L’état des choses

L’œuvre filmée des artistes suisses Peter Fischli et David Weiss qui comprend outre Le cours des choses (1), deux productions antérieures (2), est une expression plastique équivalente et concomitante à celle que l’on trouve dans leur création de sculptures et de photographies. Ces deux artistes dont on souligne volontiers l’humour ironique, le parti pris amusé de leur vision de l’art et du monde, exposent dans ce moyen-métrage tout leur jeu savant et ambigu qui met aux prises le réel et son image, le sens et son absence, l’art et son objet.

Métaphore

Dans son principe Le cours des choses relève d’une grande simplicité filmique. Un faux plan séquence où quelques fondus enchaînés sont discernables, suit pas à pas le devenir d’une impulsion originelle par le truchement d’une succession d’objets et de matériaux qui semblent tout droit sortis d’un atelier de construction.

Pneus, sacs, ballons, récipients, liquides, etc. sont agencés de manière à perpétuer un mouvement, version chaotique et violente du modèle ludique des chutes de dominos.

Cependant la fonction représentative de l’œuvre de Fischli et Weiss se révèle tant dans la nature que dans l’action de ces objets triviaux. Sans aucune intervention extérieure apparente à l’image, la première chose visible est un sac poubelle au contenu incertain qui, entraîné par sa masse propre descend inéluctablement jusqu’au contact avec un pneu qui, à son tour, contribuera à la réaction en chaîne. Le cours des choses met en scène les matières solides, sombres, les liquides inflammables, les gaz suffocants, les sources de chaleur, les réactions chimiques, tous remplissant leur rôle dans la continuation du mouvement. Parfois dans le sifflement d’une poudre enflammée, le borborygme d’une mousse en réaction, le roulement métallique d’une boîte de conserve, parfois dans la puissance d’une explosion où dans le suspense d’un équilibre aléatoire. Au jeu de la reconnaissance des formes, Fischli et Weiss organisent crescendo un Big Bang métaphorique que le fondu au noir ne résout pas.

Mise en ordre et entropie

Un des caractères récurrent du travail de Fischli et Weiss est de ne pas considérer l’œuvre comme point final. Le cours des choses est présenté comme un moment pris dans un processus, le film pouvant se dérouler à l’infini. Cette absence de finalité sera aussi perceptible dans leur somme photographique réalisée en 1990 dans les banlieues de l’agglomération zurichoise. De ce thème sans genre Fischli et Weiss déclineront des images neutres, avec nulle autre ambition qu’une conformité à l’énoncé du sujet. Mais en contrepoint à l’inexpressivité des images ils prendront soin de les ordonnancer suivant le cycle régulier des saisons.

En subordonnant stratégiquement les thèmes et les objets de leur art, à rebours d’une interprétation par trop ésotérique ou mystique, Fischli et Weiss interrogent inlassablement les rapports entre les choses de ce monde et leurs représentations. Comme dans la série des sculptures en gomme, répliques au format d’objets divers et quotidiens, sortes de photocopies caoutchouteuses en trois dimensions à l’avenir sûrement plus pérenne que leurs originaux, ou plus encore dans cet ensemble d’équilibres éphémères (série intitulée « Un après-midi tranquille »), les objets animés du Cours des choses changent d’état pour la première et dernière fois. Le mouvement qu’ils servent les consume, les vide, les renverse sans espoir de retour. L’entropie, cette évolution anarchique liée à tout système organisé, gagne du terrain.

Dans le monde de Fischli et Weiss, où rien n’est authentique mais tout est objectif, l’issue sera funeste.

Christophe Mauberret

  1. Réalisé en 1987, 16 mm, 30’.
  2. La moindre résistance, 1981, 16 mm, 60’ et Le droit chemin, 1983, 16 mm, 30’.

Si bleu, si calme

Écrit en collaboration avec des prisonniers de la prison de la Santé, Si bleu, si calme nous plonge au cœur de l’enfermement, dans son noyau le plus dur. Comme un écho situé à la lisière du visible, leurs voix évoquent ces territoires limites où les images s’épuisent devant la souffrance des hommes. Face à la violence psychologique engendrée par la détention, les phrases nous guident de l’intérieur, dessinant les contours d’une cartographie intime dans laquelle chaque individu ne cesse d’osciller entre un dedans et un dehors. Fragiles, tendues, poétiques, elles occupent les interstices du montage photographique pour mieux le « trouer » et rendre ainsi « visible » des choses qui ne seraient peut être pas apparues dans d’autres conditions. Ce choix formel – le lieu de l’enfermement est toujours celui de l’image fixe – les saisit en train de légender et le récit qui se construit, permet d’entendre un discours autre sur la prison. C’est la grande force du film que de réussir à créer un espace intermédiaire invisible, à partir duquel les hommes semblent se dédoubler pour porter un regard sur leur condition. Les images deviennent les leurs et le film avec. S’installe alors progressivement le sentiment d’être guidé par un seul homme aux voix multiples.

…Un jour elle a cessé de venir, elle a cessé de m’écrire. Je l’ai rêvée comme on rêve une rivière en plein désert. J’étais déshydraté.

Alain Ternus (coauteur)

Entretien avec Eliane de Latour, réalisatrice et Jacques Verrières, co-auteur de Si bleu, si calme.

Pourquoi ce choix des photographies ?

Eliane de Latour : C’était une évidence à partir du moment où le film que je voulais faire était un film sur l’imaginaire des détenus et non sur les conditions carcérales. Il s’agissait de travailler un espace et un temps qui étaient décalés. Si j’avais eu une caméra, j’aurais saisi le présent et l’instant. Là, cela ne m’intéressait pas. Plutôt travailler cet imaginaire et cette recomposition, cette reconstruction des détenus à l’intérieur de leur cellule. Et pour cela il fallait à tout prix éviter « l’effet loupe » et la richesse trop importante du 24 images par seconde qui aurait « écrasé ». Il fallait que je trouve un système permettant une mise à distance juste et un travail des éléments (photographies, sons, voix, sons de présence, rythmes et chants…) de façon dissociée pour recomposer ce temps – d’un an, de dix ans – qui est celui de l’enfermement et non celui d’un instant présent dans la cellule. De cette façon je ne suis pas soumise à la logique du plan synchrone qui a sa propre logique narrative interne. La photo au contraire me permet de « dilater » le temps pour recomposer cet espace et ce temps intérieur. De donner à voir quelque chose qui est de l‘ordre de l’enfermement et non pas de la saisie du prisonnier dans sa cellule. L’image fixe correspond à la mise hors action des détenus, la mise hors-la-vie, à ce temps qu’ils recomposent eux-mêmes par l’imaginaire, la pensée, l’évasion. Par quelque chose qu’ils superposent à l’institution carcérale. J’oppose ça, cet espace personnel, ce monde intérieur, au monde collectif institutionnel carcéral qui lui est capté dans l’instant du plan synchrone qui permet de saisir ce temps ritualisé.

Comment s’est déroulé le travail d’écriture ?

E. de L. : Le projet de ce film est né, suite à un atelier que j’animais à la prison de la santé, et j’avais été frappée par l’opposition entre la prison uniforme sérielle et la prison de chacun. Je leur ai demandé de répondre par écrit à la question : comment surmonte-t-on la privation de liberté ? Ces textes devaient devenir des voix off. On a travaillé sur la forme pour qu’ils deviennent des textes de cinéma. Mais j’ai pris les histoires telles qu’elles arrivaient, sans intervenir sur le contenu. Il était hors de question de faire une sélection. Ces histoires reflétaient une variété de mondes intérieurs, totalement dissemblables les uns des autres.

Jacques Verrières : On écrivait quelque chose qui n’était pas forcément réalisable en écriture cinématographique et c’est là qu’Eliane est intervenue. On a aussi travaillé sur le choix des images et sur la façon dont les mots pouvaient coller à celles-ci.

E. de L. : Pour faire des photos dans les cellules j’ai été complètement guidée par ce qu’ils avaient écrit et ce que je ressentais d’eux. Elles étaient très proches de leurs textes. On se connaissait bien et on se parlait beaucoup. Ce sont des photos avec un regard très « armé ».

Et cette impression d’un seul « homme aux voix multiples » ?

E. de L. : C’est le montage. J’ai travaillé avec Anne Veil qui était tout à fait extérieure au contexte. On a commencé par monter chaque histoire séparément – qui étaient comme des petits courts métrages indépendants – mais traversées par la même question. À un certain moment il a fallu les « casser » pour les mêler à nouveau et qu’elles se répondent les unes les autres. D’une cellule à l’autre il y a toujours quelque chose, comme un fil rouge, qui renvoie de manière non explicite à la scène d’après. Et c’est ce qui, finalement, donne un film sur l’enfermement et pas huit courts métrages sur les cellules. Les choses se répondent, se reflètent.

À un moment, nous nous sommes demandés si vous aviez été dépossédée de votre film, ou s’il s’agissait d’un mise en retrait volontaire ?

J. V. : J’ai vu pas mal de films sur la prison. J’ai l’impression que souvent les réalisateurs prennent possession du film de façon vampirique. Éliane s’est mise à notre service. Tout a été fait en fonction de notre texte et c’est ce qui donne cette vérité. Dans une suite d’interviews avec des détenus il n’y a pas la même force. Face à la caméra, on ne réagit pas de la même façon et les réponses ne sont pas forcément au plus profond de ce que l’on peut penser. L’écriture l’est plus. C’est le montage qui donne au film cette mobilité dans la juxtaposition des histoires.

E. de L. : Sur ce principe de la dissociation entre le temps de l’expression et le temps de la réflexion, si je vous pose une question vous allez répondre de manière immédiate. Alors que là, j’installe un temps très long entre la question et la réponse qui est le temps du retour dans la cellule. Ce qui donne une autre « nature de réflexion » à la réponse.

J. V. : Cela aurait été différent si le travail d’écriture avait été commun. Par nature la prison c’est la solitude. Dans un travail en commun, il y aurait eu une position médiane car on ne réagit pas forcément pareil à une souffrance qui peut être la même. À la fin on a l’impression que huit histoires différentes peuvent refléter la même journée d’un détenu qui réagit différemment selon l’heure et ce qu’il pense.

Texte et entretien Christophe Postic et Éric Vidal

Le pacte fragile

« Ce qui intéresse, l’homme, c’est l’homme… »

Pascal (souvent cité par Jean Renoir)

Passionnante expérience que retrace le film d’Alain Dufau, Le pacte fragile. Titre obscur, au premier abord, qui nous révèle au fil des images tout son sens. Il s’agit ici de faire appréhender au spectateur la nature d’une relation humaine spécifique : l’accord tacite entre le photographe et le photographié, de même nature que celui qui peut lier le documentariste à son sujet. Le film dévoile la fragilité de ce contrat secret. Photographe de l’agence Rapho, Jacques Winderberger s’est livré à un riche travail de description/interprétation du « monde comme il va », fixant sur la pellicule des situations sociales difficiles. Population immigrée de banlieue (Sarcelles), habitants de bidonvilles, de cabanons (Niolon près de Marseille), nettoyeurs de supertankers, etc., autant de coups de cœur, de coups de gueule stigmatisés par le noir et blanc. Le film, histoire d’amitié entre le réalisateur et le photographe, portée par le tutoiement de la voix off, montre les réactions et les commentaires de ces personnes confrontées à leur image, leur passé, leur vécu. Ce feed-back tant désiré a diverses saveurs : joie de se revoir, analyse esthétique personnelle, nostalgie du passé, honte d’une condition, voire sentiment d’être insulté. Et l’on constate là, la fragilité du pacte tacite originel. Diverses subjectivités émergent. Pour Jacques Winder­berger, les clichés, outre leur qualité plastique, participent à l’évolution de la société. Ils se veulent manifeste humaniste, délivrent un message politique, dénoncent des situations instables. Mais le feed-back des gens, ceux-là mêmes qui se sont donnés à l’objectif… Il existe. Jacques Winderberger a recherché la rencontre, provoqué la confrontation. La réaction qu’il déclenche ainsi peut épouser voire s’opposer à l’intention qui a présidé à la naissance de ses clichés. Ce qu’il accepte en toute humilité. Les instants de vies que le photographe a su capter sont retrouvés par leurs « propriétaires ». De fait, la sensation de vol qu’éprouve « l’objet photographié » s’estompe. Après son utilisation, vient la restitution. Ce que pointe avec sensibilité le documentaire.

Un mot pour qualifier la démarche filmique d’Alain Dufau : la justesse. Dans la notation des gestes, des regards. Comme le photographe, il nous donne à voir – quelle que soit la situation (interviews, discussions, débats) – des images attentives, respectueusement captées. La bande son, généreux prisme d’ambiances, donne une existence charnelle et palpable aux photographies. Saisis sur le vif, les corps, les visages et les lieux se mettent à vivre. Alain Dufau se tient au plus près de ceux qu’il filme, à échelle humaine. Il évite ainsi les écueils « entomologiques » comme la sécheresse d’un certain cinéma ethnographique. Dans le travail du cinéaste se tient un humanisme critique mais bienveillant qui fait résonance avec l’œuvre du photographe. Au final, le film provoque en nous le plaisir intérieur que l’on ressent au spectacle d’une rencontre que l’on espérait, mais que l’on n’attendait plus : celle de l’intelligence et de l’émotion conjuguées à une belle maîtrise des moyens techniques. Et cela, en à peine trente quatre minutes… où la vie transpire…

Jean-Jacques N’diaye

Histoire d’une mort annoncée

Jacques Demy n’a pas fait qu’un document sur le métier de sabotier. Il s’appuie sur cet artisan pour montrer la vie qui passe, le temps qui se déroule et la mort qui, lentement, s’installe.

Il filme un homme dans son cadre habituel, en train de se construire une vie simple qu’il nous amène à partager. Il réduit ce quotidien – qui est aussi celui de ses amis – à sa plus simple expression, ne laissant aucune place au dialogue.

La parole supprimée, l’environnement sonore occupe pleinement l’espace de la représentation. Une voix off se charge d’ancrer les personnages dans le passé, comme s’ils n’existaient déjà plus. À travers un éternel recommencement c’est vers la mort que cet homme se dirige. Une mort physique certes, mais qui implique la disparition d’un métier, d’une tradition, que l’on peut lire dans le regard de son fils adoptif. Un regard qui annonce que le monde change et évolue. Dans un parallèle osé, Jacques Demy établit des correspondances entre une vieille brouette en ruine et la femme du sabotier. Elle aussi vieillit, mais contrairement aux objets quotidiens, elle est irremplaçable.

L’absence de force narrative véritable de la musique, annonce, précède ou prolonge la voix off. Elle renforce la grisaille ambiante dont sont enveloppées les images et accentue la monotonie de leur vie sans surprise. La caméra peut alors s’éloigner du sabotier, quittant le monde des morts dans lequel il vient de basculer.

Bruno Dufour

Encre noire

La présence de Chester Himes dans la série « Un siècle d’écrivains », coincé entre Nathalie Sarraute et Henry Miller, peut aujourd’hui paraître évidente. Il n’en fût pourtant pas toujours ainsi. Elle témoigne de l’évolution du statut du roman policier, et plus largement du roman noir, dans la « hiérarchie » des genres littéraires. Représentants d’un genre longtemps considéré comme mineur, les auteurs de « polar » sont aujourd’hui reconnus comme des écrivains à part entière. Certains sont devenus des classiques du genre et Chester Himes est l’un d’eux avec Chandler et Hammet. De facture classique – chronologie du discours, brefs rappels politico-historiques, interviews… – ce film retrace un itinéraire placé d’emblée sous le sceau de la malchance. Mais c’est pourtant en prison que Chester Himes fera l’expérience de l’écriture qui lui permettra de sortir du creuset de la misère, une misère décuplée lorsqu’on est noir et qu’on vit à Harlem. Commence alors une frénésie du voyage qui le conduit à Paris où il rencontre Marcel Duhamel. Ce n’est certainement pas un hasard si ce dernier occupe une place centrale dans ce documentaire car il influera de manière décisive sur sa carrière en le publiant dans la mythique « Série Noire ». Sur fond de jazz, le film nous présente une vie chaotique, errante, qui ne semble jamais pouvoir s’extraire du carcan de sa négritude. Une négritude restituée par des images d’une autre époque : scènes de la vie quotidienne à Harlem, d’arrestations, de marches silencieuses d’un peuple qui ne parvient pas à desserrer l’étau de la discrimination raciale. Violence et misère du ghetto noir tisseront la trame de l’univers littéraire de Chester Himes, et ce sont ces thématiques qui, étrange paradoxe, feront de lui un homme célèbre, reconnu par ses pairs. La force du documentaire se loge peut-être là, dans cet instant fugace où Chester Himes se met à pleurer. « La vie est absurde » dira-t-il comme si son parcours ne pouvait effacer l’obsessionnelle interrogation de sa propre existence.

Sabine Delzescaux et Francis Laborie

Le secret derrière la porte

La Shoah : nombreux sont ceux qui l’ont évoquée, racontée afin que nous restions à jamais dépositaires de cette mémoire « meurtrie ». Des films ont et continuent d’alimenter le débat : comment restituer ce qui a été, comment formuler l’indicible ?

Le cheminement de Danielle Jaeggi est intéressant parce que son approche, loin d’adopter une démarche d’archéologue pour restituer l’univers concentrationnaire, s’effectue « à rebours ». En effet, apprenant que sa tante a été victime du génocide, elle s’engage dans une recherche qui ne s’appuie pas sur la « matérialité », pourrait-on dire, des camps, mais qui privilégie un retour vers le passé. Construit comme une « enquête policière », les éléments en sa possession sont autant d’indices qui la projettent dans un voyage quasi initiatique. Danielle Jaeggi n’utilise ni images d’archives, ni témoignages de survivants, mais des photos d’une jeunesse souriante, des vues contemporaines de Budapest, énigmatiques, enfouies sous les silences de sa mère. C’est au travers de sa quête identitaire qu’émerge l’histoire de sa judaïté, recherche existentielle fondamentale qui donne un sens à sa vie. « Ma mère » dira-t-elle, « est morte à Genève de n’avoir rien dit ». C’est ce tabou qu’elle brisera en dédiant le film à ses enfants.

Une manière simple et intimiste d’exprimer une « mémoire interdite ».

Francis Laborie

Les lois du marché

L’Algérie a, dès le début de son indépendance et jusque dans les années quatre-vingt souvent été prise pour modèle par nombre de pays du tiers-monde et dans nombre de discours d’hommes de gauche, de France et d’ailleurs. Un modèle pour sa guerre de libération d’abord, un modèle économique avec les choix qu’il induisait (nationalisation des hydrocarbures, collectivisation des terres agricoles, industrialisation…), un modèle politique qui impliquait le socialisme, le non-alignement… Finalement, le modèle d’un pays à la liberté nouvelle et à l’avenir plein de promesses. Mais ceci, en définitive, ne permettait aucune critique ou les occultait, dispensant en outre le pays de toute autocritique. Or Troeller et Deffarge prennent le contrepoint de cette idée, celle d’une Algérie exemplaire et développent un point de vue qui remet en question la pensée même d’une Algérie indépendante. Ils montrent comment la persistance de ses liens avec les pays occidentaux continue de la maintenir dans le cercle infernal d’un système économique où il y aurait d’un côté les pays dominants qui décident, imposent et qui seraient les seuls à en profiter, et de l’autre, les pays dominés qui subissent, exécutent, restant toujours « au service de… ». En 1975, le film se situe à contre-courant de cette modélisation idéalisée, et c’est là tout son intérêt. Les réalisateurs expriment déjà la mondialisation d’un système économique qui se fait au détriment des pays du sud. Mais montrent-ils ? Car la question du film en tant que telle reste posée et l’on se demande parfois quelle est la place impartie aux images. Elles sont souvent noyées, englouties, étouffées par un commentaire surabondant qui ne leur laisse quasiment aucune existence. Il y a pourtant des séquences parfois tellement plus éloquentes que n’importe quel commentaire. Ainsi celle sur la construction de la cimenterie de Mefta où l’on entend des techniciens algériens parler allemand. Sans oser imaginer des allemands parlant l’arabe, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils communiquent par l’intermédiaire d’une langue plus commune, en l’occurrence le français ou l’anglais. (Il n’est pas besoin de rappeler qu’il ne s’agissait pas là d’une action humanitaire mais bien d’un contrat, payé au prix fort, entre l’Algérie et différents pays occidentaux). Or pour entendre ce qui à nos yeux (et à nos oreilles) est porteur de sens, il nous faudrait nous abstraire du commentaire. Par ailleurs, et paradoxalement aux propos tenus par les réalisateurs, la parole des algériens n’émerge qu’à de très rares et brefs moments, au delà de la compréhension de l’arabe. Mais ce ne sont là que les limites d’un film militant qui donne la primauté à l’analyse, au discours des réalisateurs dont il ne faut pas oublier l’étonnant parcours et l’incroyable capacité à s’être trouvés partout dans le monde aux côtés de tous les « sans-voix » se battant pour un peu plus de dignité, un peu plus de liberté. Ce film a d’autant plus le mérite d’exister que, jusqu’à présent, rares sont les documentaires sur l’Algérie (mémoire interdite ?). On s’interroge d’ailleurs sur les conditions dans lesquelles il a pu être réalisé, quelles contraintes, quelles diffusions…

Pour en revenir au commentaire, si les réalisateurs confondent parfois le système économique capitaliste – qu’ils condamnent – avec la notion de progrès, l’articulation de ces deux notions resterait à définir. À plus forte raison lorsque l’unicité du modèle économique menace la diversité des modèles culturels.

Sabrina Malek

Filigrane

Le confinement du cinémobile n’a pas suffi à contenir les débordements théoriques et bien sûr, c’est tant mieux. La rencontre autour de « Décembre en août » a bien eu lieu et ce n’est pas terminé. Quoique… Ou alors elle s’est déplacée. Plutôt que de quadriller l’espace de la problématique, on a craint un instant que les intervenants ne la verrouillent. Le contrepoint n’est pourtant pas venu de celui qu’on attendait : le cheminot ne retrouvait pas le sens de son travail de gréviste dans les images de ses collègues, qui d’ailleurs n’en revendiquaient pas tant. Un chercheur découvrait le monde du travail. Les professionnels ne s’y étaient pas mis à temps, mémoire oubliée, pas même construite, même s’il est encore temps. « Et ça m’a fait doucement rigoler ». Alors au travail…

Christophe Postic

L’œil de décembre

Quand passent les images

Les grèves de décembre ont été très largement couvertes par les médias. Les rues de Paris se sont trouvées soudainement envahies de caméras : journalistes, grévistes, touristes, cinéastes, tous venaient « couvrir » l’événement. Noyés sous un flot d’images et de brouhaha, nous en aurions presque oublié que des hommes et des femmes avaient cessé de travailler pour se battre contre un projet dont ils ne voulaient pas. Parmi eux, certains, munis de caméscopes, se sont « improvisés » le temps d’une grève en gardien de la mémoire. Des heures d’images ont été enregistrées. Pourtant, que nous en reste-t-il ? Des grévistes en assemblées générales, des votes de reconduction pour vingt-quatre heures, des manifestations, l’ambiance des locaux occupés. Il ne reste que des images d’où la parole est absente, oubliée…

Oubliée dans la démarche : les grévistes ne se donnent jamais la parole. Se l’interdisent-ils ? Les protagonistes dénoncent cette parole trop souvent disloquée, mutilée par de furtifs montages télévisés. Mais aussi oubliée, du fait même des limites techniques, par une machine qui n’enregistre que du bruit et non du son.

Entre souvenir et mémoire, il y a un pas. Ces vidéastes amateurs l’ont ils franchi ?

Difficile à regarder dans leur intégralité, ces documents sont parfois parsemés d’éléments intéressants. Derrière leur quotidien ils nous présentent un lieu de travail souvent perçu comme aliénant et qui devient ici un espace de liberté, de discussions, d’échanges. Mais ces documents sont aussi des armes à double tranchant. Pour celui qui ne l’a pas vécu de l’intérieur, ne reste qu’un sentiment carnavalesque de ce qui s’est réellement passé : des « nantis » qui boivent, rient, chantent, votent… Le sens profond s’en trouve annihilé. Faute de conserver une mémoire, ce trop plein d’images court le risque de tronquer l’histoire.

Mais la télévision n’est pas la seule responsable de ce regard monolithique. Le support technique l’est tout autant. La facilité de maniement, la possibilité d’effacer une image enregistrée, le temps dont on dispose : autant d’atouts qui, mal utilisés, desservent l’utilisateur. Le sens manque. Il fait défaut. En comparaison, les documents amateurs super 8 révèlent souvent une démarche cinématographique. Les quinze mètres de pellicule dont on dispose, soit trois précieuses minutes, amènent à réfléchir sur « ce que je filme » et surtout « comment je le filme ». Ainsi dans un document aussi banal que « Vacances à la Baule, été 76 », on peut retrouver des tentatives de maîtrise de l’espace et du temps, éléments fondamentaux du cinéma. L’ellipse de temps et de lieu, l’utilisation modérée des mouvements de caméra peuvent être présentes dans ces films, allant même parfois jusqu’à laisser « entrevoir » des sonorités, voire une parole… L’imaginaire du spectateur et la construction des « séquences » se substituent au microphone.

Ne parle-t-on pas de « film » super 8 et de « cassette » vidéo ? La question reste donc posée. Ces images d’amateurs : mémoire interne ou mémoire collective ?

Arnaud Soulier

Dans les plis de la mémoire

Comment le cinéma peut-il aujourd’hui évoquer, à l’égard des très jeunes générations, l’ampleur et la monstruosité du génocide ? La polémique – formelle autant qu’éthique – autour du film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler, montre que la question reste pour le moins ouverte (1). En d’autres termes, existe-t-il un type de fiction recevable ? Ou bien celle-ci est-elle condamnée – face à la réalité brute des témoignages enregistrée par les caméras à l’ouverture des camps –, à échouer aux portes de l’indicible, lorsqu’elle rencontre la souffrance des hommes et le silence qui souvent l’accompagne ? En effet l’extermination est tellement massive et l’abomination si insoutenable, qu’aucune incarnation spécifique ne peut s’en dégager. Devant l’amoncellement de cadavres que nous renvoient les images de la Shoah, nous restons hébétés et désemparés. En impliquant sa mère Solange – déportée à Auschwitz – dans un intense processus de figuration, Charles Najman ébranle, non sans courage, ce canevas. Le film la suit dans un établissement thermal qu’elle fréquente tous les deux ans aux frais du gouvernement allemand. Un lieu qui n’est pas sans rappeler l’univers concentrationnaire, notamment lorsque la caméra s’attarde sur des pommeaux de douches de sinistre mémoire. Un rappel de l’horreur ordinaire, matérialisée dans des objets anodins, mais que l’énergie de Solange balaye instantanément. Il faut bien l’avouer, on ne peut s’empêcher d’être d’abord surpris et décontenancé par sa vitalité. Car Solange, malgré la douleur, échappe obstinément à son statut de victime muette des camps ; statut dans lequel, peut être inconsciemment, nous cherchons à la maintenir. Solange est belle, gaie et souriante. Elle boit, mange, chante. Son corps s’offre aux jets d’eau ou aux massages qui le régénèrent. Des images de bonheur, en quelque sorte, auxquelles nous ne sommes pas vraiment habitués, même si certains signes montrent que tout n’est pas si évident (le renouvellement de sa prescription médicale, antidépresseurs et tranquillisants notamment). Nous en ressortons désorientés en se demandant, un peu abasourdis, où cette femme tire une telle volonté, une telle puissance de vie. On comprend alors pourquoi cet appel – parfois théâtral voire incongru (2) – à la fiction, parce qu’il imprime un rapport de proximité, une réelle matérialité physique et émotionnelle à son personnage, était nécessaire à l’émergence d’un témoignage si bouleversant. En effet, en de brefs mais fulgurants moments, la parole s’incarne lit­té­ralement. On mesure alors la force intrinsèque de son récit, dans le télescopage improbable entre son passé et notre présent. Des mots déchirants, inouïs, qui brisent le silence et les apparences pour décrire la cruauté, la folie, la déshumanisation.

Éric Vidal

  1. Le 3 mars 1994, Claude Lanzman déclare au journal Le Monde à propos du film de Spielberg : « La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation […] Il n’y a pas une seconde d’archives dans Shoah parce que ce n’est pas ma façon de travailler, de penser et aussi parce qu’il n’en existe pas. […] Spielberg a choisi de reconstruire. Or reconstruire, c’est, d’une certaine façon, fabriquer des archives […] Si j’avais trouvé un film existant […] tourné par un SS […], non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit ». Repris dans Art Press, juillet-août 96, n° 215. Dossier « Quoi de neuf sur la guerre ? ou l’art de la mémoire ».
  2. Ainsi quand on lui demande si le fait d’être séduisante était un atout non négligeable pour la survie…