Les cent papiers de Sandra

L’enchevêtrement maîtrisé des récits : c’est la qualité la plus évidente de Passeport hongrois (2001) de Sandra Kogut. Cette cinéaste brésilienne vivant à Paris depuis dix ans y décrit minutieusement son parcours du combattant pour obtenir la nationalité hongroise que ses grands-parents possédaient avant d’être forcés de quitter, en 1937, une Hongrie « légalement » antisémite. La requête administrative de Sandra Kogut prend alors la forme d’une quête des origines – comment vivaient ses grands-parents à cette époque, pourquoi se sont-ils retrouvés au Brésil à la fin des années trente, comment ont-ils vécu leur arrivée dans le Nouveau Monde… – et d’une enquête archivistique – traquer les indices de leur naissance, de leur mariage, de leur départ… – pour répondre aux exigences paperassières de l’ambassade hongroise.

La sobriété stylistique – mise en récit croisée classique et efficace – s’avère essentielle à la pertinence du propos, à l’intensité des entretiens et au pouvoir d’évocation des images La recherche personnelle de Sandra Kogut s’imbrique en effet avec le témoignage de sa grand-mère sur la Hongrie de l’entre-deux-guerres, sur les premiers signes d’antisémitisme qu’elle a subis, mais aussi avec les souvenirs de sa famille restée dans les ghettos juifs de Budapest et leur récit des premières déportations organisées – par Eichmann lui-même – à partir de 1944… Simplement évoqué, ce contexte historique retient la plus forte leçon de Shoah de Claude Lanzmann : comme la question du pourquoi (pourquoi l’Horreur ?) est sans réponse, reste la question cruciale du comment (comment un juif hongrois obtient-il le laissez-passer pour fuir son pays, comment le reçoit-on dans le pays d’« accueil », comment un numéro de passeport griffonné sur un bout de papier peut-il miraculeusement permettre d’échapper aux trains de la mort ?…).

La demande du passeport hongrois par la cinéaste pourrait apparaître comme un simple prétexte pour narrer l’essentiel : la trajectoire d’exil de ses grands-parents. En réalité, elle rejoue plus de soixante-dix années plus tard, toutes choses étant égales par ailleurs – et cette assertion est importante – la même remise en cause de son identité, de son droit à être hongrois qu’avaient dû subir ses grands-parents à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En creux, apparaît la même interrogation philosophique du respect de l’Autre, de l’accueil – ou du rejet – de l’Étranger ou de l’Exclu. Loin d’être un prétexte, cette demande de passeport hongrois se lit des lors comme un enjeu politique majeur d’une extrême actualité (peut-on être citoyen sans parler la langue de son pays ? L’idée de citoyenneté européenne a-t-elle un sens ?…), au moment même où les gouvernements européens remettent à plat le droit de l’immigration et le statut des réfugiés et où la Hongrie patiente pour intégrer l’Union européenne en 2003.

Si l’on se dit parfois intérieurement que le récit de l’exil forcé et terrible des grands-parents devrait accélérer la procédure de naturalisation de la petite-fille, si l’on trouve même choquante l’absence de regrets exprimés par les représentants les plus officiels de l’État hongrois rencontrés par Sandra Kogut, c’est avec la même retenue que la cinéaste s’impose. Les situations ne sont pas équivalentes : la Hongrie de 2001 n’est pas la Hongrie nationale-chrétienne de Miklos Horthy, le régent du pays de 1920 à 1944, celle des « mille seigneurs et des trois millions de mendiants » décrite par les livres d’histoire. De même, la cinéaste ne tombe jamais dans la caricature de l’inhumanité de l’administration, des dédales de bureaux et de sous-bureaux où on l’envoie et d’où on la renvoie. Cette violence symbolique est décrite mais jamais jugée de manière simpliste.

Sandra Kogut le démontre ici sobrement : la réalité est plus complexe que les bons sentiments et l’angélisme, elle ne se laisse pas cerner par des jugements de valeur à l’emporte-pièce ou des rodomontades moralisatrices. Elle ne peut être qu’entraperçue par un travail minutieux de recollement des témoignages et des faits.

La grande justesse de ton tient enfin au soin que la réalisatrice met à nous épargner les détails des autorisations à filmer (dans les ambassades et les mairies, aux Archives…) qui n’ont pas dû aller de soi. Ici, pas de méta-film bavard qui tient trop souvent lieu de réflexion et de création chez d’autres documentaristes. Comme un danseur nous fait grâce, par un visage serein, de la souffrance de son corps au moment de la représentation, la cinéaste délivre le fruit de son travail sans autocélébration (ni auto-flagellation, ce qui est la même chose) mais avec générosité. Simplement. Cela donne un film essentiel, précieux et modeste. Une leçon de volonté et de résistance, de confrontation au réel. l y a de la force à puiser dans ce Passeport hongrois.

Sébastien Galceran

Le choix d’Alexandre

À la suite de leur dernière représentation d’Hamlet – leur travail de fin d’études –, les élèves d’une promotion de l’école de théâtre d’Irkoutsk passent une dernière nuit ensemble. Dans les loges leur joie est à la mesure de la fougue juvénile. Alors qu’ils exultent, leur maître tonne, les reprend avec colère, leur reproche de n’avoir rien appris, puis les laisse à leur fête à l’abri des murs du théâtre. Ils vont vivre la dernière nuit de leur vie d’étudiants et se libérer du « maître », leur formateur et mentor.

« On ne joue pas avec ses émotions personnelles, c’est interdit ! », leur reproche-t-il, « l’histoire des personnages de Shakespeare n’est pas la vôtre ». En contrepoint se présente une jeune femme d’une autre école, étudiant la théorie du théâtre, qui évoque Stanislavski, dont un portrait orne d’ailleurs la loge. C’est sous ces deux auspices qu’Oren Nataf place son film. Le début semble une captation. Mais pour les rejoindre dans la loge après la représentation, le maître doit monter sur scène. Il entre symboliquement dans l’espace de jeu et le film dans la fiction. Ce choix de la fiction lui permet de faire, avec ses jeunes acteurs, un travail de recherche de distance. Ils jouent dans ce drame des rôles qui leur sont certainement proches. Utilisant le pouvoir de « concentration » que permet la fiction, le réalisateur et ses acteurs explorent le large spectre des  confrontations vécues par un groupe en bouleversement. Tout l’enjeu est là : une prise de conscience de ce que chacun est ou devient, de ce que chacun a vécu afin de créer des personnages d’une histoire qui a été ou aurait pu être la leur. De ce travail, la justesse peut alors surgir.

Oren Nataf filme les différents lieux en utilisant peu d’angles de vue. Bien loin de reconstruire la géographie du bâtiment, il crée autant de décors de théâtre juxtaposés. Sur ces scènes vont se dérouler les rencontres, les amitiés, les amours, les affrontements individuels ou collectifs durant quelques heures, jusqu’à la rupture. Pendant le repas, autour de la table dressée devant la scène ces jeunes adultes se découvrent. Leurs caractères s’affirment dans la recherche des autres et d’eux-mêmes. Au fil des toasts, alors que les recommandations du maître Viacheslav Vsevolodovich – peu de boisson, pas « d’étrangers » – n’ont pas été respectées, ils abandonnent le statut d’apprentis qu’ils s’étaient choisi pendant ces années. Lorsque le maître sera de retour, les élèves devront trouver leur moyen de défaire ce nœud gordien que créent les situations d’apprentissage. C’est l’intérêt de chacun et du groupe et aussi le nœud de l’intrigue. Comme dans le théâtre classique où le dénouement – ici double – ne peut être apporté que par une catastrophe finale ou par l’accomplissement d’actions nécessaires. Ce seront les actes de chacun qui engageront leurs sentiments avec violence dans la recherche de leur solution au problème rencontré par Alexandre à Gordium. Pressé de conquérir le monde, lui avait tranché le nœud. La conquête de soi ne saurait toujours être aussi spectaculaire, en tout cas aussi directe.

Dans ce huis clos bouillonnant, la recherche de passages vers une liberté nouvelle donne au film son intensité.

Sous forme de rituel, un de ces passages salvateurs leur sera donné par Viacheslav Vsevolodovich lui-même. À sa demande, ils enjambent son corps pour sortir symboliquement de la scène et trouver l’apaisement. Ils deviennent alors visiblement fantomatiques, ne font déjà presque plus partie du lieu et pourront tomber dans le sommeil. Jusqu’au matin, où un basculement lumineux vers l’extérieur, espace autant physique que mental, leur apportera le renouveau, leur nouvelle vie.

Boris Mélinand

Un comte en hiver

Le Solitaire du château du Fresne est un film dont se dégage une infinie mélancolie.

L’hiver en Normandie, un château à la façade décrépite, les arbres nus dans l’allée du parc, la buée sur les vitres forment le décor d’un lieu de vie loin du monde. Alain du Périer de Larsan – ancien résistant, déporté à Dachau, devenu châtelain gentleman-farmer, élu et réélu maire de sa commune – se confie. Il livre un peu de son chemin parcouru aux antipodes d’une « culture de classe », son engagement pour ses concitoyens, son irréductible fidélité aux idéaux humanistes.

A la demande de Roseline, la fille d’Alain, Pierre Beuchot accepte d’être un passeur, un accompagnateur pour approcher cette figure lointaine d’un père dont elle vient de découvrir l’existence. Roseline, toujours hors champ, qu’on entend à peine vouvoyer le vieil homme lors de rares entretiens. La voix-off d’un narrateur rapporte certains de leurs dialogues, impossibles à enregistrer. Comment entrer en relation avec ce noble inconnu ? Quelle est la probabilité d’une rencontre avec une solitude si dense qu’elle l’enveloppe d’un voile ? Grâce à la caméra, en une semaine de tournage à peine ?

Filmant lentement les albums de famille, les pièces du château, les immenses portraits d’aïeules – comme si ces défuntes inconnues étaient les seules dont le vieil homme accepte la tendre présence – Pierre Beuchot approche « son » sujet sans jamais le réduire à un portrait d’aristocrate, même atypique, tels ceux qui ornent les murs. Seuls de prudents mouvements de caméra semblent convenir à cette âme forte à la tristesse discrète. Humilité d’un projet de cinéma qui, s’il donne à entendre de nombreux souvenirs (la perte irréparable du frère aimé, les camps, les engagements politiques…) ne peut – ne veut – parachever l’image d’un « grand témoin du siècle » comme les aime la télévision.

Au milieu de cette atmosphère hivernale un peu confinée, entre les ocres chaleureux du salon et les gris-verts humides de l’extérieur, Alain du Périer sort soudain de sa nonchalante distance. On était presque engourdi par ces plans crépusculaires pleins de la présence immobile de l’homme quand des mots lapidaires viennent cogner et statuer de façon définitive. Alors que la caméra le cadre regard baissé, le corps tranquillement assis dans son  fauteuil, sa voix s’élève avec force.

Une parole autoritaire, inflexible, passionnée aussi, avec, dans le timbre, un emportement entier auquel les années n’ont rien retranché. Ses origines ? « Un milieu imbécile, pour ne pas dire plus. » Les lauriers des ancêtres illustres ? « Mais qu’est-ce qu’ils allaient foutre en Terre Sainte ? » Les policiers français qui ont arrêté son frère, mort en déportation ? « Une bande de salauds. » L’invitation chez un cousin, ancien vichyste ? « Si j’y vais, j’aurai encore envie de lui rentrer dans les tripes ! » La guerre d’Algérie ? « Inadmissible. »

Diminué par la maladie, la respiration sifflante, il assène sans faiblir ses mots comme des couperets. Sécheresse de la parole, à peine atténuée par cette élégance qui le fait sourire de tout, même de l’évocation des souvenirs les plus tragiques.

On songe à ces figures de résistants légendaires croisées dans nombre de documentaires. Ici pourtant, pas de prestance donneuse de leçons ni de titres de gloire ostensiblement affichés. Même les compliments malicieux d’une amie sur son ancien pouvoir de séduction ou ses talents de chasseur ne déjouent pas sa lucidité désabusée. L’essentiel est loin des flatteries mondaines ou des remémorations des fastes du passé. La mort endeuille, et surtout emmure dans une douleur difficile à traverser. Mais de ces terres arides, Alain du Périer fait jaillir justement des sources vives, celles de la colère, de la conviction, du refus de renoncer, parfois seules expressions possibles d’une intelligence aux prises avec le chagrin.

Céline Leclère

En route pour la joie

Le premier plan de À Dimanche rappelle le film de Noémie Lovsky, Petites. Trois adolescentes chantent Puisque l’amour s’en va. Le plan court sur toute la longueur de la chanson. On s’attache aux paroles. On se souvient de nos quinze ans et à quel point la musique était une façon de s’exprimer par procuration. Au loin, des cris d’enfants. À moins que ce ne soient les cris de deux des trois chanteuses, qui dans le second plan, se battent sur un matelas. Pourtant il y a bel et bien un petit lit à barreaux au fond de l’image. Autant de signes – la chanson, les cris, le petit lit – qui doublent doucement le sens de ce que nous voyons : d’abord des filles, à peine sorties de l’enfance, et progressivement des mères. Des filles-mères.
Le film raconte un fragment de l’histoire de Pascaline et de son enfant âgée d’un an, Angelina. C’est l’histoire d’une séparation progressive. Pascaline a décidé de placer sa fille en famille d’accueil pour mieux se construire, s’assumer, et plus tard, vivre avec sa fille. C’est de la difficulté à faire ses choix et à les accepter dont parle le film. En acceptant de s’éloigner de son enfant, Pascaline quitte sa propre enfance. Elle accepte de devenir mère et femme.
Ce sont d’abord les corps – gros plans de mains qui se serrent, de visages qui s’accolent, de bras qui s’enlacent – qui subissent la violence de la séparation. Ils prennent le relais des mots si difficiles à formuler : « J’aime pas parler. Tout m’irrite » dit Pascaline à Benoît Dervaux. Mais le terme est faible : « Tout m’enrage » conviendrait mieux. Pascaline se révolte, parle fort, a des gestes brusques, se braque. À Dimanche est un film physique. Angelina, un personnage rare en documentaire comme en fiction, participe à cet aspect du film. Bien qu’elle ne possède pas la parole et qu’elle ne soit âgée que d’un an, elle est filmée, au même titre que sa mère, comme un être conscient, souffrant, participant activement à ce qui se passe. Dervaux ne confère pas une intelligence prématurée à l’enfant en montant, façon publicité Pampers, certaines de ses réactions prises hors contexte mais significatives pour la narration. Il la regarde attentivement, saisit ce que le spectateur aura peut-être du mal à accepter, à savoir qu’aux yeux d’Angelina, Pascaline n’est ni un phénomène de société, ni une grande sœur mais incontestablement une mère.
Toute la force du film est dans la qualité de rapport qu’a su instaurer Dervaux avec Pascaline et sa famille. Il acquiert une compréhension suffisante de la situation pour pouvoir se substituer aux mots qui effraient tant l’adolescente. Le regard du réalisateur se pose sur de toutes petites choses a priori insignifiantes. On suit Pascaline dans la rue. Elle passe à côté d’un petit garçon hors d’haleine, avec un gros sac, et qui regarde silencieusement dans notre direction. Dervaux abandonne un instant son héroïne et s’arrête sur l’enfant. La vie peut être ailleurs. On filme celle-ci, on aurait aussi bien pu se consacrer à celle-là. Tous deux semblent nous parler d’une jeune génération presqu’à bout de souffle. Quand Pascaline arrange des bouquets multicolores de fleurs en plastique, la caméra s’arrête sur les quelques fleurs au sol, dont la tige est cassée. Cela se passe assez vite, suffisamment pour que la métaphore ne soit pas complaisante ni trop lourde de sens. Mais furtivement, s’inscrit l’évidence d’une vie déjà un peu fanée, un peu abîmée.
Le regard de Dervaux capte la vie de Pascaline dans sa violence et sa crudité. C’est pourtant en accompagnateur qu’il se propose de la filmer. Il filme et vit « avec », enregistrant avec confiance les étapes du parcours initiatique d’une jeune fille vers la conscience de soi, de ses choix. Quand, en dépit de tout, un cinéaste croit en ceux qu’il filme, c’est un peu comme s’il leur laissait le soin de (se) réaliser. Et lorsque le film s’achève, la vraie vie commence…

Marie Gaumy

Chronique Lussassienne, samedi

Cher Jérôme,
Tu trouveras cette lettre à ton retour de Lussas, encore fatigué de toutes tes épreuves de spectateur, sûrement excité aussi, la tête embrouillée des multiples questions que tu n’auras pas manqué de te poser devant les films de la semaine. C’est, j’en suis certaine, l’état d’esprit idéal pour lire ce qui va suivre.
Je n’ai pas besoin de te demander des nouvelles. Comme d’habitude, tu as dû t’enchanter devant des films bien esthétiques, bien dirigistes, et chantant la poétisation de l’autre contre son épreuve. Des films au « dispositif » si fort qu’il en étouffe une vie à laquelle tu ne t’intéresses plus guère. Des films si beaux parce que ratés, je te vois venir. Qu’importe le film pourvu qu’il serve un idéal dans lequel tu te reconnais. C’est bien simple, à force de projeter tes attentes en lieu et place d’un possible inconnu, les films ne sont plus pour toi ces fenêtres sur le monde que tu vantes à tout va, mais juste des miroirs bien rassurants.
Pourquoi continuer à voir des films ? Tu n’en as plus besoin. Pourquoi continuer à en parler ? Tu n’es sûr de rien, mais tu ne veux pas le savoir ; tu cherches des interlocuteurs à ton niveau, mais c’est pour mieux te réélever toi-même.
Tu vas aussi me raconter que l’ambiance parisienne est de plus en plus insupportable à Lussas, que cette façon de juger les films à la vitesse de l’éclair recrée une compétition, un palmarès dont les états généraux seraient idéalement exempts. Bien sûr, ce n’est pas ton cas (n’est-ce pas ?).
Tu vas encore cracher sur les films frais émoulus pour mieux tomber amoureux de superbes antiquités, et râler en même temps contre la clique professionnelle qui ne pardonne pas aux nouveaux films d’exister à la place de ceux qu’elle voudrait ou pourrait faire.
Tu vas hurler contre ces gens qui selon la formule de ton inusable Daney « ne sont moraux que devant une re-présentation des choses », et qui s’accommoderaient parfaitement de la chose elle-même. Comme si celle-ci pouvait encore avoir de l’importance pour toi.
« La représentation nous console de la vie, et la vie nous console de ce que la représentation n’est rien. » Tu aimais tant cette phrase de Godard, mais l’as-tu bien comprise ?
Console-toi, Jérôme, mais sans moi.
Martine.

Gaël Lépingle

Incarnations

Au départ du casting, cette petite annonce, laconique et précise : « Recherchons pour un tournage de films de fiction des hommes et des femmes entre soixante-cinq et quatre-vingt-dix ans, parlant le yiddish. ». Se présenteront donc spontanément des personnes dont les entretiens filmés vont constituer la matière du film. La destination première de ces images n’est pas leur diffusion. Le cadre est un simple plan moyen, le plus souvent fixe, dont le but est de garder mémoire des rencontres, tout en dévoilant la photogénie des candidats – complément indispensable des instantanés et des fiches de renseignement tenus par la production. L’utilisation des images à une autre fin que celle pour laquelle elles ont été tournées, leur rapprochement inédit, n’est pas sans évoquer le travail de mise en forme de montage d’archives.
À partir de différents entretiens réalisés dans les bureaux de la production, Finkiel reconstitue l’histoire du casting dans sa chronologie, d’une première rencontre jusqu’à la proposition d’un rôle dans l’une de ses deux fictions : Madame Jacques sur la croisette ou Voyages. Nous ne sommes pas bien sûr dans le récit d’un concours mais dans un premier travail d’incarnation de ceux que Finkiel a imaginés dans ses scénarios (dont très peu est révélé dans Casting, mais que nous savons écrits, au moins en partie).
On aperçoit ici la variété des arcs de vie d’une communauté, déterminée ici par le parler de cette langue, transnationale s’il en est, le yiddish. Toutes ces histoires sont différentes mais fortement reliées à l’Histoire de l’Europe du XXe siècle, marquée par la guerre, l’Holocauste. Les voix, les postures, les récits spontanés nous laissent entrevoir la création de ces êtres cinématographiques qui naissent de la rencontre des acteurs et des personnages du scénario. Ce sont autant de variations possibles du récit.
Le montage met parfois en valeur les points de convergences. Ainsi, différents plans du même geste sont extraits des mises en situation ou tout simplement pris dans un entretien au naturel. Puis ils sont montés cut en série comme une accumulation, une cristallisation, détachant les gestes comme un signe remarquable, doté d’un fort pouvoir d’évocation. Tendre une feuille, un papier, un document. Ce geste on le retrouvera plusieurs fois dans Voyages, comme un garant d’un pan de leur histoire, de leur identité. Tous ces signes apparaîtront dans les fictions où ils seront vecteurs d’un partage intime de l’expérience. Dans cette quête du reconnaissable, du tangible, Casting, document sur la création cinématographique, prend aussi une valeur de témoignage qui se manifeste plus dans une affirmation ontologique que dans le simple recueil des récits.
Les incarnations se constituent ainsi quelque part entre acteurs et personnages. Il suffit, vers la fin du film, des plans d’un chapeau sur un portemanteau ou d’une chaise pour que notre imaginaire les attribue aussitôt à d’hypothétiques propriétaires. Alors, la fiction s’est déjà constituée. Et dans le dernier plan, lorsque Esther sortira des locaux de la production, entourée d’un cadre noir délimité comme un écran de cinéma, elle sortira du film pour entrer pleinement dans Voyages.

Boris Mélinand

Rencontre avec Harun Farocki

À l’issue d’une première journée de diffusion de ses films, nous avons rencontré le réalisateur Harun Farocki.

Carnet de notes
Dans le cas d’Images du monde et Inscription de la guerre, au commencement je savais que le thème du film devait être la question de l’audiovisuel aujourd’hui. J’ai commencé à faire des recherches et j’ai trouvé ces éléments concernant Auschwitz et les images de surveillance. Après c’est devenu très difficile. Ces images étaient si importantes qu’après il fut difficile d’agencer d’autres fragments du même ordre que ces faits. Cela a pris toute la place. J’avais déjà l’idée que j’aurais à travailler avec cette « vague » sur un mode répétitif, où toutes les idées sont exprimées plusieurs fois, sur différents niveaux, en empruntant différents mots et exemples historiques. Je ne me suis pas autorisé à toujours concevoir une idée comme on pourrait le faire pour un discours, mais en prenant des notes au fur et à mesure. J’ai aussi conçu l’approche de ces idées en termes de montage. Le film n’a été réellement construit qu’à partir du moment où j’ai eu les images concrètes sur ma table de montage. Ce travail m’a pris deux ans. Ce n’est que plus tard que j’ai écrit et atteint ce niveau d’abstraction que l’on a habituellement lorsqu’on rédige un scénario, ou quand on écrit sous une forme discursive. Le travail a été similaire pour Tel qu’on le voit. Mais cette fois-ci, cela a été pour moi une idée vraiment décisive parce qu’avant, pour mes autres films, je réfléchissais à plusieurs idées en même temps : la production du charbon et de l’acier en Allemagne, la relation de ces industries avec le fascisme, ou encore la guerre au Vietnam… Et dans un premier temps je créais tout de manière théorique, puis je le mettais dans une histoire, puis je portais cette histoire à l’écran et ainsi de suite… Après j’ai eu l’idée d’un carnet de notes dans lequel on fait des croquis, on écrit des petits événements occasionnels, on rassemble des images trouvées dans des livres d’écolier bon marché, ou même des images pauvres ou de peu de valeur. Vous commencez à écrire sur ce que vous inspirent ces éléments, directement, sans élaborer de théorie. Cela a été pour moi, une grande libération. Les films de Pasolini que l’on a montrés ici, par exemple, je ne les avais jamais vus. L’Orestie africaine va complètement dans ce sens. Pasolini voyage à travers l’Afrique et en regardant les images de ce pays il imaginait ce qu’elles pouvaient signifier. Le fait de les voir à travers son regard nous permet d’imaginer différentes interprétations. Ce n’est pas un commentaire sur les images existantes, vous vous demandez juste de quoi elles parlent. Cette utilisation virtuelle que l’on peut en faire a été un encouragement pour moi.

Section
C’était une commande du musée de Villeneuve-d’Ascq qui m’a invité à faire quelque chose d’auto-réfléxif sur ma démarche, parce que j’ai toujours écrit sur mon travail de recherche, je produis des textes, et c’est pour cette raison qu’ils m’ont proposé de le faire avec des moyens audiovisuels, et non pas avec un papier et un stylo. C’est la même chose pour Sorties d’usines : élaborer une réflexion théorique autour du cinéma avec une bande d’images et des sons.

Méthodes
En tant qu’enseignant, j’essaie de trouver, ou du moins de chercher, des méthodes ou des approches. J’espère qu’un bon professeur n’enseigne pas de leçons toutes faites ! En pédagogie on dit : enseignez les méthodes et non le sujet. Il faut amener ou proposer des méthodes.

La place du spectateur
Le cinéma place le spectateur dans une situation qui n’est pas celle de quelqu’un qui se rend à l’église ou à l’école. Il y a différentes approches dans le fait de raconter une histoire. Dans certains cas on peut les trouver trop simples ou inappropriées, mais cette « simplification » a peut-être plus à voir avec la musique ou la poésie qu’avec les romans ou la philosophie. Quoi qu’il en soit, c’est quelque chose qui relève de « l’expérience cinématographique », ce qui n’implique pas que vous rencontriez un énorme public. Simplement c’est un mode de discours différent.

Diffusion
Le principal problème, c’est ce soit-disant cinéma alternatif qui existait jusqu’à il y a dix ans encore en Allemagne. Il y avait quarante ou cinquante ciné-clubs où l’on pouvait montrer des travaux expérimentaux et maintenant ils ont presque tous disparu. Cela ne marcherait pas de s’appuyer aujourd’hui uniquement sur ce réseau. Maintenant, quelque chose de nouveau émerge car les musées intéressent des gens issus de milieux différents, et qui s’y retrouvent ensemble. Section, par exemple, a été montré à Beaubourg dans le cadre de l’exposition « Face à l’histoire » et j’ai soudain réalisé que cela pouvait toucher beaucoup plus de gens que je ne l’imaginais. Il y a beaucoup de commerce autour de cela actuellement et aussi un fort besoin du public d’accéder à différentes problématiques du champ de l’art. Soudain, les gens ne demandent plus à connaître à l’avance ce qu’une œuvre va leur donner, ni à apprendre des codes de lecture préétablis. Ils se demandent comment lire ou comment décoder par eux-mêmes. Bien sûr cela dépend des publics. Je ne suis pas très fort en sociologie, je ne sais pas comment ni pourquoi les gens viennent ou pas voir mon travail au cinéma. Mais s’ils sont là, ils doivent pouvoir comprendre. Ça doit être aussi fait de telle façon qu’ils comprennent. C’est ce que je déduis de mon expérience. Même si les gens n’ont jamais vu de films comme Images du monde, Inscription de la guerre, s’ils les regardent, ce n’est pas inaccessible. Vous n’avez pas besoin d’avoir fait des études spécifiques sur les musiques nouvelles ou la poésie provençale. C’est accessible d’une certaine manière, même s’il existe différents codes d’interprétation.

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

Chronique Lussassienne, vendredi

Voilà. Il est midi, plein cagnard, Jérôme a chaussé ses lunettes de soleil pour qu’on ne voit pas ses yeux rougis. Il remonte la rue, prend à gauche, sort du village ; dépasse le Cinémobile. Les champs, la crête des plateaux au loin. « Un grand nombre de situations de la vie quotidienne est en fait gouverné ou informé par des structures algébriques ». Il respire, le film de Godard sur René Thom s’imprime en lui, doucement, irréversiblement. « Quand deux amoureux se quittent et que l’un sent ça comme une catastrophe, ça peut s’interpréter avec ce genre de formalisme ». Il ralentit son pas, s’arrête. « Ça permet de se distancier de l’objet, de le voir en tant que forme géométrique… Et de ce fait il vous devient en quelque sorte plus étranger ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il avait tout pris au pied de la lettre. « On échappe à la force d’attraction de la sémantique… » Enfin ! La géométrisation du langage et la théorie des catastrophes, les mathématiques comme idéalisation et schématisation de situations concrètes, bon, il se demandait bien quelle application pratique il pourrait en tirer pour comprendre Martine, mais il fallait, il devait y avoir une solution dans tout ça. Il était cependant prévenu : « On ne peut réaliser tous les mouvements possibles qu’à condition qu’il soient inefficaces. Si vous voulez réaliser une structure algébrique dans son intégralité, si vous voulez faire une infinité de pas, par exemple, vous sortirez de votre domaine d’habitabilité et vous périrez ».
Que le formalisme puise autant dans l’expérience humaine pour y retourner aussitôt, c’était un baume, une réponse à bien de ses interrogations, au moins de spectateur. Tout voir en termes de lignes et de surfaces, de courbes de contours apparentes et de projections, s’extraire non pas de la matière mais de la sémantique, c’est-à-dire de la science du sens et de la signification, le grand emmerdement de Jérôme (et il n’était pas le seul à Lussas). Quelle belle idée, de donner à des phénomènes de mutation ou de discontinuité, le nom de catastrophes. Il avait suffi d’un mot à priori inapproprié, déplacé de son usage habituel, pour que le monde se réordonne autrement. Son chagrin devenait un jeu, il traçait mentalement des rapports, des équivalences, des graphiques entre sa vision des choses et celle de Martine. Il regardait les câbles des poteaux télégraphiques, le tracé des clôtures et des champs à perte de vue, la ligne d’horizon tout au loin. Mais comment géométriser Martine ?
« Les mathématiciens sont comme des enfants qui cherchent à avoir plus, qui désirent… Il y a du désir comme tentation de l’être humain de grandir ». Jérôme méditait là-dessus : ne pas viser le but, mais saisir l’occasion du but, pas le pied de la lettre, mais le haut, l’air au-dessus, pour pouvoir respirer. Au moins respirer. Et tant pis pour les rêves. De toute façon, comme disaient Thom et Godard : « C’est une idée matérialiste, de dire il faut rêver. Les mathématiques sont intéressantes non pas pour réaliser son rêve, mais pour arriver à ré-élever son rêve »… le tout sur une chanson de Marilyn.
Il venait de voir le plus grand film romanesque jamais projeté à Lussas.

Gaël Lépingle

Comment j’ai trouvé ma place

Depuis 1989, les États généraux du film documentaire prennent place dans le village de Lussas alors envahi par des cinéphiles, pour la plupart parisiens. Une festivalière curieuse demande à une jeune serveuse de bar si elle assiste aux projections. Celle-ci répond qu’elle ignore quel type de film est proposé. En rencontrant les propriétaires de gîte, on apprend qu’ils ne disposent pas du programme. Au mieux, l’événement est connu, sans plus. Au pire, c’est le rejet total. Lorsque certains se risquent encore aux portes des salles, ils ne sont pas sûrs de trouver une place. S’ils y parviennent, les débats de spécialistes pourront les décourager.
Cet état de fait ne devrait laisser aucun « zélateur du réel » indifférent. Hors Champ s’est alors intéressé aux projections chez l’habitant, organisées par Serge Vincent, Galès Moncomble (Ardèche Images) et les Ceméa Rhône-Alpes. Leur démarche vise à sortir les films des salles, avec leur réalisateur. Il s’agit donc de rencontrer les gens pour reconstituer du lien et battre en brèche les préjugés réciproques.
C’est un jeune couple d’enseignants qui accueille ce soir-là le documentaire de Jean-François Reynaud, Brigitte ou le chien qui aboyait à ma place. Le film traite de l’autisme de Brigitte, trente-cinq ans, et de sa relation avec Bernard, son tuteur. Sur place je les découvre tous deux. Au premier contact, je me sens gauche, agacée de montrer malgré moi ce que je ressens de la différence de Brigitte. Jean-François présente le film dans une atmosphère plutôt tendue. Brigitte est derrière nous et je me demande comment elle réagira pendant la projection. Je crains la complaisance, la compassion, le voyeurisme. Je l’entends aboyer de temps en temps, se dandiner sur sa chaise. Je n’ose me retourner. Comme le titre du film l’indique, Brigitte a souhaité adopter un chien pour qu’il aboie à sa place parce qu’elle voulait enfin devenir une jeune femme.
Jean-François Reynaud a filmé Brigitte pendant quatre ans dans son activité d’artiste peintre et sa vie quotidienne. Seul avec sa caméra, le réalisateur trouve la bonne place, la bonne distance ; en partie parce que Brigitte la lui octroie, l’interpellant tour à tour comme homme et comme cameraman. Ces séquences sont enrichies par le contrepoint de Bernard sur le difficile trajet parcouru avec elle depuis vingt-sept ans. Il dit l’importance de poser des limites au désir fusionnel de Brigitte. Il pointe aussi la relativité de ses propres interprétations : « L’interprétation, c’est une parole mise sur quelque chose. Si cette parole fait “tilt”, on ne peut pas aller beaucoup plus loin ». Autrement dit, l’interprétation n’est pas à entendre comme vérité, davantage comme un travail de co-pensée.
Dans le film, la qualité de la relation tient à ce que la caméra suit délicatement et calmement les mouvements (physiques et psychiques) de la jeune femme, sans traquer et pourtant sans jamais renoncer. Plus aucun doute sur un supposé voyeurisme, c’est clairement du courage. Brigitte, Bernard, Jean-François et les spectateurs sont alors dans l’extirpation douloureuse d’un mal. Car Brigitte est toujours victime d’angoisses innommables, totalement déstructurantes. Elle cède encore parfois à l’automutilation. L’excellence du film vaut par la confiance installée au fil du temps entre les différentes personnes embarquées dans cette aventure. La longueur des plans-séquences n’y est certainement pas étrangère, permettant de saisir le sens de ce qui fait mystère, nous familiarisant avec la réalité complexe de Brigitte. Peu à peu, les spectateurs l’adoptent ; ils ne sont plus inquiets de ses réactions, ils en repèrent la mesure. Comme le dit son tuteur, Brigitte ramène tout de suite à l’évidence, elle décape la réalité de toutes ses scories pour s’en tenir à l’essentiel : « La seule chose qui compte, c’est la relation humaine, le reste, ils – les autistes – n’en ont rien à foutre. Nous non plus, sans doute, mais on oublie… ».
Après la projection, l’assemblée pose quelques questions, surtout animée par le désir d’entendre Bernard et Brigitte. La vision du film a déclenché un étonnant processus d’apaisement. L’humilité et l’ouverture à l’autre dont témoigne le réalisateur, sans démonstration, passent du côté des spectateurs. Un retour immédiat de paroles des personnes invitées à cette séance n’aurait été que trop convenu. Je retiens plutôt notre cheminement : de l’effarouchement à la difficulté de se quitter. C’est Brigitte qui nous rappellera soudain que « l’heure tourne » et qu’elle est fatiguée. L’inattendu d’une séance nous a offert la transmission d’une certaine approche documentaire qui se poursuit dans la vraie vie. Finalement, ce film me semble tirer l’expérience des projections chez l’habitant vers leur quintessence. Comme une pierre jetée dans l’eau produit un effet de propagation par cercles concentriques. Parce que le temps de regarder le film, le temps de notre rencontre avec Brigitte, Bernard et Jean-François, nous avons pu franchir les barrières de certaines de nos résistances vis-à-vis de l’altérité, sans discours de spécialiste.

Christelle Méaglia

À qui perd gagne

Que se passe-t-il quand Godard réalise un film sur un mathématicien ? Par quelles voies le poète en cinéma essaie-t-il de saisir une pensée scientifique ?
Avec René, Godard subvertit le genre convenu de l’entretien grâce à son inimitable nonchalance et une réalisation surprenante.
Dans son film, deux formes d’esprit se rencontrent et se percutent. Celle du cinéaste se fonde sur l’association d’idée, l’analogie et l’approximation. Elle a pour elle la légitimité d’une pratique artistique et du dispositif filmique. En face, le mathématicien René Thom raisonne logiquement avec méthode et rigueur, pour tenter de vulgariser sa « théorie des catastrophes » mondialement reconnue.
Dans un premier temps, Godard, jamais visible à l’écran, donne l’impression de ne pas résister à la tentation d’user à plein des moyens expressifs que lui offrent montage et effets spéciaux.
Au tableau noir sur lequel Thom trace à la craie figures et symboles, il oppose un écran transformé par la palette graphique en tableau transparent, où s’incrustent avis tranchés (« faux, non-sens »), jeux de mots et schémas un peu fantaisistes, comme autant de commentaires mettant à distance certaines paroles de Thom.
Aux métaphores explicatives du scientifique, répondent des insertions d’images connotées, proposant au spectateur d’autres lectures, politiques, artistiques, ludiques, de l’échange en cours.
Est-ce à dire que le cinéaste voudrait faire valoir ses points de vue au détriment du sujet filmé ? Il serait tentant de le croire, mais à mieux y regarder, il n’en est rien.
Avec son attitude d’élève un peu paumé mais appliqué, Godard se livre à une sorte d’autodérision qui décrédibilise l’hypothèse qu’il veuille avoir raison. Comme un cancre arrivant à poser des questions auxquelles les premiers de la classe ne songeront jamais, il amène le mathématicien à exprimer des convictions personnelles qu’il n’aurait pas livrées autrement.
En créant une concurrence artificielle entre le système du film et l’exposé du scientifique, il réalise subtilement un report de sympathie en faveur de celui qui en est la victime. Thom, par sa patience et sa bienveillance, paraît d’autant plus sympathique qu’il s’efforce d’accepter cet esprit intuitif et tâtonnant, aussi éloigné du sien soit-il, qui l’interroge et joue avec lui.
Avec ce qu’il inflige au spectateur – frustration du regard empêché de voir ce qu’écrit Thom, paroles parfois rendues inaudibles, surcharge visuelle des incrustations – Godard active une envie de comprendre qui tente de surmonter ces obstacles, s’irrite de ces procédés, bien qu’elle en soit peut-être aussi le fruit.
La forme profite donc ici paradoxalement, non à celui qui semble se mettre en avant, mais au mathématicien pour lequel travaille tout le film.
Avec Nombres et Neurones de Benoît Jacquot, la tension a lieu cette fois, non entre réalisateur et penseur, mais entre deux scientifiques devant la caméra. Ce qui fait difficulté n’est plus du côté du dispositif, mais au niveau des propos échangés.
La controverse réunit le mathématicien Alain Connes opposé à un neuro-biologiste, Jean-Pierre Changeux, qui conteste que les objets mathématiques puissent exister en dehors de l’esprit humain. Il est parfois ardu de suivre ces échanges denses et vifs qui jonglent avec des références de spécialiste. Dans un tel débat interdisciplinaire, chaque polémiste convoque les théories de son domaine pour mieux contrer l’autre. Chacun lance à la dérobade des regards à l’objectif : Changeux avec un air assuré, l’autre plus inquiet. Vers la fin de la séquence, Connes s’assure que la caméra le filme bien et se lance alors dans une démonstration, pour lui décisive. Mais rien n’y fait, l’autre n’a de cesse de lui couper la parole, de lui refuser son écoute. Connes prend alors à témoin la caméra en la fixant, puis regarde quelqu’un hors-cadre, sûrement un technicien, auquel il adresse son argumentation comme à un destinataire de substitution. De la sorte, en passant par le dispositif de tournage, il s’est sorti de la redoutable double contrainte où le maintenait son contradicteur qui lui destinait l’injonction « Explique-toi ! » conjuguée à un « Je refuse de t’écouter ! ».
Les deux films convergent sur l’impression que, même si nous ne parvenons pas toujours à juger de la valeur des discours avancés, notre intérêt et nos faveurs se reportent sur celui qui, mis en difficulté, sait faire preuve de finesse et d’ouverture devant des comportements obtus, voire déroutants. L’intelligence qu’ont les sujets filmés du dispositif de tournage, rejoint alors les émotions et interprétations d’un spectateur impliqué par ces corps qui se risquent à penser devant l’implacable regard machinique de l’objectif.

Étienne Armand Amato