L’enfant sauvage

Gros plan sur le visage d’un enfant qui s’abandonne au sommeil, comme bercé par la voix d’un vieillard qui dit un texte de Spinoza sur les sentiments qui dominent l’homme. A moins que cette voix âgée ne provienne de l’intérieur même du visage enfantin comme si l’enfant en devenir et cette voix d’homme-devenu se fondaient dans l’ellipse d’une existence. Un dernier bâillement et les yeux se ferment sur ce monde intérieur pendant que la voix en se prolongeant nous amène dans un autre univers clos, celui des cours de récréation.

Cette scène introductive conditionne et donne un sens à tout le reste du film. La cour de récréation sera ici un espace mental dans lequel va se jouer tout le drame des passions humaines. La citation de Spinoza nous entraîne ainsi dès le début sur un terrain philosophique et nous n’en sortirons pas. L’enfance que nous propose ici Claire Simon, par des séquences indépendantes les unes des autres qui ressemblent à une succession de tableaux est l’image d’une enfance éternelle, telle qu’elle est aujourd’hui et telle qu’elle a toujours été… L’absence de références qui pourraient connoter les personnages culturellement, socialement ou historiquement, la musique et l’emploi du noir et blanc, tout concourt à la création d’un univers proche de l’abstraction. Un univers clos sur lui-même, hermétique aux adultes dont la présence reste toujours en dehors, à côté de ce monde. Ce qui est montré ici, ce ne sont pas des enfances particulières mais l’Enfance perçue comme un terrain de jeu ouvert à tous « ces sentiments qu’on appelle servitude ».

Le constat est sans équivoque. L’enfant étant soumis à ces sentiments dont « le pouvoir sur lui est tel qu’il est souvent contraint de faire le pire même s’il voit le meilleur », les cours de récréation deviennent des territoires où dominent principalement la violence et la cruauté. La métaphore avec un ring où tout est permis devient évidente lorsque la maîtresse agite la clochette comme pour signifier la fin du round.

Mais si la nature violente des enfants apparaît ici le plus souvent à l’œuvre, une des propriétés de l’homme est d’être doué du pouvoir d’imagination. La cour de récréation devient alors un lieu de re-création où tout doit être à chaque fois reconstruit, et les femmes de ménage, en la balayant pendant les heures de classe nettoient un espace de l’imaginaire. Un univers en perpétuelle composition-décomposition où les moments d’harmonie sont donc rares, aussi fragiles que ces tas de brindilles que les enfants, en jouant, ne cessent également de reconstituer. A tel point qu’en présence de ces comportements où l’agressivité semble jouer un rôle moteur, on se dit qu’une autre citation philosophique aurait pu servir d’illustration, celle de Jean Paul Sartre affirmant « l’enfer, c’est les autres ».

La dernière scène pourtant nous renvoie à une vision plus optimiste des rapports humains. Des fillettes s’amusent à sauter des marches. L’une d’entre elles a peur et n’y arrive pas. Elle pleure. Petit à petit, ses camarades vont la prendre par la main et l’aider à faire le saut. Une attitude qui contrebalance ainsi la formule de Sartre en démontrant que si l’enfer, c’est les autres, le salut et l’épanouissement de chacun passe également par le regard et la reconnaissance d’autrui.

Francis Laborie

Massilia Sound

Marseille, France. Source d’inspiration de nombreux cinéastes (entre autres Carpita, Guediguian). Lumières, couleurs, bruissements maritimes et urbains, cette ville inspire l’œil. Intimiste et humaniste, le film de Bania Medjbar et Christian Pesci rend compte de ce phénomène particulier. Dés la séquence d’ouverture, les cinéastes ont la volonté formelle de proposer un jeu cinématographique hors des clichés narratifs habituels. Ce pari, tenu et gagné, donne à voir un émouvant poème réaliste. L’image Super 8 offre à l’ensemble une allure de peinture impressionniste, dont le grain donne une grande douceur esthétique. Le banal, privilégié par les cinéastes (HLM des quartiers Nord, port, mer, campagne, lumières nocturnes) en devient exceptionnel. D’abord noires et blanches, les images se colorisent, distillant goutte-à-goutte une urbanité poétique… Comme on le dirait là-bas, « les yeux se régalent… ».

Quelques séquences, loin du conventionnel, s’aventurent sur le terrain du cinéma expérimental, jusqu’à l’abstraction. Les auteurs s’amusent ici à piéger le spectateur avec un kaléidoscope de formes colorées, répétitives, hypnotiques, toujours renouvelées. À ce prisme, vient s’ajouter l’élégance du choix musical, mélodies cristallines de guitares ou accents graves de contrebasse ponctuant le rythme tranquille du film. Pourtant, si ce Marseille mis en scène étonne et séduit, la lecture des correspondances qui viennent en contrepoint sonore à ces « belles images » nous ramène en terre humaine, contrée aux géographies moins lisses. Les lettres off, lues par ces hommes et ces femmes que la vie a radié à un moment donné, révèlent autant de drames personnels exprimés par des mots qui entrent en résonance, font mouche et convoquent une réelle émotion. Phrases simples et profondes, implacables, magnifiques, qui oscillent entre la gravité et la constatation émue : mal être, rejet du père, hommage à la mère, « immigritude », etc. Ce recueil épistolaire offre aux lecteurs un espace de liberté où s’exprime leur besoin vital de reconnaissance individuelle, familiale, sociale. Sans colère aucune, avec soulagement sûrement, avec haine parfois, avec amour toujours, ces paroles longtemps contenues s’échappent, avides de se livrer. L’anonymat que permet le dispositif encourage ces confessions, ces prières, ces dénonciations. Et l’on écoute des mots en quête d’humanité. Dans Impressions de voyage, la bande son concrète, ancrée dans le réel dérange la contemplation des images, provoquant en nous une confrontation salutaire. Ainsi, cette ville revisitée, réinventée par l’œil caméra, rendue idéalement belle et séduisante, vit dans l’écran. Ses rues, ses paysages, cette mer, cadrés avec soin, avec amour, sont assaillis par la vitalité des émotions avouées. La base populaire, terreau de ce corps social multiethnique en fragile équilibre, délivre ses messages à l’intention de tous.

Au sortir de ce film hommage à la cité phocéenne, on se prend à rêver, au risque de se tromper, que Marseille soit l’archétype de la ville populaire dans toute son humanité…

Jean-Jacques N’Diaye

L’œil du maître

Le voleur qui entrera, ça ne sera pas moi. C’est la comptine que les enfants de Porto se récitent avant de jouer aux gendarmes et aux voleurs, pour déterminer les rôles de chacun dans la partie. Un rituel, qui marque le passage entre le monde de la réalité et celui du jeu, celui des adultes et celui des enfants, qui à leur façon vont s’approprier les lois et les repères de leurs aînés, avant de réellement les comprendre.

Les enfants du film de Manuel de Oliveira vivent dans un univers clos dont les grandes personnes ne savent pas, ou plus, trouver le chemin. On ne voit jamais leurs parents, et s’ils sont présents dans l’action, ils sont hors champ, de dos, ou réduits à des représentants symboliques, le gendarme et le maître d’école, celui qui menace et celui qui punit. L’occasion de voir comment, seuls, ils vont se confronter aux premières grandes questions de la vie.

Mais si Oliveira a tourné Aniki Bobo avec des acteurs non professionnels dans des décors naturels, le film s’écarte de toute approche néo-réaliste. Le début illustre bien sa démarche : on assiste au départ pour la classe, des principaux protagonistes, caractérisés par des traits spécifiques (Eduardo le costaud, Carlitos l’amoureux transi, Terezinha la blanche colombe). La musique illustrative et omniprésente contribue à créer une distance ironique et joyeuse sur les péripéties de la journée : on a donc accès aux choses depuis l’extérieur, le paraître, les conventions classiques de représentation des enfants. Puis, insensiblement notre regard se déplace, comme le regard de Carlitos qui, pendant un cours ennuyeux, d’une lézarde du mur à une mappemonde, rebondit finalement vers la fenêtre, la rêverie, et la liberté.

De même, la façon dont Oliveira a dirigé – et non « utilisé » – ses jeunes interprètes, est à l’opposé d’un certain naturalisme visant à saisir chez les enfants, malgré eux, une part de vérité autrement inatteignable. C’est dans une mise en scène tirée au cordeau que s’exécutent grimaces et gimmicks convenus, expressions et tons d’emprunt. Ces dialogues et situations sont celles qu’un adulte projette sur des enfants avec toute la distance de son regard d’adulte. Les personnages pourraient alors être réduits à des images conventionnelles : les jeunes interprètes sont en effet à la limite de la caricature, jouent moins des enfants, que des enfants qui jouent à être des enfants.

Ce qui donne en fait l’impression que le film a été fait avec eux, dans un partage et une entente saisissantes. Il en ressort une gaieté profonde et immédiate, le plaisir que les jeunes interprètes prennent à jouer dépassant vite toute convention de représentation.

Le film tire en partie sa beauté de cet écart entre le présent qui se joue à l’image (les comédiens en action), et la discrète mélancolie qui guette chaque plan. Car Oliveira assume totalement son incapacité à retrouver les sensations du passé autrement que dans des codes : jeux de l’amour, baignades, rêveries dans le port se teintent, malgré la gaieté, d’un filtre nostalgique gangrenant la fausse objectivité des situations.

Mieux, au moment de pénétrer les émotions les plus intimes des personnages, le film se révèle pur poème : la nuit et ses ombres tranchantes, quasi expressionnistes, les surimpressions par lesquelles Carlitos confond Eduardo avec le gendarme, le cauchemar de Carlitos, autant de visions hallucinées, qui rendent palpables la culpabilité de l’enfant et son indicible déchirement.

Certes, le récit a besoin pour se résoudre, de l’intervention d’un adulte (le personnage du commerçant) qui – expliquant que Carlitos est peut-être coupable (le vol), mais en aucun cas de ce dont on l’accuse (l’accident d’Eduardo) – permettra à tous de distinguer la réalité du fantasme.

Pour autant, ultime pied de nez des enfants singeant les adultes, le film se termine sur Carlitos et Terezinha tenant la poupée par la main comme leur petite fille : réponse magique de l’enfance, qui, dans sa capacité de transfiguration, sait donner un sens aux grandes questions que l’existence lui pose : Eduardo (qu’ils croient mort) est assimilé aux étoiles, la poupée est rendue vivante après avoir été objet (de tractations, de vol).

Comme un cahier d’écolier magique où la vie s’écrit dans son quotidien mais reste penchée sur l’infini, Aniki bobo touche, dans sa profondeur, la persistance en nous d’un secret bien gardé, l’enfant que nous avons été, et quel homme cet enfant nous a fait devenir. l

Gaël Lépingle

Les silences de l’histoire

Le 17 octobre 1961, 30 000 algériens manifestent pacifiquement dans les rues de Paris à l’appel du FLN, pour protester contre l’instauration d’un couvre feu à leur égard. Huit mille policiers les attendent à la sortie des métros : des coups de feu sont tirés, des corps sont jetés à la Seine. Au total, entre 200 et 300 algériens vont être ainsi assassinés.

L’histoire officielle ne reconnaîtra que deux morts. La presse, tenue à l’écart au moment des faits, est bâillonnée, les documents compromettants sont saisis, l’événement passe à la trappe. Aujourd’hui encore, dans l’histoire de la guerre d’Algérie, dans l’histoire de France, le 17 octobre 1961 représente une page manquante, un oubli, un tabou.

Le grand mérite du film de Philip Brooks et Alan Hayling, est de retracer dans le détail le récit d’un événement, toujours occulté. Témoins oculaires, familles des victimes, rescapés des violences policières et gardiens de la paix s’expriment devant la caméra : c’est leur parole qui donne au film corps et crédit.

Or, devant la quasi-absence de documents d’époque, le film pose un double questionnement : comment un tel événement a pu être à ce point passé sous silence, et comment aujourd’hui en rendre compte avec si peu de matériau, d’images du drame.

C’est ici que le film trouve sa limite : sa forme très classique (alternance d’interviews sur les lieux de l’action, avec des images du Paris de l’époque et d’aujourd’hui assorties d’un commentaire en voix off) frôle parfois le cours magistral. Malgré les extraits du film de Jacques Panijel Octobre à Paris, tourné durant les faits et aussitôt interdit, malgré les archives restantes concernant les débuts de la manifestation et les photographies d’Elie Kagan, les données de l’événement nous sont imposées comme le fruit d’une enquête résolue, et non comme une enquête à l’œuvre, en train de se faire.

Cette limite, qui n’est pas à priori préjudiciable à la vision du film (bien construit et bien rythmé), reste malgré tout regrettable, car la question des archives, des preuves et de l’occultation d’un événement historique, passionnante, court tout au long du film. Comme le dit un évêque au séminariste Gérard Grange, témoin des événements : « Si ça avait été vrai ton affaire, ça se saurait ! ». Comment, alors que Roger Chaix, ancien responsable des affaires algériennes à la préfecture de police, affirme encore aujourd’hui qu’aucun coup de feu n’a été tiré, lui opposer un démenti, non seulement factuel, mais qui interroge aussi la façon de rendre compte d’un tel événement ? Comment opposer à l’assurance négationniste non pas une réponse fondée sur des affirmations absolues, mais une réponse qui mettrait à jour les contradictions, les difficultés du travail de l’historien, du journaliste ?

« Je fais mon métier d’homme et de photographe », réplique Elie Kagan (seul photographe dont le film montre des clichés pris le soir même) aux agents de la RATP qui lui rappellent l’interdiction de photographier dans l’enceinte du métro, puis au journaliste américain qui lui reproche de ne pas soigner les blessés qu’il est en train de photographier. Le film dépasse alors son projet didactique. En interrogeant la façon dont un homme a pu témoigner, avec les convictions de son métier, il pose les jalons d’un questionnement contemporain, pour que plus jamais, de telles journées soient « portées disparues ».

Gaël Lépingle

Dilemme

Après les avoir côtoyés pendant plusieurs mois, le réalisateur, caméra à l’épaule, filme au plus près trois jeunes « beurs », Farid, Naguib et Abdel Ouab. Le film nous conduit à un long périple en boucle qui part d’une cité de banlieue, passe par l’Algérie pour revenir au point de départ. La caméra, sans cesse en mouvement, suit, accompagne, questionne sans forcément obtenir de réponses. En effet, si une véritable relation de connivence est instaurée entre « filmeur » et filmés, ces derniers en rappellent les limites en refusant de répondre dès que les questions les serrent de trop près. Sommés de toute part, directement côté algérien (choisir son « camp »), ou plus insidieusement côté français (indifférence, rejet), de s’identifier à l’une ou l’autre des deux communautés, ils sont prisonniers d’un choix impossible. Leur refus de répondre peut donc se comprendre. Il est le reflet de leur incapacité à se définir par rapport à cette seule alternative, être algérien ou être français, car le film, malgré lui, les renvoie à ce dilemme.

La proximité du cinéaste avec ces jeunes, forme d’un engagement, donne au film, comme par effet d’empathie, une forme indéfinie, flottante. Cette démarche, réduire l’espace qui le sépare des personnes filmées, finit par enfermer le film dans le piège dans lequel sont pris ses protagonistes, une quête floue et incertaine parce qu’engagée sur une fausse piste.

Il nous paraît intéressant de renvoyer cette question d’identité aux travaux de l’anthropologue Jean-Loup Amselle qui propose un renversement de perspective. L’auteur remet en cause la « raison ethnologique », démarche discontinuiste qui consiste à extraire, purifier et classer afin de dégager des types (que ce soit dans le domaine politique, économique, religieux ou culturel), en l’opposant à une « logique métisse », c’est-à-dire une approche continuiste qui à l’inverse mettrait l’accent sur l’indistinction ou le syncrétisme originaire. Partant de son expérience de terrain, l’anthropologue arrive à la conclusion que « la culture se dissout dans un ensemble sériel ou dans un réservoir de pratiques conflictuelles ou pacifiques dont les acteurs sociaux se servent pour renégocier en permanence leur identité. Figer ces pratiques aboutit à une vision essentialiste de la culture qui, à la limite, est une forme moderne de racisme » 1. Nous pourrions donc considérer la culture comme un « réservoir », autrement dit comme un ensemble de pratiques internes ou externes à un espace social donné, que les acteurs sociaux mobiliseraient en fonction de telle ou telle conjoncture politique.

Cette approche théorique de l’identité nous semble d’autant plus intéressante qu’elle nous permet d’aborder toutes les questions autour de l’immigration de manière plus pertinente, en évitant l’éternel faux problème du choix culturel, exigé uniquement des enfants d’immigrés maghrébins. Cette contrainte ne fait que perturber, complexifier, une quête de soi nécessaire à chacun, renvoyant implicitement à l’histoire coloniale et à la guerre d’Algérie, toujours non assumées.

Enfin, pour revenir à l’idée de l’engagement, anticipant sur le séminaire à venir, « Cinéma militant », et la question de son devenir, nous pouvons envisager la notion de « cinéaste engagé », telle qu’elle est posée dans cet atelier, comme une réponse possible à cette interrogation. A la disparition des collectifs, des comités d’actions, des groupes de cinéastes et des pratiques collectives que cela induisait (de la réalisation à la diffusion), a succédé un cinéma d’individus engagés, « le cinéaste engagé », aux pratiques propres et singulières. Le rapport au monde vécu collectivement et passant par la médiation d’une idéologie, d’un syndicat, d’un parti, a été remplacé par un engagement et un cheminement personnels où la participation directe du cinéaste dans le corps social et politique renvoie essentiellement à son propre regard sur le monde.

Sabrina Malek

  1. Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs

La reconnaissance d’un juste

Rarement un photographe aura été, comme Evgueni Khaldei, l’instrument et le jouet de l’Histoire, celle de l’URSS. Il y voit le jour en 1917, assiste à la quasi-disparition de sa famille dans les pogroms et travaille dès l’enfance pour échapper à la famine. Pourtant, il trouve encore l’énergie et la passion pour être un primitif de la photographie, plus de quatre-vingts ans après son invention.

C’est cet engouement opiniâtre qui le mènera en 1936 à l’agence Tass, pour laquelle il couvrira la guerre de libération menée par l’Armée Rouge, le procès de Nuremberg et l’exercice du pouvoir par Staline, le vénéré Père des peuples.

Photographe en uniforme, intuitif, opportuniste, il opère sur les mêmes théâtres, d’égal à égal, avec ses concurrents occidentaux, Robert Capa sûrement, Lee Miller, peut-être.

Instrument de l’Histoire, donc, tant ses images emblématiques ont pu galvaniser le moral des troupes et le sentiment patriote, tout comme elles ont contribué au culte des chefs, Staline d’abord, Joukov et Malenkov ensuite.

Victime de la tyrannie totalitaire de ce régime après la guerre, car de confession juive, marqué du « sceau de Caïn » aux yeux des autorités, Khaldei fut de plus coupable d’avoir trop voyagé, et d’être entré trop souvent au contact de l’occident. Pour ces deux « fautes », l’agence qui l’employait lui appliqua strictement les règles d’une épuration planifiée, le réduisant à gagner péniblement sa vie avec des reportages folkloriques destinés à des publications de deuxième ordre.

Au delà de la biographie circonstanciée d’un destin de photographe, ce film offre, en filigrane, une réflexion sur les rapports entre l’image et l’Histoire.

Ici, la représentation que nous pouvons nous faire de cette période procède de trois sources.

D’abord, par le truchement de l’interview, par la parole même du photographe qui se souvient, nous entrons de plain-pied dans un récit détaillé qui ne trouve sa limite que dans la pudeur et la douleur du narrateur.

Ensuite, dans les photographies présentées et commentées par Khaldei, c’est une histoire symbolisée dans l’acmé d’un événement, dans « l’instant décisif » d’une action, proche du mythe quand Joukov chevauche son Pégase sur la Place Rouge, mais dont le rusé Staline démontre l’ambiguïté tant il maîtrise lui-même, comme sujet de l’image, l’instant du déclenchement et le sens de la situation. Les images que le vieux photographe présente à la caméra sont saisissantes, improbables, presque miraculeuses. Les chances de réunir autant d’éléments signifiants en une fraction de seconde, sans que rien ne vienne en troubler le génial ordonnancement, sont infimes. Cependant, cinquante ans après la prise de ces clichés d’actualité, c’est avec une certaine gêne que nous voyons celles qui montrent le maître du Kremlin sous un jour si flatteur. Car désormais nous savons… et nous pouvons penser que, paradoxalement, la perfection de cette esthétique, qui propose chaque événement dans une « version définitive », semble amoindrir la capacité du document photographique à rendre compte avec justesse d’un fait politique, à fortiori des arrières pensées d’un chef d’état.

Enfin, en contrepoint de ces photographies extraordinaires, s’intercalent des passages d’actualités filmées, des documents cinématographiques bruts qui montrent sans effets des mouvements de troupes, des moments de débâcle…

Alors, quelle image juste pour l’Histoire ? Sans doute celle qui génère des effets de hors-champ, par l’intrusion dans la scène d’un élément incontrôlé ; une représentation qui se laisse investir par la présence du réel et par les faits tels qu’ils sont. L’image filmée y semble le plus propice tant qu’elle échappe à la coupe et au montage orienté. Les photographies d’Evgueni Khaldei laissent peu de place à l’équivoque. Göering est un vaincu soumis et ridicule auprès duquel on pose comme avec un monstre de foire, tandis qu’un Staline patelin reçoit des fleurs et embrasse des enfants.

Si l’effet de hors-champ rentre dans la photographie, c’est comme par effraction, profitant de l’inattention du reporter. À ce titre, l’anecdote des deux montres au poignet du soldat soviétique à valeur d’exemple. Il s’en fallut de peu, sans la vigilance d’une rédaction d’agence aux aguets, que le glorieux spadassin de l’armée rouge ne passe pour un pillard, un détrousseur de cadavre, jetant l’opprobre sur une cause plus que noble. Un peu de retouche, et revoilà une image parfaite, prête à faire le tour du monde, chargée d’une vérité relative.

À travers l’émouvant personnage d’Evgueni Khaldei, qui ne peut opposer aux années de désillusion qu’un peu de fierté légitime pour son travail, et le droit d’être filmé en paix sur la Place Rouge par des caméras occidentales, on constate, une fois encore que la vie, la dignité, le talent consciencieux disparaissent dans la dictature… même l’objectivité de l’instantané photographique.

Christophe Mauberret

L’instant privilégié

Retranscrire un événement au travers d’un film sans disposer d’images sur support filmique, c’est la tâche à laquelle se sont attelés Brooks et Hayling dans 17 octobre une journée portée disparue.

L’absence d’images filmées, comblée par quelques photographies n’a-t-elle pas permis de retranscrire ce qu’a réellement été le 17 octobre 1961 ?

Prenons d’abord l’un des extraits du film de Panijel Octobre à Paris, que les deux réalisateurs ont inclus dans leur montage. Un algérien retourne au 28, rue de la Goutte d’or, et raconte, tout en les mimant, les séances de torture qu’il a subies. La caméra de Panijel est là, elle filme. Observons maintenant, la photo prise par Elie Kagan le soir du 17 octobre, où l’on voit un algérien, le visage ensanglanté et le regard désemparé. L’extrait de film devrait, à priori, être plus dur à regarder, à entendre, à supporter et donc mieux retranscrire ce qu’a été l’acte de violence. Et pourtant, le cliché photographique nous permet de ressentir de manière beaucoup plus intense cette soirée du 17.

Tout le monde se souvient de ces quelques mètres de pellicule où l’on peut voir un responsable Viêt-minh se faire abattre froidement d’une balle dans la tête par un officier sud-vietnamien engagé au côté de l’armée américaine. De ce film, on a tiré un photogramme, devenu une « photo-symbole », qui dégage plus de violence et de dureté que le film lui même. Extrait du film, ce photogramme devient « un instant privilégié ». Si le cinéma peut filmer ces « instants privilégiés », et c’est le cas ici, il ne peut cependant pas les restituer comme tel. Il faudrait pour cela filmer le temps arrêté. Il s’en approche parfois, avec Eisenstein qui utilise des plans de visages très expressifs, proches de la photographie. Dans le film de Brooks et Hayling, parmi les témoignages et les archives, ce sont les clichés de Kagan qui parviennent le mieux à saisir, au travers de « l’instant privilégié », la violence et la barbarie. Le regard fixe de cet algérien en dit beaucoup plus que son visage ensanglanté. Si des caméras avaient été présentes ce jour là, elles auraient probablement plus filmé l’acte de violence, que la violence de l’acte. La photographie, elle, s’attache à capter ces « instants privilégiés », qui nous en disent souvent plus que la scène prise dans sa continuité. Ainsi, en intégrant ces clichés dans leur film, ils font coexister sur un même support, de façon complémentaire, deux catégories d’im­ages qui ont leur propre langage. Quoiqu’il en soit, films ou photographies, la preuve par l’image est bien là. Savoir si cela a existé est important, mais comment cela s’est passé, et comment cela a pu se produire le sont tout autant.

Arnaud Soulier

Spéciales dédicaces

Originaire du Bronx, le mouvement Hip Hop déboule dans nos banlieues dans les années quatre-vingt. Les balbutiements de gloire médiatique – souvenons-nous de l’émission « Hip Hop » sur TF1, quinze minutes dominicales pendant lesquelles Sidney tentait de contenir les limites du débordement d’un joyeux bordel – ont fini par être récupérés par la mode et la publicité qui en ont fait un concept marketing. Génération Hip Hop nous rappelle que ce mouvement est l’expression d’une véritable culture urbaine qui intègre aussi bien les arts graphiques que la musique ou la danse. Une culture qui véhicule un état d’esprit (la philosophie du positif), un mode de vie et une conscience politique inscrite dans un dessein de lutte. Bien que la notion d’unité du groupe lui soit indissociable, elle n’a pas nuit à la recherche individuelle, et en aucune manière la danse ne s’est cantonnée à une répétition de gestes conventionnels. Le Hip Hop a su s’ouvrir en intégrant différentes influences comme la danse contemporaine (Samir Hachichi, ex-danseur de « Traction Avant » est parti étudier chez Merce Cun­ningham), la danse africaine, le mime, la capoeira brésilienne pour s’inscrire définitivement dans la mouvance de chorégraphes reconnus.

Même si des rencontres nationales de danses urbaines se sont organisées à Paris, même si le Théâtre Contemporain de la Danse prend l’initiative de créer Collective Mouv’, le film souligne les difficultés à présenter des spectacles dans les petits théâtres de quartier. Indéniablement, par sa nature originelle, le Hip Hop « dérange » et reste largement hors de la scène officielle.

Le morceau du générique, titre du groupe NTM ignoré par la plupart des radios, évoque dès le départ cette idée d’une culture parallèle. Le film accumule ensuite les portraits de ces danseurs qui nous mènent dans les terrains vagues, les halls d’entrée, les caves, lieux autrefois investis, encore emplis d’affects. On regrettera pourtant la simple évocation de cet environnement social qui mériterait d’être véritablement traité et permettrait au film d’éviter parfois une tournure trop « télévisuelle ». Alors peut-être, il se dégagerait du film un mouvement à l’ampleur plus digne de son sujet.

Emmanuelle Legendre

L’insolente éloquence d’un regard

La visite de la Pologne d’aujourd’hui peut constituer un pèlerinage important dans une existence. L’histoire récente de ce pays nous a enseigné, du moins faut-il l’espérer, la leçon du siècle. Nul besoin de trouver une motivation personnelle, familiale, consciente pour ce voyage. Chacun peut avoir lu et pris la mesure de ce qui s’est passé dans ce pays au cours de la guerre 1939-1945. Certains, plus jeunes, ont en eux le besoin inavoué de se confronter de visu aux briques sinistres du rempart du ghetto de Varsovie… à l’indicible horreur qui émane des baraquements du camp d’Aus­chwitz. Mais la démarche de Julien Donada ne s’inscrit pas uniquement dans ce registre. Son film, Un automne en Pologne, est un recueil d’impressions, à l’allure de flânerie poétique, sur une quête géographique en forme de spirale qui nous amène « au centre du monde ». Son regard, s’il questionne le passé, s’accroche aussi au présent, à l’activité humaine, ce ressort qui sauve en dernier recours l’individu : l’action, concentré d’instinct de conservation. Car la Pologne s’est reconstruite, a initié les pays de l’Est à la tentative démocratique, à l’économie de marché. L’énergie de la vie, de la survie… c’est aller de l’avant, stationner, c’est reculer, pour les individus comme pour les états. Pourtant, dans ce pays en incessante reconstruction, reste Aus­chwitz, gouffre d’existences devenu lieu de pèlerinage émotionnel, à visiter par curiosité, en touriste, parce que « ça tient encore debout ». Parce que les pierres vibrent encore sourdement et parlent peut être mieux que les livres, d’un passé occulté. Parce qu’on a envie d’avoir honte pour l’Homme… là-bas. Les visages, monuments, places, paysages se succèdent. La relance mutuelle image-texte aiguise nos sens. Le narrateur nous informe plan après plan de la présence ou de l’absence de ses états d’âme. Le film se clôt dans les allées fantomatiques du camp de la mort, en une ultime provocation du narrateur en cet endroit exécré mais scrupuleusement conservé.

Julien Donada nous convie à profiter d’un langage cinématographique où l’acuité du regard se met au service d’un certain courage subjectif. Concernant le monologue intérieur : séduction serait un mot un peu lourd, disons qu’on suit la pensée, et qu’on ne la lâche plus. Agréable sensation de se perdre dans la petite musique intérieure d’un observateur qui n’hésite pas à prendre la clef des champs au sein même de sa propre cohérence descriptive. L’image est délestée de sa signification intrinsèque par les mots. Indéniablement, il souffle dans Un automne en Pologne un vent d’impertinence qui a quelque chose à voir avec la jeunesse dans ce qu’elle a de léger. Le narrateur se pose en une sorte de faux candide bien informé, non dénué d’humour. Les phrases coulent, simples dans leur formulation, profondes dans ce qu’elles convoquent en nous. Là, se situe un réjouissant paradoxe que Marker a mis à jour dès ses Lettres de Sibérie : les images peuvent être à la fois outrageusement faussées et pourtant profondément exactes par la grâce d’un texte. Ce qui met le spectateur en état d’alerte permanent et l’empêche de tourner en rond dans les redondances son-image. De fait, le film de Julien Donada peut nous donner parfois une impression de malaise. L’irrévérence de certains propos – « Étrangement, je me sens bien. » (dans le camp d’Aus­chwitz) – dans sa franche ingénuité, peut per­turber, voire effrayer. Il y a un exorcisme secret au bout de ce voyage initiatique qui ne veut pas se l’avouer. Une volonté de provoquer sans doute, mais aucune perfidie dans Un automne en Pologne. Juste des phrases acérées, insolites, qui ne peuvent laisser indifférent.

Jean-Jacques N’diaye

Don’t worry be Happy !

Critique sociale toute en finesse, The good wife of Tokyo analyse la place réservée aux femmes dans la société japonaise. Sujet « sensible » s’il en est, dans un pays où la notion de groupe – ciment culturel autant qu’historique de la cohésion nationale – contrarie souvent les velléités d’expression individuelle.

En s’attachant à Kazuko Hohki – de retour après quinze ans d’absence – le film dresse par petites touches le portrait intimiste d’un système cadenassé mais que la succession d’entretiens s’em­ploie à déverrouiller. Dans ces témoignages énoncés simplement, les muscles zygo­matiques sont aussi mis à contribution. En effet le rire, dans sa fonction cathartique, implique suffisamment de distance pour permettre à cette parole souterraine d’émer­ger. Une parole secrète circulant entre femmes mais qui vise principalement les hommes. Pratiquement absents à l’image, ils n’apparaissent qu’en pointillés, fil conducteur invisible d’une histoire qui les interpelle sans les montrer. Mariage, cohabitation entre époux, relations familiales, rapports à la religion… les témoignages manifestent, selon les générations, les frustrations, les attentes et les espoirs de changements qu’ils génèrent. En posant des questions fonda­mentales sur l’altérité, le film bouscule les poncifs et les clichés habituels que nous véhiculons en occident. Une démarche que nous aimerions voir plus souvent à l’œuvre dans notre société.

Éric Vidal