L’état des choses

L’œuvre filmée des artistes suisses Peter Fischli et David Weiss qui comprend outre Le cours des choses (1), deux productions antérieures (2), est une expression plastique équivalente et concomitante à celle que l’on trouve dans leur création de sculptures et de photographies. Ces deux artistes dont on souligne volontiers l’humour ironique, le parti pris amusé de leur vision de l’art et du monde, exposent dans ce moyen-métrage tout leur jeu savant et ambigu qui met aux prises le réel et son image, le sens et son absence, l’art et son objet.

Métaphore

Dans son principe Le cours des choses relève d’une grande simplicité filmique. Un faux plan séquence où quelques fondus enchaînés sont discernables, suit pas à pas le devenir d’une impulsion originelle par le truchement d’une succession d’objets et de matériaux qui semblent tout droit sortis d’un atelier de construction.

Pneus, sacs, ballons, récipients, liquides, etc. sont agencés de manière à perpétuer un mouvement, version chaotique et violente du modèle ludique des chutes de dominos.

Cependant la fonction représentative de l’œuvre de Fischli et Weiss se révèle tant dans la nature que dans l’action de ces objets triviaux. Sans aucune intervention extérieure apparente à l’image, la première chose visible est un sac poubelle au contenu incertain qui, entraîné par sa masse propre descend inéluctablement jusqu’au contact avec un pneu qui, à son tour, contribuera à la réaction en chaîne. Le cours des choses met en scène les matières solides, sombres, les liquides inflammables, les gaz suffocants, les sources de chaleur, les réactions chimiques, tous remplissant leur rôle dans la continuation du mouvement. Parfois dans le sifflement d’une poudre enflammée, le borborygme d’une mousse en réaction, le roulement métallique d’une boîte de conserve, parfois dans la puissance d’une explosion où dans le suspense d’un équilibre aléatoire. Au jeu de la reconnaissance des formes, Fischli et Weiss organisent crescendo un Big Bang métaphorique que le fondu au noir ne résout pas.

Mise en ordre et entropie

Un des caractères récurrent du travail de Fischli et Weiss est de ne pas considérer l’œuvre comme point final. Le cours des choses est présenté comme un moment pris dans un processus, le film pouvant se dérouler à l’infini. Cette absence de finalité sera aussi perceptible dans leur somme photographique réalisée en 1990 dans les banlieues de l’agglomération zurichoise. De ce thème sans genre Fischli et Weiss déclineront des images neutres, avec nulle autre ambition qu’une conformité à l’énoncé du sujet. Mais en contrepoint à l’inexpressivité des images ils prendront soin de les ordonnancer suivant le cycle régulier des saisons.

En subordonnant stratégiquement les thèmes et les objets de leur art, à rebours d’une interprétation par trop ésotérique ou mystique, Fischli et Weiss interrogent inlassablement les rapports entre les choses de ce monde et leurs représentations. Comme dans la série des sculptures en gomme, répliques au format d’objets divers et quotidiens, sortes de photocopies caoutchouteuses en trois dimensions à l’avenir sûrement plus pérenne que leurs originaux, ou plus encore dans cet ensemble d’équilibres éphémères (série intitulée « Un après-midi tranquille »), les objets animés du Cours des choses changent d’état pour la première et dernière fois. Le mouvement qu’ils servent les consume, les vide, les renverse sans espoir de retour. L’entropie, cette évolution anarchique liée à tout système organisé, gagne du terrain.

Dans le monde de Fischli et Weiss, où rien n’est authentique mais tout est objectif, l’issue sera funeste.

Christophe Mauberret

  1. Réalisé en 1987, 16 mm, 30’.
  2. La moindre résistance, 1981, 16 mm, 60’ et Le droit chemin, 1983, 16 mm, 30’.