Encre noire

La présence de Chester Himes dans la série « Un siècle d’écrivains », coincé entre Nathalie Sarraute et Henry Miller, peut aujourd’hui paraître évidente. Il n’en fût pourtant pas toujours ainsi. Elle témoigne de l’évolution du statut du roman policier, et plus largement du roman noir, dans la « hiérarchie » des genres littéraires. Représentants d’un genre longtemps considéré comme mineur, les auteurs de « polar » sont aujourd’hui reconnus comme des écrivains à part entière. Certains sont devenus des classiques du genre et Chester Himes est l’un d’eux avec Chandler et Hammet. De facture classique – chronologie du discours, brefs rappels politico-historiques, interviews… – ce film retrace un itinéraire placé d’emblée sous le sceau de la malchance. Mais c’est pourtant en prison que Chester Himes fera l’expérience de l’écriture qui lui permettra de sortir du creuset de la misère, une misère décuplée lorsqu’on est noir et qu’on vit à Harlem. Commence alors une frénésie du voyage qui le conduit à Paris où il rencontre Marcel Duhamel. Ce n’est certainement pas un hasard si ce dernier occupe une place centrale dans ce documentaire car il influera de manière décisive sur sa carrière en le publiant dans la mythique « Série Noire ». Sur fond de jazz, le film nous présente une vie chaotique, errante, qui ne semble jamais pouvoir s’extraire du carcan de sa négritude. Une négritude restituée par des images d’une autre époque : scènes de la vie quotidienne à Harlem, d’arrestations, de marches silencieuses d’un peuple qui ne parvient pas à desserrer l’étau de la discrimination raciale. Violence et misère du ghetto noir tisseront la trame de l’univers littéraire de Chester Himes, et ce sont ces thématiques qui, étrange paradoxe, feront de lui un homme célèbre, reconnu par ses pairs. La force du documentaire se loge peut-être là, dans cet instant fugace où Chester Himes se met à pleurer. « La vie est absurde » dira-t-il comme si son parcours ne pouvait effacer l’obsessionnelle interrogation de sa propre existence.

Sabine Delzescaux et Francis Laborie