Chronique Lussasoise

Il leva le nez de son Hors Champ du jour. À la terrasse du Green, l’agitation était encore un peu molle ; les séances n’étaient pas toutes finies. Cinq heures sonnèrent. Derrière lui, deux étudiants du DESS bavassaient vaguement de la notion d’icône dans les films russes du jour. Deux coqs en pâte, pensa Jérôme. Il reconnut avec un brin de condescendance les phrases même qu’il avait jadis prononcées, les mêmes contradictions, le même accent dans la voix, entendus tant et tant au cours de ses séjours ici.

Il se sentit infiniment vieux. Chaque année, les retrouvailles rituelles avec les mêmes compagnons de paroles et de cinéma pouvaient faire oublier qu’on vieillissait ensemble. Mais à force d’arrivages nouveaux et de visages inconnus, de questions ressassées, de rediffusions inévitables, le petit village ardéchois s’ouvrait peu à peu au Temps. La citadelle tombait. Les mêmes mots, les mêmes interrogations passaient et passeraient encore de bouche en bouche, les mêmes questions aux lèvres sur l’apprentissage d’un regard ou la question d’un métier, d’une place à occuper.

Ce qui avait changé : l’école rebâtie, accueillant un espace librairie ; le Café de la Poste transformé en Lou Bartovel depuis un an. La valse des ouvertures et déplacements de salles – Jérôme revit le temps où le Green, à la place du Bioscope, donnait des concerts tous les soirs, où le Blue ne fermait pas de la nuit. L’époque des pots gratis chaque jour vers 19h00 – ou l’amour alcoolisé, immodéré, pour les sponsors…

Jérôme compta (il adorait compter) : les États Généraux avaient seize ans. Bingo. L’âge des grands amours, des boutons sur la gueule et des lendemains formidables. Il refusa de penser à Martine, si loin déjà. Il refusa de penser à ceux, à celles qu’il avait rencontrés et aimés ici, depuis si longtemps. Les échanges agités de ses voisins de table l’y invitèrent opportunément.

– « Prends Tarkovsky et moi, ou Pelym, l’utilisation de la pellicule, la composition photographique. Il y a encore une sacralisation de l’image dans ces films-là, d’où une fascination, voire une nostalgie pour nous qui sommes une génération “d’après l’image”, au sens où le monde n’étant pas encore noyé dans le visuel, on pouvait toujours y exercer des découpes. C’est très émouvant, ça rend ces films inactuels, indatables… »

– « Pas d’accord. Faut pas faire d’ethnocentrisme, c’est juste lié à la place de l’icône dans la culture russe. Le retour d’un religieux refoulé depuis 1917, c’est pas rien. Et puis si tu prends Paysage, ça y est, Loznitsa se met à faire du Snow et à se la jouer installation, alors… »

Alors ça y est… C’était reparti. Six jours d’échanges, de poses, d’accès de mauvaise foi. Jérôme soupira. Quel bonheur…

Gaël Lépingle

Édito

Cette seizième édition des États Généraux, la dixième pour Hors Champ, s’ouvre un an après le dur conflit des intermittents, conflit dont on mesure à peine les conséquences dramatiques, notamment sur le plan humain. Sur le front de la création documentaire en tant que telle, les nouvelles ne sont pas franchement meilleures. Malgré quelques succès incontestables en salle, les difficultés à produire des œuvres documentaires qui sortent des sentiers esthétiques (re)battus sont, elles, bien « réelles ». Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les « cases documentaires » proposées ces dernières années par les différentes chaînes publiques ou privées et d’évaluer l’étendue du désastre. Pour une fragile Lucarne en effet,

Hors Champ

combien de fenêtres insipides ? De fait, sans une université d’été comme Lussas, sans les festivals avec compétitions nationales et internationales, un certain nombre d’œuvres inédites ou hors normes (par leurs formes, leurs durées, leurs choix plastiques) resteraient quasiment invisibles. Inaudibles, aussi. Quelle télévision prendrait aujourd’hui le risque, pourtant minime, de diffuser des œuvres aussi sensibles ou percutantes que celles de Guy Gilles, d’Antti Peippo ou encore de José-Maria Berzosa, pour n’en citer que quelques-unes ? Dans ce contexte s’affirme ici et ailleurs, l’impératif collectif et individuel de sortir de « l’entre soi » pour lâcher prise et nous ouvrir à des états de matières, de couleurs, d’images et de sons qui reformulent sans cesse notre expérience de spectateur.

Éric Vidal pour l’équipe

Les corps en berne

Une de ces guerres oubliées. De celles qui suscitent un détournement de la tête de la part des chefs d’États et de gouvernements démocratiques. Dans la pointe sud de la Russie occidentale, la population tchétchène est soumise, depuis 1999, aux zachitska (opérations de nettoyage) de l’armée fédérale russe. Un premier conflit a déjà ravagé ce petit territoire caucasien, de 1994 à 1996, entraînant près de cent mille morts et détruisant le gros des infrastructures. D’un côté, le pouvoir russe refuse dans le sang l’autonomie de la république tchétchène ; de l’autre, les indépendantistes se radicalisent et résistent par tous les moyens. D’un côté et de l’autre, la torture et les exécutions sommaires. Au milieu, les civils subissent le cercle vicieux des attaques / représailles… Et Vladimir Poutine de vanter la « normalisation » en cours, la lutte « anti-terroriste » inévitable, bref, une affaire intérieure russe qui ne regarde que lui.

Voilà, en 939 signes (non-dits compris), une manière de résumer ce conflit quasiment interdit d’accès aux journalistes et associations humanitaires. Encore faudrait-il mentionner les influences wahhabites (les Tchétchènes sont musulmans), les enjeux pétroliers, la résistance millénaire du Caucase à l’assimilation russe…

Changer de point de vue. Montrer l’essentiel grâce à un détour par (ce qui semble) l’anecdote. Aleksandr Rastorguev filme les soldats chargés de l’intendance pour les troupes russes en Tchétchénie. Ces soldats de l’arrière cantonnés aux tâches ingrates de la guerre : la laverie pour le linge, la douche pour la crasse, la cuisine pour les estomacs, rassemblées dans les wagons d’un train à vapeur qui se déplace au gré des combats… Des militaires qui ne sont pas directement confrontés aux massacres mais qui entendent les bribes de récit de ceux qui reviennent du front.

Sur l’écran, pas d’images du conflit (le surgissement répété d’un écran noir strié de blessures blanches est-il là pour rappeler son « invisibilité » ?), mais celles de ces hommes en train de vaquer au nettoyage d’une guerre sale. De la boue et de la vapeur, toutes deux malaxées et contemplées, associées et dissociées, provoquant un équilibre flottant entre réel et irréel. En voix off, les informations des dernières opérations militaires entendues à la radio, des sons captés pendant les combats, mais aussi les conversations quotidiennes des appelés russes.

Le bruit des chars, des hélicoptères et des bottes colle aux images, tandis que la parole ne rencontre presque aucune lèvre, aucune bouche. Comme si plus rien ne devait (pouvait) refléter l’intégrité. Désintégrés les hommes, désintégrées les familles (comme en témoignent les visages de ces mères qui ouvrent le documentaire)… L’absurde de la guerre, comme toujours. Oui, mais davantage encore. Le détour par ce train dédié à rassasier et à laver permet de symboliser l’action de la machine étatique : le processus violent et sourd de déshumanisation, la réduction des hommes à de simples corps. Un corps de soldat qu’il faut habiller, raser, discipliner… Un corps à galvaniser aussi : scène orwellienne où, assis devant un écran de télévision, les militaires assemblés écoutent en silence l’intervention d’un Poutine soulignant la grandeur de la Russie.

À leur manière, les soldats témoignent donc du conflit tchétchène. Mais ils n’évoquent pas les 939 signes précédents : seul les préoccupe leur retour prochain dans leur famille ou auprès de leur petite amie. Le lien du sang et l’envie de baiser : ce qui ressort crûment quand le désœuvrement domine. Ils ne sont pas non plus porteurs de vœux pieux de fin de banquet pour l’ouverture de négociations. Ce n’est pas (plus) le problème. Cela supposerait un reste de croyance dans le politique. Le diagnostic est plus sévère : « Du point de vue politique, c’est facile : cinq cents hommes ici, trois cents là… », lâche désabusé un soldat en voix off avant les dernières images du film.

Pour esquisser une contre-attaque à ce désépaississement inexorable de l’être, le cinéaste russe s’attarde sur les visages et les corps, il les contemple, il leur restitue leur beauté. L’humanité de ces hommes réside (résiste) dans cette beauté. La caméra d’Aleksandr Rastorguev humanise les corps que la guerre animalise, elle redonne du sens (par le bon vouloir du regard tiers) à l’homme contraint à l’absurde (par le bon vouloir d’un chef d’État), elle relie ce que la réalité déchire… Regard « religieux » contre un lent processus de décomposition.

Sébastien Galceran

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Ce texte est une proposition de position commune qui sera discutée et corrigée avec toute l’équipe qui assure, souvent bénévolement, le fonctionnement de ce festival, aujourd’hui à 13 h, au local prêté aux coordinations d’intermittents et précaires (la Maison du doc’).

Lussas, le 22 août 2003, 16h00

État d’urgence – contribution

Les coordinations d’intermittents du spectacle, le groupe du 24 juillet (composé de réalisateurs, techniciens et producteurs) et la direction des États Généraux Du Film Documentaire de Lussas ont décrété l’état d’urgence :

Le mouvement des salariés intermittents et des précaires a mis en lumière la dégradation des politiques sociales et culturelles. Le mépris dans lequel sont tenues les personnes et la culture participe d’une même logique qui affecte tout autant les professionnels du spectacle que les archéologues, les chercheurs, les enseignants, les chômeurs en fin de droit, et tous les autres précaires…

Au moment où la standardisation devient le modèle dominant, la signature du protocole révisant le régime d’assurance-chômage porte un coup fatal à ceux qui font vivre la création.

Dans le cadre des États Généraux Du Film Documentaire de Lussas, des groupes de réflexion se sont mis en place pour constituer une force de proposition Cependant, nous posons l’abrogation sans condition du protocole agréé par le gouvernement le 6 août, comme préalable à toute forme de négociation ou d’assises nationales du spectacle vivant.

Cette logique d’attribution de subventions discrétionnaires, et cette division, par secteurs, de l’audiovisuel et du spectacle vivant, ne peuvent se substituer à la question fondamentale des droits sociaux collectifs et à la définition d’une véritable politique culturelle. Nous nous engageons à tout mettre en œuvre pour obtenir ce retrait.


Tribune ouverte aux salariés et bénévoles des États Généraux du Film documentaire

Suite à l’assemblée générale des salariés et bénévoles des États Généraux du documentaire, il a été proposé l’appel suivant. L’assemblée générale n’ayant pu se prononcer sur ce texte, nous prenons l’initiative à titre individuel de le reprendre ici et nous vous invitons à le diffuser largement.

Appel de Lussas pour le maintien des annexes 8 et 10

Malgré la grève dans le spectacle vivant et l’annulation de nombre de festivals, – dont le plus prestigieux, celui d’Avignon –, le gouvernement a donné son agrément à l’accord du 26 juin 2003 concernant la « réforme » des annexes 8 et 10.

C’est pourquoi, nous, intermittents du spectacle, salariés ou bénévoles, œuvrant à l’organisation des États Généraux du documentaire de Lussas, réaffirmons notre opposition totale et indéfectible à la remise en cause de nos droits.

Nous exigeons :

  • Le retrait de l’agrément de l’accord du 26 juin
  • L’annulation du doublement de nos cotisations

De plus, nous adressons un appel à Messieurs Jean-Marc Blondel et Bernard Thibault pour qu’ils demandent à être reçus à Matignon, afin de réaffirmer nos revendications. Il en va de notre survie et de celle de la culture. Il en va du respect de nos droits de salariés et du code du travail.

Nous appelons tous nos collègues, salariés intermittents à signer cet appel que nous irons porter, en délégation, à la direction de la CGT et CGT-FO.

Nous prenons ici l’engagement solennel de poursuivre notre mobilisation jusqu’à satisfaction de nos revendications.

États généraux de Lussas, le 22 août 2003
Pascal Montagna, chef monteur, bénévole aux États généraux du Documentaire
Roland Biessy, technicien du spectacle vivant, salarié aux États généraux du Documentaire

Lettre de Foz Coâ

Je vous suis par la présente, de Jean Breschand, initialement programmé mardi soir dans le cadre du séminaire « Origines de l’image, images de l’origine » a finalement été projeté mercredi. Le film est disponible à la vidéothèque.

Si Jean Breschand regrette, dès les premières secondes de Je vous suis par la présente, l’irréversible effritement des fresques du Campo Santo à Pise, ce n’est pas uniquement parce qu’il est féru de peinture italienne. C’est surtout parce qu’il est hanté par l’oubli. Aussi vrai que la paléontologie est l’art de reconstituer une (préhistoire à partir d’éléments que le temps a rendus incertains, Je vous suis par la présente prend la forme d’une « lettre filmée » s’adressant à un mystérieux destinataire, pour repartir avec lui sur les traces d’un moment de lumière enfoui. Avec, pour seul langage, le cinéma. Ce qui suppose, au-delà des mots, un détour. Voire, mieux qu’un détour, un voyage.

Dans cette localité étrange, ce « village qui n’a pas de nom propre, sinon celui de l’affluent qui le traverse, Foz Coâ, l’embouchure du Co, quand il se jette dans le fleuve d’or ». On essaie de se souvenir du jour où on a lu un nom semblable sur une carte. C’était peut-être en Amérique latine, un endroit perdu au milieu d’une forêt tropicale où s’enchevêtrent trois frontières. Le nom sonnait portugais. Mais cette fois-ci, c’est autre chose. Les images de Breschand montrent des steppes ensoleillées, des arbres squelettiques, des buissons broussailleux et desséchés. Peut-être le Mozambique, peut-être l’Angola… « Un jour tu m’écriras avec des mots venus d’une Afrique fantôme. »

Un pays peuplé d’images archaïques. « Vingt-cinq mille ans nous séparent du jour où, d’un geste, une main imprima son trait dans la pierre. » Les aurochs, les chevaux, les bouquetins peints il y a des milliers d’années prennent là une curieuse résonance : « à la surface de la pierre, l’image […] trame aujourd’hui un lien entre toi et moi, la trace d’un passage, l’énigme d’un geste en sa naissance ». Ce geste matrice, Breschand tente de le redéployer avec des moyens d’écriture contemporains. Comme la main gravée dans le rocher témoigne d’un ancêtre collectif, le film de Breschand se veut trace d’un passé commun. Dans l’obscurité, à la surface de la pierre, gros plan sur les blés battus par les vents. Mais ce ne sont plus des blés, c’est autre chose, un tressaillement diffus, un frêle mouvement par lequel s’inscrit le passage d’une ombre sur le verre du Super 8.

L’image est relayée par le son. Lenteur, rythme de l’élocution, voix rocailleuse… Stendhal, Sablé, Leiris sont cités au générique (où l’on apprend, par ailleurs, que Foz Coâ se trouve tout simplement au Portugal). Ou peut-être Breschand. Leurs mots transforment le film en une respiration. Cela ne tient pas uniquement de l’utilisation, dans la déambulation jazz qui a valeur de musique, de tout un éventail de bois et de cuivres – résidus de souffle qui traversent la flûte de Pan, stridences aiguës de la clarinette, sons graves et caverneux du tuba. À l’écran, les plans fixes de paysages se distendent eux aussi, comme mus sous l’effet d’une brise.

Le film est daté du 12 septembre 2001. Au moment où le monde entier se rassasiait d’images télévisées fascinantes et « archaïques » où se mêlaient le feu et le sang, Jean Breschand mettait la dernière main à cet opus étrange et attirant. « Un film n’est pas forcément une histoire, mais d’abord, simplement, l’idée d’un trajet, d’un dispositif, d’une situation de laquelle sortira une histoire ou autre chose.» écrivait-il récemment. Par exemple une œuvre complexe et belle qui entend sublimer la nostalgie d’un âge mythique. Le parcours en images et en sons qu’il faut accomplir pour qu’une séparation ne soit pas lettre morte, pour qu’elle devienne féconde. Pour que deux cellules qui se dupliquent à la surface de l’eau puissent donner naissance, quelques plans plus tard, à un être à la fois uni et libre, fût-il dérisoire.

Benjamin Bibas

Le dessous des cartes

Qui se souvient des cinq cents mille républicains catalans « recueillis » dans des « camps de concentration » improvisés à leur intention par le gouvernement français ? Le sud de la France à la fin des années trente. L’Espagne républicaine s’efface devant l’Espagne franquiste. En février 1939, les miliciens doivent fuir Barcelone. Les Pyrénées orientales sont le lieu de refuge le plus proche, même s’il ne doit être que transitoire. La France « accueille » ces réfugiés catalans, tout en leur confisquant bétail, voitures, camions et armes, tout en les éloignant de la Catalogne. Qu’est-ce qui, dans ce contexte et à cette époque, a poussé des « reporters volants » et des éditeurs à faire des cartes postales de ces lieux de transit ? Ce thème, ces légendes – non datées – nous semblent aujourd’hui déplacées. Ces cartes « non voyagées » ont pourtant parcouru plusieurs dizaines d’années. Peut-être était-ce là leur but premier : témoigner.

Six cartes postales de l’album de photos familial, six photographies d’un camp de réfugiés dans le village des arrière-grands-parents d’Henri-François Imbert. Six photographies connues depuis l’enfance mais qui sont restées des « images mystérieuses ». Dans No pasarán, album souvenir, Imbert retrace les étapes d’une recherche entreprise il y a dix ans : reconstituer la série entière des cartes. Il bâtit son film comme on fait un puzzle, sans savoir ni ce qu’il représente ni le nombre exact de pièces. Les cartes remplissent l’écran, immobiles. La voix off nous raconte l’investigation du réalisateur (consultation d’articles de journaux de l’époque, recherche de cartes chez des antiquaires, entretiens avec des collectionneurs de cartes, déplacements sur les lieux..), qui parvient à créer un suspense autour de cette quête microscopique, apparemment vaine, et à nous convaincre de son importance.

Rechercher les cartes manquantes pour comprendre l’Histoire, ou plutôt une histoire, celle des réfugiés républicains espagnols. Tout en sachant qu’il restera toujours une part d’ombre, une image inexpliquée. Quand on croit avoir reconstitué une série, on découvre qu’elle contenait plus de photos qu’on ne le pensait, ou alors on en découvre une autre incomplète. La démarche d’Imbert n’est pas tant de reconstituer l’Histoire des « camps de concentration » des réfugiés espagnols que de faire émerger une perception de cette réalité historique à nos sens. Il ne s’agit pas de tout dire, ni de tout restituer mais plutôt de comprendre, de reconstituer le « tout ». En interrogeant l’image et la représentation de la réalité qu’elle véhicule.

Une double lecture de No pasarán… apparaît lentement.

D’une part, une réflexion sur les images, leur(s) signification(s) et leur enchaînement. Autrement dit, sur le cinéma. Une image seule ne signifie pas. Comme l’avait un jour découvert Andrei Medvedkine avec émotion, c’est ce que voit le spectateur entre deux images, le lien qu’il établit entre elles, qui lui permet d’inventer un sens (comme entre ces deux cartes, quasi identiques au premier regard, pourtant si différentes : ce ne sont pas les mêmes silhouettes qui avancent vers le train). L’imagination d’lmbert (elle lui fait dire que si 200 personnes sont passées entre la première et la deuxième images, des milliers d’autres sont peut-être aussi passées à cet endroit) nous renvoie à la nôtre.

D’autre part, une réflexion sur la mémoire et ses failles : qui se préoccupe encore de l’histoire des réfugiés catalans ? Comment vivait-on à côté de ces camps ? No pasarán… nous permet de prendre conscience de l’empreinte laissée par le temps sur les mots et les lieux. Il faut replacer des mots tels que « camp de concentration » dans leur contexte pour les comprendre, de la même façon que ce sont les cartes accolées qui font sens. On regarde différemment un lieu quand on a vu sur une carte des gens y être détenus… Les photos s’enchaînent, s’emboîtent, se complètent, comme le font les mémoires collectives : celle des républicains espagnols déportés par les Allemands en 1942, celle des déportés juifs, celle – plus récente – des demandeurs d’asile afghans, kurdes, iraniens à Sangatte. Les images et les errances se répondent, sans toutefois se ressembler. Et elles se croisent lorsqu’lmbert donne à voir à d’autres personnes en transit les cartes postales ainsi retrouvées.

Audrey Mariette

Lutte idéologique et décloisonnement

« Une autre histoire du cinéma est possible dans laquelle le film ne serait pas une fin en soi ». Une histoire qui donnerait toute sa place à l’expérience des Groupes Medvedkine de Besançon et de Sochaux. Une histoire qui intégrerait ce que Patrick Leboutte appelle « les quatorze étapes d’un même film » puisque chacune de leurs créations donne naissance à la suivante (À bientôt, J’espère et Classe de lutte à Besançon, Les 3/4 de la vie et Week-end à Sochaux sont des dyptiques). Des images sont constamment « recyclées », celles d’exercices réalisés pour apprendre à faire du cinéma par exemple. Entre 1967 et 1974, réalisateurs, techniciens du cinéma et ouvriers se rencontrent pour transformer l’« Auteur » (je) en un collectif (nous). Que ces ouvriers aient pris des cours de cinéma avec des membres de l’équipe de Chris Marker (Besançon) ou qu’ils aient décidé d’écrire et de jouer en laissant à des techniciens le soin de filmer (Sochaux). L’expérience dure sept ans. Sept ans pendant lesquels ils réussissent à « casser le système du cinéma » en se le réappropriant. Si un seul des membres du groupe est resté ouvrier, tous, en revanche, ont arrêté le cinéma au moment où les syndicats ont pris leur place.

Mardi dernier, des spectateurs se sont retrouvés pour visionner quelques-uns de ces films commentés par Patrick Leboutte avec l’objectif de « voir ensemble comment ces films nous travaillent ».

« S’approprier l’arme de l’ennemi ». En 1967, des ouvriers de Besançon, ville de tradition libertaire et de fait « terreau propice », se réapproprient ce qu’ils considèrent comme un « outil de classe », la caméra. Si cet acte fondateur résulte d’une collaboration insatisfaisante entre un « cinéaste parisien confirmé » (i.e. Marker) et les ouvriers qui lui avaient demandé de réaliser un film sur eux (i.e. À bientôt, j’espère), il ne s’agit pas d’un geste irréfléchi, sans antécédent. La prise de conscience s’est opérée avant. Leurs revendications ne concernaient alors pas seulement les conditions de travail. Au-delà des remises en cause politiques, économiques et sociales, a surgi une revendication autour de la « culture » perçue comme une « arme politique ». Les ouvriers ont donc défendu leur « droit à la culture » dans le cadre même de l’usine : un ciné-club, une bibliothèque, laquelle sera d’ailleurs tenue par un certain Pol Cèbe, destinataire d’une « lettre » cinématographique aussi drôle qu’émouvante. Même s’il leur faut neuf mois pour finir un film tourné après le travail sur la chaîne (Classe de lutte), les ouvriers du textile deviennent, plus que des réalisateurs, de réels acteurs, forts d’un pouvoir sur le monde, en tout cas, sur leur vie.

Une femme tape à la machine ; une voix hors cadre lui demande : « Qu’est-ce que tu fais ? ». La femme se retourne, souriante et resplendissante : « Bah, je milite ». Rires dans la salle. Classe de lutte affirme « la volonté des travailleurs de se libérer ». Suzanne (que l’on aperçoit dans le film de Marker) se libère de sa condition d’ouvrière mais aussi de sa condition de femme soumise. Au cours du film, ce n’est pas seulement une double domination qui s’efface de son visage. Le regard des ouvriers qui la filment se transforme aussi et la transforme. Le visage de Suzanne à la fin du film respire le bonheur. Weekend à Sochaux se termine sur un autre visage féminin, qui nous parle de sa vision de l’avenir, d’un rêve, d’une utopie. Ces images et ces sons nous remémorent ce qu’un spectateur appellera « la joie de l’expérience communiste ». Sortant du Bioscope, une spectatrice se déclare heureuse d’avoir vu « la vie ». Dans les deux derniers films du Groupe Medvedkine, les ouvriers de Sochaux rejouent, dans une sorte de « théâtre amateur » ironique, leur oppression. La « gravité légère » des ouvriers ressort plus globalement de l’ensemble des films, mais aussi, celle de la souffrance, celle du visage noir et sombre d’une jeune femme présente à l’enterrement d’un des ouvriers non-grévistes tués par la police. Événement relaté dans le « traumatique » Sochaux 11 juin 1968. Ce visage ouvre et ferme les « ciné-tracts » du Groupe Medvedkine (Nouvelle société).

« Dans humain, il y a main, dans transformer, il y a forme ». À l’expression « genre documentaire », Patrick Leboutte préfère celle de « geste documentaire ». Ce geste se déploie, selon lui, autour de trois axes : l’équipe de réalisation et « ce qui lui arrive » quand elle prend la caméra, le monde et « ce qui lui arrive » quand il est face à la caméra, le spectateur et « ce qui lui arrive * quand il regarde ce que la caméra a enregistré. Le cinéma comme « transformation », ou « révolution », prend alors toute sa place, même si son impact sur le réel reste impalpable, difficile à évaluer.

Ces films, même empreints d’une idéologie qui aujourd’hui peut paraître obsolète, peuvent être, plus que jamais, font l’objet d’une réappropriation par le spectateur citoyen. À l’heure où un protocole remet en cause la création sous toutes ses formes, à l’heure où la lutte est un mot d’ordre pour de nombreux « défavorisés », ces prolétaires nous rappellent qu’une vision du monde est ce qu’il nous manque, qu’elle reste à réinventer. Décloisonner l’« esthétique » et la « politique », l’« artiste » et la « société » (un spectateur, intermittent du spectacle sûrement, a évoqué la nécessité de « décloisonner les identités »). Patrick Leboutte conclut cet « hommage au monde ouvrier » et au cinéma : « On me dit qu’il n’y a plus de parole ouvrière, mais pour cela, il faudrait pouvoir l’écouter. Tout est fait pour qu’on n’écoute plus les images. »

Audrey Mariette

Moussa Touré : « Au Sénégal, nous inventons nos pratiques documentaires »

Ici et ailleurs… Suite et fin de notre série d’entretiens sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans quatre pays, à travers le regard de réalisateurs. Aujourd’hui, le Sénégal avec Moussa Touré, auteur-réalisateur de Poussières de ville (2001) et Nous sommes nombreuses (2003).

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire au Sénégal aujourd’hui ?

Au Sénégal, il n’y a aucune politique de production documentaire. Avant la DV, pour produire ses films, le réalisateur était obligé de passer par le ministère français des Affaires étrangères, l’Agence de la coopération culturelle francophone, la coopération suisse ou bien de demander de l’argent à des structures comme le festival de Rotterdam par exemple. Ce qui engendrait des complications, un décalage entre le regard de l’artiste africain et celui du financeur étranger. L’arrivée du numérique a permis à certains réalisateurs d’acheter du matériel et, en choisissant des sujets nécessitant peu de frais, de produire leurs films eux-mêmes. Comme en Afrique, tout est sujet à documentaire, cette démarche qui laisse la place à l’ambition artistique commence à aboutir. Il y a peu, personne ne s’intéressait au documentaire au Sénégal, les gens préféraient la fiction. Cette année, mes deux derniers documentaires ont été projetés dans des festivals et les gens ont réagi, ils ont réalisé que c’était du cinéma, c’est-à-dire quelque chose de plus qui permet de voir la réalité.

En matière de diffusion, les télévisions africaines ont signé un accord avec CFI et TV5, deux télévisions francophones dont le siège est en France. Une fois qu’un réalisateur a vendu son film à une de ces chaînes, les télévisions d’Afrique et d’ailleurs peuvent les diffuser comme elles l’entendent. Si le film peut alors être vu par de très nombreux téléspectateurs il n’est acheté qu’une seule fois, à un prix très modique : en moyenne 3 millions de francs CFA [environ 4 500 euros] pour un 52 minutes. Les chaînes profitent de cette situation et attendent que les films soient achetés par CFl et TV5. Bien sûr, les documentaristes essaient de trouver des acheteurs plus intéressants et ne vendent à ces canaux qu’en dernier recours. Avec ce système, un film attend souvent deux ou trois ans avant d’être diffusé. Pour le contourner, j’ai choisi de ne pas vendre mon dernier film à CFI mais d’offrir dès septembre une diffusion gratuite à la télévision sénégalaise. Cela constitue à mon sens une acte de résistance.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

Contrairement à mes films de fiction, dont l’essentiel du budget vient d’Europe, dans mes documentaires, ma marge de création est totale. La question maintenant c’est : que faire de cette liberté ? Au Sénégal, 52 % de la population a moins de vingt ans. Et ils ont tous envie de partir en Europe. Or le pouvoir politique parle d’autre chose, d’agriculture, de pluie… À la télévision, plus de 60 % du temps d’antenne est occupé par ces discours qui n’intéressent personne. Reste le cinéma. Le cinéma africain fourmille d’histoires, de contes… mais presque jamais de choses réelles. Les réalités de l’Afrique ont toujours été montrées par d’autres. Aujourd’hui, toute l’Afrique s’embrase, y compris l’Afrique de l’Ouest. Les crimes, les viols… Ceci n’est pas montré. La liberté du cinéaste africain, aujourd’hui, c’est de prendre le temps d’examiner cette situation, d’élaborer un regard et de l’exposer aux Africains. J’ai commencé à faire ce travail avec mes deux derniers films sur les enfants des rues à Brazzaville et sur les guerres civiles des années quatre-vingt-dix au Congo. Mon prochain film porte sur le naufrage du Dioula qui a fait 1800 morts il y a un an au large du Sénégal.

Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ?

La demande du public pour le documentaire est croissante. À Dakar, un distributeur commence à en projeter en salles. Il organise un festival, Images et vies, qui y est entièrement consacré. Et le plus grand festival international de cinéma à Dakar, autrefois consacré à la fiction, est depuis l’année dernière entièrement dévolu au documentaire. À ce rythme, le pouvoir politique, qui détient les télévisions dans la plupart des pays africains, va bientôt être obligé lui aussi d’en diffuser. Une émission hebdomadaire de reportages documentaires, Raconte un peu, vient de démarrer à la télévision sénégalaise. J’ai l’intention d’y collaborer. Une chaîne culturelle publique est également en cours de création. Enfin, la DV a suscité de très nombreuses vocations de documentaristes. Des jeunes se forment dans une petite école à Dakar. Avec certains d’entre eux, nous avons constitué en trois ou quatre ans une petite équipe d’une dizaine de réalisateurs, d’autres ont fait de même. Au sein de cette union, nous discutons des sujets, préparons des projets, nous inventons nos pratiques documentaires.

Propos recueillis par Benjamin Bibas et Boris Mélinand

Les nanas vivent leur vie

Chaque épisode de Six fois deux rapproche une problématique à une figure, une notion à un prénom : l’emploi du temps et Louison le paysan producteur de lait, le couple et René le mathématicien des catastrophes, le montage et Jean-Luc himself, l’ensemble constituant autant une mise en pratique documentaire de la conception godardienne du montage comme connaissance qu’un exposé détaillé de son art poétique. Aussi, il n’est pas fortuit qu’au paradigme induisant le plus de conjonctions et de problèmes dans son cinéma, à savoir « l’histoire » (en l’occurrence son impossibilité, le « pas d’histoire »), il associe purement et simplement non plus une personne mais la catégorie figurative nodale voire fétiche de son cinéma, les « nanas ».

Bien sûr, depuis la « Nana » de Vivre sa vie, le programme existentiel des « nanas », c’est bien devenir présentes à leur histoire, s’extraire de la banalité pseudo-documentaire de la vie subie, ne plus être seulement la femme mariée, la « mademoiselle dix-sept ans » ou la prostituée. Bref, échapper à la domination (masculine), à son histoire toujours répétée, à son « blocage symbolique ». Alors ici, en pleine époque du féminisme, lorsque Godard interroge des femmes sur leur vie, cet échantillon « représentatif » des différents âges de la vie (l’enfant, l’adolescente, la jeune mère, la vieille, auxquelles il faut ajouter la figure exacerbée de leur condition, la prostituée), forme une série de portraits à la fois froids et picturaux, où s’énonce une parole incertaine face aux questions relancées du cinéaste et sous la pression de longs plans fixes et frontaux. Comme celui central de la prostituée, filmée tel un tableau de Vermeer (silhouette obscure de dos face à une fenêtre où passent voitures et piétons), alors qu’elle raconte les demandes masochistes de certains clients.

C’est d’ailleurs le seul entretien qui n’amène aucun commentaire sur l’écran noir lui succédant, contrairement aux autres où défilent les noms des nanas et où la complice critique, Anne-Marie Miéville, se lamente des résultats consternants du cinéaste : « Un jour les femmes, c’est pas pour demain, et c’est pas spécialement intéressant. […] Après des siècles de silence, une heure de parole, c’est trop, ou trop peu.[…] Bah dis donc, ton émission sur les nanas, c’est un peu faible comme figures : tu les questionnes, tu diriges les réponses, tu les encadres… »

De fait, si l’on s’en tient aux critères classiques du dialogue et de la communication, le bilan de Godard peut paraître bien maigre : il se dit souvent assez peu de choses, et il ne tient d’aucune façon le rôle attendu d’accoucheur d’une parole, n’hésitant d’ailleurs pas à couper la première nana par l’intervalle noir en plein milieu de la litanie de ses soucis personnels. Alors quoi ? Le reproche informulé de la banalité de leurs propos, signe que les « nanas » n’ont toujours pas d’histoire à elles, que seul leur silence fait histoire ? Sans doute. La critique de la forme télévisuelle de l’interview ? Peut-être, à condition de se rappeler que le travail de Godard sur les formes de l’interrogation est au cœur de son esthétique. En fait, si la communication se bloque, si « demain les femmes, c’est avant-hier », s’il n’y a à partager avec elles qu’une empathie minimale envers les soucis de la vie quotidienne, si leur expérience personnelle ne fait pas encore histoire, c’est peut-être que le silence pesant des figures est resté trop longtemps la seule condition visible des « nanas ».

Le dernier entretien reste le plus beau, triste, âpre, tendre et drôle, car confronté à la vieillesse, le cinéaste tente désespérément et sans ménagement d’obtenir une description précise de cet état, de la part d’une sexagénaire invalide que la vie n’a pas vraiment épargnée.

La vieille Jeanne : « Je n’ose pas vraiment dire toutes les maladies que j’ai. »

Godard : « Mais si, dites aux gens qui nous regardent, ça peut apprendre quelque chose. »

Émeric de Lastens

Transmission en téléscopages

Deux films programmés au sein de la journée Sacem, où se croisent deux figures musicales majeures du XXe siècle, invitent à un voyage au cours bien plus long que la vie des deux hommes. Dans Pierre Boulez – Naissance d’un geste d’Olivier Mille (1989), le chef d’orchestre se livre notamment à une réjouissante leçon de direction musicale où apparaît furtivement un étudiant promis à un bel avenir : Marc-André Dalbavie, compositeur résident à l’Orchestre de Paris et auteur en 2001 d’un très remarqué Colour qui avait subjugué le Carnegie Hall de New York. Dans A Stravinsky Portrait (1965), Richard Leacock filme en Californie une série d’entretiens avec le musicien alors âgé de quatre-vingts ans. Le vieil homme, né en Russie dans les années 1880, passé par Paris où il créa notamment Le Sacre du Printemps (1913), émigré aux États-Unis au début de la Seconde guerre mondiale, garde toujours accroché à son bureau un portrait de Richard Wagner.

Il n’y a pas de descendance directe de Stravinsky à Boulez. Même si on lui doit une des plus belles séries d’enregistrements, dans les années quatre-vingt-dix chez Deutsche Grammophon, des œuvres parisiennes du vieux maître, le fondateur de l’Ircam ne revendique aucune filiation avec les œuvres plus tardives de Stravinsky. Au contraire. Après la Seconde guerre mondiale, quand Stravinsky tâtonne en recyclant avec un succès inégal opéras (The Rake’s progress, 1951) ou œuvres d’inspiration religieuse (Messe, 1947), Boulez se lance dans un « sérialisme intégral » où il généralise au rythme le principe dodécaphonique inventé par Arnold Schönberg un demi-siècle plus tôt. Ainsi du Marteau sans maître (1954), œuvre jouée durant son cours de direction d’orchestre.

Pourtant, des liens personnels existent entre Stravinsky et Boulez. Invité dans la demeure californienne du musicien russe, le jeune chef se permet même de lui donner des conseils sur l’édition de ses dernières partitions. À l’écran, les deux hommes se révèlent en fait des maillons équivalents d’une chaîne musicale dans laquelle les formes romantiques inventées au début du XIXe siècle se retrouvent encore par traces dans l’écriture musicale contemporaine.

Dans le film d’Olivier Mille, la Dixième Symphonie de Mahler dirigée par Boulez continue de se dérouler pendant qu’à l’image a lieu un changement de plan. On retrouve alors Boulez donnant son cours de direction musicale mais son corps semble toujours animé de la même présence, du même mouvement. Illustration cinématographique de la manière dont une musique composée il y a un siècle se transmet, via le corps d’un musicien vivant, à une nouvelle génération d’interprètes. La transmission musicale, explique Boulez, c’est aussi la puissance du geste donné par le bras du chef d’orchestre. « Il faut que votre géométrie de geste contienne tout ce que vous voulez entendre », insiste-t-il auprès de ses élèves : le juste moment, l’intensité de la note bien sûr, mais aussi son timbre et surtout, plus imperceptibles, sa tonicité, son intention.

Richard Leacock excelle à mettre en scène cette complexité du geste chez Stravinsky. D’autant que le corps du vieil homme se ratatine ; ses membres paraissent surdimensionnés. Par un cadrage serré de demi-profil, dans lequel buste et bras ouverts en direction de l’orchestre forment un triangle inscrit dans les limites de l’écran, Leacock parvient à filmer toute l’ampleur du geste du maître, en même temps que les moindres détails – mouvements d’épaule, tressaillement d’un doigt – qui donnent une indication aux musiciens. Il y a comme un télescopage des cultures dans ces scènes où Leacock verse la grande musique dans l’esprit des contre-cultures américaines des années soixante, qu’il a par ailleurs tant contribué à représenter. Stravinsky transmet par ses gestes une forme musicale apprise dans la vieille Europe à un jeune violoncelliste américain décontracté, pied sur chaise, lunettes noires sur le nez.

Cette capacité à s’inscrire dans un temps long, à restituer des musiques écrites il y a des siècles et désormais inscrites dans son corps, Stravinsky en livre le secret au soir de sa vie : « C’est très important d’attendre. Toute ma vie, j’ai attendu. Et je continue d’attendre ». Par-delà les querelles de formes, c’est peut-être cette attitude essentielle qui est à l’œuvre dans le processus de transmission musicale. « Bien sûr, quand on fait les bons gestes, cela marche quand même », dit Boulez à ses étudiants. « Mais en fait, ce n’est pas une question de gestes, c’est avant tout une question de sentir le temps ».

Benjamin Bibas