Chronique Lussassoise

La foudre s’était abattue sur l’église. La salle 2 s’était transformée en hall de réfugiés, le Blue Bar en vaisseau perdu dans la tempête, le village entier en une vaste piscine. Jérôme se remettait de ses émotions, tandis qu’Antoine, la cinquantaine bien tassée, lui faisait partager le vaste champ de ses réflexions cinématographiques. Impossible d’en caser une : Jérôme le laissait parler en attendant la potentielle séance du soir.

– Quand tu vois les films de Krier et de Berzosa, c’est vraiment la mesure du temps qui a passé. Ce que la télévision permettait !

– Je sais pas si c’est la télé ou simplement l’époque elle-même qui était traversée par des mouvements esthétiques d’une plus grande ampleur, tenta Jérôme.

– On dit toujours ça pour justifier la médiocrité. C’est une excuse à la paresse…

– Mais on voit pas ces films de la même manière : ils se sont inscrits depuis dans une certaine histoire du cinéma. Le Prof de philo, par exemple, me faisait penser à la fois à Clouzot et à Eustache, au Corbeau et au Père Noël, c’était très étonnant sur la distance.

– C’est magnifique. Et c’est fini. Là-dessus, Antoine aspira les dernières gouttes de son dernier verre. C’était le signe avant-coureur d’une grande tirade : Jérôme se voyait déjà subir les tartes à la crème de la télé-réalité et bien sûr du docu-fiction. Gagné.

– Même Le Monde, même Garrel, tout le monde donne sa caution, « oui pourquoi pas, gnagnagni gnagnagna », mais bordel c’est pas du do-cu-men-taire ! C’est une spoliation pure et dure, et de surcroît en plein débat sur la définition d’une œuvre audiovisuelle, avec tous les enjeux qu’on sait ! Les mots sont importants, Jérôme.

Et pof. Droit dans les yeux. Grand moment solennel, Antoine agrippa Jérôme pour ne pas s’écrouler :

– Bienvenue à la grande auberge du docu ! Tout le monde y a sa table ! Après le programme de flux et le journalisme télévisé, c’est au tour de la fiction pédagogique de s’asseoir !

Jérôme ne résista pas au plaisir de la provocation :

– Moi je trouve tout ça très logique. On voit bien avec Krier comment les codes du cinéma classique, pour aller vite « de fiction », sont passés à la télévision. Quand je tombe sur un feuilleton documentaire aujourd’hui, j’adore retrouver ça, des souvenirs liés à ces plaisirs-là. Un peu rétrécis d’accord…

– Tu me fais de la peine. « Tous des héros », avec leurs guns, leurs bistouris, leurs lances d’incendies, leur string olympique…

Jérôme risqua :

– Je sais pas s’il faut être méprisant comme ça…

– Ah oui, j’oubliais, « rester populaire »… Ben ça aussi ça a changé depuis l’ORTF…Dorénavant le geste d’un cinéaste documentaire, c’est de produire une radicalité qui l’apparentera plus aux artistes et aux plasticiens qu’aux réalisateurs traditionnels. Là !

Antoine fixa son verre vide, saoulé par ses paroles autant que par le vin ardéchois… Jérôme sourit. Pourvu que ce soir le film soit beau, terriblement beau : il le dédierait secrètement à son interlocuteur enflammé.

Gaël Lépingle

Chronique Lussasoise

Deuxième jour. C’était beau temps, les salles étaient pleines, les gens souriants. « Hi hi, on est loin des épaves comateuses de fin de semaine », pensa Jérôme en buvant son café, le cœur plein d’enthousiasme.

– Tu vas revoir Tarnation ? Moi je sais pas, il paraît qu’ce soir la sélection française est super.

C’est son amie Céline qui passe… et qui s’assoit…

– Ça s’appelle plus comme ça, rétorqua Jérôme, à cheval sur les noms et surtout sur sa tranquillité du petit matin.

Bon. Pour Tarnation, oui, ça faisait longtemps qu’il s’était pas fait un plein air.

– Moi c’est hors de question, une seule fois merci. C’est vraiment le syndrôme du tout visuel. C’est du clip…

– Oui, oui je sais, l’interrompit Jérôme, déjà las de la joute qui s’engageait. Mais pour moi, le film pose une vraie question… quelque chose comme : le monde est-il encore une scène, est-ce qu’une scène y est encore possible ?

Son amie lui adressa un regard interloqué.

Jérôme ne se laissa pas démonter :

– … une scène, tu vois, au sens d’un espace tangible dans lequel pourrait encore se déployer une mise en scène… Les scènes théâtrale et cinématographique traditionnelles permettaient une résolution cathartique des conflits qui fait défaut, c’est tout le nœud du film. Comme il n’y a plus d’enjeu d’espace, il n’y a plus d’altérité, plus de référent réel, et ça devient vertigineux.

– Tu me permettras de préférer des films dont le discours s’articule justement autour d’enjeux de mise en scène : comment faire avec le monde ? – plutôt que de stricts enjeux d’écriture, qui mettent l’énonciateur dans une position de pouvoir et non d’exposition.

– Tu parles comme si les images se donnaient encore dans un principe d’analogie ou d’écart avec le réel. Aujourd’hui le seul référent des images, ce sont les images elles-mêmes.

– Mais justement, le rôle du cinéaste, c’est de résister à ça, dis donc ! s’exclama Céline.

– Oh ! Sacro-sainte morale… vouloir toujours se situer plus haut que tout le monde ! Non, ce que j’aime c’est que Jonathan Caouette… il parle depuis sa place dans le monde, humaine et trop humaine, et pas « professionnelle ». Il est pris dans des réseaux infinis d’images, et c’est depuis cette place qu’il tente de se reconstruire.

– Toi, tu es une vraie midinette ! De toute façon dès qu’il y a un enjeu vital, comme ici, genre « je fais ce film pour sauver ma peau », alors là… Et c’est pratique, ça résout toutes les questions très vite et très simplement.

– C’est pas simple, le rapport à un réel dégradé. Et pouvoir en parler de l’intérieur, c’est une grande émancipation.

Céline se tut. Un mois plus tôt, elle était parvenue à emmener Jérôme voir les neuf heures d’À l’Ouest des Rails, qu’elle avait adorées (griffithien, griffithien), et où Jérôme avait copieusement dormi.

Que pouvait-on bien faire pour lui ?

Gaël Lépingle

Chronique Lussasoise

Il leva le nez de son Hors Champ du jour. À la terrasse du Green, l’agitation était encore un peu molle ; les séances n’étaient pas toutes finies. Cinq heures sonnèrent. Derrière lui, deux étudiants du DESS bavassaient vaguement de la notion d’icône dans les films russes du jour. Deux coqs en pâte, pensa Jérôme. Il reconnut avec un brin de condescendance les phrases même qu’il avait jadis prononcées, les mêmes contradictions, le même accent dans la voix, entendus tant et tant au cours de ses séjours ici.

Il se sentit infiniment vieux. Chaque année, les retrouvailles rituelles avec les mêmes compagnons de paroles et de cinéma pouvaient faire oublier qu’on vieillissait ensemble. Mais à force d’arrivages nouveaux et de visages inconnus, de questions ressassées, de rediffusions inévitables, le petit village ardéchois s’ouvrait peu à peu au Temps. La citadelle tombait. Les mêmes mots, les mêmes interrogations passaient et passeraient encore de bouche en bouche, les mêmes questions aux lèvres sur l’apprentissage d’un regard ou la question d’un métier, d’une place à occuper.

Ce qui avait changé : l’école rebâtie, accueillant un espace librairie ; le Café de la Poste transformé en Lou Bartovel depuis un an. La valse des ouvertures et déplacements de salles – Jérôme revit le temps où le Green, à la place du Bioscope, donnait des concerts tous les soirs, où le Blue ne fermait pas de la nuit. L’époque des pots gratis chaque jour vers 19h00 – ou l’amour alcoolisé, immodéré, pour les sponsors…

Jérôme compta (il adorait compter) : les États Généraux avaient seize ans. Bingo. L’âge des grands amours, des boutons sur la gueule et des lendemains formidables. Il refusa de penser à Martine, si loin déjà. Il refusa de penser à ceux, à celles qu’il avait rencontrés et aimés ici, depuis si longtemps. Les échanges agités de ses voisins de table l’y invitèrent opportunément.

– « Prends Tarkovsky et moi, ou Pelym, l’utilisation de la pellicule, la composition photographique. Il y a encore une sacralisation de l’image dans ces films-là, d’où une fascination, voire une nostalgie pour nous qui sommes une génération “d’après l’image”, au sens où le monde n’étant pas encore noyé dans le visuel, on pouvait toujours y exercer des découpes. C’est très émouvant, ça rend ces films inactuels, indatables… »

– « Pas d’accord. Faut pas faire d’ethnocentrisme, c’est juste lié à la place de l’icône dans la culture russe. Le retour d’un religieux refoulé depuis 1917, c’est pas rien. Et puis si tu prends Paysage, ça y est, Loznitsa se met à faire du Snow et à se la jouer installation, alors… »

Alors ça y est… C’était reparti. Six jours d’échanges, de poses, d’accès de mauvaise foi. Jérôme soupira. Quel bonheur…

Gaël Lépingle

Chronique Lussassienne, samedi

Cher Jérôme,
Tu trouveras cette lettre à ton retour de Lussas, encore fatigué de toutes tes épreuves de spectateur, sûrement excité aussi, la tête embrouillée des multiples questions que tu n’auras pas manqué de te poser devant les films de la semaine. C’est, j’en suis certaine, l’état d’esprit idéal pour lire ce qui va suivre.
Je n’ai pas besoin de te demander des nouvelles. Comme d’habitude, tu as dû t’enchanter devant des films bien esthétiques, bien dirigistes, et chantant la poétisation de l’autre contre son épreuve. Des films au « dispositif » si fort qu’il en étouffe une vie à laquelle tu ne t’intéresses plus guère. Des films si beaux parce que ratés, je te vois venir. Qu’importe le film pourvu qu’il serve un idéal dans lequel tu te reconnais. C’est bien simple, à force de projeter tes attentes en lieu et place d’un possible inconnu, les films ne sont plus pour toi ces fenêtres sur le monde que tu vantes à tout va, mais juste des miroirs bien rassurants.
Pourquoi continuer à voir des films ? Tu n’en as plus besoin. Pourquoi continuer à en parler ? Tu n’es sûr de rien, mais tu ne veux pas le savoir ; tu cherches des interlocuteurs à ton niveau, mais c’est pour mieux te réélever toi-même.
Tu vas aussi me raconter que l’ambiance parisienne est de plus en plus insupportable à Lussas, que cette façon de juger les films à la vitesse de l’éclair recrée une compétition, un palmarès dont les états généraux seraient idéalement exempts. Bien sûr, ce n’est pas ton cas (n’est-ce pas ?).
Tu vas encore cracher sur les films frais émoulus pour mieux tomber amoureux de superbes antiquités, et râler en même temps contre la clique professionnelle qui ne pardonne pas aux nouveaux films d’exister à la place de ceux qu’elle voudrait ou pourrait faire.
Tu vas hurler contre ces gens qui selon la formule de ton inusable Daney « ne sont moraux que devant une re-présentation des choses », et qui s’accommoderaient parfaitement de la chose elle-même. Comme si celle-ci pouvait encore avoir de l’importance pour toi.
« La représentation nous console de la vie, et la vie nous console de ce que la représentation n’est rien. » Tu aimais tant cette phrase de Godard, mais l’as-tu bien comprise ?
Console-toi, Jérôme, mais sans moi.
Martine.

Gaël Lépingle

Chronique Lussassienne, vendredi

Voilà. Il est midi, plein cagnard, Jérôme a chaussé ses lunettes de soleil pour qu’on ne voit pas ses yeux rougis. Il remonte la rue, prend à gauche, sort du village ; dépasse le Cinémobile. Les champs, la crête des plateaux au loin. « Un grand nombre de situations de la vie quotidienne est en fait gouverné ou informé par des structures algébriques ». Il respire, le film de Godard sur René Thom s’imprime en lui, doucement, irréversiblement. « Quand deux amoureux se quittent et que l’un sent ça comme une catastrophe, ça peut s’interpréter avec ce genre de formalisme ». Il ralentit son pas, s’arrête. « Ça permet de se distancier de l’objet, de le voir en tant que forme géométrique… Et de ce fait il vous devient en quelque sorte plus étranger ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il avait tout pris au pied de la lettre. « On échappe à la force d’attraction de la sémantique… » Enfin ! La géométrisation du langage et la théorie des catastrophes, les mathématiques comme idéalisation et schématisation de situations concrètes, bon, il se demandait bien quelle application pratique il pourrait en tirer pour comprendre Martine, mais il fallait, il devait y avoir une solution dans tout ça. Il était cependant prévenu : « On ne peut réaliser tous les mouvements possibles qu’à condition qu’il soient inefficaces. Si vous voulez réaliser une structure algébrique dans son intégralité, si vous voulez faire une infinité de pas, par exemple, vous sortirez de votre domaine d’habitabilité et vous périrez ».
Que le formalisme puise autant dans l’expérience humaine pour y retourner aussitôt, c’était un baume, une réponse à bien de ses interrogations, au moins de spectateur. Tout voir en termes de lignes et de surfaces, de courbes de contours apparentes et de projections, s’extraire non pas de la matière mais de la sémantique, c’est-à-dire de la science du sens et de la signification, le grand emmerdement de Jérôme (et il n’était pas le seul à Lussas). Quelle belle idée, de donner à des phénomènes de mutation ou de discontinuité, le nom de catastrophes. Il avait suffi d’un mot à priori inapproprié, déplacé de son usage habituel, pour que le monde se réordonne autrement. Son chagrin devenait un jeu, il traçait mentalement des rapports, des équivalences, des graphiques entre sa vision des choses et celle de Martine. Il regardait les câbles des poteaux télégraphiques, le tracé des clôtures et des champs à perte de vue, la ligne d’horizon tout au loin. Mais comment géométriser Martine ?
« Les mathématiciens sont comme des enfants qui cherchent à avoir plus, qui désirent… Il y a du désir comme tentation de l’être humain de grandir ». Jérôme méditait là-dessus : ne pas viser le but, mais saisir l’occasion du but, pas le pied de la lettre, mais le haut, l’air au-dessus, pour pouvoir respirer. Au moins respirer. Et tant pis pour les rêves. De toute façon, comme disaient Thom et Godard : « C’est une idée matérialiste, de dire il faut rêver. Les mathématiques sont intéressantes non pas pour réaliser son rêve, mais pour arriver à ré-élever son rêve »… le tout sur une chanson de Marilyn.
Il venait de voir le plus grand film romanesque jamais projeté à Lussas.

Gaël Lépingle

Chronique Lussassienne, jeudi

« J’ai la tête comme une patate.»
Après une journée spéciale « La pensée filmée », Jérôme frimait accoudé au comptoir du Blue Bar, un verre de kir local à la main, devant une charmante brune déguisée en beatnik. Ses allures décontractées de teenager docu-cool lui rappelaient aimablement Martine, mais il en aurait fallu plus pour consoler Jérôme du catastrophique coup de téléphone de la veille.
Elle faisait la moue, en se dandinant nonchalamment :
– Ah ouais, non moi, les penseurs j’ai évité ! C’est un peu la caricature de Lussas, non ? Ou alors un aspégic avant chaque séance !
Elle pouffa comme Martine n’aurait jamais pouffé. Jérôme se rebiffa :
– C’est quand même de sacrés phénomènes. Que ce soit Bachelard ou Lacan, c’est fou à quel point, alors que c’est de la captation, c’est aussi du cinéma, du seul fait de leur charisme. On est à la messe, au cirque, au spectacle, comme on veut…
Jérôme semblait bouleversé. Était-ce une fatigue alcoolisée, ou tout simplement son penchant naturel pour des dérives quelque peu régressives – ce côté retour aux sources de la captation, du plan fixe. Sa nouvelle connaissance le tira tendrement de ses pensées :
– Bon, tous ces maîtres à penser les uns après les autres, c’est un peu la panoplie des pères idéaux, quand même !
Est-ce qu’elle voyait à travers lui à ce point ?
– Ah complètement..
– On est quand même en plein mythe !
Le rire franc de la jeune fille désarçonna Jérôme. Il rougit. Ils reprirent un verre ; la musique était plus forte, des danseurs envahissaient la pièce. Jérôme eut l’espoir soudain qu’il pourrait parler avec elle comme il parlait avec Martine, de sa vie, du cinéma, de l’expérience confuse des deux. Elle avait son opinion sur la question :
– Moi j’ai l’impression qu’on s’invente trop souvent son propre film, plutôt que de se mettre à l’épreuve de la réalité du film…
– Mais c’est uniquement depuis nos propres mythes qu’on peut se confronter à ça ! De toute manière ici, tout le monde parle à tire-larigo de réel ou de réalité, et personne n’y met la même chose. On parle d’une chose on en désigne une autre, c’est épuisant. J’avais noté un truc dans le Lacan…
Il fouilla dans ses notes.
– Ah ! « Ce monde n’est que le fantasme qui se soutient d’un certain type de pensée. C’est une réalité mais il n’y a pas de raison de lui donner un tel privilège à ce mot réalité, qui d’ailleurs lui-même présente une certaine ondulation ». Et il termine comme quoi le réel n’est que la grimace du réel, c’est exactement…
Jérome s’arrêta net : la jeune fille était partie sans qu’il s’en soit aperçu. Plutôt que de continuer à monologuer ivre mort, il s’arracha du comptoir. Une rude journée l’attendait encore vendredi, Steiner et Boutang, Connes et Changeux lui tendaient les bras, il alla vomir le plus simplement du monde dans les toilettes du Blue Bar afin d’avoir les idées claires le lendemain, quand ses maîtres à panser s’adresseraient à lui.

Gaël Lépingle

Chronique Lussassienne, mercredi

Martine avait appelé. Impossible d’écouter son message, le réseau était saturé, mais Jérôme avait pu comprendre que Martine l’avait appelé.
Trois jours qu’il était là : les rues et les terrasses, les campings et les hôtels étaient remplis, et les journées aussi. Jérôme avait déjà échappé à une mini-émeute pour entrer dans une salle, assisté ailleurs à un débat qui avait frisé le grand sommeil, et il avait pris sa première cuite la veille au Green.
Martine avait appelé. Était-ce juste pour prendre des nouvelles ? Il était assis au pied des escaliers de la salle 3 pour finir son marathon Pasolini. Des bribes de discussions éparses lui arrivaient : ici les éternels râleurs qui considéraient chaque année que « Lussas, ce n’est plus ce que c’était, toi qui n’as pas connu, tu ne peux pas savoir », là un groupe animé qui tenait des propos apocalyptiques sur Arte, la disparition programmée de La Lucarne, La Vie en face repoussée en deuxième partie de soirée, c’est pas les chaînes câblées qui vont nous faire bouffer, etc.
Martine avait appelé, il n’avait que ça en tête. Impossible de s’engager dans une conversation, ses idées étaient trop embrouillées. Comment donc faisaient tous ces gens qui s’agitaient autour de lui, pour garder les idées claires ? Avaient-ils tous si bien réglé leurs problèmes de cœur et de cul, qu’ils pouvaient s’attacher à autre chose, ou faisaient-ils semblant ? L’autre, sa perte et sa retrouvaille, le matin il avait même entendu un réalisateur faire ainsi le lien entre une démarche documentaire et une histoire d’amour… Pourtant, cette aptitude à mêler, à faire coïncider conviction artistique et expérience privée le laissait incrédule. Comme si la part de sublimation si présente dans les fictions était taboue dans les documentaires, domaine de la responsabilité citoyenne et du devoir moral. Car si la nécessité d’en passer par la représentation s’impose tant à ceux qui font les films, à ceux qui les rêvent et les désirent, se marmonnait Jérôme, c’est bien qu’il doit y avoir quelque part une déchirure, une séparation, un espace à combler entre leurs vies et leurs convictions. Entre une action militante et un film impliqué, il y a un monde, quelque chose en plus s’est inventé. Sauf qu’après coup, les cinéastes se réapproprient à leur bénéfice l’invention et la trouvaille du film, et qu’il ne reste rien dans leur discours des raisons véritables de leur engagement – celui-ci se présentant comme allant de soi depuis toujours.
Bref, Jérôme en était parvenu à la conclusion qu’il fallait absolument appeler Martine, sous peine de ne rien comprendre, ni aux films, ni à ses interlocuteurs d’occasion. En sortant des Pasolini, il composa la mort dans l’âme le numéro de la jeune femme…

Gaël Lépingle

Chronique Lussassienne, mardi

En sortant précipitamment de la projection d’Une place sur terre pour revoir une partie de La Traversée, Jérôme envoya joyeusement les battants de porte de la salle 2 en plein dans la figure d’une jeune demoiselle. S’étant assuré qu’elle n’avait perdu ni dent ni œil dans l’affaire, il s’apprêtait à prendre congé lorsqu’elle engagea la conversation :
– C’est pas grave, après la journée nulle que j’ai passée… Le réel à Lussas, c’est fini, ciao bonsoir ! Je me suis tapé Loznitsa, plus le film dont on sort, ah ben merci ! Je peux pas souscrire à ce petit monde portraitisé, momifié, figé dans un cadre, illustrant une idée comme des pions sur l’échiquier d’un discours, ou d’une pensée… aussi jolie soit-elle. Non !
Le joli visage de la damoiselle était devenu assez grimaçant. Il s’agit sûrement d’une ayatollah du réel, se dit Jérôme, qui en avait déjà vu quelques exemplaires circuler à Lussas et parler très fort dans les débats.
– Attendez, y’a des beaux moments quand même !
– Oui, mais justement c’est de l’ordre du moment : que reste-t-il du réel quand il est à ce point segmenté? La coupe tue au lieu de créer du lien, ou de laisser advenir un temps, une surprise, qui échapperaient à la rétention que…
– C’est peut-être pas votre style de cinéma, simplement…
– Ah non, trop facile! De toute façon, quelle que soit la forme qu’on emprunte, il arrive toujours un moment où il faut y aller, se mouiller. Pour moi ces films sont paresseux : l’esthétique n’est là que pour cacher le fait qu’on n’est pas allé au-delà. Moi, j’ai envie d’en savoir plus sur ces vieilles paysannes qui chantent, ou sur ces visages qui nous parlent de la différence, alors qu’on en reste au carnet de notes… Et c’est d’autant plus frustrant que le matériau de départ est riche, attachant…
– Là vous refaites le film, non?
– Mais à la longue ça devient mortifère, le cinéma ne filme plus la mort au travail, comme on dit, il fabrique carrément de la mort, alors qu’il devrait construire de la vie, il devrait servir à ça!
Ce qu’il y a de bien avec les dogmes, pensa Jérôme, c’est qu’ils ne s’embarrassent jamais de nuances. On lui avait déjà pas mal fait le coup du surgissement du réel, de l’essor inépuisable de la vie au moment de la prise et tout ça, mais il décida de rester poli.
– Vous devriez m’accompagner voir la fin de La Traversée. Au moins, là c’est clair : le film s’annonce direct comme une quête du réel. À peu de choses près, c’est comment passer d’un père rêvé, à un père enfin incarné. Ben oui, sauf que l’expérience de cette rencontre est bien trop forte en réel, justement, pour pouvoir être filmée. Ce qui compte, c’est le fantasme, la construction imaginaire, et ça le film le comprend bien : il ne nous parle que de ça, de la peur d’aller y voir, et il ne triche jamais avec cette peur.
Trop tard : à force de parler, ils arrivèrent pour le générique de fin.

Gaël Lépingle

Chronique Lussassienne, lundi

Jérôme tira une longue bouffée. Première cigarette à Lussas, premier plaisir, dernier moment de calme avant la tempête cinématographique à venir. Il avait retrouvé, comme chaque année, une place au Moulinage, il avait retrouvé comme inchangées les deux rues de ce petit village ardéchois, qui résistait toujours autant aux impérialismes les plus divers (en vrac, la frime, la télé, le business, la compétition – Jérôme mettait tout dans le même sac).
Rien n’avait changé, mais pour Jérôme cette année n’était pas comme les autres. Martine n’était pas venue avec lui. Il lui faudrait passer cette semaine seul, sans elle, et dans ce décor si familier, il se sentit soudain perdu. Son regard se promena attendri sur les terrasses encore désertes, sur les panneaux d’affichage qu’on installait, sur les devantures des petits commerces qui fleuraient bon le coin perdu. Il pensa à ce qu’avait dit Keuken (à propos de L’œil au-dessus du puits) : on peut toujours partir de là, du regard touristique, de cette vision fragmentaire et superficielle, n’importe quel sujet peut être sujet, pourvu que vienne une image impardonnable, quelque chose « que l’on ne peut pas filmer », afin de sortir du doux lyrisme de la contemplation. Dans le film en question, c’était l’échange de regards insistant avec un cul-de-jatte qui mendiait dans la rue, soit l’intrusion violente, obscène d’un regard qu’il fallait savoir soutenir. Quelles images impardonnables allait-on lui montrer cette année, à quelles transgressions serait-il mangé ? « Ces films qui nous regardent », la formule de Daney semblait on ne peut plus appropriée à la sélection du même nom : des films annoncés comme risqués, fragiles, en danger, des films à soutenir justement, dans tous les sens du terme, exactement ce dont il avait envie. Des films qui auraient besoin de lui pour exister, et non plus l’inverse, pour une fois. Et puis il y avait Pasolini, il y aurait Foucault, Arendt, Godard, autant de rêves d’insécurité, autant de raisons de se faire violenter.
Un lent panoramique sur la rue, les festivaliers en vacances et tenue d’été, un catalogue déjà sous le bras, un sac Sunny Side encore sur le dos, ici des embrassades et là des retrouvailles. Le regard du touriste. Cela lui rappelait… mais oui, ce panoramique d’ouverture sur la terre d’Israël, ce guide qui énonce quelques poncifs à une touriste américaine, blonde, naïve, pétrie de certitudes… avant que tout ne change. Martine n’était pas là, il pouvait fantasmer tranquille sur son film fétiche : c’était ça aussi Exodus, l’histoire d’une femme qui passe du statut de spectatrice à celui de guerrière, alors que rien ne l’y contraint sinon les coups martelés d’une conscience qui naît. Beau programme pour la semaine, d’ailleurs Jérôme n’aimait rien tant que se rêver en héros de Preminger.

Gaël Lépingle

Chronique Lussassienne, samedi

Dernier jour : déjà les rues étaient plus tranquilles, les files d’attente plus clairsemées.
La semaine s’achevait pour Jérôme sur un échec sans appel : Martine avait certes découvert et apprécié bien des documentaires, mais finalement cela c’était fait sans lui. Il s’était comporté comme un snobinard prétentieux avec ses formules à deux balles sur le cinéma, ce que celui-ci doit être et ne pas être, et il se sentait complètement décrédibilisé. Quand il sortirent des Glaneurs…, il prit garde de ne piper mot.
Sur les hauteurs de la terrasse du Blue Bar, ils contemplaient les crêtes montagneuses et le paysage qu’il leur faudrait quitter dès le lendemain, quand Martine se décida à briser le silence pesant qui s’était installé.
– Ben c’est pas mal, Varda, depuis le temps que tu m’en parles…
– C’est vrai, t’as aimé ?
Elle lui prit la main, Jérôme ne put se contenir.
– Ce qui est le plus touchant c’est qu’elle essaie de filmer le monde d’aujourd’hui avec une petite caméra-dv, donc avec des moyens d’aujourd’hui, mais toujours avec sa méthode qui date de cinquante ans, et que les deux ne se juxtaposent jamais vraiment. Elle a toujours ses tics et ses manies, cette façon bien à elle de filmer les gens par le petit bout de la lorgnette, mais malgré ça elle a encore une vraie envie de se colleter au réel.
– C’est vrai, et puis c’est un film qui est assez malin pour ne pas s’imposer comme un film politique, alors qu’il l’est profondément.
– Et c’est d’une telle authenticité : elle n’a jamais cessé de filmer les pauvres ou les exclus depuis son point de vue de bourgeoise rive gauche, de précieuse ou de candide étonnée par la misère du monde. Elle ne triche jamais avec ça, alors que le nombre de réalisateurs qui n’assument pas d’être des petits-bourgeois !
Martine lança à Jérôme un sourire complice. Finalement, elle l’aimait autant pour les efforts maladroits qu’il déployait dans l’expression de ses doutes et de ses joies de cinéma, que pour l’improbable clairvoyance de ceux-ci. Il le sentit, et détourna la conversation :
– Bon on fête ça ce soir au concert de Bernard Lubat !
– Tu te souviens à Millau, quand il a dit cette phrase : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » ?
Le jour tombait, Martine était radieuse.
Jérôme eut une dernière pensée pour cette vieille pie de Varda, qui continuait à tourner comme si elle avait vingt ans, avec la même foi, le même bonheur communicatif et il en eût les larmes aux yeux. Il pensa que de retour à Paris, il pourrait montrer Uncle Yanco, son Varda préféré, à sa chère Martine. Il pensa à la semaine écoulée. Les États généraux étaient finis et il y avait tant de films qu’il n’avait pas vus, tant de films à voir encore, à aimer et à décortiquer. Tant de films à montrer à Martine.

Gaël Lépingle