Éloge de la gêne

Accompagnée au piano par la prof, la classe chantonne maladroitement les paroles de Mad World 1. Cette scène d’évaluation de musique fait remonter pas mal de souvenirs gênants. J’ai l’impression de connaître cet endroit. Mais un truc a changé. Tous·tes les élèves portent un masque. Au fond de la classe, il y en a un, les yeux fermés, qui fait comme s’il connaissait les paroles. Années COVID, crispation sanitaire, distanciation sociale. L’absurdité d’une époque pas si lointaine me saute aux yeux. J’essaie de m’imaginer à leur place, mais je sens bien qu’une demie génération nous sépare…

Rêves a été tourné durant l’année 2020/21 dans un établissement du Var, avec 17 collégien·nes. Sur une chaise, seul·es face à la caméra devant un fond blanc, les adolescent·es tentent d’exprimer leur vision du monde, tandis que, hors champ, les adultes – le cinéaste Pascal Catheland et le chorégraphe Arthur Perole – les guident. Présentée ici sous forme d’un long métrage, Rêves est en réalité une série de quatre épisodes de 25 minutes, structurée autour de quatre grandes thématiques – le rapport à l’environnement, les relations amoureuses, la transition vers l’âge adulte et le rapport à leur image. Au fur et à mesure, la parole se précise, devient plus intime, se rapproche de leur corps.

En dehors des entretiens documentaires et du cadre du collège, des séquences narratives préparent l’arrivée d’une fête, qui vient exciter l’adolescente qui sommeille encore en moi. Mais l’énergie du lâcher prise et la délivrance des corps ne viennent pas. Les effets de surimpressions et les gros plans stroboscopiques sur les jeunes qui dansent, rouges, verts, bleus, sur une montée de musique techno, ne font que nourrir la frustration de ne pas simplement voir les corps danser. Toutefois, une émotion irradie, se répand et traverse l’écran : c’est la gêne. Face à ces adolescent·es qui, les yeux fermés, une moue dubitative aux lèvres, cherchent le beat en balançant la tête, essayent de se dérober au regard, la vision de la gêne se mue en pulsations sourdes.

Je suis gênée de les voir gêné·es. J’imagine la difficulté de se laisser aller devant le regard de la caméra. Je trouve beau de les voir à l’épreuve. Iels essayent quand même, sans parvenir à s’abandonner. Je me souviens que moi aussi, j’étais coincée.

… Ça me rappelle une boum dans la semi pénombre d’une cave sous des spots lumineux qui balayaient à toute allure le sol carrelé. Posés sur des canapés qui se faisaient face, parlant très fort au milieu des décibels, on se surveillait, le désir de choper si intense entre nous. Presque tétanisant… Maintenant, heureusement, les choses ont bougé. Je crois que j’aime bien, finalement, quand je suis gênée.

Went to school and I was very nervous
No one knew me, no one knew me
“Hello, teacher ! Tell me, what’s my lesson?”

Look right through me, look right through me 2

  1. Titre du premier épisode de la série
  2. Extrait de la chanson Mad World de Tears for Fears

Les sens de la nuit

Soutenu par la plateforme Tënk, 4801 nuits de Laurence Michel offre un cheminement introspectif aussi méthodique qu’intime, sensible que réflexif, sur l’alcoolisme et l’abstinence de la cinéaste.

4801 nuits, 27e minute et une petite poignée de secondes : sur un fond noir, un verre de vodka Martini cède la place au visage de l’acteur Roger Moore, tandis qu’une voix féminine enjôleuse (moquant le romantisme de ce cliché) évoque la figure de James Bond en l’associant à la consommation de ce cocktail très mondain. À cette vision travaillant les stéréotypes de séduction et de virilité associés à Bond – et dont l’alcool ne fait que renforcer l’aura – en succède une autre, nettement moins charmante et flatteuse : cette fois c’est la réalisatrice qui présente, en voix off toujours, un ancien dépliant des Folies Pigalle, célèbre club parisien qu’elle a elle-même beaucoup fréquenté. Sur ce flyer, qui joue des références à Dallas, figure notamment Sue Ellen, dont J.R. était l’époux dans la série TV. Mais si Sue Ellen a constitué une héroïne pour Laurence Michel, cette femme était largement représentée et perçue comme une ivrogne en raison de ses abus de boisson.

En quelques minutes, c’est toute la perception genrée de l’alcoolisme que la réalisatrice aborde. Parce que – comme nombre de sujets, d’expériences (etc.) de notre société patriarcale – la perception de l’alcoolisme varie selon qu’elle touche un homme ou une femme. Et si « il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme 1 », plus tabou qu’un alcoolique, il y a… une alcoolique. Dénié, caché, refoulé, l’alcoolisme féminin porte en lui un scandale, une honte, la perception d’une dépravation, la constatation d’une chute. C’est le récit de son propre effondrement que la cinéaste embrasse dans ce moyen-métrage touchant par sa façon d’aborder l’intime avec une pudeur mâtinée d’auto-ironie. Cette trajectoire, elle la dessine à partir de son enfance (pourtant heureuse) et de sa jeunesse ; de l’évocation de sa famille où rôdent des parents et ancêtres elleux-mêmes addicts et jusqu’à son abstinence.

Et comme le signale le titre, la nuit est au cœur du propos. Le film agrège, ainsi, autant des matériaux divers (images d’archives familiales, objets ayant appartenu à la cinéaste) qu’il enchâsse une pluralité de symboliques liées à la nuit. Il y a l’intitulé 4801 nuits qui désigne la comptabilité rigoureuse de son abstinence, l’angoisse de l’arrêt de l’alcool se faisant plus criante lorsque la nuit approche. Il y a, aussi, le choix de présenter les objets d’antan sur un fond noir, comme s’ils étaient arrachés à la nuit : en conférant une présence inhabituelle à ces éléments triviaux ; en évoquant la prestidigitation ; ce choix du fond noir semble nous dire que ces objets viennent de très loin, d’un autre temps (ce serait ici l’art pariétal intime de la cinéaste). Il y a, encore, la nuit polaire à laquelle elle décide de se confronter en partant observer des aurores boréales – objets de longue date de sa fascination. Outre la puissance symbolique de cette expédition – apparaissant comme un endroit d’apaisement et de réparation – et dont les images traversent tout le film, il se dit dans ce mouvement de balancier entre récit du pire et confrontation au sublime, la réversibilité de toutes choses. Les nuits passées à boire, synonymes d’angoisses sont remplacées par l’observation de ces phénomènes lumineux naturels magnifiques. Le goût pour les expériences extrêmes est ici converti en processus non pas d’autodestruction mais de reconstruction. Son appétence pour les sciences l’amène désormais à compter chaque nuit. Son installation dans la constellation des soirées parisiennes a cédé la place à l’observation d’autres cieux.

Mine de rien, c’est l’histoire d’un sauvetage personnel que le film porte, tout en démontant le cliché (extrêmement moral) associant alcoolisme et misère sociale. Ainsi, la prédisposition de Laurence Michel à des comportements ordaliques (elle dit avoir «°toujours aimé vivre sur le fil°»), sa façon de perpétuellement se mettre en danger, son goût pour la vie nocturne où tout est permis, sont réinvestis sous la forme d’une pulsion de vie par ce voyage aux confins du monde. Et si, comme elle le dit elle-même, elle en a bien « pris pour perpète », l’enfermement n’est plus le même. Exit le monde clos, nocturne, honteux, solitaire, chaque jour recommencé, lié à la consommation d’alcool. Sa prison, qui est désormais celle d’une comptabilité scrupuleuse rendant concrète l’abstinence, se révèle également le lieu d’une réinvention.

  1. Intitulé de l’une des quatre banderoles que neuf féministes (dont Christine Delphy, Monique Wittig et Christiane Rochefort) tentèrent de déposer avec une gerbe de fleurs au pied de la Tombe du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe, le 26 août 1970.

Au service

« J’ai mis très longtemps à pouvoir mettre des mots sur cette expérience, très très longtemps, il m’a fallu dix ans pour pouvoir dire quelque chose qui n’était pas anecdotique, qui n’était pas misérabiliste. 1» Leslie Kaplan

Leslie Kaplan a écrit L’excès-l’usine d’après son expérience ouvrière. Nightcleaners Part 1, du Berwick Street Film Collective, retrace la mobilisation des femmes de ménage de Londres entre 1970 et 1973. Pour certaines originaires des Caraïbes, elles appartiennent à la classe la plus exploitée du prolétariat. May Hobbs, une ancienne nightcleaner, sollicite une quinzaine de féministes du Women’s Liberation group (WLG) pour tracter auprès des bâtiments de la City. Elles s’organisent pour aller à la rencontre des employées à leur arrivée au travail, à 22 heures, puis lors de leur pause à 1 heure du matin. Anonymes dans le film, Roberta Hunter Henderson, Sally Alexander, Sheila Rowbotham, Liz Waugh sont quelques-unes des personnes qui ont pris en charge la campagne, et permis à Marc Karlin, réalisateur du Berwick Street Film Collective, d’y prendre part, avec Humphrey Trevelyan et James Scott. Mary Kelly, du WLG, intègre leur équipe majoritairement masculine 2.

La narration commence avant la grève, en 1970. De 22 heures à 7 heures, chaque nuit, 1200 employées de la cinquième entreprise de nettoyage de Londres époussettent les papiers, sans les déranger ; brossent les toilettes ; n’ont pas le temps de passer la serpillière par manque de personnel. Elles sont payées douze livres par semaine, enfermées dans des doubles journées à travailler de nuit pour s’occuper des enfants le jour. Lorsqu’on dort entre une heure trente et quatre heures, le corps et la tête n’ont plus aucun recul. Face à la tension et à la charge d’un travail abrutissant, le corps se défend dans une forme d’insensibilité à l’épuisement. Le film laisse de côté tout ce qui n’est pas essentiel, désynchronise son et image. De l’écran noir surgissent par flashs les seuls gestes, énergiques, précis, répétés, qui font avancer le nettoyage d’une pièce. De la scène silencieuse où une mère cherche à faire plaisir à ses enfants au supermarché, on n’entend que le prix des courses. Gagner de l’argent. Acheter. Un montage méticuleux traduit l’impact de l’exploitation sur les corps.

Dépourvues de la force nécessaire à l’affronter, les nightcleaners semblent au départ acquiescer lorsque leur patron justifie leurs bas salaires par la compétition économique. Les revendications adressées aux cinéastes n’ont sûrement jamais atteint le directeur de l’entreprise. L’une d’elle peut enfin lui répondre grâce au montage. Lui, voix off d’une interview, critique la paresse des employées, se pose en exemple : pour gagner sa vie, il suffit de… « Il ment. » Face caméra, les mots surgissent, clairs, coupants et surtout répétés. Doigt levé, la femme de ménage assène : « Il y a un problème. […] Ces femmes ne l’ont jamais vu. Certaines travaillent ici depuis vingt ans, ou presque vingt ans, et elles ne l’ont jamais vu. Jamais vu. »

L’enjeu de la syndicalisation amorce une transformation. Dès 1970, May Hobbs, ancienne nightcleaner, a pris la parole lors d’une grande manifestation féministe à Trafalgar Square pour exprimer combien les ouvrières devaient s’affirmer à l’égal des femmes intellectuelles ou bourgeoises. Mais la méfiance des nightcleaners est immense face aux tracts qu’elle leur distribue, avec le renfort des féministes, pour créer une mobilisation. Le film souligne la distance de classe, le gouffre dans le rapport au temps disponible et à la parole. Le discours féministe sur la sexualité et le capitalisme s’égraine en off, alors que les nightcleaners s’affairent. Le son d’un coup de chiffon vient interrompre l’analyse. Plus tard, on entendra cet aveu exprimé aux cinéastes : « On ne se sent pas normales, on est toujours fatiguées. Elles [les nightcleaners] ne veulent pas avoir affaire à leurs maris. […] Je ne voulais même plus parler à mes voisins. Je n’avais plus la force. » Cette variation étrange des pronoms rappelle ce qu’en dit Leslie Kaplan dans son dialogue avec Duras : « Dans l’usine, il y a ce on et il y a l’impossibilité d’un je qui soit un je, ça j’en suis sûre. »

En prenant comme point de départ les paroles douloureuses des nightcleaners, des séquences expérimentales retravaillent en gros plan et au ralenti les visages des personnes interrogées. Le regard d’une femme condamnée à court terme par l’épuisement est ainsi sublimé dans un halo aux contrastes marqués. De ses paroles, les cinéastes font un symbole et de son visage marqué, une icône. Ce langage élaboré au montage traduit l’émotion ressentie par le collectif à l’écoute de son récit. De son côté, la nightcleaner plaisante : « S’il faut mourir, autant mourir heureux, n’est-ce pas ? »

Un an et demi après le début de la mobilisation, les visages des nightcleaners, filmés durant les réunions au café, sont tout aussi marqués par le travail, mais ils sont cette fois capturés souriants, dans l’échange ou l’écoute. Après avoir subi le mépris et l’inaction du syndicat Transport and General Workers’ Union, dont les délégués ne souhaitaient pas se déplacer la nuit, May Hobbs crée un syndicat indépendant et les féministes se cotisent pour financer son travail de porte-parole. Le mouvement attire l’attention des médias et May Hobbs fait le tour du pays. Enfin aidées par le syndicat Civil Service Union, les nightcleaners se mettent en grève. Le film ne le précise pas, mais, outre l’assurance que les syndiquées ne seraient plus licenciées, une augmentation est obtenue. Le rapprochement des nightcleaners et des féministes se traduit par quelques gros plans sur les visages des féministes, jusque-là laissées au second plan. Les cadrages se resserrent et témoignent d’un espace enfin partagé. Le film relate la suite, décourageante, car ces améliorations sont perdues aussitôt que les entreprises changent de prestataire. En 1973, la grève prend fin, Nightcleaners Part 1 également.

Le Berwick Film Collective marque symboliquement la fin du film par une invitation aux nightcleaners à passer derrière la caméra. Un hiatus contrarie ce désir sincère d’un processus participatif. L’article écrit par Sheila Rowbotham sur la campagne de syndicalisation et le tournage rend compte de la déception de May Hobbs. Elle attendait un manifeste. Il aura fallu plusieurs années au processus de la lutte pour se mettre en place, et seul ce temps aura permis aux féministes de percevoir la situation des nightcleaners. Quant aux cinéastes, qui usent dans leur film d’un langage expérimental élaboré, sans avoir partagé avec les nightcleaners cet espace esthétique, ils prennent le risque de creuser à nouveau la distance.

Il existe une autobiographie de May Hobbs, Born to struggle, Quartet books : Londres, 1973.


  1. Leslie Kaplan, L’excès-l’usine, P.O.L éditeur, 2020, dialogue entre Marguerite Duras et Leslie Kaplan, p. 111.
  2. Cet article s’appuie sur le récit de Sheila Rowbotham, « Jolting Memory : Nightcleaners Recalled », in Maria Ruido (éd.), Plan rosebud : on images, sites and politics of memory, CGAC, 2008, Santiago de Compostela.

Impressions parcellaires d’une nuit aux frontières de l’urbain

Le rythme est physique. Les respirations de Mauro Santini forment le tempo de Vaghe Stelle, conçu comme un album de musique en sept mouvements.

Le cinéaste traverse des lieux familiers, oubliés des dormeur·euses, des lieux inadaptés à la nuit, soudain silencieux. Il s’engage sur le périphérique d’une ville vidée de ses voitures ou sur les abords dénudés d’un chemin de fer. Des sons, imperceptibles de jour, existent enfin. L’onde puissante, réverbérée, d’un train nous emmène. Le flou, le ralenti, les surimpressions, les fondus ou les collages racontent la singularité de sa nuit blanche.

Au fil des chapitres, ces impressions nocturnes évoquent des visions diurnes de ces zones entre ville et campagne. Comment éclaire-t-on la nuit ? Les phares d’une voiture révèlent une maison sur l’écran. L’image grandit, des ombres feuillues se dessinent lentement sur le mur en béton, la voiture passe et c’est la nuit à nouveau. Le cinéaste laisse des éclairages artificiels exposer l’écran noir. Des étoiles se meuvent. Un essaim de moucherons bourdonne autour d’un halogène. Le lampadaire éclaire crûment des camions noirs alignés. Le soleil éclaire la lune, la lune éclaire la terre.
Quand Mauro Santini filme le cercle lunaire à travers une loupe, la lune peut alors être touchée puis caressée du bout des doigts. On entre dans la matière, corps humain et corps de la caméra rapprochent la lune de la terre. Des milliers de lumières brillent par les fenêtres d’un avion, et ont l’allure des étoiles qui peuplent la galaxie. Le macrocosme se retrouve dans le microcosme. In fine, le film s’offre comme une connexion sensible entre l’espace astral et terrestre. Les sept étoiles de la Grande Ourse, dont les sept mouvements du film portent les noms, séjournent maintenant sur terre. Les points cardinaux se renversent. Deux images en surimpression font alors se coucher la lune dans l’espace immense des habitations d’une ville. On avance, désorienté·es.

La Révolution reste à faire

En 1967, Sara Gómez a 25 ans. Marguerite Duras, de passage à Cuba, s’entretient avec la jeune cinéaste. Lors d’une question sur la place des femmes dans la société cubaine d’après la révolution, Gómez lui répond : « Nous sommes désormais de moins en moins un objet esthétique, statique, sexuel, passif, amical. La révolution nous a tous mis devant la responsabilité de notre intelligence, de notre engagement d’êtres pensants ». Cette devise, inhérente à ses films, suffit à définir les contours de son cinéma, révolté et indocile.

La cinéaste fait ses armes à l’ICAIC, l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographique, qu’elle rejoint en 1961. Cet institut, né de la révolution, rassemble de très jeunes cinéastes et intellectuel·les. Il centralise la production, la diffusion des films et contrôle l’image du pays. Gómez y réalise et coréalise de nombreux films et assiste cinéastes cubains et cinéastes de passage tels qu’Agnès Varda, Chris Marker ou Joris Ivens. La fin des années 1960 offre un contexte d’expérimentations visuelles et politiques dans le cinéma du monde entier. Sara Gómez se dirige vers le cinéma direct, celui de la rencontre et de la parole. Certains de ses films évoquent aussi le cinéma d’intervention sociale lorsqu’elle implique les personnes filmées dans la réflexion sur l’action politique et sur la manière de faire image.

Attentive à ce Cuba qui change, ses films portent en eux les paradoxes de son époque : malgré l’affirmation de l’abolition des discriminations après la révolution, de grandes inégalités persistent dans le pays. Gómez est souvent présentée comme la première cinéaste noire et la première cinéaste féministe cubaine. Son regard, façonné par un discours décolonial, la pousse à se préoccuper du sort de la communauté afro-cubaine et des plus marginalisé·es. En cette période, le gouvernement révolutionnaire revendique une profonde rupture avec l’ancienne société traditionnelle et prône l’apparition de « la société nouvelle ». Sara Gómez n’a de cesse d’affirmer ses positions prorévolutionnaires, mais reste vigilante et persiste : l’intelligence révolutionnaire peut encore beaucoup. Si l’ICAIC propage une certaine idée de la vie après la révolution, les films de Sara Gómez apportent un récit nuancé à la réussite proclamée. Cette intégrité lui coûtera la censure malgré son engagement pour les idées de la révolution.

À la fin des années 1960, elle se rend sur l’île des Pins, devenue la gigantesque école révolutionnaire rêvée par Che Guevara et Fidel Castro. Elle y réalise la trilogie Isla de la Juventud1, nouveau nom donné à l’île des Pins. Les jeunes, appartenant majoritairement aux communautés les plus marginalisées, y sont éduqué·es à devenir « les femmes nouvelles » et « les hommes nouveaux ». Ces « pionniers du futur » s’y instruisent et se dévouent au travail pour la collectivité. Sara Gómez adopte une approche sociologique : en s’attachant aux individualités et à l’importance des trajectoires personnelles, ses films semblent alerter sur l’uniformisation qu’engendre cette rééducation contrôlée par le gouvernement révolutionnaire. Dans En la otra isla, elle rencontre un jeune auteur envoyé sur l’île pour être réorienté vers un travail de la terre, ses écrits ne correspondant pas aux attentes de la révolution. Il regrette que la culture ne soit pas plus centrale dans le projet révolutionnaire, mais s’enthousiasme malgré tout de son expérience sur l’île. Elle s’entretient également avec un jeune homme noir dont la carrière de chanteur a été brisée du fait d’un racisme persistant. Sara Gómez est dans le champ, l’entretien se déroule

dans un plan extrêmement composé. Ce cadre rappelle les photos de familles qui s’immiscent souvent dans les films de la cinéaste. Elle témoigne ainsi d’une proximité familière avec le jeune homme : iels partagent une même désillusion face aux discriminations qui subsistent. Les films de la trilogie laissent malgré tout transparaître une sincère admiration pour la vie collective et les aspirations politiques du pays.
Le dernier volet, Isla del Tesoro, pourrait être une métaphore de la révolution : court pamphlet où les barreaux de la grande prison de la dictature bâtie sur l’île tombent, libérant les révolutionnaires. Elle filme alors la vie collective dans une certaine allégresse. La cinéaste collecte des points de vue critiques sur cette aventure. Un décalage existe entre l’idéal et la réalité de l’expérience. Les barreaux sont au sol, mais il est difficile de ne pas se demander si une autre construction disciplinaire n’est pas à l’œuvre. De film en film, l’île se dessine comme un lieu intemporel, où se jouent à la fois les incohérences et la rigidité de la révolution autant que ses grandes réussites et ses joies.

Alors qu’elle signe des films euphorisants sur la transition du pays, elle fait aussi le choix de documenter et d’archiver les traditions vouées à disparaître. Elle raconte l’histoire de sa communauté dans Guanabacoa : crónica de mi familia (1966), réalisé dans son quartier, qui réunit la classe moyenne afro-cubaine et des familles bien plus précaires. Le film est structuré par une série de photos de famille de la cinéaste. La famille s’élargit et la caméra se faufile dans la vie du quartier. La marraine de Sara, très âgée, raconte les anciennes mœurs des gens de Guanabacoa. De là, Sara Gómez interroge leur place dans cette « société nouvelle » qui s’annonce. À l’image de sa cousine Berta, les femmes dans son cinéma sont toujours montrées libres, au franc-parler « sans complexe ».

Elle déploie ainsi un cinéma indéniablement, et peut-être avant tout, féministe. Dans Mi aporte (1969), la cinéaste organise la projection d’un reportage qu’elle a réalisé sur le travail des femmes dans une industrie sucrière. Elle montre le film à un groupe d’ouvrières de l’usine. Heurtées par les propos de leurs camarades à l’écran, elles amorcent alors une conversation sur le travail et sur la place des femmes dix ans après la chute de la dictature. Conscientes qu’elles sont susceptibles de participer à la perpétuation des schémas patriarcaux dominants, elles se questionnent : « créons-nous les conditions de la femme nouvelle ? ». Les femmes des films de Sara Gómez n’ont de cesse de rappeler le chemin que les hommes ont encore à parcourir. Dans Mi aporte, toujours, une femme d’une classe plus aisée refuse que sa mère se charge de ses enfants et du ménage sinon « elle ne profitera pas des bienfaits de la révolution ». La structure traditionnelle est abolie, mais le machisme persiste. Sara Gómez donne aux femmes une présence permanente. Elle use de ruptures formelles pour défendre leur place à toutes et privilégier leur visibilité : il arrive que la cinéaste coupe une séquence pour insérer une conversation avec une femme. Elle entre parfois dans le
champ pour converser et réfléchir avec elles. Elle les expose, les écoute, va les chercher dans leurs foyers.

Dans ses films, leur liberté semble absolue et leur intelligence collective. Elles sont là : sa vieille marraine, des adolescentes sur l’île des Pins, des ouvrières dans les usines. Les femmes noires, les femmes pauvres, les femmes intellectuelles, sur le même plan, celui de l’avant-garde féministe de l’époque, portées par l’exaltation du moment révolutionnaire.

Loin de défendre un cinéma aux structures sûres, les films de Sara Gómez, souvent tumultueux, bouillonnent d’une inventivité formelle et d’une vitalité témoignant de l’agitation générale du pays. La cinéaste s’expose, prend la parole. Sa voix off surgit pour faire entendre ses réflexions personnelles. Elle va et vient sans s’installer dans une quelconque méthode. Elle consacre sa rigueur à l’engagement politique face à un système qui peine à se tenir droit. Ses films sont entêtés, peut-être trop révolutionnaires pour les révolutionnaires. Son cinéma trouve un équilibre étrange entre la désillusion et une force morale et politique inaliénable. Femme, noire, elle filme des personnages qui lui ressemblent, dévoués et plein d’espoir face à la révolution, mais à même de révéler les paradoxes de l’époque.

Alors qu’elle finissait son premier long-métrage, De cierta manera, Sara Gómez meurt en 1974 à l’âge de 31 ans. C’est à cet âge précis que sa camarade, la critique de cinéma et militante Michèle Firk se donnait la mort après avoir participé à l’assassinat de l’ambassadeur américain du Guatemala. Sara Gómez lui dédie son film En la otra isla. Figures résonnantes, fidèles à leurs engagements. À la fin de son tout dernier film, suivant les personnages principaux, le plan balaye un vieux quartier populaire transformé en ville nouvelle. La caméra prend de la hauteur et laisse filer ses personnages entre les tours neuves. C’est peut-être dans ce dernier plan que le cinéma de Sara Gómez devait trouver son terme, dans cette transition politique, qu’elle aura accompagnée, documentée et questionnée sans compromission.

  1. Trilogie en trois volets : En la otra isla (1968), Una isla para Miguel (1969), Isla del Tesoro (1969)

Les Dessous du bois

Bois de Boulogne, Paris, France, 1853. Napoléon III discipline la végétation de la forêt pour la transformer en un « paysage historique » : la Nature, domestiquée, devient simple décor de l’histoire. « Tout était de main d’homme, artificiel » explique la narratrice du film de Lola Peuch. L’Homme a voulu faire de ce bois son lieu de villégiature privilégié.

Le film pourrait se contenter de convoquer la notion de paysage en peinture, ou celle des jardins à la française, mais ce théâtre de verdure abrite maintenant d’autres récits. Trois femmes partagent leurs histoires : le quotidien dans le Bois, leur arrivée en France et la clandestinité, leurs transitions, les intimidations de la police. Voix apprêtées, presque empruntées. Elles se mettent en scène dans leur propre vie et se font actrices, dans ce décor faussement naturel. Elles décrivent une réalité sans fard, et offrent un démenti à l’histoire impériale du parc.

L’artifice des constructions du Bois est constamment détourné par Heden, Claudia et Samantha. Elles tapinent aux alentours des anciens clubs mondains réaménagés. Les buvettes Napoléon III leur vendent des préservatifs. Elles retrouvent leurs clients le long des promenades redessinées. Par leurs corps, également, elles s’approprient un art d’un autre genre. Perruques aux cheveux longs, gorges lisses, seins opérés ou nez modifiés inventent leur féminité. Le film fabrique les tableaux de leur empuissancement1.

Elles font le Bois, le Bois les a faites. Sans l’aide de cette forêt, il n’y aurait pas de récits possibles. Elles sont filmées au centre de l’image, entourées par ce cadre végétal, figure protectrice revendiquée de leur intimité. C’est grâce à sa pénombre qu’elles peuvent exercer. La lumière apaisante qui perce à travers les arbres leur donne

assez de confort pour vivre en confiance. « Matter, mutter, mother, mère. 2 » Difficile de ne pas voir cette matière-matrice qu’est le Bois comme une figure maternelle pour ces travailleuses.
Malgré cela, le film préfère une éthique du care à une essentialisation de la femme : nulle nécessité de ce rôle de la Femme-Nature, nul établissement d’une identité fixe et biologique de ce corps végétal, pas plus que de leurs propres corps. Pas d’identification du rôle de la mère à celui de la femme. Cette progéniture prend aussi soin de celle qui l’entoure avec bienveillance : longuement, l’une d’elles ramasse les déchets sur le sol, au milieu de la verdure. Se forment alors des liens de parenté réciproques. « Maman de terrain » et « maman du milieu » les unes pour les autres, putes et natures, filles irrévérencieuses contre le Père.

  1. Traduction française du terme empowerment en anglais.
  2. Donna Haraway, Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Les Éditions des Mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 263.

Regard sur parole

Le film d’Ugo Simon s’engage à écouter les récits de Mahamadou Camaré, Diané Bah et Farid El Yamni. Chacun de ces trois hommes a perdu un frère, tous sont morts tués par des policiers parce qu’ils étaient noirs ou arabes. Leurs récits se succèdent méthodiquement, sobrement séparés par des cartons noirs mais réunis par leur sinistre parenté : un système brutal et paradoxal auquel les trois hommes doivent se mesurer. Les frères des victimes affrontent une société où ceux qui sont censés protéger tuent et où ceux qui doivent déterminer la vérité mentent. Ugo Simon les filme en plans rapprochés, dans des intérieurs neutres et clos. Il crée un espace d’écoute, afin de rendre audibles leurs témoignages. Loin des auditions de justice, la durée des plans permet de donner pleinement un temps de parole à ceux qu’il est impératif d’entendre, et de ne pas le laisser, de ne surtout pas le donner de nouveau à ceux qui ont tué.

S’il n’y a pas d’images, il y aura la parole – celle qui fait rarement preuve et se fait écraser sous les différences de considération, celle qu’on hiérarchise comme on hiérarchise les vies. Parole contre parole, image contre image. À l’heure de la loi Sécurité globale (le film a été réalisé alors que la loi était discutée à l’assemblée), les images sont du côté des forces de l’ordre : interdiction de diffuser des images dites malveillantes de la police ou d’identifier les policiers quand ils travaillent. Se nichent alors au creux des récits de nouveaux paradoxes.

Images pour images – alors qu’on produit massivement des images, on en étouffe certaines. Systématiquement, des caméras de surveillance étaient présentes sur les lieux où sont morts les frères. Ces images publiques, qui devraient compter, sont pourtant soustraites au bien commun et absentes des enquêtes, refusées aux familles et à leurs avocats ; refusées même lorsque la famille de Gaye demande une nouvelle enquête, tant celle qui est présentée au procès est pleine d’erreurs et de non-sens. Le film examine les rouages d’une justice qui écarte les preuves et occulte la vérité. Une justice qui se passe des images exploitables alors que la police tue.
Pour accéder aux événements hors d’atteinte, le cinéaste glane et structure des images amateurs. Là où les « experts » sont des « escrocs » et refusent les preuves, le cinéaste se fie aux images clandestines. La mort de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis, a été en premier lieu filmée par des jeunes afro-américain·es qui ont assisté à la scène. Contre les images d’État, les principales communautés victimes de violences policières ont développé le réflexe de dégainer leurs smartphones pour enregistrer. Les cadres d’Ugo Simon en rendent compte, sans cesse occupés par des écrans de téléphones, de caméras et par des mains qui cherchent à enregistrer ce qui a lieu. Conscients d’être des indésirables, les trois hommes se mettent au travers d’un destin tout plié et tentent de faire fléchir le système. Dans les images comme dans le combat des familles face aux grands professionnels de la justice, c’est l’amateurisme qui s’acharne et s’ajuste pour faire justice.

De la fragilité de ces vidéos naissent les images d’Ugo Simon. Il revient sur les lieux des drames par des travellings embarqués. Il ne s’agit plus de faire preuve mais de faire image et de contrer celles, fonctionnelles, des caméras de surveillance – faire image de cinéma. Dans l’héritage direct de Masao Adachi et sa théorie du paysage, le cinéaste traverse les lieux vides mais chargés par les récits empêchés, les images rendues invisibles. Ces traversées font ressurgir les morts en silence. Les rues d’Épinay-sur-Seine deviennent aussi macabres que les couloirs de l’hôpital, dont Farid n’a plus d’images en tête, mais d’où lui reviennent des odeurs inaltérables. Ce qui se soustrait à notre regard peut profondément nous heurter. Et quand Diané raconte avoir cessé d’être bègue en prenant la parole face à la foule pour dénoncer la mort de son frère Ibrahima, la force de ses mots fait surgir des images, des scènes qui se dessinent dans l’invisible.

C’est en suivant leurs regards, de biais devant la caméra, indirects dans les rétroviseurs ou fiers face à la foule, que le film trouve son chemin dans un lacis de visions. Qui a accès aux images ? Qui est représenté ? Comment et par qui chacun est-il regardé ? Regard sur parole – Ugo Simon filme les trois hommes en train de parler et la tenue de ses plans exprime la douleur de la perte. En préservant l’affection qui se loge dans leurs voix tremblantes, le cinéaste répond à l’inadmissible par un puissant film d’amour fraternel. Habités par leurs deuils impossibles, les trois hommes ne vivent plus pour eux, le système a fait exploser leurs individualités. Ils sont à la fois élevés et réduits à n’être plus que des frères : existent et avancent pour les autres, pour leurs frères. Car leurs histoires sœurs en racontent une autre bien plus large, qui appartient aussi à d’autres. Ce système brutalise certaines communautés et les histoires se répètent. Vivants pour les morts et pour la justice. Le film se conclut crescendo par un discours enragé de Farid. Le cinéaste refuse le chemin de l’apaisement. Les vies absorbées racontent ici, viscéralement, jusqu’au regard exténué de Farid après son discours : pas de justice, pas de paix.

Chorale du désastre

Quand j’entre dans La ville en deux strates, j’ai des questions en tête et une colère au ventre. En France, l’été porte l’odeur inhabituelle d’un fumet de carbonisation générale. « Katastrophè », renversement : le sol s’échappe vers le ciel, en fumée. Je marche sur la terre noire, opaque, muette de la vallée où j’ai grandi. Des images me viennent. Je vois des incendies, des inondations, des tempêtes, des tremblements de terre que je n’ai pas vécus. Des récits médiatiques se mélangent aux histoires familiales. Sous moi, je sens la présence d’une forêt fantôme, muette et insaisissable.

Comment chaque génération s’approprie-t-elle une catastrophe ? Quel espace le désastre laisse-t-il derrière lui ? Haruka Komori et Natsumi Seo s’engagent dans cette recherche, poussées par l’onde de choc du séisme et du tsunami de 2011. À cette époque, elles finissent leurs études d’art à Tokyo et se portent volontaires pour aider les survivant·es de Rikuzentakata. Elles travaillent ensemble sur un premier film, composé de témoignages des victimes (Under the Wave, on the Ground, 2014), et créent une association qui ouvre un espace de dialogue mémoriel. La ville en deux strates prend la forme d’un anti-film-catastrophe, issu d’un atelier qu’elles organisent en 2018 : il se déploie autour du tsunami, plusieurs années après l’événement. Les images de la vague, des morts, de la destruction sont absentes, parce que déjà trop données en spectacle. On rencontre Koda, Yonekawa, Sakai et Miura qui déambulent timidement dans la ville en pleine reconstruction. Iels collectent les récits des rescapé·es et les retransmettent de mémoire, face caméra, avec inexactitude. Ces témoignages sont rendus vivants par leurs hésitations et leurs gestes maladroits. On partage leur culpabilité, leur compassion. Parfois, l’histoire des autres se connecte à la leur, des souvenirs refont surface.

Trois lycéennes boivent un milk-tea paisiblement attablées. Elles sortent tout droit d’un quotidien ancré dans le temps continu d’un pays surdéveloppé. Seulement, un trou béant fend le décor : les adolescentes se souviennent de leurs ami·es disparu·es.

« Nous étions une soixantaine avant le désastre. Seuls quarante d’entre nous sont revenu·es quand l’école a réouvert. »

La faille continue de s’ouvrir. Les histoires collectées dessinent la ville invisible, enterrée, qui se trouve là, à quarante pieds sous les nouvelles routes, les nouveaux centres commerciaux, les nouvelles écoles qui peuplent la baie. Les récits ne constituent pas seulement une ville à « deux strates ». Celle-ci est formée par une infinité de couches qui se font écho. Iels imaginent l’avenir de cette cité construite sur l’ancienne. Nous traversons un portail : 2031. Devenus parents, les quatre personnages font découvrir la ville-du-dessous à leurs enfants :

On a descendu les escaliers ensemble.
Le bruit de nos pas résonnait. […]
Une lumière nous éblouissait. […]
En bas il y avait des fleurs partout.
Des fleurs de printemps, d’été, d’hiver, d’automne, toutes en même temps.

Mon père s’arrêta soudain et dit :
« C’est notre maison, là où j’ai grandi.

Nous avons cette ville à remercier pour celle qui est là-haut. »
En disant ça, il a ramené ses mains jointes sur sa poitrine
Je ressentais la même chose
Alors en murmurant « merci », j’ai joint mes mains aussi.

Les réalisatrices écrivent entre les lignes une « chanson pour nous remettre en place », un récit choral qui cherche sa fonction réparatrice. Le dispositif documentaire se conclut en dévoilant son architecture : nous assistons depuis le début à une cérémonie d’hommage aux victimes du tsunami. Le film se place au centre d’un processus de deuil. Le tsunami y est intégré dans une continuité millénaire, qui lui donne un sens, une cohérence cosmique. Mais dans le silence qui incombe à la guérison, le film reste muet sur la multiplication des désastres environnementaux et sur l’accident nucléaire de Fukushima, survenu au même moment. La mise en scène ne permet pas de saisir l’urgence des questions qu’elle pose sur notre rapport actuel aux catastrophes. Celles-ci ne sont plus intégrées dans un cycle ancestral, elles sont prises dans une série de destructions climatiques. Les autoroutes, centres commerciaux, usines qui sont reconstruites à Rikuzentakata préfigurent de nouveaux désastres.

Devant ces images, la forêt souterraine prend forme. Les choses qui n’existent plus et les choses qui naissent se mélangent. Je me projette en 2031, dans un avenir qui accepte paisiblement l’idée de la catastrophe, mais ça ne passe pas. Je ressens toujours la même colère face à la brutalité de la disparition. Comment ne pas être révolté·e par l’arbitraire de ce drame ? Dans le fossé qui me sépare du Japon, je me demande si je peux accepter un film qui parle de désastre et cherche l’apaisement. Devant la destruction programmée du vivant, comment peut-on être en paix ?

Sous le sol carbonisé, je marche au milieu de la végétation fantôme. J’entends l’écho des voix des quatre adolescents. La proximité que j’ai ressentie avec la vulnérabilité de leurs témoignages me fait espérer une solidarité générationnelle face au désastre, une internationale de l’imaginaire catastrophique. En revenant de La ville en deux strates, je pense avoir trouvé ma « chanson pour nous remettre en place » :

Ce qui s’appelle
Si nous quittons la Terre comme un terrain de jeu, déserte Si nous pouvons assister à la chute des oiseaux sans en perdre la tête
Si nous reprenons le seau et la pelle pour fouiller dans le puits
Si nous nous contentons des os sans la chair, de la gangue sans

la graine La vie

Sans prendre les singes pour maîtres à penser – et les fous
Sans plonger dans les plantes, les mains jointes et devant
Sans inventer les chevaux et les chiens

Sans laisser au plus lent des plantigrades
le soin de tenir le monde
Sans s’abîmer dans l’océan pour peut-être en renaître
Il n’y en aura pas
Pour nous

Si ! 1

  1. Ce texte se trouve à la fin du roman Plasmas (2021) où Céline Minard imagine les dernières paroles d’un alter ego de Greta Thunberg – elle mène une insurrection inter-espèces et planétaire contre le capitalisme des adultes.

Sans sommeil

24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil est le titre d’un essai que prend comme point de départ le film de Vincent Pouplard. Dans ce livre, Jonathan Crary avance l’idée que le sommeil, trêve improductive, est un affront au fantasme néolibéral d’une temporalité « 24/7 » : un temps de disponibilité continu à la consommation, à la connexion, à la circulation ; où la nuit est une interruption inutile. Tout doit pouvoir fonctionner comme en plein jour.

« Il existe une expression apparemment anodine, mais très répandue pour désigner l’état d’une machine : le “mode veille”. Cette idée d’un appareil placé dans un état de disponibilité à basse intensité tend aussi à redéfinir le sens du sommeil comme un simple état d’opérationnalité et d’accessibilité différées ou réduites. La logique on/off est dépassée : rien n’est désormais fondamentalement off – il n’y a plus d’état de repos effectif.

Dans ce contexte, le sommeil équivaut à une affirmation aussi irrationnelle qu’intolérable, à savoir qu’il peut y avoir des limites à la compatibilité entre les êtres vivants et les forces réputées irrésistibles de la modernisation. » 1

Le film est une nuit inventée. On la traverse comme un temps sans relief, guidés par des corps insomniaques suspendus dans un état de veille, comme entre l’enfance et l’âge adulte. Ils s’endorment les bras croisés sur une table, se retournent dans un lit, s’allongent, mais gardent des yeux grands ouverts. Leur sommeil incertain semble être agité par des visions qui surgissent brutalement et disparaissent aussitôt. Mode d’apparition épileptique qui suggère moins le fonctionnement des rêves que le flux aléatoire d’un algorithme. Cet état d’un sommeil troublé – insomnie chronique, réveils fréquents, difficulté à l’endormissement, fatigue, nuit agitée – pourrait être le mal de notre temps.

« Le régime 24/7 sape toujours davantage les distinctions entre le jour et la nuit, entre la lumière et l’obscurité, de même qu’entre l’action et le repos. Il définit une zone d’insensibilité, d’amnésie, qui défait la possibilité même de l’expérience. » 2

Exilés d’un sommeil paisible et insouciant, les corps sont pris dans un crépuscule figé dont on ne sait plus s’il est un espace mental ou virtuel. La caméra glisse entre des silhouettes isolées, adossées contre les murs d’un lieu abandonné. Dans l’ombre, les visages baissés sont éclairés par un halo reconnaissable. La lumière bleue des écrans prive la mélatonine de l’obscurité dont elle a besoin pour nous plonger dans le sommeil. Leurs doigts pianotent sur l’écran tactile du téléphone. Une lueur soudain vivante illumine pourtant quelques visages regroupés : beau contrepoint suspendu entre deux écrans bleus, la flamme d’une bougie tenue entre deux doigts passe dans le cadre.

« Car ce qui se joue dans ce processus est tout autant la mise au rebut du jour que l’extinction des ténèbres et de l’obscurité. Puisqu’il ne saurait y avoir de lumière que fonctionnelle, toute autre forme de luminosité est dévastée : le fonctionnement 24/7 participe en cela d’un vaste processus d’incapacitation de l’expérience visuelle. » 3

Dans un espace blanc et vide, ces mêmes visages fatigués nous fixent. La précision de la lumière expose brutalement au regard le moindre détail des traits, chaque grain de la peau. Aucune ombre, tout est scruté. Les yeux irrités s’efforcent de rester ouverts. Sont-ils incapables de dormir, éblouis par une nuit désormais blanche ? Peut-être aussi que ces corps veilleurs sont comme les gardiens d’un territoire à protéger, tenus éveillés par une forme de vigixlance. L’hyperréalisme de ces visages, qui nous fixent et versent quelques larmes silencieuses, finit par leur donner un éclat inhabituel. De l’étrangeté naît une grâce inattendue.

Alix Tulipex

  1. Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, 2016, p. 23
  2. op.cit. p. 27
  3. op.cit. p.45

La Montagne altérée

Arthur et Corinne Cantrill rapportent leur second voyage à Uluru, un monolithe rouge-brun emblématique du centre désertique de l’Australie, terre mystique et sacrée des aborigènes. Cette « montagne-île » escarpée s’érige au milieu d’une plaine, relief incongru cerné d’une immensité horizontale. Le film s’ouvre sur des images de leur première visite prises quelques années plus tôt à Uluru. Resté·es à distance du massif lors du premier film, les Cantrill approfondissent leur exploration pour dépasser la représentation d’un paysage de carte postale et pénétrer dans un espace multidimensionnel. Ielles n’ont guère le choix : un incendie a ravagé la flore autrefois luxuriante et le tourisme menace l’équilibre des lieux. Il s’agit de prendre la mesure de ce qui peut être détruit et de s’interroger : « Est-ce qu’Uluru peut survivre à une telle exploitation ? »

Pendant les deux semaines de leur tournage, les documentaristes étudient avec persistance et rigueur leur terrain. Les séquences en time-lapse illustrent leur patience. Le film rapporte et construit leur travail comme une pratique quotidienne, méthodique. Les images des différents jours de prises de vue sont classées et regroupées pour leur donner la structure d’une journée-type, du petit matin à la nuit tombée. Les Cantrill sont des artisan·es, des céramistes qui produisent des variations à force de répétition.

La terre de grès composée de quartz et de feldspath est leur matière, les surfaces chamottées, squameuses, modèlent la pellicule. Les reflets orange et rouge de la roche et les ombres servent d’engobe et impriment sur le film motifs, nuances, traits et contrastes.

Avec la minutie d’une étude botanique (discipline de formation de Corinne Cantrill), les cinéastes travaillent à l’expansion de notre conscience. La visite des lieux est chargée d’effets de loupe et d’éloignement. Les mammifères et reptiles furtifs, les grains de sable scintillants, la végétation parfois calcinée, parfois fleurissante, tout est sensible. The Second Journey (To Uluru) est un film surréaliste, dans le sens où il fait accéder à une perception plus réelle de l’espace et du temps. Les couleurs sont d’un vif extraordinaire. Les crevasses d’une grotte prennent un aspect anthropomorphique. Le brouhaha du vent et des insectes atteint des niveaux hallucinatoires : se transforme-t-il en voix humaine ?

Ces variations de la perception sont caractéristiques d’un trip chimique. De fait, la couleur rouille de la terre provient de la dégradation des minéraux de fer par oxydation. L’exposition de la roche aux conditions météorologiques en altère la couleur. La lumière qui accède à la caméra expose et altère la pellicule. La fragilité apparaît, au détour de la

répétition. Une bande de film est victime d’un accident de développement et trouble l’image. Les rares commentaires en voix off sont inquiets. La perte d’un équilibre émerge malgré le gigantisme de l’échelle de l’Histoire tectonique. On touche une cosmogonie géologique, car ce paysage est le fruit d’une destruction créatrice. La différence de dureté des matériaux a permis leur érosion partout autour d’Uluru, qui seule résiste, à la fois saillante et enfoncée sous la plaine jusqu’à une profondeur inconnue.

Les cinéastes, témoins des processus humains et historiques, partagent leur impuissance face aux destructions coloniales, capitalistes et écologiques. Les aborigènes sont absent·es, effacé·es par la progression de la colonisation et du tourisme : « Là où nous nous immisçons, ielles se retirent ; là où nous sommes, ielles n’y sont pas ». La pratique du cinéma des Cantrill est action politique généreuse et modeste de sensibilisation, c’est-à-dire revêtir un support d’une couche photosensible mais aussi toucher par les sens. Pas de programme ni de consignes mais une invitation à s’asseoir et à se trouver un petit endroit dans l’immensité qui nous entoure, tel·le Arthur ou Corinne Cantrill filmé·e prenant le son, et à écouter.

Clem Hue