Martine éternua encore un coup : le camion c’était sympa, mais la clim’ avait eu raison de sa gorge trop dévêtue. « Ça m’apprendra à faire la fière » maugréait-elle, tout en feuilletant un livre sur La vie nouvelle en guise de prépa à la séance du soir. Son attention fut soudain attirée par un charmant (trouvait-elle) énergumène, qui soutenait haut et fort une thèse de sa composition à un Franck médusé. Les deux font la paire, se dit-elle. Mais qui va l’emporter ?
– Me dis pas que tu satures pas, disait l’énergumène charmant : un film sur deux c’est « mes racines, mes aieux, mon pays d’origine », et vlan c’est parti voix off perso et grand voyage, passeports perdus, malle à souvenirs et sacro-sainte quête d’identité.
– Il faut comprendre, répliqua Franck.
C’est un phénomène qui prend en écharpe tous les modes d’expression actuels. Il y a à la fois une hantise et un désir de filia-tion, d’inscription dans l’histoire des pères. La question de la transmission post-utopies est centrale. Que faire de ce monde qui n’y croit plus ?
Le charmant (Martine ne voulait pas l’appeler autrement) riposta aussi sec :
– Pour moi c’est limite communautariste, cette compulsion identitaire. OK le cinéma tralala vient pour filmer un monde qui disparaît, mais là c’est un vide-grenier perpétuel. Mon père qui m’a jamais aimé, mes photos et ma terre natale en paquet-cadeau cinquante minutes, bon…
– C’est aussi l’idée que nous sommes tous des réfugiés, des étrangers… coupa Franck
– Allez, un effort, il y a bien un petit secret de famille à lever : Papy argentin était pas nazi hongrois? Pourquoi Tantine a caché l’existence de Jojo dans sa prison chinoise ?
Martine perdait un peu le fil : les mots du jeune homme disparaissaient dans une bulle nuageuse. Charme ou fatigue, ça opérait. Franck obtempéra ( » une tendance ne fait pas une école ») quand une idée soudaine lui permit de prendre une avance définitive :
– Là où je te suivrais, c’est que pour moi filmer ses propres parents, c’est LE contresens absolu. Le cinéma c’est le lieu de l’absence du père, des parents, c’est le lieu où ils ne sont pas. C’est pour ça que les grands-parents sont tellement cinématographiques, ils sont là pour d’autres corps, irreprésentables. Regarde la grand-mère d’Eustache dans Numéro Zéro : pur enregistrement, les fantômes et les mots, sublime. Par contre quand le même Eustache filme sa mère, non seulement il a recours à la fiction…
– Mes petites amoureuses, le plus beau film du monde…
– …mais il prend son opposé – Ingrid Caven. Les deux films sont creusés par l’absence constitutive des parents. Nous sommes tous des orphelins, père et mère morts ou nous ayant abandonné, mais justement le cinéma doit être le lieu d’autres choix, d’autres filiations, d’autres adoptions. Remember Hawks.
Oublié le mal de gorge. Martine embrassa les deux garçons, virevoltante, pour courir adopter Grandrieux.
Gaël Lépingle