Chronique lussassoise

Green Bar, midi. Martine observait son petit rituel du matin : un café trop chaud, un croissant trop mou et la lumière ardéchoise plein le ciel.

Et puis, bien sûr, le Hors Champ du jour : un coup d’œil d’abord sur la grille du programme, et aussitôt la chronique.

C’est la fin. Elle avait compris que Jérôme ne reviendrait plus à Lussas. Il avait accompli son parcours, mis une distance pour de bon avec le cinéma de l’enfance. Désormais il n’aurait plus besoin de confronter à ce point son désir de cinéma à l’ogre documentaire, de se partager entre amour et désamour du cinéma du réel. Exodus, Preminger, le cinéma tant aimé, avait été interrogé avec une intensité sans pareil durant cette semaine mouvementée. Martine aimait à penser qu’il était libre, sans doute, enfin, libre de trouver sa voie, de s’affranchir des amours anciennes sans pour autant céder au tout venant d’une hypothétique modernité.

La navette s’était garée. Martine traversa la rue pour y engouffrer ses sacs remplis de catalogues, DVD, documents professionnels et petites notes informes.

Elle se serra contre sa voisine pour libérer la dernière place restante.

– Je regrette juste de pas pouvoir assister à la programmation des films de Marc Isaccs, commença la voisine d’un ton accort. On m’en a dit beaucoup de bien.

Martine n’étant pas en mesure de converser, elle se plongea ostensiblement dans la lecture de son petit carnet vert. Elle tomba sur la page du 12 juillet, l’interview JLG de Libé (encore un héritage de Jérôme, pensa-t-elle tendrement). Elle lut :

« Avec la petite caméra vidéo portable, chacun regarde tout en même temps avec les deux yeux, localise sa proie et l’avale. Le cinéma c’était un œil, un seul. Maintenant, il n’y a plus un seul cil qui fait sens, donc tout le monde peut filmer… Tout ce discours sur la caméra qui tue : c’est exactement le contraire. C’est son absence qui tue. »

Martine n’était pas une fanatique du vieux sage de Rolle mais elle appréciait la façon dont sa tristesse consommée pouvait encore se marier avec une capacité d’alerter, de mettre en garde contre les illusions contemporaines.

Le moteur du minibus se mit en marche. Martine allait fermer la portière, quand au dernier moment un retardataire essoufflé se jeta sur la place restée vacante.

Ils échangèrent un regard gêné. Un sourire. Ils n’eurent pas envie, pas besoin d’échanger le moindre mot. Ils sentirent soudain, l’un contre l’autre ballottés par les cahots de la route, que la vie les emmenait ailleurs, l’un sans l’autre. Jérôme comprit que jamais plus Martine ne pourrait lire la chronique lussassoise de leurs questionnements cinématographiques et sentimentaux, que ce temps avait pris fin. Il vit les larmes lui monter aux yeux : il quittait Lussas, il quittait Martine, les attachements adolescents et les longues amours, tout s’évaporait. Le travail du deuil allait commencer, il en sentit la douleur, et la joie infinie.

La liberté.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

Cinéma de l’enfance. Paul Newman, contemplant avec Eva-Marie Saint « sa » vallée de Jezraël, s’inquiète de l’avenir du pays, des déchirures intestines qui lui semblent inévitables. La blonde états-unienne répond de ses beaux yeux bleus que les différences entre les hommes sont fabriquées. Newman s’insurge : « Don’t ever believe it. People are different. They have the right to be diffe-rent, they like to be different. It’s no good pretending that differences don’t exist, they do. They have to be recognized and respected ». Profondeur du paysage, de la croyance, du scope hollywoodien.

On entrait dans la deuxième partie de la nuit ; les conversations battaient leur plein au Blue Bar, entre inquiétudes prosaïques (se fera-t-on virer à 3 heures comme des malpropres, style mercredi ?) et retours sur l’invraisemblable déprogrammation de certains films israéliens.

Tandis qu’il se récitait mentalement les dialogues de son Preminger fétiche, Jérôme cherchait Martine des yeux. Elle apparaissait et disparaissait au gré des mouvements de foule et de danse. C’était le dernier soir, maintenant ou jamais.

L’éclat des voix le ramena au cœur de la conversation. Y aurait-il des films qu’il ne serait soudain plus possible de montrer, des films dont la vision devienne trop difficile, sujette à mésinterprétations, à un décalage historique problématique ? Jérôme pensait que non, que le cinéma aurait toujours raison, que les traces de la pensée humaine ne pouvaient pas se dissoudre, être invalidées, sous l’effet de la marche de l’Histoire. Seulement il y avait Exodus. Il se tourna vers Olivier :

– Comment faire ? Gallagher, Lourcelles, Douchet, tous amoureux éclairés de l’œuvre de Preminger, accordent que c’est l’un de ses plus grands, sinon son plus grand film. Mais sans TCM ou l’édition DVD américaine, impossible de le voir en France depuis au moins dix ans.

– C’est évident, s’esclaffa Olivier, la propagande sioniste à son apogée ! C’est in-re-gar-dable !!!

– Ça raconte beaucoup sur la façon dont on pouvait encore rêver Israël à l’époque. C’est facile aujourd’hui de juger ça ridicule ou criminel.

– C’est plutôt la vérité enfin révélée du spectacle hollywoodien, industrie coloniale et sioniste qui dès l’origine a conçu la mise en scène comme un enjeu de conquête de l’espace par le découpage et la scénographie.

Ce fut le coup de grâce. Entre la fatigue, l’alcool, la tristesse et l’angoisse de manquer Martine, Jérôme explosa :

– Tu compares la sublime scénographie premingerienne à la colonisation des territoires occupés ? Ah, c’est vrai, heureusement Antonioni est arrivé et les petits-bourgeois ont pu défendre le cinéma sans se salir les mains. Bienvenue dans l’ère des discours exclusifs et autres leçons de morale, ça mène aux purificateurs éthiques qui s’en prennent aujourd’hui à l’œuvre de Handke et à l’adolescence de Grass, tellement sûrs d’eux, tellement au-dessus de l’Histoire. Lussas en est plein, d’ailleurs, une vraie fourmilière !

Jérôme s’interrompit, les pensées se bousculaient en lui sans mesure. Comment la mise en scène de Preminger, si légitime dans ses autres films, pouvait-elle avoir soudain tort, dire le monde avec une telle torsion ? Cinéma de l’enfance, « grand consolidateur d’imaginaire » dont parlait Georges Corm lundi, comment lui conserver une tendresse possible ?

Le visage de Sal Mineo effaça les dernières pensées claires du jeune homme. Jérôme s’endormit tout d’un coup. Preminger, Israël, Martine, tout avait disparu.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

Jérôme avait longuement réfléchi : s’il croisait Martine, un petit bonjour de loin et hop, l’esquive.

Mais il avait beau scruter les terrasses du déjeuner, pas de trace de la demoiselle.

Tant pis.

Le repas vite avalé lui pesait sur l’estomac, tandis que l’air se chargeait de mots évocateurs : luttes, mondialisation, réveil des consciences, réveil de la profession depuis la modification de son statut… Coincé dans la queue interminable de la salle 3, Jérôme subissait les coups de coude involontaires que lui prodiguait une spectatrice surexcitée, en pleine diatribe contre sa voisine.

– Il faut quand même reconnaître que traiter du Front National ou de grèves ouvrières, ça donne une légitimité qui a souvent peu à voir avec la pertinence d’une quelconque approche cinématographique.

La réponse, blême, ne s’était pas fait attendre.

– C’est grave de dire ça. On ne peut pas avoir la même demande vis-à-vis de tous les films : certains sujets passent au-dessus de toute question de style. Une parole  humaine et engagée peut produire de la pensée, malgré tout. Il ne faut pas être dans un esthétisme déplacé.

D’une voix timide, l’autre osa :

– Tu ne crois pas que ce sont plutôt les formes qui portent le germe d’une vraie résistance ? La télévision est la première capable d’aborder tous les sujets, en prémâchant tous les discours à la moulinette du formatage. Les choses se passent ailleurs que dans le sujet.

L’autre se mit à bondir, écrasant copieusement les pieds de Jérôme, qui endura silencieusement.

– Je suis désolée Solange, mais là tu me scies. On mobilise les gens sur un sujet, pas sur un style !

Jérôme eut une illumination. Il revit ses parents rentrer du cinéma, un soir de novembre 1982. Sa mère était triste : Demy avait défiguré les organisations syndicales. « Ça ne se passe pas comme ça dans la réalité ! », avait clamé la parole maternelle. Pourtant, vingt ans plus tôt, c’est peu dire qu’elle-même avait défendu les « passe-moi le sel » chantonnés d’une marchande de parapluies. Mais d’accord pour les histoires d’amour, pas touche aux luttes ouvrières.

En fait, pensa Jérôme, le problème c’est que ce film cinglé n’était pas récupérable pour ou par ceux qu’il représentait. C’étaient les signes de la grève qui avaient attiré Demy – les braseros, les postures, les masses compactes de la manifestation – comme autant de points d’ancrage d’une vision du réel plutôt fantasmatique ou hallucinée. Alors que le geste militant cherche à utiliser le cinéma pour sa cause, Une chambre en ville l’avait à son tour utilisé, presque instrumen-talisé. Sa maman n’avait pas supporté ça. Pourtant, comme tout personnage de cinéma, les ouvriers, les militants sont des « petites formes » (n’est-ce pas Herman ?), à ce titre ni inférieures ni supérieures aux autres.

Jérôme chantonnait mentalement « Police : milice ! Flicaille : racaille ! », lorsqu’il aperçut soudain Martine dans la foule, à quelques pas devant lui.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

Résumé des épisodes précédents.

2000 : Jérôme initie Martine aux joies du documentaire à Lussas. Moralité, c’est elle qui lui fait comprendre que ça n’a rien à voir avec le cinéma hollywoodien. Là-dessus ils se fâchent, elle ne remet plus les pieds à Lussas, sauf l’année dernière, mais là c’est Jérôme qui n’est plus là. Bref, elle aime Antonioni, Rithy Panh et les plans longs où ça cause pas, il aime Perrault, Eustache et les films où ça cause tout le temps. Et ça fait des années qu’ils ne se causent plus.

2006. Jérôme sortit émerveillé de la projection de Quelques miettes pour les oiseaux.

Les 18e États généraux commençaient bien.

Dans l’encombrement de la foule déjà compacte qui s’échappait de la salle 1, il se fit happer par Olivier :

– Tu sais que Martine arrive demain ?

Jérôme ne cilla pas. Il se fit vite une mine, bof, oui, non, je savais pas. C’était le risque Lussas number one : croiser nécessairement les anciennes amours, indésirables et toujours désirées, dans ce monde en miniature. Deux rues, cinq salles et trois restaurants : l’impasse.

– Tu vas voir Marguerite cet apreme ? fit Olivier, qui n’était pas dupe du regard atterré de son ami.

« Je te raconte. C’est un jeune Anglais qui est là. Il a vingt ans. Il est orphelin. Et il est mort dans le ciel. » L’après-midi fut bercé par les mots de la vieille Sibylle, la Grande Sentimentale, la Prêtresse au col roulé, tellement moquée, tellement aimée.

Le soir venu et le Blue Bar réinvesti dans ses fonctions vitales, Olivier tenta de reprendre le chemin de cette émotion.

– Elle est là dans son fauteuil, comme infirme, elle dit que c’est impossible, mais en lui faisant décrire ce projet qu’elle pense ne pas faire, Jacquot, en douce, le fait exister. C’est très tendre, cette écriture à quatre mains. Et puis la contrainte de l’oralité, l’improvisation vocale pour tremplin comme pour une messe des morts, c’est le style Duras autorisé à sa quintessence, puisque c’est d’une histoire de sépulture qu’il s’agit.

Jérôme se laissa entraîner :

– C’est amusant de voir ça ici, à Lussas, dont la doxa ordinaire est assez loin de cette façon de remuer impunément les traces documentaires comme un matériau toujours appropriable. « J’écris à cause de cette chance que j’ai de me mêler de tout », c’est pas tellement tendance. Lussas, c’est plutôt le primat à la relation, à l’autre, qui « fait cinéma ». Il y a une éthique de la présence d’une lourdeur… Le lien filmeur / filmé est en train de virer au gnangnan à force de se justifier. Duras, c’est aussi un cinéma de l’absence, venant plutôt combler une relation déficiente, voire impossible…

– … et se substituant à la vie ! lança Olivier, qui connaissait son affaire.

– Peut-être oui, ce serait sa tristesse. Chez tous ceux que j’aime, Eisenstein, Sternberg, Ozu, Minnelli, et même Godard au bout d’un moment, la construction du sens obstinément écrite a priori canalise une hystérie possible, la crainte du vide, le manque de l’autre. Duras attrape cette histoire au vol, on dirait une question de survie.

– Est-ce qu’on n’est pas très loin du documentaire ?

– Aussi loin que possible. Avec elle on chope la fiction comme une maladie, un mauvais rhume, très vite. Il suffit de se découvrir un peu.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

– Je hais les samedis à Lussas comme je vomissais les dimanches quand j’étais gamine, tonna Martine. Ça se vide de partout, ça sent l’ennui prochain, les atroces fins de mois d’août et la rentrée qui pue. Beuh !

Le concert du Green battait son plein et Franck n’entendait pas la moitié de ses paroles. Il hurla dans ses oreilles :

– Moi j’ai passé la semaine à croiser des gens qui me demandaient « qu’est-c’tu deviens ? » ; à force de répéter chômage ceci et galère cela, j’ai presque l’impression que c’est une activité à part entière !

Martine lui décocha un demi-sourire.

– T’as fait ta liste au moins ?

C’était le rituel : le best of de la semaine toutes catégories confondues. Elle se colla un peu plus à lui :

– Si t’avais eu le courage de te lever ce matin, il y a un film qui t’aurait suffi, à lui seul. Mais on peut pas courir tous les lièvres, n’est-ce pas ?

Franck ne releva pas cette nouvelle allusion à ses virées nocturnes. Lussas c’était ça aussi.

– Bon, c’est quoi ce film ?

– Toi, Waguih : c’est un film pour toi, pour nous ; un film où les enjeux généalogiques se résolvent par quelque chose… de l’ordre de la scénographie.

– Ça existe encore ?

– Oui monsieur. Un fils et son père, deux corps, deux formes dont la place dans un cadre en dit plus que bien des discours : la question de la bonne distance n’est pas psychologique, elle est toujours physique. Les enjeux d’espace permettent une résolution proprement, et peut-être même uniquement, cinématographique.

Le fils demande des comptes, le père rechigne au souvenir, renvoyant la quête du fils à sa vanité. Le film se nourrit de cette limite, en tire tous les bénéfices : quand les mots sont trop difficiles, il restera la mise en scène des corps pour dire l’amour.

– Oui, c’est arrivé de temps en temps cette semaine, de différentes manières : La Lettre jamais écrite, Le Ciel tourne… Des films qui tâchent de croire encore au plan, en tentant d’inventer les conditions nouvelles de sa possibilité.

Martine prit un air taquin :

– Tu vois tout est jouable, même filmer ses parents ! L’important, je crois, c’est qu’il n’y a pas de cinéma possible sans le fantasme de son innocence… ni de véritable modernité qui ne recherche la possibilité de son classicisme.

– C’est pas le tout ma belle, mais moi je vais danser.

Franck se fraya un chemin jusqu’au centre de la piste. Martine le suivit des yeux, puis se commanda une dernière Bourganel myrtille. La trentaine se déposait doucement sur elle ; à peine quelques fils de temps inquiétaient les traits si fins de son visage. Elle réalisa qu’elle serait sûrement amenée à croiser Jérôme pendant l’intégrale Godard à Beaubourg.

Est-ce qu’ils allaient s’adresser la parole ?

Plus personne ne la prenait pour Lillian Gish, ça lui manquait un peu.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

La nuit avait été longue. Promenade champêtre après la fermeture du Blue Bar, puis Franck l’avait laissée rentrer seule au camping. Martine, un peu ivre, étendue devant sa tente, se projetait des images anciennes sur fond de nuit noire. Elle pensait à Jérôme : sa Jalousie, sa possessivité… Et sa tristesse aussi, comme seule relation possible au cinéma : celle d’une messe déjà dite dont ils étaient les officiants jamais synchrones.

Au matin, touillant son caté devant un

Franck groggy :

– Eustache disait qu’il travaillait contre la modernité.

– Faut pas forcément le croire.

– Oui mais c’est bizarre, les cinéastes que j’aime sont souvent taxés de réac.

Blain, Truffaut, Eustache…

Franck maugréa, les yeux mi-clos, dans un effort surhumain pour articuler :

– D’t’façon les réacs y paraît que c’est nous maint’nant, repliés sur nos vieux acquis de 36 ! Alors qu’un monde nouveau pourrait s’ouvrir à nous : art contemporain,

Europe, nouvelles frontières… Allez hop, roulez jeunesse !

– La modernité serait-elle forcément néolibérale ?

Franck esquissa un sourire, et tenta d’ouvrir complètement les yeux.

– Je crains le pire.

– Au fond c’est logique, continua Martine. Le cinéma s’est vécu très tôt comme rédempteur, comme devant arracher les choses et les êtres à la mort. Leur chercher une maison, un refuge à l’abri du temps, c’est vivre dans une inquiétude, un souci de préservation qui ne va pas forcément dans le sens de l’idéal progressiste forgé au XXe siècle : homme nouveau et grands commencements.

– Ouais je vois, le cinéma-mausolée, Godard et ses Histoires. La pulsion d’antiquaire ?

– On pourrait imaginer, par exemple, que le Réel (petit ralenti guttural sur le R) est une invention, presque une idéologie, qui a justement permis de lutter contre la fatalité de la disparition et la tentation nostalgique du repli sur soi…

– Que ce soit une idéologie, c’est certain, ricana Franck. Ça n’existe pas dans la nature !

– Voilà. D’un côté, une éthique du Réel dans la lignée de 68 – pour aller vite.

– Tu prends du sucre ?

– De l’autre, l’essor des films-concept, à la radicalité affichée, sinon effective. Tout ça est très politique : il s’agit chaque fois de penser la possibilité d’une langue moderne débarrassée du lourd outillage du XIXe siècle, des formes romanesques aliénantes. C’est excitant… mais j’arrive pas à suivre, et je sais pas pourquoi.

Martine s’arrêta. Ils replongèrent dans leur pensée comme dans leur café.

– Il faut prendre ça comme un jeu, pas trop sérieux, essaya Franck. Les gens occupent des places pour se donner une identité mais rien n’est si figé. Souviens-toi Visconti : « Si nous voulons que rien ne change, il faut d’abord que tout change ».

Avec le souvenir du beau Burt Lancaster

Le café leur sembla tout d’un coup moins amer.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

« – Tu les aimes, toi, les films prototypes ?

– La question ne se pose pas. Il faut inventer d’autres territoires, sortir de la cinéphilie, de la mélancolie.

– C’est une racine.

– Mais une racine pourrie. Il s’agit toujours d’être libre. Quand la mémoire pèse trop on n’avance plus.

– Ce que tu dis est d’une connerie totale. »

Coincé sur sa chaise en plastique au bout de la quinzième rangée de la salle 5, Franck remplissait les pauses de la première journée « Cinéma et Arts contemporains » avec des dialogues imaginaires où il réagissait sans se mouiller aux propositions avancées. Films essais, dits nouvellement prototypes, vidéo-art et documentaires-installations, croisements in et greffes hype, il avait l’impression d’être au cœur du cyclone, là où se jouait quelque chose de fondamental de son temps : le fantasme d’une tabula rasa, d’un recommencement absolu.

Fantasme candide d’une génération, pensait-il, qui à l’inverse du documentaire généalogique « classique », se rêve souvent affranchie du poids des aînés, et même privilégiée parce qu’elle traverse une période de grands bouleversements techniques et économiques. Il griffonnait ses notes sur le petit cahier bleu qu’il avait chipé à Jérôme, avec en couverture une photo de Dana Andrews

– « Ça fait contrepoids »

Le soir venu et Martine retrouvée, il put s’épancher enfin :

– Il y a tout de même une naïveté à toujours croire à une nouvelle donne : c’est rassurant pour tout le monde, professionnels et critiques y trouvent leur légitimité mais enfin de quoi s’agit-il ?

Martine repoussa ses longs cheveux d’un geste nonchalant :

– Tu sais ton copain d’hier, il m’a pas lâché de la journée. Sa version, c’est qu’on se met le doigt dans l’œil dès qu’on pense ces films comme une catégorie esthétique. C’est tout au plus un cadre institutionnel, qui peut effectivement recouper certains invariants dans le cas de films un peu figés, caméra bétonnée au sol ou mauvaise digestion d’Akerman. Mais pour le reste, tout regroupement est illusoire : regarde Rousseau, devenu parangon d’un cinéma d’installation alors qu’il est bressonien à mort !

– T’as appris la leçon toute seule ou il t’as fait répéter ?

Sagouin, pensa Martine.

– Il y a quand même un lien très clair entre documentaire et installation, reprit-elle vite pour donner le change : du cinéma moderne à sa version actuelle, éclatée et impure, il y a ce même souci de raréfaction des images.

– Ce qu’on a appelé les « films de blocus » ! Cinéma Cuba : finis l’innocence et les jeux de réappropriation, pop age & pop art, terminus tout le monde descend. Il faut lutter contre l’overdose des images, s’extraire de la glue visuelle. Minimalisme des plans, des histoires, des affects, des raisons. Trente ans que ça dure.

– Tu les aimes, toi, les films prototypes ?

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

Martine éternua encore un coup : le camion c’était sympa, mais la clim’ avait eu raison de sa gorge trop dévêtue. « Ça m’apprendra à faire la fière » maugréait-elle, tout en feuilletant un livre sur La vie nouvelle en guise de prépa à la séance du soir. Son attention fut soudain attirée par un charmant (trouvait-elle) énergumène, qui soutenait haut et fort une thèse de sa composition à un Franck médusé. Les deux font la paire, se dit-elle. Mais qui va l’emporter ?

– Me dis pas que tu satures pas, disait l’énergumène charmant : un film sur deux c’est « mes racines, mes aïeux, mon pays d’origine », et vlan c’est parti voix off perso et grand voyage, passeports perdus, malle à souvenirs et sacro-sainte quête d’identité.

– Il faut comprendre, répliqua Franck.

C’est un phénomène qui prend en écharpe tous les modes d’expression actuels. Il y a à la fois une hantise et un désir de filiation, d’inscription dans l’histoire des pères. La question de la transmission post-utopies est centrale. Que faire de ce monde qui n’y croit plus ?

Le charmant (Martine ne voulait pas l’appeler autrement) riposta aussi sec :

– Pour moi c’est limite communautariste, cette compulsion identitaire. OK le cinéma tralala vient pour filmer un monde qui disparaît, mais là c’est un vide-grenier perpétuel. Mon père qui m’a jamais aimé, mes photos et ma terre natale en paquet-cadeau cinquante minutes, bon…

– C’est aussi l’idée que nous sommes tous des réfugiés, des étrangers… coupa Franck

– Allez, un effort, il y a bien un petit secret de famille à lever : Papy argentin était pas nazi hongrois ? Pourquoi Tantine a caché l’existence de Jojo dans sa prison chinoise ?

Martine perdait un peu le fil : les mots du jeune homme disparaissaient dans une bulle nuageuse. Charme ou fatigue, ça opérait. Franck obtempéra (« une tendance ne fait pas une école ») quand une idée soudaine lui permit de prendre une avance définitive :

– Là où je te suivrais, c’est que pour moi filmer ses propres parents, c’est LE contresens absolu. Le cinéma c’est le lieu de l’absence du père, des parents, c’est le lieu où ils ne sont pas. C’est pour ça que les grands-parents sont tellement cinématographiques, ils sont là pour d’autres corps, irreprésentables. Regarde la grand-mère d’Eustache dans Numéro Zéro : pur enregistrement, les fantômes et les mots, sublime. Par contre quand le même Eustache filme sa mère, non seulement il a recours à la fiction…

– Mes petites amoureuses, le plus beau film du monde…

– …mais il prend son opposé – Ingrid Caven. Les deux films sont creusés par l’absence constitutive des parents. Nous sommes tous des orphelins, père et mère morts ou nous ayant abandonné, mais justement le cinéma doit être le lieu d’autres choix, d’autres filiations, d’autres adoptions. Remember Hawks.

Oublié le mal de gorge. Martine embrassa les deux garçons, virevoltante, pour courir adopter Grandrieux.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

Le jour tombait. Martine et Franck avaient décidé de fêter leur premier coup de cœur, Papy-Mamie, en zappant la séance du soir pour s’offrir un bon dîner. Mais malheur :

Martine s’était prise à regretter que Le Cauchemar de Darwin ne soit pas programmé – elle l’avait raté à Paris, tout le monde en parlait tant, et c’était un film si nécessaire. Franck recracha illico sa bouchée dans son assiette :

– Un délice. Le pire cliché de l’Afrique, maintenue dans un statut de super-victime, et servi par le bon occidental coupable.

Ces pauvres Africains ils ont le sida, ils s’entre-tuent, je t’en passe… La séquence avec le gardien est un vrai festival : filmé de profil, les yeux bien révulsés, chuchotant sur fond de nuit opaque, ça lui donne un air de cannibale parfait. C’était pas compliqué de le filmer de face, d’homme à homme, non c’était juste inimaginable. Tous les personnages sont instrumentalisés dans une fascination de la violence qui cherche le pire pour les besoins de sa démonstration. Et que je me repais de ces putes éplorées devant l’image de leur copine assassinée, hum, en bon judéo-chrétien-sado-maso j’adore, vas-y fais-moi mal, j’achèterai plus de poisson, promis !

Martine éclata de rire.

– Quand même, t’abuses, il paraît qu’il y a au moins un vrai souci de forme…

– À fond. Aboiements et décollages d’avions en Dolby aux quatre coins de la salle, ça c’est cinoche ma vieille ! Narration à suspense, montage choc, yeah !

Martine crut un instant que Franck allait monter sur la table. Mais non, sa logorrhée le clouait heureusement sur sa chaise :

– Le réal a top intégré – en tout bonne foi, c’est tragique – le discours dominant : je fais pas de reportage, mon film s’attache moins à livrer des infos qu’à la description poétique des êtres. Il faut oser ! L’émotion se déploie ainsi sur les bases d’une bonne – ou mauvaise, ici c’est la même chose – conscience qui se croit tout permis. C’est littéralement de la PUB : contre les méchants, c’est plus sympa qu’une nouvelle pub pour McDo, mais ça n’a STRI-CTE-MENT (Franck détacha voluptueusement les syllabes) rien à voir avec un point de vue cinéma.

Martine se méfiait toujours un peu de ce genre d’oukase. D’autant que la critique avait été très favorable au film. Franck décolla complètement :

  • Mais les critiques se laissent taper dessus par le chantage à la culpabilité vu qu’ils n’ont aucune culture documentaire…
  • Tu ne peux pas dénier aux gens qui aiment le film que c’est un film !
  • Et pourquoi pas ? Je préfère passer pour un conard intolérant, parfois ça fait du bien même si c’est pas très pédagogique !

Martine profita du répit pour mâcher la salade qu’elle avait dans la bouche depuis quelques minutes. Elle servit à chacun un verre de vin, leva le sien et, lumineuse :

– Il faudrait montrer Ophuls. Plus sou-vent, constamment, tout Ophuls.

– Rien qu’Ophuls.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

L’heure du retour : cinq ans qu’elle n’était venue à Lussas. Tout s’était décidé à la dernière minute. Martine avait dit oui à Franck, oui, je te suis, je serai avec toi. Une tente igloo, un billet de train, un gel douche et un livre de Susan Sontag, le tour était joué, l’affaire conclue. Elle commençait à se trouver un peu usée pour ce genre de plan, mais en arrivant tout s’était adouci. Sa première pensée fut pour Jérôme : quatre ans qu’ils ne s’étaient vus. C’est Franck qui lui donnait des nouvelles : pas de Lussas cet été pour leur compagnon, pour cause de tournage. Son premier. Martine tentait d’imaginer ce film dont elle savait si peu, lorsque Franck débarqua dans la file d’attente de la programmation Guy Gilles.

– Je vais peut-être te laisser, s’il reste des places au séminaire de Marie-Jo ça me tenterait bien.

Elle acquiesça. Ils plongèrent un instant dans le catalogue. Autour d’eux, les conversations s’animaient peu à peu.

« C’est vraiment pour les braves, venir un quinze août, faut le vouloir. J’ai loupé un super week-end de copains ».

Franck était décidément branché séminaires : « Arts contemporains ça commence jeudi, ça te dit ? ». Martine, plus volage, refusait le système des inscriptions et préférait choisir au coup par coup.

Franck insista :

– C’est le grand débat en ce moment !

Regarde l’évolution : c’est dans les années 1990, avec le documentaire, que « dispositif » est devenu un autre mot pour dire mise en scène. Il fallait trouver des solutions de cinéma qui ne soient plus tributaires du langage classique, de la scénographie. Mise en scène du réel, dialectique entre saisie du réel et volonté narrative… c’était ce qui permettait de tisser une histoire dans les filets du cinéma direct. Aujourd’hui cette foutue notion de dispositif a emmené l’écriture docu…

– … vers les rives de l’installation, des arts plastiques et patati !…

– Martine !, fronça Franck énervé. Eh oui, terminé : le dispositif comme système persiste, mais seul. Tout schéma se suffit, une image c’est déjà du texte : voici venu le règne du tout plastique !

– Mais Dieu merci. Quand tu vois l’état super dépressif de la fiction ici, en France… C’est bien par sa capacité à être traversé par ces enjeux-là que le documentaire reste un genre plutôt vivant. Sinon bonjour la tristesse. Les enfants de Pialat se sont auto-détruits. Il reste ceux de Godard : Sornargaa et Des Pallières. Et ceux de Bresson : Green et Brisseau. Ça fait pas les doigts d’une main.

– Ouais enfin le fantasme du docu comme laboratoire de formes, il a vécu aussi.

Pas dupe de leur pose blasée, Martine s’empêcha de sourire. Le Proust allait commencer. Elle prit Franck par l’épaule :

– On fait le point dans une semaine ?

Gaël Lépingle