puzzle, fragments qui s’embranchent aux autres éléments, vestiges d’une histoire intime qui ouvrent sur l’histoire du peuple allemand : ici, le souvenir d’un ancêtre postier, qui servit « au nom du Roi » et prit sa retraite à l’arrivée du Führer, raccorde aujourd’hui avec le portrait d’un jeune postier racontant ses difficultés à trouver du travail ; là, le « livret de généalogie » de la race aryenne, créé par les nazis, précède une séquence autour du Rhin, emblème du nationalisme allemand, avant d’entrer cruellement en résonance avec cet entretien où une vieille tante de 92 ans évoque sa jeunesse sous Hitler avec nostalgie, tout en percevant la gêne que sa franchise installe. Ainsi, par bribes, l’histoire allemande se redéploie : la guerre, la fin de la guerre (dans son ambiguïté pour le peuple allemand : défaite ou libération), la découverte des camps et le silence qui suivit, la séparation du pays, la vie dans les deux blocs, les révoltes étudiantes et leur paroxysme atteint dans les attentats, la communication entre les deux États pour les familles séparées, la réunification… Chaque moment de l’histoire allemande est racontée par un individu singulier qui l’a vécu, dont elle a induit les modes d’existence, de pensée, de perception, histoire non « événementielle » mais composée de multiples subjectivités, histoire polyphonique et affective. Chaque individu, acteur de son histoire personnelle, semble plus qu’ailleurs témoin de l’histoire du peuple ; écoutés et filmés par Anja Unger, les entretiens sont des récits, deviennent les épisodes d’un conte ou d’une légende. L’histoire allemande se reconfigure à la fois dans sa dimension prosaïque, factuelle, et mythique, fantasmatique. Les signes de l’unité de l’Allemagne comme État et nation – le passeport, la monnaie, le drapeau – répondent aux signes plus obscurs de la psyché allemande – les ailes menaçantes de l’aigle, mais aussi les arbres nus, la forêt sombre, un feu brûlant des pages, un bloc de pierre gravé du mot « Buchenwald ». Entre les voix des témoins, et la propre voix de la cinéaste (voix guide, voix du trajet), entrelacée à elles, une autre voix traverse le film, masculine et dédoublée, une voix allemande dont l’écho résonne en français, récitant doucement des fragments de littérature allemande (Schiller, Nietzsche, Hölderlin, Brecht). Ces fragments épars, réunis par le film, semblent ne constituer qu’un seul et long poème. De même le destin allemand, cette histoire chaotique d’un pays qui détruisit et fut détruit, histoire en ruine d’un peuple désuni, se reconstruit peu à peu, retrouve une unité perdue par le montage des plans et le raccord des voix.

Safia Benhaïm

  1. Anja Unger tente dans le film de donner une traduction au verbe « wanderen » : « on pourrait dire marcher, randonner, vagabonder, errer, migrer, c’est tout cela et beaucoup plus encore… » Le « Wanderer » est une figure du romantisme allemand.

Expiations

Sur la photographie de famille, l’enfant blond ne sourit pas. Il a l’air réticent, infiniment méfiant. Peut-être la démarche d’Antti Peippo se reflète-t-elle dans ce cliché en noir et blanc, dans cette impossibilité de sourire qu’il affiche à l’âge de quatre, cinq ans : « On forgeait déjà le nœud de mes problèmes. Beaucoup de choses passaient sous silence, et il fallait remercier Dieu pour les épreuves. »

Dès l’ouverture du film, le ton est donné. De son lit d’hôpital, atteint d’un cancer, Antti Peippo cherche, en s’adressant directement à sa mère, la douceur du sens, la cohérence… Les archives sont exhumées des placards comme autant de mines prêtes à exploser. Son objectif a pour limites les contours des photographies qu’il caresse et dé-visage durant ces vingt-trois minutes où le passé prend toute la place, « mange » le cadre et suffoque. La démarche, classique, porte loin de la nostalgie et la projection prend des allures de réquisitoire.

Comment révéler l’emprise ? Étrange décalage entre ce que les photographies donnent à voir et la réalité qu’il affronte alors. Un intérieur cossu, un couple uni, trois frères, un environnement artistique, des pique-niques et des bonshommes de neige… Il y a du Hammershoi1 dans cet univers familial clos et comme habité par un secret, dans ces visages tournés vers les fenêtres, dans ces nuques éclairées par la lumière du Nord. La vie aurait pu être douce chez les Peippo ; il n’en est rien. Pourquoi cet enfant refuse-t-il obstinément de sourire ? Seul dépositaire d’une dette, d’une mauvaise conscience familiale, il est seul et embarrassé. « D’emblée, j’ai montré ma détresse », souligne-t-il, et la caméra s’y immerge, cherchant dans les recoins des visages des pistes, dans l’analyse des dessins des preuves. Sa caméra est une sonde ; sa voix, un lien entre les fantômes.

Les photographies, les petits films en Super 8 sont rapidement absorbés par une bande-son évocatrice, sa propre subjectivité. Derrière les images qui donnent à voir une famille aimante, la matière auditive offre le ressenti : la solitude et l’emprise. Les chants religieux enveloppent les premières minutes d’une dimension mystique et inquiétante. Ce sentiment lugubre est amplifié, ici par des pas qui s’enfoncent dans la neige ; là par une pelle qui creuse. L’enfance est convoquée, et pas le moindre rire, le moindre carillon. Cette résurgence prend des allures de cauchemar avec ses roulements de tambour, ses tirs de canon, ses balançoires qui grincent. Rarement mixés, les sons résonnent seuls, s’absentent et réapparaissent, surprennent et effraient, prêts à emporter les personnages dans leur sillage. De fait, les membres de la famille disparaissent, fauchés les uns après les autres.

Les ancêtres sont conviés et leurs visages montrent leur façade. Antti Peippo s’adresse à sa mère, victime elle aussi de la violence familiale : « Naturellement, tu ne pouvais tout expier toute seule ».

Expiation : cérémonie religieuse en vue d’apaiser les colères célestes. À nouveau, les dieux menaçants, écrasants, cette dimension mystique que durant ces années sa mère alimente. Double calvaire : s’il porte en lui la mauvaise conscience familiale, il souffre aussi de son refus de l’entretenir. L’enfance ressemble à une longue prière. « Je ne t’abandonnerai point » (Josué I) ; « Il ne se perdra pas un cheveu » (Luc XXI) : en écho au mal-être, Antti Peippo affiche ces deux sentences bibliques comme une dernière ironie. Il rend ainsi à sa mère les termes du pacte familial, façon de déposer les armes.

Cheminant le long de ces reliques familiales, la balade devient une oraison funèbre qu’il aurait composée pour elle : « Je n’ai pas accepté la mission que tu m’imposais, mais j’avais cependant assumé ta mission. Je l’ignorais encore ». Au-delà de la réconciliation finale, thérapeutique, et du plaisir complaisant de l’enfance revisitée, il se dégage de Proxy cet air revêche d’expiation, de mauvaise grâce assumée, un désir malin et obsédant de faire parler les photographies à rebours, un goût de bronze sur la langue.

Sophie Berda

  1. Vilhelm Hammershoi (1864-1916), peintre danois.

Primordial retour au contexte

Now et 79 primaveras sont deux démonstrations d’un cinéma en lutte. Démonstration renversante par l’énergie qu’insuffle la composition des sons et de l’image.
Santiago Alvarez apprend tardivement, à quarante ans, le métier de cinéaste, dans l’urgence nerveuse de l’instauration d’une nouvelle société, lorsqu’il intègre l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (Icaic), créé dès mars 1959 par Fidel Castro. Un des vœux de la révolution était de propager la lutte auprès des peuples opprimés. Now clame la révolte des noirs américains, 79 primaveras soutient le Viêtnam contre l’invasion meurtrière des États-Unis.

Now, c’est tout d’abord un appel à la révolte, suite aux émeutes de Watts, scandé par la chanteuse noire américaine Lena Horne dans son interprétation en anglais, et version jazz, d’une chanson hébraïque. La chanson est le film. Et les images s’associent rageusement à la musique et à la voix, pour opposer à la force de l’injustice la puissance de la détermination. Elles sont pour la plupart photographiques, glanées par-delà les frontières dans un panthéon d’images qu’Alvarez considérait universelles. « Now, it’s the time » : il est temps de ne plus accepter l’inqualifiable précarité de droit, le violent racisme et la sanglante répression policière dont est victime la communauté afro-américaine aux États-Unis. En contrepoint de la première image du film (une conversation apparemment détendue entre Martin Luther King et Lyndon B. Johnson), Alvarez précipite une succession d’images « de todas partes y para todos » : à un rythme de plus en plus poignant s’accumulent les exactions commises par les blancs. Les photographies et les images en mouvement s’écrivent sur une partition qui nuance, immobilise, accentue la puissance évocatrice de chacune. L’utilisation du banc-titre, du recadrage, du trucage redonne mouvement aux témoignages photographiques figés, et les séquences filmées ponctuent la musicalité du montage de singulières respirations…

Si l’art de la mise en scène consiste, en premier lieu, à se réapproprier ces matériaux de toutes parts, l’art du montage chez Alvarez révèle pour tous le sens dramatique intrinsèque à ces images. Une courte séquence présente un enchaînement de plans très rapides, rythmés exactement sur plusieurs occurrences sonores du mot NOW. Ces plans sont issus de la même photographie plusieurs fois recadrée. Un policier tient en joue un homme à terre. Le fusil est sans compassion. Et, toujours plus aveugle, il devient l’unique sujet du plan…

Quand des flammes sont ajoutées à l’image du corps calciné d’une victime de lynchage ; quand la bannière étoilée est insérée côtoyant le drapeau nazi lors de solennelles réunions du Ku Klux Klan ; quand la ponctuation finale du film, au son et à la gâchette d’une mitraillette, est l’écriture du mot NOW, il s’agit sans ambiguïté d’un cinéma politique. « Attraper la réalité telle qu’on la comprend, et non telle qu’on la voit », telle est la démarche revendiquée par le cinéaste ; elle conduit politiquement, en l’occurrence, à instruire le regard du spectateur de l’agressivité du monde impérialiste.

79 primaveras évoque, lui, la mort d’Ho Chi Minh, leader du Parti communiste vietnamien, et, au travers d’une chronologie de sa vie, l’histoire du soulèvement contre les colonisateurs. 79 printemps vers la victoire. Pour Alvarez, l’issue du conflit au Viêtnam était connue, et s’annonçait inéluctablement favorable au peuple vietnamien. Le film s’ouvre sur l’éclosion d’une fleur que ne pourra pas détruire la bombe lancée du ciel. Il accuse frontalement les crimes américains, leurs photographies de trophées de guerre, tristement contemporaines. Il observe les victoires vietnamiennes. Mais il craint que le camp socialiste ne se fissure. Il s’inquiète avec lucidité pour l’avenir de la lutte. L’intelligence de cette lucidité s’accorde peu aux impératifs du film de propagande…

Il y a dans les compositions d’Alvarez une force fragile qui résiste aux accumulations de temps et de défaites. Ses films sont ceux d’un peuple en guerre, et, de fait, en résistance permanente. Le cinéaste investit l’écran non seulement par sa maîtrise rythmique, ses expérimentations troublantes, ses inventions narratives, et son habilité à faire avec des moyens pauvres de remarquables objets cinématographiques. Mais aussi parce que se reflète dans son travail une époque où se jouèrent de nombreux enjeux qui font le monde contemporain. À ce titre, il peut être utile d’aborder ce cinéma en se remémorant, s’imaginant ces années charnières, trop souvent enterrées par l’Histoire. C’est une distanciation primordiale à opérer pour ne pas se heurter trop définitivement à quelque déconcertant sentiment de manipulation.

Sylvain Baldus

De l’écart du désir

Il y a dans le documentaire de Nurith Aviv des chemins angoissants, des chemins qui semblent ne mener nulle part. La caméra est posée devant la fenêtre de la voiture, côté place-du-mort, et suit lentement le paysage, la roche qui défile. Parfois, elle nous mène le long de la mer, où au loin des silhouettes se prélassent ; parfois, elle se tourne vers le ciel et laisse passer les palmiers bien parallèles à la route, bien ordonnés. Ciel bleu, plein soleil, et aucune impression de liberté : tout est figé, comme s’il était impossible d’entrer dans le paysage, d’en faire partie, d’en être.

En ces quelques plans-séquences, Nurith Aviv installe le malaise : des paysages soignés qui tiennent à distance, qui n’enlacent pas. Paradoxalement, l’émotion vient de cette distance. Derrière l’aspect ordonné des champs, des plages, une impression de vide se dilate et engendre un inquiétant sentiment de solitude.

Au bout de ces chemins, pourtant, des rencontres, des existences. Nurith Aviv en a sélectionné neuf. Peu importe leur sexe, leur pays d’origine (Russie, France, Maroc, Hongrie…), leur âge. Seul émerge de leur récit cet impératif commun qui un jour les remit profondément en question : parler hébreu, être habité par cette langue afin de gagner le droit, la légitimité de vivre sur cette terre. Nationalité : israélienne. Davantage qu’une nationalité, il s’agit d’une nouvelle identité à assumer. À l’image du pays, c’est une identité en construction, adolescente, spontanée, ingrate et parfois mélancolique, d’autant qu’aucun des neuf intervenants ne s’y est installé dans une démarche volontairement sioniste : rescapés d’une Europe nazie ou simplement nés de parent qui se sont réfugiés en « terre promise », tous ont en commun cette rupture subie, cette fragilité identitaire. De fait, poète, comédien, rabbin ou philosophe, tous travaillent la langue et ses effets, ses jouissances, ses compromissions. « C’était comme se remplir de gravier », raconte Aharon Appelfeld, encore éprouvé. Monstre des mers pour certains, bouillie sonore pour d’autres, elle demeure néanmoins la condition sine qua non de cette « reliance » entre ces différents immigrants afin de reconstruire leur tissu social et leur légitimité.

Comment être soi lorsqu’on s’est vu (entendu) amputé de ses racines ? Aller vers une langue, c’est toujours trahir la précédente. Comment trouver sa place, s’y implanter, l’assumer ? L’espérance est racontée comme un grincement dans les têtes. Le désir d’y parvenir, douloureux, infini. La même mauvaise conscience face à leur langue maternelle qu’ils regardent de biais et c’est le temps qui se fige : plans fixes sur ces personnages qui se livrent retranchés chez eux, dans leur maison. Enfoncés dans leur canapé ou rivés à leur table de cuisine, tous diffusent cette même impression d’immobilité. Les corps ne se déplacent pas, n’évoluent pas, ne rencontrent personne. Seuls à l’écran, tranquilles, ils paraissent pourtant perdus et bousculés par leur parole qui se déploie, tout en hébreu, comme autant de logorrhées qui se cognent au cadre installé, exprimant ces valses-hésitations entre une origine malmenée et une adoption qui la – les – dénie. Tant d’égarements intérieurs, de bouleversements, et cette volonté de calme déployé… Derrière la contradiction, l’inquiétude. Et Nurith Aviv traduit bien cette impossibilité de plénitude, ce rayon sourd qui les fige dans leur intimité. Et quand bien même elle les filme, en guise de présentation, debout en plan large devant leur maison, aucun ne sourit. Mais comment sourire lorsque les lendemains construisent du manque à l’origine ?

Si la castration a annexé tous leurs modes d’expression, cet interdit, ce « never more » enclenche aussi de la rêverie, de la vie, du doute et du possible. Plus que jamais, le désir est en marche. Misafa Lesafa avance masqué : derrière l’apparente pudeur de la mise en scène, il ne faut pas seulement lire cette souffrance tue, sorte d’étonnement résigné à jamais, d’existence sous perfusion : le rythme qui est ici installé offre le temps des révélations douloureuses – Munch semble parfois convié… Par extension, il lève aussi le voile sur cet écart qui ne demande qu’à être comblé. À l’image de ces chemins arides qui sabrent l’idéal de la facilité, à l’image de ces neuf récits emplis de désir et comme au bord du vertige, figés quelque part, entre deux rives.

Sophie Berda

Les corps en berne

Une de ces guerres oubliées. De celles qui suscitent un détournement de la tête de la part des chefs d’États et de gouvernements démocratiques. Dans la pointe sud de la Russie occidentale, la population tchétchène est soumise, depuis 1999, aux zachitska (opérations de nettoyage) de l’armée fédérale russe. Un premier conflit a déjà ravagé ce petit territoire caucasien, de 1994 à 1996, entraînant près de cent mille morts et détruisant le gros des infrastructures. D’un côté, le pouvoir russe refuse dans le sang l’autonomie de la république tchétchène ; de l’autre, les indépendantistes se radicalisent et résistent par tous les moyens. D’un côté et de l’autre, la torture et les exécutions sommaires. Au milieu, les civils subissent le cercle vicieux des attaques / représailles… Et Vladimir Poutine de vanter la « normalisation » en cours, la lutte « anti-terroriste » inévitable, bref, une affaire intérieure russe qui ne regarde que lui.

Voilà, en 939 signes (non-dits compris), une manière de résumer ce conflit quasiment interdit d’accès aux journalistes et associations humanitaires. Encore faudrait-il mentionner les influences wahhabites (les Tchétchènes sont musulmans), les enjeux pétroliers, la résistance millénaire du Caucase à l’assimilation russe…

Changer de point de vue. Montrer l’essentiel grâce à un détour par (ce qui semble) l’anecdote. Aleksandr Rastorguev filme les soldats chargés de l’intendance pour les troupes russes en Tchétchénie. Ces soldats de l’arrière cantonnés aux tâches ingrates de la guerre : la laverie pour le linge, la douche pour la crasse, la cuisine pour les estomacs, rassemblées dans les wagons d’un train à vapeur qui se déplace au gré des combats… Des militaires qui ne sont pas directement confrontés aux massacres mais qui entendent les bribes de récit de ceux qui reviennent du front.

Sur l’écran, pas d’images du conflit (le surgissement répété d’un écran noir strié de blessures blanches est-il là pour rappeler son « invisibilité » ?), mais celles de ces hommes en train de vaquer au nettoyage d’une guerre sale. De la boue et de la vapeur, toutes deux malaxées et contemplées, associées et dissociées, provoquant un équilibre flottant entre réel et irréel. En voix off, les informations des dernières opérations militaires entendues à la radio, des sons captés pendant les combats, mais aussi les conversations quotidiennes des appelés russes.

Le bruit des chars, des hélicoptères et des bottes colle aux images, tandis que la parole ne rencontre presque aucune lèvre, aucune bouche. Comme si plus rien ne devait (pouvait) refléter l’intégrité. Désintégrés les hommes, désintégrées les familles (comme en témoignent les visages de ces mères qui ouvrent le documentaire)… L’absurde de la guerre, comme toujours. Oui, mais davantage encore. Le détour par ce train dédié à rassasier et à laver permet de symboliser l’action de la machine étatique : le processus violent et sourd de déshumanisation, la réduction des hommes à de simples corps. Un corps de soldat qu’il faut habiller, raser, discipliner… Un corps à galvaniser aussi : scène orwellienne où, assis devant un écran de télévision, les militaires assemblés écoutent en silence l’intervention d’un Poutine soulignant la grandeur de la Russie.

À leur manière, les soldats témoignent donc du conflit tchétchène. Mais ils n’évoquent pas les 939 signes précédents : seul les préoccupe leur retour prochain dans leur famille ou auprès de leur petite amie. Le lien du sang et l’envie de baiser : ce qui ressort crûment quand le désœuvrement domine. Ils ne sont pas non plus porteurs de vœux pieux de fin de banquet pour l’ouverture de négociations. Ce n’est pas (plus) le problème. Cela supposerait un reste de croyance dans le politique. Le diagnostic est plus sévère : « Du point de vue politique, c’est facile : cinq cents hommes ici, trois cents là… », lâche désabusé un soldat en voix off avant les dernières images du film.

Pour esquisser une contre-attaque à ce désépaississement inexorable de l’être, le cinéaste russe s’attarde sur les visages et les corps, il les contemple, il leur restitue leur beauté. L’humanité de ces hommes réside (résiste) dans cette beauté. La caméra d’Aleksandr Rastorguev humanise les corps que la guerre animalise, elle redonne du sens (par le bon vouloir du regard tiers) à l’homme contraint à l’absurde (par le bon vouloir d’un chef d’État), elle relie ce que la réalité déchire… Regard « religieux » contre un lent processus de décomposition.

Sébastien Galceran