Exercice

Comment traduire le souvenir d’un film ? Devant une œuvre où le contexte et le détail ont une importance primordiale, voici une retranscription parcellaire, par le texte et par l’image, de l’intimité à laquelle Wang Bing nous donne accès.

Habiter la même chambre, le même atelier. La même rue. La même ville. Vouloir la même vie, former des couples. Former des familles. Être ensemble. Être seul·e. La caméra tourne dans l’espace labyrinthique de la cité manufacturière de Zhili. Les ouvrier·es, travaillant tous·tes dans l’industrie du vêtement, évoluent dans un huis clos quotidien : dortoirs, balcons, usines. Des ateliers mixtes, où filles et garçons vivent en étau entre les bras des machines à coudre et les fenêtres à barreaux. Des gestes élastiques, accélérés, des étreintes qui enserrent. Elles marquent, ces séquences dans lesquelles on assiste à leurs flirts adolescents. Elles restent en mémoire.

Les sens de la nuit

Soutenu par la plateforme Tënk, 4801 nuits de Laurence Michel offre un cheminement introspectif aussi méthodique qu’intime, sensible que réflexif, sur l’alcoolisme et l’abstinence de la cinéaste.

4801 nuits, 27e minute et une petite poignée de secondes : sur un fond noir, un verre de vodka Martini cède la place au visage de l’acteur Roger Moore, tandis qu’une voix féminine enjôleuse (moquant le romantisme de ce cliché) évoque la figure de James Bond en l’associant à la consommation de ce cocktail très mondain. À cette vision travaillant les stéréotypes de séduction et de virilité associés à Bond – et dont l’alcool ne fait que renforcer l’aura – en succède une autre, nettement moins charmante et flatteuse : cette fois c’est la réalisatrice qui présente, en voix off toujours, un ancien dépliant des Folies Pigalle, célèbre club parisien qu’elle a elle-même beaucoup fréquenté. Sur ce flyer, qui joue des références à Dallas, figure notamment Sue Ellen, dont J.R. était l’époux dans la série TV. Mais si Sue Ellen a constitué une héroïne pour Laurence Michel, cette femme était largement représentée et perçue comme une ivrogne en raison de ses abus de boisson.

En quelques minutes, c’est toute la perception genrée de l’alcoolisme que la réalisatrice aborde. Parce que – comme nombre de sujets, d’expériences (etc.) de notre société patriarcale – la perception de l’alcoolisme varie selon qu’elle touche un homme ou une femme. Et si « il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme 1 », plus tabou qu’un alcoolique, il y a… une alcoolique. Dénié, caché, refoulé, l’alcoolisme féminin porte en lui un scandale, une honte, la perception d’une dépravation, la constatation d’une chute. C’est le récit de son propre effondrement que la cinéaste embrasse dans ce moyen-métrage touchant par sa façon d’aborder l’intime avec une pudeur mâtinée d’auto-ironie. Cette trajectoire, elle la dessine à partir de son enfance (pourtant heureuse) et de sa jeunesse ; de l’évocation de sa famille où rôdent des parents et ancêtres elleux-mêmes addicts et jusqu’à son abstinence.

Et comme le signale le titre, la nuit est au cœur du propos. Le film agrège, ainsi, autant des matériaux divers (images d’archives familiales, objets ayant appartenu à la cinéaste) qu’il enchâsse une pluralité de symboliques liées à la nuit. Il y a l’intitulé 4801 nuits qui désigne la comptabilité rigoureuse de son abstinence, l’angoisse de l’arrêt de l’alcool se faisant plus criante lorsque la nuit approche. Il y a, aussi, le choix de présenter les objets d’antan sur un fond noir, comme s’ils étaient arrachés à la nuit : en conférant une présence inhabituelle à ces éléments triviaux ; en évoquant la prestidigitation ; ce choix du fond noir semble nous dire que ces objets viennent de très loin, d’un autre temps (ce serait ici l’art pariétal intime de la cinéaste). Il y a, encore, la nuit polaire à laquelle elle décide de se confronter en partant observer des aurores boréales – objets de longue date de sa fascination. Outre la puissance symbolique de cette expédition – apparaissant comme un endroit d’apaisement et de réparation – et dont les images traversent tout le film, il se dit dans ce mouvement de balancier entre récit du pire et confrontation au sublime, la réversibilité de toutes choses. Les nuits passées à boire, synonymes d’angoisses sont remplacées par l’observation de ces phénomènes lumineux naturels magnifiques. Le goût pour les expériences extrêmes est ici converti en processus non pas d’autodestruction mais de reconstruction. Son appétence pour les sciences l’amène désormais à compter chaque nuit. Son installation dans la constellation des soirées parisiennes a cédé la place à l’observation d’autres cieux.

Mine de rien, c’est l’histoire d’un sauvetage personnel que le film porte, tout en démontant le cliché (extrêmement moral) associant alcoolisme et misère sociale. Ainsi, la prédisposition de Laurence Michel à des comportements ordaliques (elle dit avoir «°toujours aimé vivre sur le fil°»), sa façon de perpétuellement se mettre en danger, son goût pour la vie nocturne où tout est permis, sont réinvestis sous la forme d’une pulsion de vie par ce voyage aux confins du monde. Et si, comme elle le dit elle-même, elle en a bien « pris pour perpète », l’enfermement n’est plus le même. Exit le monde clos, nocturne, honteux, solitaire, chaque jour recommencé, lié à la consommation d’alcool. Sa prison, qui est désormais celle d’une comptabilité scrupuleuse rendant concrète l’abstinence, se révèle également le lieu d’une réinvention.

  1. Intitulé de l’une des quatre banderoles que neuf féministes (dont Christine Delphy, Monique Wittig et Christiane Rochefort) tentèrent de déposer avec une gerbe de fleurs au pied de la Tombe du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe, le 26 août 1970.

Salut, ça va ? Oui, et toi ?

Trois mots prononcés qui impriment en nous les contours d’une personne, sans que l’on n’y prête attention. Les phonèmes, les vibrations, les longueurs d’ondes dessinent le cadre – émotionnel, social, culturel, sémiotique – de l’autre. On comprend, on accorde sa confiance, on se place dans le même camp – ou pas. Les frontières entre les gens se glissent aussi dans cet espace linguistique qui devient géopolitique. C’est cet intervalle que le film étire, en révélant l’armada d’outils qui interprètent et dissèquent la voix pour la soumettre au jugement.

Paradoxe de la carte

Au printemps 1936, pour répondre aux critiques de son éditeur sur la lisibilité de son roman Absalon, Absalon !, Faulkner livre – avec une chronologie des événements et une généalogie des personnages – la carte d’un comté imaginaire du Mississippi dans lequel se déroule l’intrigue. Si son histoire et sa géographie s’inspirent du comté de Lafayette, où a grandi l’écrivain, le Yoknapatawpha est bien un territoire fictif. Cette carte ne se contente pas de dessiner une géographie physique, qui serait donnée comme simple décor à la narration. Elle y intègre personnages et événements : « Magasin Varner où Flem Snopes fit ses débuts », « Où il vint boire et se souvenir et boire encore tandis qu’un certain Flem Snopes rachetait la banque de son père », etc.

Avec Un comté apocryphe, son troisième long-métrage, Geoffrey Lachassagne se risque aux confins du Yoknapatawpha dont il rapporte un essai de géographie subjective. Il poursuit ainsi une démarche entamée en 2014 sur le territoire corrézien (La Capture), et poursuivie en Nouvelle-Calédonie où il remontait aux sources de la fabrique du récit colonial (Caledonia, 2021). « J’ai lu Lumière d’août en Corrèze, là où j’ai grandi, et immédiatement, j’ai vu les histoires de Faulkner. Son génie est d’avoir créé un microcosme qui recèle tellement de porosités avec d’autres » confie le réalisateur.

Avec pour ambition de révéler la façon dont le Yoknapatawpha résonne ici et maintenant, Geoffrey Lachassagne s’est aventuré sur les terres du cinéma expérimental. Prenant le contrepied du topos qui fait de celui-ci un cinéma non narratif, il applique précisément la dimension expérimentale à la narration : « Pour délimiter le territoire de la musique expérimentale, Michael Nyman propose la frontière suivante : s’agit-il de créer un contenu ou un contenant ? Pour moi, le cinéma expérimental situe le travail du côté du contenant : définir des règles du jeu qui vont générer un résultat que je devrai accepter. »

Ainsi, il a superposé la carte du Yoknapatawpha – avec ses rivières, ses collines de pins, ses anciennes plantations de coton, sa prison – à un territoire réel et est allé explorer chaque point de correspondance. Cette règle du jeu a permis de générer des lieux de tournage précis, où aller filmer celles et ceux qui habitent à l’endroit des maisons des Sartoris, des Compson ou des Snopes. « L’essence du film est simple : il s’agissait d’un jeu, prétexte à la rencontre, qui m’a envoyé toquer à des portes, chez des vieilles dames à qui j’expliquais : La banque, c’est ici, dans votre cuisine. J’ai eu la chance que les gens trouvent ça drôle et aient envie de jouer avec moi » raconte le cinéaste.

Pour décrire les œuvres de ces écrivains qui, depuis Dada, investissent le monde de l’art, le poète américain Kenneth Goldsmith parle d’uncreative writing, l’écriture sans écriture 1. Dans cette veine, Geoffrey Lachassagne recourt à une sorte d’uncreative filming dont par ailleurs,

il décide de ne pas livrer toutes les clés : « Au montage, j’ai fait le choix d’une élucidation minimale du protocole. Cette part d’indétermination, si elle rend peut-être le film difficile d’accès, en autorise aussi des interprétations plus nombreuses et plus riches. À chaque fois qu’un spectateur accepte de rentrer dans le jeu, il en sort avec une lecture qui me surprend. »

Chez cet écrivain de l’opacité qu’est Faulkner, le recours à la carte était elle aussi une proposition trompeuse. Censée donner des points de repères, elle vient faussement clarifier un récit qui multiplie les narrateurs, les points de vue, les fragments. Mais dans ce comté apocryphe, où est-on vraiment ? De la même façon que les œuvres oulipiennes mettent à mal notre désir de maîtrise sur le sens et le texte en convoquant souvent l’imposture, le film trouble la notion de référentialité de l’image documentaire. Dans un geste assumé, voire revendiqué, par son auteur : « Je n’accorde pas plus de foi à une image documentaire qu’à une image de fiction » affirme-t-il pour couper court au débat.

Au Yoknapatawpha, Faulkner a installé sa comédie humaine avec ses caractères, ses langages et ses secrets pour mettre en scène ce qu’il considère comme les deux fautes originelles de la société sudiste – et américaine en général : la dépossession des terres des peuples autochtones et l’esclavage. Au fil de trente paysages, c’est in fine l’histoire économique du Yoknapatawpha, celle de ces pionniers enrichis grâce à la culture du coton qu’Un comté apocryphe fait surgir. Au moyen de plans fixes aux cadres soignés de maisons individuelles, d’exploitations agricoles, d’employé·es d’une scierie ou de bûcherons, Geoffrey Lachassagne projette littéralement cette histoire d’appropriation des terres et des ressources. Et depuis le Sud américain, rapatrie la violence coloniale pour venir en interroger la présence au cœur de paysages contemporains. Là où elle ne faisait que flotter, dans une ruralité en apparence paisible et inondée de soleil, encapsulée dans les mémoires individuelles.

Dans l’essai qu’Édouard Glissant a consacré à Faulkner 2, l’écrivain antillais décrit la façon dont le Yoknapatawpha est superposable à la Guadeloupe. Un comté apocryphe témoigne de cette même conviction que l’œuvre-monde de Faulkner fait sens sur tous les territoires marqués par la colonisation, et tente d’en saisir les réminiscences au présent.

  1. Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique, Jean Boîte éditions, 2018
  2. Edouard Glissant, Faulkner, Mississippi, Stock, 1996

Sous les écrans, la dèche

Entretien avec des membres du collectif des précaires des festivals de cinéma.

Le collectif est né en février 2020 à l’initiative de salarié·es du festival Cinéma du Réel et dans le contexte de la réforme de l’assurance chômage. Il a d’abord pris la forme d’un groupe de travail entre salarié·es pour comprendre les conséquences de la réforme sur les statuts, les contrats et les salaires. Aujourd’hui, trois ans plus tard, le collectif rassemble une centaine de personnes qui travaillent pour de nombreux festivals 1 : principalement des femmes et des jeunes.

Pourquoi la réforme de l’assurance chômage impacte-t-elle autant la filière ?

Les travailleur·euses des festivals de cinéma relèvent du régime général et non à celui de l’intermittence. La plupart des contrats sont des CDD ou des CDDU (c’est-à-dire des CDD d’usage sans prime de précarité). Quand on travaille pour des festivals, on alterne entre des périodes de travail et de chômage. Depuis la réforme, les périodes non travaillées entre deux contrats comptent dans les calculs de nos indemnités journalières. La discontinuité est inhérente à notre travail mais à présent, si on ne travaille pas pendant un mois, cette absence de revenus entre dans le calcul de nos indemnités mensuelles et fait donc baisser nos allocations.

Quelles sont vos revendications ?

Le seul moyen pour compenser l’effet de la réforme serait d’enchaîner les festivals, mais physiquement et mentalement, c’est impossible. La solution à terme consisterait à pouvoir prétendre au régime d’indemnisation de l’intermittence. Mais pour le moment, nous voulons être rémunéré·es correctement et sur des périodes suffisamment longues, et que soient prises en compte dans notre rémunération les heures de nuit, les week-ends, les longues semaines de travail sans pause, ainsi que l’ancienneté. Il est nécessaire que les demandes de subventions des festivals intègrent la masse salariale dans les budgets. Nous ne voulons plus être la variable d’ajustement. Malgré les baisses de subventions et la précarité des festivals, les directions peuvent faire des choix pour protéger les salarié·es.

Quels sont les moyens d’action du collectif ?

L’objectif aujourd’hui c’est d’être visible. On est présent·es sur tous les festivals, on crée des espaces de discussion. Cette année, le collectif a obtenu un rendez-vous avec le cabinet du ministre de la Culture et en prévoit d’autres avec des représentant·es politiques. Par ailleurs, le collectif s’est rapproché de la CGT spectacle. On doit faire un vrai travail de sensibilisation car tout le monde pense qu’on est intermittent·es. Des négociations ont parfois abouti. Au sein de Cinéma du Réel par exemple, des postes se sont ouverts, des contrats d’auteurs sont devenus des CDD et les salaires ont été revalorisés. Quant à la grève, la question peut diviser. Annuler les manifestations sur lesquelles on travaille avec autant d’engagement, c’est compliqué. On nous raconte tellement qu’on est chanceux·ses et privilégié·es de faire ce travail que certain·es ont du mal à reconnaître qu’iels sont précaires. Il faut qu’on intègre davantage la légitimité de faire des revendications et cette culture politique de la grève à notre milieu.

Quels leviers de négociation existent-ils auprès des directions des festivals de cinéma sachant que toute la filière est précarisée ?

C’est difficile parce qu’on a l’impression que la plupart des directions ne connaissent pas la réalité de nos postes. La diversité des tâches et des compétences qui constituent notre travail n’est pas reconnue : nos métiers nécessitent de connaître les gens avec lesquels on travaille et d’éviter le turnover. Nous sommes des professionnel·les de nos métiers, qui sont faits de plein de petites subtilités, connaissances indispensables pour qu’un festival se passe bien. Bien sûr, comme partout ailleurs, si on porte des revendications, on nous met la pression. Pourtant les sensibilités politiques des films présentés par les festivals sont proches de celles du collectif, c’est une contradiction qui passe souvent très mal.

La précarité des salarié·es impacte les festivals, mais aussi les cinéastes et les spectateur·ices.

Aujourd’hui ça devient la course aux contrats pour éviter les périodes de chômage. Cette précarité abîme profondément notre engagement. Plus on nous précarise, moins on donne. Pourtant, il est évident qu’on défend les festivals pour lesquels on travaille. Mais il y a beaucoup d’abus. Trop de précarité, trop d’heures supplémentaires, trop d’usure. Ça donne envie de changer de secteur alors qu’on s’y est tellement investi. On a bien conscience que les festivals sont de moins en moins subventionnés mais c’est dommage que leurs directions ne s’allient pas avec nous, on pourrait lutter ensemble pour ça aussi. On en a besoin.

Quelle est la suite ?

Aujourd’hui l’objectif est d’être plus nombreux·ses à se mobiliser et de continuer à dialoguer avec nos directions. C’est compliqué de mobiliser car on est divisé·es, on bouge tout le temps et travailler dans les festivals, c’est être dans le rush la plupart du temps. Jeudi on va parler autour d’une table ronde. Ce sera à 15h dans la salle de L’imaginaire. Plusieurs membres seront présent·es, de nombreux·ses salarié·es de Lussas font partie du collectif. Venez !

Propos recueillis par Clémence Arrivé.


Le collectif « Sous les écrans, la dèche » regroupe des salarié·es de nombreux festivals tels que Cinéma du réel (Paris), le FIFIB (Bordeaux), Premiers Plans (Angers), La Quinzaine des cinéastes (Cannes), le FID (Marseille) le Festival des 3 Continents (Nantes), le Festival international du film Entrevues (Belfort), le Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, le Festival de Cannes ou encore le Festival international du film de La Rochelle.

Les films des autres

Rencontre avec les cinéastes Safia Benhaïm et Dounia Bovet-Wolteche, chargées, pour la première année, de la programmation Expériences du regard.

Comment se déroule la sélection pour expériences du regard ? En quoi diffère-t-elle des autres programmations du festival ?

SB : C’est un long processus de plusieurs mois. Tous les films reçus sont regardés et commentés par un comité de présélection. Les échanges avec ce comité sont précieux. Avec Dounia, on s’est réparties les films qui nous ont été remontés et, petit à petit, on en a accumulé un certain nombre
à s’échanger. On s’est vues régulièrement pour établir une première liste des films qu’on jugeait important de montrer. Qu’on ait été d’accord ou pas, nos discussions ont été passionnantes. C’est au moment de composer les séances que nous avons vu ce qui tenait ensemble ou non : il nous est arrivé de renoncer à des films qu’on aimait vraiment mais pour lesquels nous n’avons pas trouvé de place dans la programmation finale.

DBW : À un moment donné, les films se mettent à résonner les uns avec les autres de manière cohérente. Certains s’imposent à nous, pas seulement les coups de cœur, c’est bien plus complexe. La marge de manœuvre n’est pas aussi vaste qu’on pourrait l’imaginer, on est aussi au service de quelque chose qui se crée.

SB : Cette dernière étape m’a fait penser au processus de montage. Il y a une part de décision et une part plus intuitive, plus organique.

Est-ce-que le terme de sélectionneuse ou celui de programmatrice vous convient ?

DBW : J’ai souvent raconté notre travail qui me passionnait mais je n’ai jamais utilisé aucun de ces deux termes, il faudrait en inventer un. Sélectionneuse c’est compliqué et programmatrice c’est exagéré. Nous n’avons pas pensé la programmation à partir d’une thématique ou d’un angle précis. On a composé quelque chose en se laissant impressionner par les films reçus.
Qu’on soit cinéastes toutes les deux a beaucoup joué : on a eu tendance à se mettre à la place des réalisateur·ices et de leurs intentions, ce qui a fait naître une sensibilité pour les films plus fragiles.

SB : Je suis d’accord, aucun des termes n’est totalement approprié. En tant que cinéaste, c’est forcément perturbant de devoir choisir des films et d’en écarter d’autres. Les choix de la programmation sont liés à cette place qui est la nôtre. En visionnant un film on a conscience du long travail qu’il a nécessité. Étrangement, le processus m’a amenée à défendre des films qui ne sont pas ceux que je défends habituellement en tant que spectatrice.

Regarder autant de films alors qu’on est soi-même au travail a-t-il bousculé votre pratique de réalisatrice ?

DBW : En effet, je n’ai pas l’habitude de regarder autant de films. Voir toutes ces manières de faire et vibrer pour des films aboutis comme pour ceux qui le sont moins. Se plonger de cette façon dans la production actuelle est un privilège. Même les films qui ne m’ont pas entièrement convaincue ont élargi mon horizon. Parfois un plan te saisit et juste dans ce plan on retrouve le cinéma. Et d’un coup, on se sent inspirée personnellement par ce simple plan.

SB : De mon côté, l’expérience a déplacé mes attentes et m’a mise au travail en tant que spectatrice. J’étais en montage pendant qu’on travaillait pour la sélection. J’ai le sentiment que cela n’a pas eu d’impact direct sur mon travail mais peut-être que cela agit tout de même de manière souterraine. Il y a des processus qui nous échappent. Regarder l’ensemble des films a, en revanche, provoqué un véritable vertige, qui m’a émue et interrogée : il y en a tellement et chacun a quelque chose à raconter et sa propre nécessité. À l’inverse, voir autant de films peut aussi abîmer le désir. Je m’interroge sur celles et ceux dont c’est le métier : comment vibrer quand on est saturé·e d’images et de récits ? Comment ne pas être anesthésié·e ? J’ai besoin d’être au repos des images et des récits pour pouvoir en fabriquer.

En tant que cinéaste vous connaissez les enjeux que peuvent porter les festivals. Comment appréhendez-vous une telle mise en concurrence des films ?

SB : C’est inconfortable de passer de l’autre côté. On tenait à proposer des films peu vus. Écarter un film qu’on aime beaucoup mais qui a déjà été projeté en festival ou qui va sortir en salle est un choix plus facile. Mettre de côté un film en sachant qu’il ne sera peut-être pas montré ailleurs est parfois très douloureux. Donc nous avons aussi choisi des films qu’on imaginait difficilement montrables ailleurs, pour ne pas qu’ils tombent dans les limbes – parce qu’on connaît ça trop bien.

DBW : Après la sélection on continue d’être habitées par des films qui n’ont pas trouvé de place. On a des fantômes dans la tête maintenant. J’ai l’impression que la programmation c’est beaucoup d’énergie, de joie et de fatigue tout au long du processus et à la fin, le couperet tombe. Devoir choisir et ne plus revenir en arrière, c’est très particulier. Comme c’est notre première expérience, une incertitude s’est installée à la fin de la programmation. Je me demande si nos choix sont les bons, mais ils ont été fait en travaillant à fond. C’est un grand saut de venir les défendre.

La programmation que vous proposez cette année reflète-t-elle vos désirs de départ ? Avez-vous été surprises par ce que vous avez visionné ?

SB : J’espérais découvrir des expérimentations formelles, des dispositifs de récit, de montage. En tant que cinéaste je cherchais des nouvelles façons de raconter. J’ai été finalement déstabilisée de trouver une puissance formelle dans la simplicité, auprès de films plutôt classiques. Notre enjeu était aussi d’ordre politique : montrer des films dont le sujet est nécessaire dans le contexte qui est le nôtre. Quand tu visionnes au moment où un événement comme celui de Sainte-Soline a lieu, c’est compliqué de ne pas chercher des échos dans les films.

DBW : Les films qui abordent frontalement des évènements politiques et historiques sont souvent forts et ceux qu’on a choisis se prêtent à la discussion. Nous allons accompagner chaque film par des conversations. Montrer ces films nécessite d’en parler.

Avez-vous le sentiment de vous inscrire dans une continuité avec le travail des programmateur·ices qui vous ont précédées à expériences du regard ?

SB : Montrer des films fragiles, peu vus ailleurs, est quand même une ligne directrice qui correspond à l’image que je me faisais de cette programmation. Dans ce sens, je sens une continuité.

DBW : La continuité se joue aussi dans les échanges avec l’équipe de présélection et avec Christophe Postic et Pascale Paulat qui nous ont accompagnées de manière bienveillante, pas du tout dirigiste. Le fait de faire confiance à des personnes qui débarquent, qui font ça pour la première fois, c’était très encourageant. C’est le plaisir de ce dispositif : poursuivre le projet de Lussas en construisant de la nouveauté dans la continuité.

Propos recueillis par Clémence Arrivé.

« La musique de film, c’est pas un concert. »

Trois films, trois façons de déjouer les pièges de la bande originale.

Naufragés des Andes

La contrainte : Dans ce documentaire qui donne à entendre les témoignages bouleversants des rescapés d’un crash survenu entre l’Uruguay et le Chili en 1972, Florencia Di Concilio est intervenue très tôt dans l’écriture : « J’avais pu voir des rushes déjà, et je savais qu’il y avait très peu de sons directs, tout le paysage sonore était à construire, jusqu’au bruit du moteur de l’avion. Gonzalo m’a fait confiance. Rares sont les réalisateurs qui accordent un tel espace de création sur l’ensemble du film. »

Le piège : Le risque mélodramatique des séquences dans lesquelles les survivants de cette catastrophe aérienne évoquent l’anthropophagie.

Son approche : « L’idée était que la musique devait exprimer le point de vue des protagonistes, donner à entendre ce qui se passait dans leur tête et surtout respecter la pudeur avec laquelle ils confient leur récit de ce drame à la caméra. »

Le résultat à l’écoute : Une bande son d’une extrême sobriété. Des sons grinçants, souvent aigus, qui parviennent à restituer la rugosité de l’environnement, le froid, la neige.

Les Années Super 8

La contrainte : Une voix off omniprésente. « Annie Ernaux a une voix juvénile, qui contraste avec la dureté de ce qu’elle dit. J’ai joué avec ce timbre, il m’a guidée. Je ne voulais pas que la musique soit un accompagnement, mais obtenir un tissage très doux avec le timbre singulier de cette voix, d’où la légèreté de la musique. »

Le piège : La playlist de la prof de lettres de gauche des années 1970 featuring Violeta Parra, Quilapayún, Vladimir Vyssotski et Joan Baez.

Son approche : « Pour la fable familiale que nous racontent ces images, j’ai voulu des mandolines, des chansons, un peu comme du faux Joe Dassin, de la fausse musique soviétique aussi. Bref, une bande son un peu désuète qui pourrait presque se confondre avec une musique synchro de l’époque. »

Le résultat à l’écoute : Florencia Di Concilio compose une partition qui crée un étonnant parallèle avec le travail sur l’archive super 8. « Annie Ernaux raconte un autre temps, avec son lot de faux-semblants et d’illusions d’optique. De la même façon, au son, je raconte un autre temps qui joue avec le vintage, mais qui en est une reconstruction au présent. »

Ava

La contrainte : Celle d’un film à petit budget et aussi celle de tubes souhaités par la réalisatrice : Sabali d’Amadou et Mariam et la Passacaglia della vita, tube de la Renaissance italienne.

Le piège : Des scènes de fiction chargées d’une forte intensité dramatique et situées dans un environnement déjà porteur de références sonores identifiées, voire galvaudées : la station balnéaire l’été d’une part, la communauté gitane du Médoc d’autre part.

Son approche : « 99% de la BO d’Ava c’est moi en train de massacrer un violoncelle. Après j’ai fait du montage à partir de ces notes complètement cassées, ce que je sais mieux faire que de jouer du violoncelle. »

Le résultat à l’écoute : Une BO résolument anti-naturaliste, qui renouvelle la lecture des topoï du teen movie français (la fuite en moto à la Bonnie & Clyde, l’éveil à la sexualité de l’héroïne, le mariage gitan, la fête foraine).

Propos recueillis par Céline Leclère.

Florencia Di Concilio

Née en Uruguay dans une famille de musicien·es, Florencia Di Concilio a suivi une formation de pianiste classique avant de se consacrer à la composition. Arrivée en France en 2004, elle a rapidement commencé à travailler pour le cinéma et la télévision. Nourrie autant de jazz que de culture classique, elle définit son travail comme une orchestration de la vie quotidienne, à la croisée du design sonore et de la composition. Pour sa Journée Carte blanche, la Sacem l’invite à revenir sur son parcours et à partager son regard sur les enjeux de l’écriture musicale pour le cinéma au travers de trois films emblématiques de sa manière : Naufragés des Andes de Gonzalo Arijón (2007), Ava de Léa Mysius (2016) et Les Années Super 8 d’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot (2022).

Édito

Hors Champ, c’est quoi ? C’est, depuis 1995, le journal des États généraux du film documentaire de Lussas. D’abord quotidien, il est depuis 2020 un unique (et donc d’autant plus précieux) numéro. Les bénévoles de la rédaction aiment voir les films avec vous et semblent avoir pris la flemme des nuits blanches. Cette année, iels sont sept : Kiana Hubert-Low et Robyn Chien, nouvelles recrues, Baume Moinet-Marillaud et Caroline Châtelet, from le comité de sélection d’Expériences du regard, Céline Leclère de retour après une pause, Baptiste Verrey et Clémence Arrivé à la nouvelle coordination, Alix Tulipe pour le passage de relais, et Clémence Rivalier au graphisme. On a tous·tes un pied dans le cinéma. On est professionnel·les des festivals, artistes, réalisateur·ices, monteur·ses ou habitué·es de Lussas. On choisit plutôt de défendre des points de vue personnels et situés, aucun·e ne se place en expert·e. L’écriture est résolument collective. Avec un format de quelques pages, on prend du temps pour des films qu’on apprécie ou dont on aime les questions qu’ils nous posent. Forcément, il y a des lacunes, on travaille nos frustrations. Cette année, Hors Champ est augmenté d’une page Spéciale Été. Vous y retrouverez, entre autres, l’horoscope Planètes Lussas pour choisir au mieux vos films et une belle grille de mots fléchés. À siroter en attendant le début de la séance, bons visionnages !

Reflux

Dans Moune Ô, Maxime Jean-Baptiste utilise les images du making off d’un autre film et s’appuie presque uniquement sur cette matière visuelle, qu’il réutilise, modifie, déconstruit, éventre. Le film en question – Jean Galmot, aventurier, réalisé en 1990 par Alain Maline – retrace le parcours d’un homme d’affaires français tombé « amoureux » de la Guyane 1. Invisible mais omniprésent, symptomatique d’un discours colonial, il est l’événement déclencheur de la démarche du réalisateur.

Mais Moune Ô ne raconte pas l’histoire de « Papa Galmot ». Le film choisit de laisser place à autre chose : aux figurant·es – dont le père de Maxime Jean-Baptiste faisait partie – qu’Alain Maline a mobilisé·es au profit de son récit. Un·e figurant·e est défini·e dans Le Robert comme « un·e personnage de théâtre, de cinéma, remplissant un rôle secondaire et généralement muet ou encore une personne ou groupe dont le rôle est effacé, passif, dans une réunion, une société. » 2 Un statut que le cinéaste interroge.

Quand le film sort en 1990, un défilé est organisé sur les Champs Élysées. Moune Ô s’ouvre sur cette archive issue du making off. C’est la nuit, une foule se dirige vers le cinéma, déguisée, vêtue de vêtements colorés. Irriguant ce cortège, les corps des figurants du film célèbrent leur joie, fier·es de leurs origines. Robes antillaises, combinaison à motif léopard, boucles d’oreille créoles, masque papillon carmin, peaux sombres, gants blancs, foulard bariolé vert et jaune citron, turbans rouges et demi-masques vénitiens… Dans son montage, Maxime Jean-Baptiste ralentit les images, ôte le son, au point que le film semble bugger. Le document qu’il utilise – fichier numérisé d’un enregistrement analogique de basse qualité – contient des images manquantes créant des saccades dans la trajectoire des corps. La foule peine à avancer. Le carnaval est ralenti jusqu’à un point d’arrêt, puis la vitesse de lecture est inversée et le défilé repart en arrière, dans le même mouvement grippé. Au son, s’opposant à cet effet d’à-coup, une chorale chante a capella, en guyanais 3.

Montés sur la même timeline, ces éléments du discours colonisateur – chant folklorique, mascarade déguisée – mouvement en avant, mouvement en arrière, désynchronisés, paraissent évidés. Par une économie de moyens, le réalisateur enraye le flux. L’illusion de la fluidité est rompue.

Tranchante, sa voix s’intercale entre les images du carnaval et de la chanson, en lettres blanches sur un fond noir. Il apporte sa propre légende aux images, dénonçant l’appropriation du corps noir au profit de la mise en scène. Il ouvre la brèche, et parle de là où ça fait mal. La joie de son père, sa fascination pour la France, lui ne les ressent pas.

Ce procédé de déplacement, il l’utilise pour parler du croisement des luttes. Le décor naturel utilisé pour le tournage, c’est la Guyane, notamment le fleuve Maroni, qui se retrouve aujourd’hui menacé de pollution par un projet d’extraction minière appelé « Montagne d’or ». Faisant le parallèle entre l’extraction des sols, le prélèvements des images et l’utilisation du corps noir, Maxime Jean-Baptiste révèle la convergence des luttes décoloniales et écologiques. La déconstruction du langage cinématographique lui permet de déplacer le regard de la spectateur·ice. Il questionne la fabrication des images qui alimentent l’imaginaire colonial.

Alors que la fin du film approche, on entend les premières mesures de la chanson de Josy Masse, chanteuse guyanaise disparue en 2019, et qui a donné son titre au film. Le morceau émerge du silence et accompagne la procession, désormais chargée d’un autre sens : le fleuve utilisé, les corps utilisés, les images utilisées. On se rend compte que la Guyane subit encore le néocolonialisme. Face aux images saccadées des figurant·es utilisées à leur insu, une sensation de reflux se fait sentir. Une colère sourde est réveillée par ce film. Ce qui a été pris ne sera pas rendu. Vertige de l’absurde et de la douleur. La nausée. Et cette sensation de vide.

  1. Jean Galmot (1879-1928), journaliste dreyfusard, après avoir acheté une plantation de cannes à sucre, vient s’installer en Guyane en 1917. Tout en œuvrant pour les droits des travailleur·euses guyanais·es qu’il emploie, il s’enrichit, s’attire les foudres des autres exploitants terriens – des autres colons – se lance dans la politique. Il est élu député de Guyane, puis est retrouvé mort, peut-être empoisonné par ses détracteur·ices. Le roman Rhum de Blaise Cendrars (1930) s’inspire de sa vie.
  2. « Figurant·e » définition donnée par Le Robert [en ligne : dictionnaire.lerobert.com/definition/ figurant]
  3. La chanson est intitulée Mouvement d’avion a été composé par Edgar Nibul, musicien guyanais (1862-1948), et a été utilisée pour la musique d’introduction du film d’Alain Maline.

L’âge des pierres

L’origine de Last Things semble prendre sa source dans une angoisse de fin du monde, celle de l’extinction imminente portée par les récits tristes, le capitalisme dévastateur et ses incendies incontrôlés qui ne dessinent plus qu’une suite étroite et condamnée. Comme si notre temps était celui des « dernières choses ». Une angoisse qui pousse parfois à faire des films pour ne pas se terrer et pour tenter de tisser les questions entre elles et de transformer les « et si » en images. S’outiller pour dézoomer méthodiquement, pour aider à changer nos représentations, nos échelles, à élargir le temps et à abandonner l’idée d’une fin.

Un film sur les pierres peut facilement devenir une nature morte. Pourtant, la composition de Deborah Stratman réussit à nous emmener loin des images pétrifiées ; elle se dépose dans notre mémoire comme un voyage rêvé. Elle est synesthésique, elle agite la matière argentique, sonore et littéraire. L’inertie des pierres renvoie à notre humanité léthargique, gelée dans un sentiment de vie éternelle grâce à l’extraction de ressources des basses couches de la terre. Une humanité devenue pierre et dont la tâche est désormais d’accepter son pullulement et sa mort prochaine. Si la dystopie est devenue la forme de représentation de notre époque catastrophique, elle adopte souvent le cynisme qu’elle prétend dénoncer.

Alors, si la fin de l’humain n’implique pas celle du monde, quelle serait la suite de l’histoire du vivant ? L’histoire cesserait-elle avec l’humanité ? Plus une question qu’une réponse, Last Things cherche son chemin dans les débris de notre époque. Le résultat est curieusement paisible, une sorte de catastrophisme lumineux. Celui-ci serait la seule échappatoire d’une humanité citadine qui, chaussures de marche aux pieds, tente de lire son avenir dans les veines de la roche. Ce constat amer est livré avec une douceur sincère – celle de la caméra 16 mm, ainsi que les voix bien terrestres de la cinéaste Valérie Massadian et de la géologue Marcia Bjørnerud. Le film trouve sa structure par ces récits qui créent différents espaces, la science-fiction de J.-H. Rosny aîné se mêlant aux panneaux touristiques de Petra, en Jordanie. Une sédimentation plastique, malléable, à notre portée.

Organique et généreuse, l’anticipation de Last Things nous transporte physiquement autre part, dans le regard minéral. À en croire les strates des roches et la lecture des plus anciennes montagnes, les pierres qui nous entourent ont connu le monde avant nous. Elles sont en mesure de nous accompagner dans l’acceptation d’un temps qui dépasse notre ère. Informé par la fiction et par la science de la croûte terrestre, le film invite à lire les roches pour élargir notre idée du vivant en intégrant les minéraux, exclus par Darwin de l’évolution. Elles racontent leurs métamorphoses à travers les âges et le rôle qu’elles jouent dans la possibilité de nos propres vies.

Accepter cette interdépendance avec les roches silencieuses et statiques, les regarder en face, en grand, dans ce montage haptique et rugueux d’images prélevées par la cinéaste dans des laboratoires de recherche, des musées ou des paysages. Une fois collectées, Stratman joue de leurs échelles et de leurs essences extraterrestres, elle zoome, dézoome, trouve des images anaglyphes et kaléidoscopiques, elle s’aide de la pellicule, organique, pour rendre les roches grouillantes. Dans un mouvement de cinéma, elle trouve un mouvement qui donne la vie.

Partant de ces intuitions sensibles, Last Things construit presque sans le vouloir une ligne de fuite politique. À la fois essai poétique et traité cosmologique, il résonne étrangement avec l’éternité par les astres, rédigé en prison par Auguste Blanqui : « Au fond, elle est mélancolique, cette éternité de l’homme par les astres […]. Toutes ces terres s’abîment, l’une après l’autre […] pour en renaître et y retomber encore, écoulement monotone d’un sablier qui se retourne et se vide éternellement lui-même. C’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau 1 » .
Tout comme le monde, selon l’autrice Clarice Lispector citée en ouverture du film, Last Things commence lui aussi par un oui, non pas aux dernières choses mais aux premières histoires, aux préhistoires des préhistoires, un oui aux échelles plus vastes, pour accepter de nouveaux rapports, des signes et des récits de nouvelles altérités. Peut-être que sous les pierres tombales, les humains deviennent des pierres. Peut-être qu’elles émettent déjà de nouvelles histoires.

  1. Auguste Blanqui, l’éternité par les astres dans Maintenant, il faut des armes, La Fabrique (2009) p.332