Écrit en collaboration avec des prisonniers de la prison de la Santé, Si bleu, si calme nous plonge au cœur de l’enfermement, dans son noyau le plus dur. Comme un écho situé à la lisière du visible, leurs voix évoquent ces territoires limites où les images s’épuisent devant la souffrance des hommes. Face à la violence psychologique engendrée par la détention, les phrases nous guident de l’intérieur, dessinant les contours d’une cartographie intime dans laquelle chaque individu ne cesse d’osciller entre un dedans et un dehors. Fragiles, tendues, poétiques, elles occupent les interstices du montage photographique pour mieux le « trouer » et rendre ainsi « visible » des choses qui ne seraient peut être pas apparues dans d’autres conditions. Ce choix formel – le lieu de l’enfermement est toujours celui de l’image fixe – les saisit en train de légender et le récit qui se construit, permet d’entendre un discours autre sur la prison. C’est la grande force du film que de réussir à créer un espace intermédiaire invisible, à partir duquel les hommes semblent se dédoubler pour porter un regard sur leur condition. Les images deviennent les leurs et le film avec. S’installe alors progressivement le sentiment d’être guidé par un seul homme aux voix multiples.
…Un jour elle a cessé de venir, elle a cessé de m’écrire. Je l’ai rêvée comme on rêve une rivière en plein désert. J’étais déshydraté.
Alain Ternus (coauteur)
Entretien avec Eliane de Latour, réalisatrice et Jacques Verrières, co-auteur de Si bleu, si calme.
Pourquoi ce choix des photographies ?
Eliane de Latour : C’était une évidence à partir du moment où le film que je voulais faire était un film sur l’imaginaire des détenus et non sur les conditions carcérales. Il s’agissait de travailler un espace et un temps qui étaient décalés. Si j’avais eu une caméra, j’aurais saisi le présent et l’instant. Là, cela ne m’intéressait pas. Plutôt travailler cet imaginaire et cette recomposition, cette reconstruction des détenus à l’intérieur de leur cellule. Et pour cela il fallait à tout prix éviter « l’effet loupe » et la richesse trop importante du 24 images par seconde qui aurait « écrasé ». Il fallait que je trouve un système permettant une mise à distance juste et un travail des éléments (photographies, sons, voix, sons de présence, rythmes et chants…) de façon dissociée pour recomposer ce temps – d’un an, de dix ans – qui est celui de l’enfermement et non celui d’un instant présent dans la cellule. De cette façon je ne suis pas soumise à la logique du plan synchrone qui a sa propre logique narrative interne. La photo au contraire me permet de « dilater » le temps pour recomposer cet espace et ce temps intérieur. De donner à voir quelque chose qui est de l‘ordre de l’enfermement et non pas de la saisie du prisonnier dans sa cellule. L’image fixe correspond à la mise hors action des détenus, la mise hors-la-vie, à ce temps qu’ils recomposent eux-mêmes par l’imaginaire, la pensée, l’évasion. Par quelque chose qu’ils superposent à l’institution carcérale. J’oppose ça, cet espace personnel, ce monde intérieur, au monde collectif institutionnel carcéral qui lui est capté dans l’instant du plan synchrone qui permet de saisir ce temps ritualisé.
Comment s’est déroulé le travail d’écriture ?
E. de L. : Le projet de ce film est né, suite à un atelier que j’animais à la prison de la santé, et j’avais été frappée par l’opposition entre la prison uniforme sérielle et la prison de chacun. Je leur ai demandé de répondre par écrit à la question : comment surmonte-t-on la privation de liberté ? Ces textes devaient devenir des voix off. On a travaillé sur la forme pour qu’ils deviennent des textes de cinéma. Mais j’ai pris les histoires telles qu’elles arrivaient, sans intervenir sur le contenu. Il était hors de question de faire une sélection. Ces histoires reflétaient une variété de mondes intérieurs, totalement dissemblables les uns des autres.
Jacques Verrières : On écrivait quelque chose qui n’était pas forcément réalisable en écriture cinématographique et c’est là qu’Eliane est intervenue. On a aussi travaillé sur le choix des images et sur la façon dont les mots pouvaient coller à celles-ci.
E. de L. : Pour faire des photos dans les cellules j’ai été complètement guidée par ce qu’ils avaient écrit et ce que je ressentais d’eux. Elles étaient très proches de leurs textes. On se connaissait bien et on se parlait beaucoup. Ce sont des photos avec un regard très « armé ».
Et cette impression d’un seul « homme aux voix multiples » ?
E. de L. : C’est le montage. J’ai travaillé avec Anne Veil qui était tout à fait extérieure au contexte. On a commencé par monter chaque histoire séparément – qui étaient comme des petits courts métrages indépendants – mais traversées par la même question. À un certain moment il a fallu les « casser » pour les mêler à nouveau et qu’elles se répondent les unes les autres. D’une cellule à l’autre il y a toujours quelque chose, comme un fil rouge, qui renvoie de manière non explicite à la scène d’après. Et c’est ce qui, finalement, donne un film sur l’enfermement et pas huit courts métrages sur les cellules. Les choses se répondent, se reflètent.
À un moment, nous nous sommes demandés si vous aviez été dépossédée de votre film, ou s’il s’agissait d’un mise en retrait volontaire ?
J. V. : J’ai vu pas mal de films sur la prison. J’ai l’impression que souvent les réalisateurs prennent possession du film de façon vampirique. Éliane s’est mise à notre service. Tout a été fait en fonction de notre texte et c’est ce qui donne cette vérité. Dans une suite d’interviews avec des détenus il n’y a pas la même force. Face à la caméra, on ne réagit pas de la même façon et les réponses ne sont pas forcément au plus profond de ce que l’on peut penser. L’écriture l’est plus. C’est le montage qui donne au film cette mobilité dans la juxtaposition des histoires.
E. de L. : Sur ce principe de la dissociation entre le temps de l’expression et le temps de la réflexion, si je vous pose une question vous allez répondre de manière immédiate. Alors que là, j’installe un temps très long entre la question et la réponse qui est le temps du retour dans la cellule. Ce qui donne une autre « nature de réflexion » à la réponse.
J. V. : Cela aurait été différent si le travail d’écriture avait été commun. Par nature la prison c’est la solitude. Dans un travail en commun, il y aurait eu une position médiane car on ne réagit pas forcément pareil à une souffrance qui peut être la même. À la fin on a l’impression que huit histoires différentes peuvent refléter la même journée d’un détenu qui réagit différemment selon l’heure et ce qu’il pense.
Texte et entretien Christophe Postic et Éric Vidal