Matthieu Chatellier cherche à filmer le loup qui hante depuis peu le Massif central. Il vit seul, dans un gîte, c’est l’hiver. Alors qu’on vient de lui annoncer la mort de Paul, son rival de jeunesse en amour comme en cinéma, son fantôme s’incruste chez lui, en chair et en os. Lors de ses errances en forêt, il croise Mathilde, personnage de ses films précédents, qui a perdu sa prothèse de jambe. Souvenirs et revenants donnent un éclairage particulier au problème de maths qu’il doit résoudre pour sa fille – des nombres complexes, « formés d’une partie réelle et d’une partie imaginaire ». Il semble que la définition vaille également pour les images, les membres fantômes, voire pour le réalisateur lui-même.
Dans Nos forêts, il devient Maurice, son double et personnage, opérateur de prises de vues, qui se filme de face et dans le miroir. Au sortir du bois, il voit son double déjà passé par là, le craint avant de s’assurer ainsi de sa propre existence. Même si l’on filme toujours des morts.
La multiplication des pères
Le père de Michaela Taschek vient de mourir à 92 ans. Pour faire son portrait, elle s’appuie sur des documents, albums photos et vidéos familiales. Lorsqu’elle avait douze ans, évènement étrange, son père a été remplacé par un sosie – Doppelgänger. Redevenant une enfant, elle commente les attitudes de cette personne dans laquelle elle ne reconnaît plus son père. C’est lui, sans être lui. Entre ces deux réalités, le film détourne les codes du récit de famille. Le glissement se poursuit : puisque le sosie vient de mourir, son père est de nouveau là. Au passage piéton, c’est lui – elle le filme : ses cheveux sont plus longs ; l’homme qui attend en silence avec son chien, lui aussi… et là-bas, lui qui danse ! En devenant pure fiction, le film permet la multiplication des pères ; un principe de réincarnation qui raconte à la fois l’absence et l’omniprésence.
Déguisements et incarnations
Les Bomatas, filmé·e·s par Esther Mazowiecki et Leszek Sawicki, sont coupeurs et coupeuses de canne sur l’île de la Réunion. La grand-mère est « loumbias », intermédiaire entre vivant·es et âmes errantes. Une branche qui craque, une douleur, un fruit cueilli à midi… Les fantômes sont partout, déguisés, et les précautions prises à leur égard sont flagrantes même pour les moins averti·es. Leur présence raconte les ancêtres esclavagisé·es, mort·es loin de leurs familles malgaches ou malbars, en fuite et resté·es sans sépulture. Les âmes déracinées cherchent des « pieds de bois », des arbres où se poser, des corps à habiter un moment. Les vivant·es se rendent disponibles par le rituel et par la danse, accueillent la transe. Dans la famille Bomata il y a…un catholicisme prodigue en images, doublé d’un devoir : devenir l’hôte de l’invisible.
« C’est pourquoi je réclame pour tous le droit à l’opacité. Il ne m’est plus nécessaire de “comprendre” l’autre, c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l’opacité serait aujourd’hui le signe le plus évident de la non-barbarie. »
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, 1996.
Dans les manuels scolaires, la petite ville autrichienne d’Ebensee est célèbre pour avoir abrité un camp de concentration pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les prisonniers·ères y construisaient des tunnels pour les usines d’armement. Aujourd’hui, les touristes viennent, en grand nombre, voir le site. Une conversation entre deux adolescentes. Elles disent se sentir scrutées. Rires gênés. Elles ne développent pas. En hors champ, on imagine les visages des visiteur·ses, perplexes, se demandant qui peut bien vivre là.
Puis, en 2009, le spectacle que, peut-être, certain·es touristes attendaient. Un groupe de onze jeunes perturbe la cérémonie annuelle de commémoration des victimes du camp à coups de fusil et de « Heil Hitler ». Effroi. Les racines sont-elles encore vivaces ? Le président autrichien réaffirme le combat du pays contre les groupuscules néonazis. Ebensee entre de nouveau dans l’histoire par la petite porte, celle de la cave, lugubre. And There We Are, in the Middle suit trois adolescent·es de la ville quelques années après « l’incident ». Dans sa note d’intention, le réalisateur Sebastian Brameshuber situe les personnages dans cette transition entre l’enfance et l’âge adulte. En anglais, on appelle ça coming-of-age story. Ces récits examinent les étapes du grand saut dans la vie en gardant un œil sur les branches de l’enfance auxquelles les protagonistes se raccrochent.
Dans le film, les branches semblent toutes rattachées au tronc pourri du camp. Andreas est fasciné par les armes, aime aller au stand de tir et rêve d’une carrière dans l’armée. Michael, ami avec un ancien néonazi devenu punk, traîne dans le tunnel avec ses amis et ironise sur le mouvement nazi. Ce même tunnel que les prisonnier·es du camp de concentration construisaient, affamé·es. Ramona est la seule présence féminine dans cet imaginaire viril. Elle n’est intéressée ni par l’histoire ni par l’école et raille le devoir de mémoire au cours de la cérémonie du camp. Dans une symétrie implacable, le réalisateur place systématiquement les adolescent·es au centre du cadre. Chez le réalisateur autrichien Michael Haneke, cette technique permet d’étudier ce qui déclenche la violence. Devenu·es touristes, on se met à guetter le signe qui trahira ces jeunes. On les scrute dans une pluralité de lieux et de situations. Michael aime les chansons du folklore autrichien, porte l’habit tyrolien. Ah ! oui, peut-être. Mais il aime aussi Michael Jackson. Opacité.
Par empathie, le dispositif nous fait ressentir leur asphyxie. On n’a pas toujours envie d’être au centre quand on est adolescent·e. Qu’en est-il de la génération précédente, celle des parents et des éducateur·ices ? Dans une époque où les adultes blâment les jeunes pour fuir leur part de responsabilité dans le monde qu’ils leur ont laissé, le film offre au regard inquisiteur un nouvel objet. Face aux discours bien huilés sur 2009, qui oscillent entre condamnation moralisatrice et dédramatisation, on s’identifie à la lassitude des jeunes qui écoutent leurs aîné·es.
En nous installant dans la position de celles et ceux qui surveillent, le film interroge notre propension à chercher des cibles faciles. Il incite à se défaire du diktat de la centralité du cadre, des évidences peu déconstruites. Peut-être le film invite-t-il à accepter l’opacité comme un refuge, un droit. On ressort moins inquiets·ètes pour les jeunes d’Ebensee que pour le détachement de beaucoup de leurs aîné·es.
Dans La Cité de l’ordre, vous filmezdes élèves policiers dans leur formation pour devenir gardiens de la paix.Filmer cette institution implique laquestion cruciale de l’accès. Comment avez-vous obtenu les autorisations pour filmer?
J’ai entendu parler de l’école de police de Oissel en Normandie par une amie comédienne. Elle jouait une citoyenne de la ville dans leurs simulations. Sa description des jeux de rôle avec les forces de l’ordre et leur décor particulier en pleine forêt proche de Rouen m’avait intrigué. Les premières demandes d’autorisation faites en 2014 ont finalement abouti après un an. Après les attentats de 2015, ils ont fermé l’accès à l’école et le projet a été mis en pause pendant trois ans. J’ai refait les demandes en 2018 et pu commencer les repérages en mars 2019 et le tournage à l’automne.
Il s’est déroulé sur toute une année, quatre jours par mois, pour suivre au mieux le rythme de leur scolarité. J’ai posé le cadre qui pouvait me donner le plus de marge de manœuvre. Par exemple, je n’ai mené aucun entretien filmé avec les formateurs ou avec les élèves. Je n’ai filmé ni les salles de cours ni la vie quotidienne et j’ai concentré le tournage sur les exercices des jeux de rôle. Cela les a rassurés. La matière était déjà conséquente et ça m’a offert beaucoup de liberté.
Le travail du cadre est minutieux. La caméra semble toujours placée au bon endroit et au bon moment. On ne peut pas s’empêcher de penser au rôle de la caméra dans la performance des élèves.
Les élèves et les formateurs ont conscience de la présence de la caméra, mais ils se trouvent déjà dans un jeu de rôle où d’autres élèves regardent l’exercice. J’ai eu l’impression que ma caméra renforçait la mise en scène initiale. Comme les élèves rejouent plusieurs fois les simulations, je pouvais anticiper où positionner la caméra et, à vrai dire, je n’ai pas cherché le naturel. J’ai préféré révéler la façon dont les corps des élèves deviennent des corps d’acteurs dans le décor de cette école. En suivant la chronologie de la formation, la caméra devenait le témoin de comment le corps de l’élève policier s’endurcissait pour devenir un corps qui allait contraindre. L’objectif était que les spectateurs ressentent une évolution dans leur appréhension de l’institution policière, à mesure que s’accroît le rapport des élèves avec la violence.
Par exemple, le module « tuerie de masse » est une séquence significative. On y voit des élèves policiers filmer la scène avec leur portable témoignant de leur désir d’héroïsation. Cette simulation avait quelque chose de très manichéen avec une frontière bien établie entre les gentils et les méchants et ils décident de filmer cette scène-là. Le film a aussi pu capter leur propre rapport à l’image et à la caméra.
Justement, le film cherche à comprendre comment les formateurs et les élèves construisent un imaginaire autour du rôle de la police dans la société. Dans votre dispositif, le public peut l’observer à la fois quand les policiers s’entraînent à être policiers, mais aussi quand ils sont dans le rôle des civils.
Les figurants de la ville sont maintenant joués par les élèves eux-mêmes. Tout se fait très vite. Un formateur annonce qu’il cherche d’autres élèves pour jouer un mari violent ou une femme battue. J’ai été marqué par le fait que les figurants soient appelés des « plastrons ». Dans le jargon policier, il s’agit des silhouettes humaines qui servent de cible pendant les entraînements de tirs. L’emploi de ce mot est significatif d’un imaginaire qui n’est pas questionné. Ensuite, les débriefs après les exercices peuvent être assez longs, mais restent extrêmement techniques. La grande majorité du temps, les remarques sont factuelles et concernent le placement d’un élève ou la position d’une partie du corps. Pour déplier ma petite musique, j’ai sélectionné au montage les évaluations des exercices où les formateurs insistent sur la question de la sécurité des policiers. La création d’un sentiment de paranoïa me semble une des clés majeures pour comprendre cette institution.
Vous accordez une attention particulière à ce décor aux allures à la fois de sitcom et de paysages tout droit sortis des œuvres d’Edward Hopper. Comment avez-vous travaillé pour faire exister cette ville comme personnage à part entière dans le film ?
Le décor créé par l’école est passionnant. Il est construit d’après l’imaginaire d’un village qui par définition n’existe pas. Il y a le petit centre-ville avec sa pharmacie, ses deux bars, son commissariat, sa bijouterie, son Champion – comme si tout ça existait dans la même rue. S’y ajoutent les institutions en trompe-l’œil comme la mairie.
Le choix des affiches a aussi du sens. Par exemple, celle du commissariat, sur laquelle un policier à vélo et un petit garçon regardent vers l’horizon. Cette photo nous informe sur l’image que la police veut renvoyer d’elle-même, une image ici un peu vieillotte, des années 1980, 1990. La naïveté de ces représentations crée toutefois un malaise : derrière ce vernis, cette ville ne vit que pour les problèmes qu’elle pourrait rencontrer. Chaque élément est appréhendé du point de vue de la délinquance et de la nécessité de contrôle.
L’école se trouve dans un très grand hangar militaire qui résonne énormément. Nous avons travaillé trois semaines à ajouter des sons qui n’existaient pas dans ce décor en carton-pâte pour accentuer l’impression de faux réalisme. Par exemple, pour le trompe-l’œil de la mairie, on a recréé le son de cette petite fontaine qu’on voit à l’écran. À cette couche sonore s’ajoute le travail sur la musique. Camille Lloret-Linares a composé un thème de film noir pour le début puis Teddy Elbaz a transformé ce thème pour aller petit à petit vers la science-fiction. Le son travaille aussi le western dans certaines séquences. En jouant sur les genres et les représentations qui leur sont associées, on apporte une épaisseur émotionnelle dans la manière de ressentir la ville.
Vous disiez que le projet du film a débuté en 2014. Depuis, de nombreux évènements ont bouleversé la place de la police dans la société française. Ces dernières années, les débats se sont accentués autour des violences policières. Comment votre film a-t-ilévolué au gré de tous ces éléments d’actualité et ont-ils eu une conséquence sur ce que vous avez filmé ?
L’actualité a traversé le film sans trop modifier la manière de le fabriquer. La question des gilets jaunes a peut-être été l’une des plus saillantes. Quand j’ai commencé à filmer, nous étions au début des mobilisations. L’ambiance était légère à l’école, le module de simulation « violences urbaines » était un peu comme une récréation. Quand j’ai filmé le même module un an plus tard, après les actes des gilets jaunes tous les weekends, j’ai senti que les élèves policiers abordaient la formation de manière très différente. Il y avait un sérieux et une gravité parce qu’ils savaient qu’ils allaient se trouver sur le terrain face à eux. Dans une séquence, un élève policier, dans le rôle d’un civil ajoute : « Si j’avais été blanc, jamais ça ne se serait passé comme ça. » D’autres filment les scènes de contrôle des policiers, rappelant les enjeux de la loi « sécurité globale ». Ces thèmes sont abordés par l’institution sans grande réflexion, mais plutôt comme des artifices de scénario qui donnent plus de réalisme aux situations.
Je savais dès le départ que le film porterait sur la question de la mise en scène. Au travers des jeux de rôle, je voulais explorer le fantasme que la police a d’elle-même, mais aussi quelles images elle a de la société. Je trouvais ce rapport à la projection fascinant. Je voulais résister au fait de vouloir intégrer l’actualité dans le film.
Propos recueillis par Léonard Cortana le 18 août 2021.
« J’ai donc été ce petit misérable qui ne connut que la faim, l’humiliation du corps, la pauvreté, la peur, la bassesse. De tant d’attitudes renfrognées, j’ai tiré les raisons de la gloire. – Sans doute suis-je cela, me disais-je, mais au moins, j’ai conscience de l’être et tant de conscience détruit la honte et m’accorde un sentiment que l’on connaît peu: l’orgueil. Vous qui me méprisez n’êtes pas faits d’autre chose que d’une succession de pareilles misères, mais vous n’en aurez jamais la conscience, et par elle l’orgueil, c’est-à-dire la connaissance d’une force qui vous permet de tenir tête à la misère – non votre propre misère, mais celle dont l’humanité est composée. »
Jean Genet, Journal du voleur, 1964
L’orgueil est une clé du documentaire de Laure Portier qui filme pendant quinze ans son frère Arnaud Gomez, dès la fin de son adolescence. Quand il décide de quitter la France pour échapper à une amende – outil banalement écrasant de l’arsenal répressif auquel il s’est déjà beaucoup confronté – il décline toute offre de secours : « – Siàunmomentt’es dans la merde, tu m’appelleras ? – Franchement, non. – Qu’est-ce que t’es orgueilleux ! »
Comme Genet à son âge, il vit en Espagne de larcins et de vagabondages. Arnaud dort dehors, mais son orgueil le pousse à filmer son couchage dans le parc Güell nu de ses touristes, à la barbe des gardiens et avec vue panoramique sur Barcelone.
Arnaud, le corps onduleux comme Stilitano du Journal du voleur, offre un érotisme viril qui feint de s’ignorer. Il expose sa musculature à la caméra de sa sœur, prend le relai en se filmant et en se mettant en scène : un homme monte sur ses cuisses et force son grand écart, il frotte ses baskets sous le regard d’autres hommes dans des toilettes publiques ou plonge le téléphone vers son bas-ventre, tire sur son jogging et en extrait de la nourriture volée au supermarché. Mais si Arnaud est orgueilleux, Laure n’est pas en reste. Ne voulant pas perdre la face, elle suit les illégalités de son frère, jusqu’à les provoquer pour les filmer : graffiti dans le métro marseillais, incendie d’un scooter volé en Espagne.
L’orgueil guide aussi un montage haché, elliptique, comme la relation de la sœur à son frère, trop fier pour donner des nouvelles dans les temps difficiles. Comme Stilitano, solitaire, il tient l’autrice et son amour à distance, néanmoins autorise un compagnonnage intermittent. « Nano » se prête au jeu de « Laurette », s’éloigne de la caméra mais vérifie qu’elle le (pour)suit bien, lui envoie ses propres vidéos faites de propositions cinématographiques. Complices, iels apprennent par le dialogue un langage commun.
La réalisatrice et son frère ont des parcours divergents. Entrée en école de cinéma quand son frère se faisait enfermer en prison pour mineurs, le fossé qui les sépare aurait pu ne pas être comblé. Comme dans le texte autobiographique de Genet où il est à la fois personnage et narrateur, reflet de lui-même, double ennemi, le film articule une opposition dialectique entre le frère et la sœur : filmeuse/ filmé, voleur/volé, ignominie/ beauté, violence/tendresse.
Le film est sauvé par la solidarité. Laure Portier se montre elle aussi « en galère » et trahit sa position de cinéaste au montage : elle laisse entendre et déraper sa voix flegmatique, souvent hors champ, qui ordonne, insiste, qui est mise en difficulté, qui a peur. Le lien peut exister, le frère et la sœur sont uni·es, chacun·e victime et responsable de sa propre vulnérabilité. Quand la réalisatrice désespère de ne pas retrouver son frère parti au Pérou, on entend encore Genet : « Quand de Stilitano j’eus été abandonné près de San Fernando ma détresse fut encore plus grande, plus profond le sentiment de ma pauvreté. » La réalisatrice dépossédée de son histoire est à Lima, mais Arnaud n’est pas là. En effet, il est occupé à participer à la révolution chilienne. Arnaud devient donc lanceur de pierres et voleur révolutionnaire et d’autres rebelles masqué·es apparaissent dans le champ de ses vidéo-selfies, d’autres personnages peuplent ses dessins. Arnaud n’est plus seul et le lien fraternel peut se propager.
Jean-René et sa fille Érika font les mêmes cauchemars. Tous deux partagent la même douleur au milieu de la poitrine. Ni elle ni lui n’en parlent. Dans le prologue de son film, Érika, en voix off, souhaite lever ce silence qui la hante jusque dans son sommeil. Les vues aériennes d’une jungle luxuriante dévoilent les paysages de l’île de la Réunion, le lieu de naissance de son père. L’image est en noir et blanc comme d’un autre temps. Incomplète.
À Mâcon, là où elle a grandi, son père répond face caméra et le regard fuyant : « Je ne pense pas avoir été dans le silence. L’essentiel est de se parler maintenant. » La brume matinale recouvre la petite ville bourguignonne. Enveloppé chaudement dans son manteau, il est prêt à lutter contre les brouillards.
Lèv la tèt dann fénwar (Quand la nuit se soulève) libère la parole enfouie tout en révélant la petite et la grande histoire qui traversent le destin de la famille Étangsalé. Jean-René est venu en France au début des années 1970 avec le programme du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), une politique d’émigration de travail pour les citoyen·nes ultramarin·es. On lui disait qu’il devrait attendre longtemps pour avoir une place en plomberie à la Réunion. Le Bumidom lui payait un billet d’avion, il serait formé. Arrivé dans l’hexagone, il prend conscience du mensonge. Il devient main-d’œuvre bon marché pour un métier qu’il n’a pas choisi et le billet était un aller simple. Pour reprendre les mots de l’homme politique martiniquais Aimé Césaire, le Bumidom a révélé à celles et ceux qui en ont bénéficié « qu’ils étaient des citoyens entièrement à part avant d’être des citoyens à part entière ». Cette sensation se transmet aux générations suivantes. Traumatismes. Incompréhensions. S’il était un oiseau, dit-il, Jean-René irait souvent à la Réunion et même plus loin. Peut-être parce que l’oiseau revient toujours à son nid alors que dans ses souvenirs, il est parti sans comprendre qu’il ne pourrait pas revenir.
La France a préféré effacer cet épisode de son roman national. Les victimes gardent le secret comme une honte. Leur descendance enquête, à l’image d’Érika. Elle est retournée à La Réunion depuis douze ans. Elle cherche des réponses auprès des autres silencieux·ses de l’île et de celles et ceux qui, comme elle, partagent cette mélancolie postcoloniale, mélange amer de tristesse et de colère. Beaucoup de réponses se trouvent finalement dans l’histoire de sa famille métisse. La force du film est de ne pas se réduire à la seule parole du père. Elle prend soin de se filmer dans une écoute silencieuse. Surtout, ne jamais l’interrompre. Le mettre en scène dans des gestes du quotidien qui facilitent son introspection : le café où il est habitué à jouer au tiercé ou les moments de jardinage. Pour lutter contre sa pudeur, Jean-René doit être maître du lieu de sa confession. L’observer penser et être bouleversé par les souvenirs qui rejaillissent. Faire émerger les images d’archives quand sa mémoire se perd. Celles, rares, des bureaux du Bumidom tagués font entrer les revendications anti-impériales dans les manifestations de Mai 68. Après une séance de visionnage d’archives familiales, où fille et père échangent sur leur plaisir de filmer, Jean-René esquisse des propositions. Après tout, lui aussi a toujours aimé la mise en scène. Le film bascule. Rien de brutal, une évolution naturelle de la complicité entre deux personnages vers l’envie de créer ensemble. Mais le film reste dans ses mains, elle qui savait, dès le départ, que la caméra pouvait penser leurs maux et transfigurer leurs cauchemars. Lui le comprend petit à petit. L’élan commun va vers la célébration de leurs ancêtres. Tous·tes deux montent au sommet de la montagne réunionnaise et invoquent l’histoire des marrons qui ont lutté jadis pour se libérer du joug de l’esclavage. Il dit : « Si tous ces marrons nous regardent du haut de ces sommets, je me demande bien ce qu’ils pensent de nous aujourd’hui. » La réponse importe peu et leur appartient. Les fantômes les hanteront ensemble. Ce « nous » qui réunit le père et la fille est une victoire suffisante. Iels cherchent à répercuter un écho. Celui d’appeler les autres à se libérer de leur douleur au milieu de la poitrine.
Le générique achevé, des images reviennent sur l’écran. En pleine nuit, un groupe d’hommes traverse les rues désertes, scandant un hymne à leur ville, Jerada, dominée par sa montagne d’anthracite. Ville sinistrée depuis la fermeture de la mine, condamnée à voir ses enfants risquer leur peau dans des descenderies clandestines. Ville où naquit le syndicalisme marocain, où flambe encore la fierté ouvrière. Cette manifestation, repoussée hors du film, pourrait être la signature des mineurs posée à côté de celle du réalisateur Ouahib Mortada. Car il n’a cessé de nous faire entendre leurs voix, tantôt fustigeant les ministres, tantôt prenant à partie le cinéaste : « Va plutôt voir tous ceux qui dorment et se gavent de l’argent de tous ces pauvres. » Apostrophe vigoureuse qui exige d’exposer les coupables plutôt que les victimes, de démasquer l’imposture du monstre afin d’y reconnaître nos humaines turpitudes. À ce risque qu’il y a à démêler l’écheveau des responsabilités, à focaliser les regards vers les puissances de nuire, Ouahib Mortada préfère le courage de l’oralité, de la lokans1. En nous emmenant sur cette voie parallèle, il nous propose une autre manière de former notre jugement.
Le film Mineurs a été réalisé au sein du collectif Numer0 Zer0. Pourquoi ce choix ?
Ouahib Mortada : Si nous avons choisi avec Numer0 Zer0 de travailler ensemble à faire du cinéma, c’est pour créer d’autres sens. Ce n’est possible qu’en arrêtant de suivre toujours les mêmes chemins. C’est pourquoi ce film qui au départ n’avait aucunement l’intention d’appartenir à un genre ou une forme particulière (enquête, reportage, archive…) est devenu peu à peu un essai.
Lo Thivolle : Quand nous nous sommes rencontrés avec Caroline Beuret et Ouahib Mortada, en 2008, Ouahib portait seul son projet au Polygone étoilé, ce cinéma international de quartier situé à La Joliette à Marseille. Nous n’avions pas fait d’école et il nous était nécessaire d’apprendre en faisant, auprès de gens qui avaient une certaine expérience, mais surtout avec qui nous avions des affinités. Un collectif s’est mis en place avec Jérémy Gravayat et David Yon. Depuis, nous proposons des ateliers, des projections et des résidences. Numer0 Zer0 est à notre image : il nous permet de défendre l’autoproduction et Dérives.tv l’autodiffusion.
O. M. : Nous nous sommes associés avec DocMa au Maroc pour défendre les intérêts de futurs projets documentaires dans notre région. La production du documentaire au Maroc a beaucoup progressé en quantité et en qualité au cours des dix dernières années. Pourtant, le documentaire reste le parent pauvre du métier de cinéaste. Nos parcours sont semés d’embûches de toutes sortes qui entravent l’aventure filmique. Il est impossible d’obtenir les autorisations de tournage quand notre projet se fait hors du cadre des commandes télévisuelles ou de structures de production et de diffusion officielles. Sans parler de la rareté des fonds engagés pour la préproduction. Les frais sont généralement assumés par les cinéastes du début à la fin. Il faut être doublement fou pour s’atteler à cet exercice.
Même en autoproduction, on ne peut pas être à tous les endroits de la chaîne. Je suis auteur du film. Lo et Caroline m’ont accompagné toutes ces années, respectivement à la production et au montage, pour que je reste fidèle à mon idée de départ. Les premières images datent de 2004. J’ai montré certains de ces rushes au Polygone étoilé. Je traduisais au fur et à mesure en français ce qui se disait en arabe, pour que le public comprenne ce qui se tramait dans chaque séquence. J’ai continué à filmer jusqu’en 2009. En 2016, nous avons eu une bourse pour une résidence de montage à Béjaïa. Caroline et moi avons repris cet accompagnement des images par ma voix, ce passage entre l’arabe et le français. Je pense en arabe et écris en français, je réfléchis en français et traduis en arabe… C’est dans cette torsion que se produit le langage documentaire. Cette première mouture du montage m’a convaincu de porter mon choix sur une version originale en arabe. Votre langue marocaine chemine côte à côte avec l’image, pour évoquer une histoire, un imaginaire. Le choix de passer par le conte a-t-il une dimension culturelle ?
O. M. : Comme d’autres cinéastes, je dois travailler ma langue d’origine pour qu’elle parle autant à des francophones qu’à des arabophones. Un mot mal placé peut suffire pour que je sois, moi marocain, mal compris d’un algérien. La langue est une frontière solide. Au contraire, le conte a permis depuis longtemps aux gens de se rassembler, même s’ils parlaient des dialectes différents. En se jouant de la langue, le conteur trouve le moyen de se faire comprendre. Pour transmettre les émotions que l’on a en traversant ce village, même si chaque génération dit des choses différentes, le conte parle à tout le monde, et les générations s’accordent.
L. T. : Dans tout conte, il y a un fond de vérité qui permet de revenir aux origines de notre histoire. Ouahib, enfant, écoutait les mères raconter le mythe de Ben-Nes-Nes : « Cette montagne est dangereuse, si vous y allez un monstre va mutiler vos bras, vos corps. N’y allez pas ! » Ce monstre, il n’existe pas et en même temps, il existe. L’image fortement contrastée, parfois en faible définition, tremble, saute, comme si elle subissait la chaleur, les sursauts de la terre. Comment ce choix est-il né ?
O. M. : J’avais peur, car je filmais sans aucune autorisation. Or ces sites sont surveillés par une sorte de mafia. Les mineurs avaient besoin de se livrer et je ressentais beaucoup de joie à pouvoir les filmer. Alors, je ne coupais jamais la caméra. J’écris comme je parle, je filme comme je me déplace, dans un mouvement perpétuel. Je ne souhaite pas figer le cadre sur une réalité soit-disant uniforme ; la réalité est conflictuelle et contradictoire. Je veux capter la charge émotionnelle liée à l’histoire de la mine. Les habitants de Jerada ne vivent pas les choses de la même manière que ceux qui ne connaissent pas son passé. La ville ne retient pas assez leur attention.
L. T. : Caroline et moi avons été attrapés par cette rugosité de l’image. Cela racontait tout ! Ouahib filme librement, il filme ce qu’il vit : la peur de filmer les mineurs, la complexité de les filmer. Monter en respectant ce geste très brut, très vivant, tout en cherchant à le pousser encore plus loin a été un travail délicat. Mais Caroline monte comme Ouahib tourne, de manière viscérale. C’est l’avantage de ne pas avoir fait d’école.
O. M. : Ce tremblé, pour moi, ce n’est pas du cinéma ! Cela ne me plaisait pas de le garder. Ce fut un moment très tendu du montage. Je voulais raconter par des cadres posés. J’ai dû donner cette liberté à Caroline, accepter de ne pas me censurer. Finalement, ce montage dévoile plutôt qu’il ne raconte.
L. T. : Ce long travail nous a fait comprendre que certaines matières n’avaient pas leur place dans le film. Par exemple, quand Ouahib filmait l’amicale des anciens de Jerada, qui permet aux personnes qui en sont parties de se retrouver, sa caméra ne tremblait plus. Nous avons compris que ces images appartenaient à une autre histoire.
O. M. : Je ne suis pas un membre actif de l’amicale de Jerada. J’ai filmé leurs réunions et je pense que ces images vont trouver une place dans un autre film. Je collectionne les récits en provenance de confessions différentes, d’origines différentes. Il existe par exemple le récit d’un colonel fils d’un mécanicien de la mine, intitulé Djerada — le nom de la ville avant 1932. J’ai pensé Mineurs comme le premier volet d’un triptyque qui irait jusqu’à la fin des descenderies. Ce film sensibilise le public à cette situation, et cela nous donne le courage de continuer à prospecter. La création coloniale de la ville pour l’extraction minière, la manière dont aujourd’hui les pouvoirs locaux et les propriétaires des mines gèrent ces descenderies sont l’objet d’allusions. Avez-vous d’emblée choisi de ne pas aborder frontalement cette question des responsabilités ?
O. M. : C’est un choix. Je ne donne que des indices car personne ne détient la vérité sur la fin des charbonnages. Les pays les moins développés, y compris en Europe, participent encore à cette histoire mondiale de l’extraction minière. Encore aujourd’hui, en 2020, un bureau continue à embaucher des travailleurs. L’exploitation de ces descenderies clandestines est tolérée, car elle freine la fuite des jeunes loin de Jerada. Après avoir fermé une mine qui n’était plus rentable, les ministres n’ont créé aucune alternative d’emploi. Certains peuvent dire des mineurs : et bien, s’ils veulent mourir, alors qu’ils y aillent ! Mais cette phrase passe sous silence une question impossible que je cherche à poser : Comment la mission de sauvetage de la mine, claironnée partout par les décideurs, a-t-elle pu aboutir à sa liquidation ?
En 1992, le ministre de l’industrie et des mines a fait appel à un manager français, formé à Wall Street, afin de restructurer et de prolonger l’activité. Il devait surveiller les détournements. Il a décidé de jouer au sauveur : On entre dans les galeries, on nettoie les surfaces, on va voir si on peut continuer. Pour redresser la mine, il a appliqué une forme de pression psychologique aux mineurs, en comparant la situation à une guerre. Les sept mille employés de la mine devaient travailler nuit et jour. Des files d’attente énormes se formaient devant les bâtiments. Il a cité un philosophe anglais du XVIIIe siècle, Samuel Johnson : « La perspective de la pendaison concentre merveilleusement l’esprit. » Lorsque les rebelles de l’époque avaient à choisir entre la corde et le bagne, ils choisissaient la corde. Aujourd’hui, de petits gladiateurs continuent à se suspendre aux cordes pour descendre aux fond des puits de mine ; ils continuent à croire que pour vaincre le désespoir, il ne faut pas avoir peur de mourir. La corde, comme dernière descente.
Cependant, mon but n’est pas de dénoncer les barons du charbon mais plutôt de leur faire entendre la souffrance et les appels des mineurs qu’ils recrutent. Le film va être projeté dans la cité minière et j’espère qu’il pourra provoquer des rencontres, être acteur du changement. Je ne rêve pas de faire des films qui marchent bien, je rêve de films qui soient responsables de leurs actes. Au-delà d’un constat, le film doit traverser ce dont il parle.
Propos recueillis auprès de Ouahib Mortada et Lo Thivolle par Gaëlle Rilliard, dimanche 9 août 2020
1 : Eddy Firmin, Je-corps et arts visuels, Voix/Voies entravées, percées émancipatrices, Tumultes n°54, Textes réunis par Décoloniser les arts, juin 2020, p. 72.
Le film de Payam Maleki sur le voyage d’un réfugié iranien vers Londres commence par un geste : prendre la main sur l’image verticale du téléphone portable pour poser sur le jeune Ahmad un regard cinématographique.
Épuisement à la frontière de la Macédoine ; Ahmad galère dans la boue, en compagnie de son ami Reza. La télévision est là qui, sûrement, informe. Une productrice est là aussi, qu’il insulte en passant. C’est sa manière de parler, et pas seulement aux femmes. Ces images qu’il prend lui-même sont adressées aux Iraniens qui auraient encore l’idée de partir. L’exil, c’est s’en prendre plein le cul. Et on lui tient l’appareil pour qu’il montre la fente à la couture de son pantalon. Histoire ordinaire d’un migrant. Pourtant le ton frappe d’emblée. La liberté de propos, l’adresse, le rapport au corps disent plus que ce qu’il énonce. Payam Maleki s’engage alors dans l’aventure, pour ouvrir une brèche dans la représentation du jeune homme et de son parcours, qui laissera entrevoir autre chose qu’un désastre contemporain.
Un travelling suit Ahmad dans les couloirs du centre d’accueil des migrants, à Amiens, jusque dans la chambre de Reza qui l’héberge. Payam Maleki, par la maîtrise de ses cadres mouvants, se tient au plus proche des jeunes hommes, qui occupent l’espace à leur guise. Il n’y a pas de structure ni de tension dramatiques dans ce film, pas de suspense. Les scènes sont comme des moments de vie, à vif, des discussions au fil des repas préparés et des déplacements dans les villes. Une chorégraphie de mouvements et de paroles. Ce sont eux qui semblent mener la danse, contents qu’on leur laisse — enfin ! les coudées franches et le verbe débridé. Ils en profitent avec une impudeur provocante. Mais une douce présence nous fait rester là. Leurs visages en gros plan, en noir et blanc, se nimbent imperceptiblement d’une aura cinématographique. On se prend à les voir comme les ragazzi de Pasolini : de jeunes gars pas forcément aimables, un peu prétentieux, bêtement virils, dont le cinéaste accueille l’insolente irrévérence. Et voilà que ça nous déplace ! On n’est pas là pour compatir, pour apprendre comment ils vivent, ces gens-là. Nous ne rencontrerons pas un autre, ce serait trop confortable. Nous allons suivre pendant trois heures Ahmad et Reza, sans connaître ni leurs noms de famille ni leur histoire. Ils nous feront toucher du doigt l’arrachement au pays natal, la quête d’un lieu où vivre, par la manière dont ils en parlent.
Car Ahmad ne cesse de prendre la parole : il conseille sur le pays le plus propre, le plus apte à donner des papiers ; il précise qu’il faut être un Iranien homosexuel ou converti au christianisme pour obtenir un droit de séjour ; dénonce la « radinerie » des Français ; s’emporte violemment contre le colocataire de Reza rétif à l’accueillir. Il garde le cap, il trace sa route. Comme si pour garder vivace l’impulsion qui le mènera à Londres, il taisait la réalité, toutes les embûches de son parcours de migrant. Pourtant, il ne cesse de répéter à ses « compatriotes » de ne pas partir, s’ils veulent éviter de « se faire prendre par derrière » , « les couilles pleines. » Il évoque inlassablement sa débandade, métaphore à ses yeux de l’impuissance. Car Ahmad veut une réussite économique et la liberté individuelle de jouir sans entrave :
Voilà ce que je cherche : réjouissance et festivité. Picoler, fumer des cigarettes, faire la fête.
Payam Maleki cherche, lui, patiemment à entendre autre chose que des propos dictés par le formatage du monde contemporain. La première remarque qu’Ahmad fait à Payam est qu’il ne sert à rien de perdre son temps à faire un « navet », qu’il lui faudrait de l’argent. Une des dernières, de filmer en Full HD. Il semble ne connaître que les réseaux sociaux et les médias ; sa façon de se présenter s’adapte à leurs clichés. Dans la durée du film, on sentira combien ses propos sur son « manque de chatte » et sur « sa bite » en berne disent l’amoindrissement du désir. L’exil est mouvement, recherche d’autres choses, une tension vers l’autre. Du désir en acte. Mais dans cette quête d’Eldorado, sa boussole s’est affolée. Pour Payam Maleki, comme jadis pour Pasolini, ce désir est malade, vicié par une volonté de puissance et de satisfaction consuméristes. Il se mue en chancre qui creuse, en vide qui mine tout. Corps et cœur amoindris, blessés tout ensemble. Dans la chambre, les trois garçons s’amusent de ce qu’il leur devra s’il passe en Angleterre : « Scène de sexe avec Ahmad ! » Mais Ahmad ne leur répond pas. Il est parti dans une autre région du sentiment. Il écoute une chanson d’Azerbaïdjan, la beauté d’un chant d’amour porté par une voix de femme. Les chansons qu’ils serinent, celles qu’ils écoutent sont des romances faites des mots qui leur manquent.
L’oiseau qui est mon cœur ne peut plus chanter par jalousie Ne sait plus sur quelle branche se poser.
Ils sont, ne leur déplaise, comme ce voisin sourd et muet qu’ils rejettent violemment, incapables de formuler de quoi nouer un lien. Quand Ahmad évoque l’Iran, il parle des relations amoureuses que ce pays rend impossibles. Après un geste grivois, il se prend à dire : « Ça me saoule, je n’étais pas comme ça avant. » Les propos crus sur ses démangeaisons génitales sont repris de séquence en séquence, mais Payam Maleki file avec pudeur le motif du sexe blessé. Il parvient à rendre poignant le plan le plus obscène du film. Quelque chose de sublime est mis à nu : la confiance que le jeune homme accorde enfin au cinéaste. L’espoir d’une relation véritable possible au delà de l’exposition médiatique. On comprend pourquoi Payam Maleki cite Pasolini au seuil de son film :
Le cinéma est une explosion de mon amour pour la réalité.
Son film sera l’expression palpitante de son amour pour ces hommes. Il laisse percevoir des éclats de désirs purs, intimes, encore vierges et intacts. Il existe une part de l’individu que la violence du monde n’a pas atteint.
Payam est leur hôte, mais il habite aussi le film. Étrange matière que ce film d’ailleurs, où le cinéaste semble progressivement plonger. Film aux frontières poreuses. Payam Maleki affirme à plusieurs reprises sa présence « derrière la caméra », sa volonté de maîtrise. Mais, par moments, sans que l’on s’en rende véritablement toujours compte, on est dans l’œil du cinéaste. La caméra se glisse dans le film qui sans cesse menace de le rejeter comme un corps étranger. Extérieur / noir : Jungle de Dunkerque, au cœur du film. Payam détache dans un halo de lumière les visages et les paroles d’autres réfugiés iraniens qui évoquent l’économie souterraine des jungles. À quoi sert de parler encore des rixes, des trafics, de xénophobie et de violence policière ? À quoi leur sert de raconter, quand des images ont été prises et déjà envoyées sur le net ? C’est que quelque chose se passe ici : le partage sensible d’une expérience. Le cinéaste, les spectateur·rice·s, les exilés, prêtent l’oreille ensemble, à la veillée, aux propos échangés, repris, contestés, peut-être fabulés. Pour que soit possible cette écoute-là, inouïe, Payam a payé de sa personne. Pas comme les journalistes dont ces hommes évoquent les déboires. « L’étudiant » comme ils l’appellent, un brin ironiques, l’intellectuel, vomit ses tripes dans le noir de la nuit après avoir consommé avec eux du crystal meth. Il est dépossédé tout à la fois de sa caméra et de son corps. La jungle redevient cet espace qui l’exclut, et perd ce qu’elle avait retrouvé furtivement : le sens premier en farsi, celui de forêt, celui qui permettait une autre forme de communauté. Il s’agit d’une défaite. Le cinéaste échoue à se mouvoir avec sa caméra dans l’obscur de leur vie.
Cherchons donc les expériences qui se transmettent encore par-delà tous les « spectacles » achetés et vendus autour de nous, par-delà l’exercice des règnes et la lumière des gloires […]. Le cours de l’expérience a chuté, mais il ne tient qu’à nous, dans chaque situation particulière, d’élever cette chute à la dignité, à la « beauté nouvelle » d’une chorégraphie, d’une invention de formes. Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles
Le film va progressivement au corps-à-corps avec ces vies meurtries, ces désirs dévoyés par les délires de l’époque. Il cherche à attraper les sentiments, susciter des rencontres. Mais c’est fragile. Et la fin du film, brutale. Ahmad reprend son leitmotiv : « Ce sera avec le cul déchiré, si on arrive un jour… » La nuit les dévore et les lumières crues sont celles des phares d’une camionnette de nettoyage. Cut sec, et l’image est à nouveau celle du téléphone portable : il a fini par arriver.
Cette année, Histoire de doc se transforme en Histoires des formes. En quoi cela a-t-il changé votre travail ?
Il me semble qu’il aurait été obscène de prétendre qu’il s’agit d’une année comme une autre. Histoires des formes est une méta-programmation où le spectateur est mis face au manque, à l’impossibilité de faire un festival. Pour moi c’est une manière de dire : ça n’aura pas lieu, mais ça a déjà eu lieu. Il a fallu tout repenser à partir de ce passé, regarder derrière nous mais aussi vers l’avant en créant quelque chose de nouveau : une manière de traverser l’histoire qui ne soit plus diachronique ni géographique. J’ai fait un travail de morphologue : un itinéraire qui rend compte des variations d’un même motif, d’une même typologie, comme l’essai filmique, par exemple. J’étudie la manière dont se déploie une mémoire culturelle. C’est à la fois un hommage au travail d’autres programmateurs d’Histoire de doc comme Kees Bakker et une traversée de celles que j’ai faites, mais aussi un moment de questionnement sur le geste de programmation. Je viens à Lussas depuis 2008 et y travaille depuis 2009. J’ai suivi comme spectateur toutes les programmations de Kees Bakker. J’ai à présent des archives conséquentes de toutes les programmations, des dizaines de milliers de films. D’habitude dans Histoire de doc, j’engage un véritable travail d’historien. Il faut à la fois étudier l’histoire du pays, l’économie, la société ; se rendre dans le pays lorsque c’est possible pour aller dans les archives, les cinémathèques. Ce voyage dans ma chambre et à l’extérieur dure environ six ou sept mois pour appréhender toute cette matière, lire, et voir six ou sept cents films par pays. Pour Histoires des formes j’avais donc devant moi les catalogues et les archives d’Histoire de doc des années précédentes, avec l’envie de faire partager cette mémoire filmique. À partir de là, j’ai fait un travail de remémoration et de revisionnage des films.
Ce travail conséquent sur l’histoire d’un pays donne-t-il aux films que vous présentez un statut de document ?
Dans ce contexte, tous les films sont évidemment des documents. Prenons l’exemple de la RDA, car il s’agissait d’une dictature ouvertement stalinienne jusque dans les années 1960. Regardez cette ville de Karl Gass, qui défend en 1962 la construction du mur de Berlin, est l’exemple d’un film en apparence irrecevable car bourré de propagande. Avoir une lecture lente des documents me permet alors de repérer dans les films la marge de manoeuvre qu’ont les réalisateurs malgré la censure. Certains éléments dénoncés dans le film — la présence d’anciens nazis dans les institutions, l’Ouest ami du capitalisme sauvage et des Américains — apparaissent troublants de vérité aujourd’hui alors qu’on les prenait à l’époque pour de la propagande. Plus on est historien, moins les choses sont tranchées, plus il y a des nuances, plus on lit entre les lignes, dans les espaces blancs et les silences. Ce film est par ailleurs un chef-d’oeuvre formel, avec un montage pyrotechnique, eisensteinien ; pour le comprendre il faut le remettre dans son contexte et pouvoir ainsi sentir sa modernité par rapport au cinéma occidental de l’époque.
De la même façon, est-ce qu’Histoires des formes est une manière de renouveler notre regard sur l’histoire du cinéma documentaire ?
L’histoire du cinéma documentaire est encore à écrire, car le peu qui existe se borne selon moi à des cinéastes et des films que tout le monde connaît. Une telle histoire mérite un travail sur les archives qui reste à faire. On se contente aussi d’idées reçues, les frontières restent donc fermées et les films sont toujours les mêmes. La première séance d’Histoires des formes, « De la mise en scène », retrace l’histoire de l’acteur dans le cinéma documentaire. Elle mélange un film des années 1940 plutôt classique mais magistral, un film de la Pologne stalinienne des années 1950, un film de la Nouvelle Vague des années 1960. Il s’agit de balayer d’emblée une posture anti-historique qui ferait de la présence d’un acteur dans le cinéma documentaire d’aujourd’hui quelque chose d’audacieux alors que cela existe depuis L’Affaire Dreyfus de Georges Méliès. L’enjeu est de déceler les germes, les bactéries documentaires là où l’on pensait voir une vie purement fictionnelle. Je dis souvent à mes étudiants qu’il y a beaucoup plus de documentaire qu’on ne pense. Une des choses les plus importantes du métier d’historien, c’est d’élargir le corpus. Par contre, loin de moi l’idée d’effacer les frontières entre fiction et documentaire. Je tiens à me démarquer immédiatement d’une lecture postmoderne de cette séance. Je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée que la vérité n’existe pas, que fiction et documentaire, c’est du cinéma. Comme disait Arnaldo Momigliano, la recherche de la vérité dans l’opération de l’historien est fondamentale. Une vérité existe, elle est là. En tant qu’historien ou réalisateur on doit essayer de la faire ressortir, et pour cela, peu importe la méthode que l’on utilise.
Je cherche à poser des problèmes théoriques à travers les films. Les faits rapportés dans The Silent Village de Humphrey Jennings (1943) ont existé, le massacre et les déportations ont vraiment eu lieu. Comment figurer cela ? Des mineurs du pays de Galles jouent le rôle de leurs frères prolétaires de Tchécoslovaquie pour leur rendre hommage. C’est un acte documentaire et politique extraordinaire. Attention les hooligans ! de Jerzy Hoffman et Edward Skórzewski (1955) montre que dans cette société complètement fictionnelle qu’est la Pologne des années 50, la seule manière de contrebalancer l’image lisse de la réalité véhiculée par la propagande du parti, était d’utiliser la fiction pour faire ressortir la vérité sociale du pays. Dans l’internat d’une usine textile pour jeunes filles d’Un sac de puces (1962), Věra Chytilová décide de jouer avec elles, de les placer dans la fiction pour essayer d’atteindre leur intime le plus profond. Le théâtre les protège de l’indiscrétion de la caméra et les rend libres ; la fiction détruit les barreaux de l’institution. Qu’aurait fait un documentaire télé classique ? Il aurait lissé l’image de ces filles et de l’internat. Il fallait comme un liquide révélateur dans le bain documentaire, un petit liquide fictionnel. En commençant par la mise en scène pour aller vers l’éthique, dans la dernière séance, on ouvre les frontières des possibilités ou impossibilités de faire documentaire.
Vous proposez des rapprochements parfois surprenants entre des films d’époques éloignées. Cela peut sembler contradictoire avec votre travail d’historien. Comment cette manière de construire les séances s’articule-t-elle avec votre volonté de poser des questions théoriques ?
Dans le travail d’historien il y a toujours plusieurs manières d’articuler la narration avec la recherche de la vérité. Delio Cantimori a travaillé sous le fascisme en cachant ses convictions communistes. Il disait qu’un simple historien répond à des questions sur les documents alors qu’un grand historien invente des nouvelles questions. L’invention des nouvelles questions, tout est là. Les historiens s’accordaient pour dire que les récits retranscrits durant les procès de sorcellerie au Frioul au XVIe siècle n’étaient pas fiables parce qu’extorqués sous la torture. Dans les années 1960, l’historien Carlo Ginzburg formule une nouvelle interprétation : si l’on y prête attention, entre les lignes de la confession se trouvent des traces des croyances populaires de l’époque. Ces documents méritaient un autre niveau de lecture.
C’est là qu’intervient la subjectivité de l’historien. Le corpus est là, je n’ai pas à inventer de nouveaux films, mais à essayer plutôt de poser de nouvelles questions au cinéma et au spectateur. Dissocier les films de l’histoire de leur pays et les réagencer en fonction d’axes nouveaux les fait rayonner dans de nouvelles constellations. À vingt ans j’étais critique de cinéma, aujourd’hui, je suis historien et j’écris des essais à chaque fois que je fais une programmation. L’agencement des films est une forme d’écriture et de pensée en acte. Depuis quinze ans, à travers mes programmations, mon désir a été d’ouvrir, de requestionner, pour trouver aussi un certain plaisir à raconter des histoires. Le mot qui résume cela, c’est le montage. Je construis chaque séance avec un rythme et un motif. Ce n’est pas simplement thématique, ce sont des rimes, des résonances musicales. Si on met une virgule dans un texte il y a déjà montage. Comme le remarquait Marcel Proust à propos de L’Éducation sentimentale, toute la beauté de l’écriture tient dans un blanc. Lorsque Flaubert écrit « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » puis, après un espace blanc, « Il voyagea », c’est du montage. Dans ce blanc s’écoule des années de vie. La programmation, elle aussi, peut être à la hauteur de cela.
Votre programmation est une mise en forme par le montage de cette histoire du cinéma. Qu’est-ce que la forme ? Comment la forme entre-t-elle en rapport avec le réel ?
L’objet du cinéma documentaire c’est le réel, pas la réalité. La question centrale de mon travail d’historien du cinéma, et en particulier du cinéma documentaire, est celle du réel. C’est pour cette raison que dans Histoires des formes il n’y a pratiquement pas de cinéma direct (à l’exception de Psychodrame de Marek Piwowski). Le direct a eu le grand mérite de nous plonger dans la réalité, mais il a trop souvent oublié le réel. Johan van der Keuken affirmait ne jamais faire de cinéma direct. Le réel est ce qui surgit de la distorsion qu’opère tout regard sur la réalité. Le documentaire, ce n’est pas le document. L’enregistrement mécanique et indexical de la réalité n’est pas la garantie du documentaire. Ce qui m’intéresse, c’est le cinéma indirect, les liens dangereux du cinéma documentaire avec le cinéma expérimental et la fiction. Je ne pense pas qu’un entretien puisse épuiser la vie de quelqu’un, la pensée de quelqu’un. Il faut aborder cette vie et cette pensée avec un regard prismatique qui réagence le réel par le montage, par le travail formel d’images et de sons, car c’est ce qui donne forme et présence au visible et à l’invisible. Dans la séance « Politique de l’essai », le travail formel de Jørgen Leth (La vie au Danemark, 1971), lui permet justement de porter ce regard impitoyable de sociologue à la Baudrillard sur nos vies occidentales, nos vies en plastique, nos vies en boîte, de consuméristes. La mise en scène, le cadre, le fond noir, rendent visibles ce que des entretiens normaux n’auraient jamais pu montrer.
La forme, c’est le véritable contenu du film. Le contenu en soi n’existe pas, c’est de l’anecdotique. Ce n’est pas uniquement l’histoire qui compte, mais aussi, comme le disait Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, comment on tourne, comment on met en scène les choses pour les révéler et les figurer et pas seulement les montrer. Tolstoï, pour parler de la Russie du XIXe siècle, a écrit Le Cheval. Cette nouvelle raconte le point de vue d’un cheval sur sa propre vie. Il ne comprend pas la question de la propriété privée, elle n’a pas de sens pour lui — Tolstoï était communiste, à sa manière. À nous lecteurs, ce déplacement de point de vue révèle que la propriété privée en soi est insensée. Nous voyons le monde autrement. De quel point de vue, avec quel langage, avec quelle tonalité peut-on faire résonner les choses, pour qu’elles signifient à nouveau, pour qu’elles nous apparaissent autrement ? Là se révèle la forme.
Les points de vue qu’adoptent les films opèrent non seulement des déplacements esthétiques, mais aussi éthiques. Est-ce une volonté de bousculer certaines limites que se donne le cinéma documentaire ?
Cette séance « Questions d’éthique » regroupe des films qui ont provoqué le débat, qui n’ont pas laissé indemne le spectateur. Ils s’attachent à rendre la violence, l’intime, la blessure profonde et la dévastation sociale, tout en défiant le voyeurisme, la pitié à quatre sous et la jouissance sadique du spectateur. Cela ne veut pas dire que je suis un libertin effréné et que je pense que l’on peut tout faire. Il y a des films obscènes et pornographiques que je déteste de tout mon coeur. Mais souvent, quand on entend crier au scandale à propos de films documentaires, c’est au nom d’une sorte d’idéologie documentaire, d’un moralisme victorien qui empêchent de voir les choses. Et surtout on se prive de la pensée et de la critique. Soit il est question d’éthique, soit il est question de morale. Moi je parle d’éthique. Les personnes qui posent des décalogues moralisateurs sur le cinéma appartiennent à une époque néo-stalinienne, qui malheureusement est la nôtre.
Ces trois films osent justement commettre le péché d’aller plus loin, chaque fois plus loin — cela a été le sens du remontage pour ce triptyque. Cela commence avec la froideur absolue du document photographique de Walter Heynowski dans Kommando 52 (1965). Le film regarde la mort en face. Ce film est un choc pour le spectateur, c’est certain, mais nous rappelle aussi qu’en Allemagne de l’Est, un réalisateur a tenté de montrer l’impérialisme occidental à l’oeuvre. Dans Psychodrame (1969), la position du réalisateur est très troublante : il pose des questions très dures, très âpres mais on le sent bienveillant. Il n’est pas juste voyeuriste, il aime vraiment ces filles. Le parti pris formel des gros plans en noir et blanc est magnifique. Il filme des filles dévastées mais belles. Elles sont belles parce que surgit une vérité chez elles, qui est la vérité des larmes, la vérité du cri, de la rébellion ; elle n’est pas écrasée par la caméra mais au contraire nous envahit. Dans Film noir (1971), Želimir Žilnik fait encore un pas de plus : il n’inclut pas uniquement sa voix dans le film mais aussi son corps, sa famille, son appartement, sa vie. Il fait exploser la posture du maître à penser. Selon moi, l’honnêteté de la position de chacun de ces réalisateurs est fondamentale. Là on peut parler d’éthique.
Quand on fait une programmation, on s’adresse à un spectateur implicite puis à un public. Quelle est la place du spectateur dans l’élaboration de la programmation ?
J’aime l’idée d’un spectateur venant à Lussas pour suivre Histoire de doc pendant trois jours, en suivant toutes les séances, qui sort de là avec cette bouffée de films et en même temps avec une connaissance du pays et une envie d’en savoir plus. Cela arrive souvent ! Pour que cela advienne, le mieux est de travailler chaque séance pour pousser le spectateur à aller voir les autres, le captiver. Chacune est comme un micro-chapitre du livre qu’est la programmation dans son entièreté. Elle se doit de donner l’accès le plus riche possible à la palette des formes de l’histoire du cinéma documentaire du pays.
Je pense que la programmation est une forme pour comprendre le monde, pas uniquement l’histoire du cinéma. Faire penser les films ensemble peut enrichir le regard d’un étudiant, d’un spectateur, d’un cinéphile. Le programmateur fait la même chose qu’un curator qui, par l’accrochage, propose un nouvelle juxtaposition des photographies ou des tableaux et donc une nouvelle lecture des œuvres et de l’artiste. Il redonne vie à ces images, grâce à la construction d’un nouvel axe de regard pour le spectateur qui entrera dans la salle de l’exposition et suivra ce parcours mental. Pour autant, on ne peut pas simplement arracher les objets que l’on propose à leur histoire, oublier les rayures du temps. Il ne faut pas que l’acte de remontage néglige la philologie, c’est-à-dire l’inscription d’une oeuvre dans le contexte qui lui est propre. C’est une exigence de lisibilité, sinon c’est l’arbitraire absolu. Je pense que l’enchaînement des films ne doit pas avoir moins d’ambition que cela.
En définitive, la programmation devient un acte de transmission qui a lieu dans la salle de cinéma, pendant l’échange avec le public. Quel rôle joue ce moment pour vous ?
La question pédagogique est au centre de mon travail. Le livre que j’ai composé pour accompagner la réédition du film de Vittorio De Seta, Journal d’un maître d’école (1973), est pour moi un miroir de mon travail de passeur – programmateur – historien. Donner au lecteur des clés sur la fabrication du film de De Seta est aussi une réflexion sur une méthode de travail et une tentative d’échapper à une position professorale qui resurgit parfois.
Lors des échanges avec le public, je suis présent et j’essaie de m’engager du mieux possible avec les connaissances que j’ai acquises les six mois précédents. L’accompagnement des films est un grand plaisir car leur agencement dans la séance produit déjà des questions de cinéma. Dans mes programmations, les interrogations factuelles existent évidemment mais les enjeux de cinéma sont au centre du débat. Voilà la vraie réussite d’un programme. Je trouve cela magnifique car on dépasse enfin le pur factuel, diachronique, pour arriver à autre chose. Si cela a lieu, c’est à mon sens parce que chaque opération que je fais vise cette transmission. Toutes les étapes doivent être lisibles, accessibles, réflexives, pour que le spectateur soit en mesure de me suivre à tout instant. En ce sens, je suis absolument brechtien. Cela se joue aussi dans le langage. D’ailleurs, je ne m’exprime pas dans ma langue maternelle. J’ai beaucoup moins d’expressions en français. En italien, je suis plus brumeux et intellectualiste. Utiliser une langue que j’ai adoptée me permet de prendre du recul. À chaque fois, l’opération que je fais doit être une méta-opération. Il n’empêche que le plaisir est important. Il y a une jouissance qui provient du cinéma et en même temps les choses sont mises à distance. C’est exactement cela, le regard de l’historien. Faire avec le cerveau m’intéresse bien plus que faire avec ses tripes. Faire avec ses tripes, pour moi, ce n’est pas démocratique, c’est même très risqué. On peut parvenir à une joie cinéphile avec cerveau et coeur ensemble. Alors, cette année, le vrai défi est que je ne serai pas là. J’ai réalisé des enregistrements pour accompagner les séances, mais je ne serai pas présent, ni pour répondre, ni pour défendre, ni pour partager. C’est une souffrance, mais c’est aussi un miroir de la situation actuelle, qui provoque des trous, des manques, de virulentes absences. Ne pas assumer cette rupture historique ne serait pas à la hauteur de ce qui se passe, comme de ce qui s’est passé. Plutôt qu’un débat en ligne, je préfère nettement que les séances soient condensées et puissantes, qu’elles arrivent directement au spectateur, même sans médiation. Et puis, j’ai écrit ce court édito, que je pense assez aigu pour rendre lisible ce manque, et surtout ne pas le combler.
Propos recueillis par Alix Tulipe, mardi 11 août 2020.
Une greffe d’arbre, une forêt qui brûle. Une date et un lieu indiqués au milieu d’un diaporama de photos sépia faisant défiler tranquillement des paysages tropicaux, des paysages aux accents piquants de colonie. Des hommes, surtout des hommes ; il y a ceux aux chemises blanches — les ingénieurs de la compagnie Ford — et les autres, aux visages noirs qui s’abîment sous le soleil — les locaux·ale·s, les amérindien·ne·s. Il y a des maisons carrées et bien alignées le long du chemin de terre, des chantiers, des hectares brûlés, et des petits arbres qui poussent en ligne. La première partie de Fordlandia Malaise donne l’impression qu’avant ça, il n’y avait rien, rien que des arbres. Le tapis sonore des insectes et des oiseaux, tout ce fouillis de faune tropicale, se fait parasiter, puis brusquement submerger par la fureur d’une batucada. Le rythme épileptique fait vriller le diaporama, les tambours frappent, entraînant avec eux dans leur dispersement final, ce qu’a été Fordlândia : en 1945, les révoltes ouvrières, la mauvaise gestion et le climat hostile ont fait tomber la ville–usine bâtie en 1928 par Henry Ford. Et l’histoire semblerait s’arrêter là : les archives de la Compagnie Ford ne disent rien de la suite ; il pourrait tout simplement ne pas y en avoir. Rien avant, rien après.
Pourtant Fordlândia existe encore. Le film de Susana de Sousa Dias extirpe la ville de son passé autant qu’elle l’y confronte. Vision de drone ; l’image impassible et inquisitrice cherche vainement à capturer le moindre mouvement, le moindre geste, l’oiseau au loin, la moto qui passe, dans un noir et blanc qui crève toute vitalité — héritage dérangeant d’une histoire de la surveillance et du contrôle. Que contrôle-t-on alors ? Le fleuve et la forêt, la ville quasi-déserte, une silhouette au loin ? C’est un lent et long voyage au-dessus d’un paysage sans avenir, comme arrêté dans le temps. R.A.S, impuissance. Susana de Sousa Dias reprend le langage des images de surveillance, et parvient à illustrer leur impossibilité à aller à la rencontre, à descendre vers une vie insoupçonnée dans ce qu’on voudrait appeler une ville fantôme.
Ce n’est pas une ville fantôme, il y a toujours eu des gens, ceux qui habitaient déjà ici et qui y sont restés, qui y sont toujours, ici il y a de l’avenir, ici on produit.
Pourtant Fordlândia existe toujours. Les insectes et les oiseaux sont bien là. Les papillons des légendes savent bien autre chose que les drones ; les habitant·e·s de Fordlândia connaissent leurs histoires et leurs chansons. Au bord du Rio Tapajós, là où l’utopie capitaliste tentait un nouvel arrimage, celles et ceux dont le film fait entendre les voix y ont vécu et y vivent encore aujourd’hui. Ne sont montrés ni leurs visages ni leurs corps, ni les couleurs de leurs peaux. De ces invisibles occupants des ruines de l’empire américain — celui-là même qui, s’il faillit, cherche à se faire oublier de la mémoire du monde — les récits tour à tour résonnent et s’opposent à l’image d’une ville impénétrable. Alors que le drone flotte au-dessus de la centrale électrique désaffectée, vieille carcasse aux carreaux cassés, on entend les enfants qui, à l’école, apprennent à dire en anglais : « nous sommes jeunes ».
Il y a un Indien ici à Fordlândia, un seul, il est fou. Il fume des cigarettes grosses comme ça ! L’Indien, il habite dans la rue.
De Fordlândia il ne reste que le nom, dit la voix d’une femme âgée. L’attention est étrangement tendue entre les paroles et les paysages, et on saisit le portrait métis d’une ville que l’invisibilité et l’anonymat semblent protéger autant qu’ils l’enferment. Un portrait qui croise les croyances et légendes amazoniennes, la nostalgie d’une activité révolue depuis longtemps, les doutes et les peurs qui se transmettent au fil des générations, la mémoire du dernier siècle qui perdure, le renouveau, aussi. Ce n’est plus le portrait d’une ville fantôme, pas celui d’une défaite, ni du dernier Indien de la ville qui vit dans la rue, seul et ivre. Ces voix proclament l’existence d’un Fordlândia d’aujourd’hui, construit sur les séquelles du passé.
Viens des quatre vents, ô souffle de la vie, et souffle sur ces morts pour qu’ils vivent […]. Ils se sont levés, et c’était une immense armée.
Dans le vieux cimetière, comme dans l’usine abandonnée, la caméra a fini par atterrir. Les plans se promènent, longuement, sur les pierres, les objets, les fabrications humaines sur lesquels la nature reprend doucement ses droits de végétation et de poussière. Des paroles apaisent, racontent et cherchent un sens. Ce sont les prophéties, ce sont les mères transformées en colibris, qui sauvent ; ce sont les êtres d’un au-delà, au-delà du caoutchouc, au-delà des mines, au-delà des américains de Ford, qui redonnent vie. Et c’est peut-être dans cet au-delà que vit Fordlândia ; les caméras du pouvoir ne voient rien lorsque l’âme de Guanambi veille sur la forêt.
Les habitant·e·s de Fordlândia n’ont pas besoin d’une voix pour parler à leur place, et Susana de Sousa Dias les laisse parler, elles·eux qui aiment leur terre. Ne pas pointer du doigt, non plus, ni les gens ni les choses, et accepter l’insaisissable. Simplement, faire le constat silencieux que, « au milieu de rien » au nord du Brésil, il y a des personnes pour se rappeler qu’Henry Ford a perdu, que les petits ont mangé les gros, que la nature a gagné. Et cela, si oublié que ce soit, fait partie de la grande histoire.
Dans ce texte, les termes génériques ont été mis au féminin.
Nous la mangerons, c’est la moindre des choses nous plonge dans la quête d’une bergère : abattre elle-même ses bêtes. Le film la suit dans les rites qui lui permettront d’atteindre ce but. Différents travaux mortuaires, autant de facettes que revêt la mort au sein d’un élevage, constituent son initiation. Chacun aura pour conséquence une tuerie, chacun sera l’occasion de se rapprocher de son objectif : apprendre un peu mieux à mettre à mort, un peu mieux à équarrir. Un souhait d’auto-abattage à contre-courant de la législation de l’élevage et de l’imaginaire pastoral. L’enjeu est de sortir la mort de l’abattoir, de ne plus la reléguer à cette intendance autoritaire, à cette industrie déshumanisée. C’est contrecarrer son artifice, cette violence industrielle du massacre sanglant, ce lieu où prend vie la transsubstantiation de l’animal en produit, cette frontière farouchement légiférée à laquelle notre société octroie le droit de fabriquer de la consommation à partir du vivant.
Quelques scènes symboliques ponctuent ce voyage mortifère, comme les degrés de son accomplissement. L’une d’elles, communion chaleureuse, voit la bergère et des convives faire repas d’une bête qu’elle tua et prépara plus tôt. Elle se souvient de celle qui est mangée, donne son nom, parle de sa vie. La scène illustre ce désir d’autonomie, la question contemporaine de la nourriture en manque d’une histoire. Mais aussi, la réappropriation de la mort : la prendre en soi comme un pouvoir immanent, l’infuser de sensible et de considération. La bergère revendique la mise à mort avec ses contradictions, ses erreurs et ses forces, là où elle peut devenir l’outil d’une subsistance et d’une indépendance. Si ce pouvoir sur nous responsabilise, si nous en portons la culpabilité, nous nous pardonnons cet irréparable, alors nous, humaines, pourrons à nouveau considérer l’abattage comme l’une des sources de cohésion de nos communautés.
La caméra est prise dans la mêlée, elle filme de près, dans la sueur des bêtes, des plans comme chauds et fertiles, brusques et brutaux, parfois apeurés. Il n’est pas question du lieu, de l’autour ; le contexte et le décor sont évacués, ils sont inessentiels. Le regard minimaliste fait jeu seul de la relation, des micro-événements, des mots ou des bêlements indistincts. Seuls quelques intertitres portent le point de vue de la bergère et situent sa transformation. Ils nous expliquent sporadiquement le sens des étapes, les raisons de ses actes. Ce choix de confronter la vibration du réel à une narration écrite produit un film à l’apparence biographique, à l’allure de journal intime. Et en même temps, il extirpe la bergère de sa réalité et suggère l’ampleur du mythe. Par là, le film privilégie la passation métempirique sur la transmission d’une subjectivité. C’est-à-dire, la réflexion sur l’expérience produite par le geste est plus intéressante que la personne qui l’exécute. Ce que la bergère génère de ses mains a plus d’importance que ce qu’elle est. Mais, c’est aussi l’une des forces du film : dans les interstices de l’image, il ne nous reste que quelques mots frugaux pour accéder à l’émotion.
Un pas de côté. Dans un abattoir, une employée enseigne à la bergère les bons gestes, comment travailler une carcasse afin d’en faire de la viande. Alors, la curiosité soutenue de la caméra pour les entrailles est inquiétante. Les plans sont froids et lancinants, longs et malaisants, picturaux ; le sang n’y coule pas. Ils façonnent une autre expression, en dehors de la sensibilité bruissante que nous leur trouvions lorsqu’ils faisaient corps avec le bétail. Ce contraste révèle les deux visages de l’initiation : la capacité émotionelle à tuer et la compétence technique d’exploiter. Il évoque aussi la séparation habituelle de l’abattoir : l’espace sale où l’on tue et saigne et l’espace propre où l’on découpe et éviscère. La récurrence de ces plans au cours du film dit l’obsession, la fascination provoquée par l’apprentissage et l’engagement qu’il demande, cette impression sous-jacente que tout événement, même bénin, serait favorable à la bergère pour abattre une de ses bêtes.
Le rite initiatique, l’habitation féminine des rôles, ainsi que la recherche essentialiste du film, interrogent l’abattoir. Il incarne la perspective patriarcale sur la nature, l’exploitation systémique de l’animal. Ce symbole est confronté à la relation écoféministe et sensibilisée à la tuerie, prise dans un processus de réappropriation, de réhabilitation et de réinvention1 : revendiquer donner la mort et donner la vie comme deux pouvoirs coexistants, deux actes qui perpétuent le vivant. De ce fait, l’animal, au lieu d’être un matériau conduit vers un état idéal de collecte par la technique et le savoir, devient un être inséparable de la fertilité naturelle. Il naît d’une mère nature non inerte et non passive, génitrice nourricière et transformative, qui le repositionne au sein du cycle. L’animal et l’humaine sont engagées au même titre dans la coexistence et inclues dans le partage des fluides, des forces et des corps. Cependant, l’armature même de la relation de domination de l’humaine sur l’animal n’est pas ici mise en question, la cohérence de l’élevage ou du droit de gestion du jardin monde reste une vérité inébranlée, qui essouffle les interrogations nécessaires du film et souligne ses contradictions. La bergère fait le choix conscient d’élever et d’abattre ses bêtes, ainsi que de faire de cette activité son métier, bien qu’elle souffre de leur mort. En d’autres termes, tout l’amour qu’elle éprouve pour ses brebis est engendré par son dessein de les tuer.
Sortir la mort de l’invisible, assumer que nos relations avec l’animal puissent être majoritairement déterminées par elle, lui rendre une valeur sensible et spirituelle, c’est accepter une certaine idée de la condition humaine. Et bien que moins hypocrite, toujours aussi dogmatique. Une fois cette capacité à tuer maîtrisée, la bergère dit de la bête qu’elle a mangée : « Je m’en suis occupée jusqu’au bout ».
Dans une scène, une vétérinaire réalise une autopsie sur une bête abattue d’urgence. Par la lecture de ses viscères, elle renseigne la bergère sur la santé du troupeau, elle s’émerveille de la vie qui surgit, des vers, des parasites, des nécrophages. La scène est colorée et foisonnante, la femme empoigne joyeusement des guirlandes organiques, elle provoque des moments de transmission et d’émergence du savoir que cherche la bergère, par lequel elle souhaite se transformer : la mort fait vie.
Romain Gœtz
1 : Le reclaim est un concept majeur des écoféminismes, mais trouve difficilement une traduction satisfaisante en français, tant son amplitude est large. Le principe est de revendiquer, se réapproprier, réhabiliter et réinventer les notions de nature et de féminin, comme bienfaisantes et procurant du pouvoir — empowerment. Nature et féminin furent élaborées comme synonymes par la modernité, l’une justifiant l’oppression et l’exploitation de l’autre, et inversement. Voir Reclaim, Anthologie de textes écoféministes dirigé par Émilie Hache • Cambourakis • Paris • 2016