Au fil des temps…

Que la lumière soit, et la lumière sera. Pour satisfaire à cette injonction divine, les autorités chinoises ont décidé de sacrifier un des berceaux de la civilisation du pays. Le barrage des Trois Gorges, générateur d’électricité pour toute une région, ensevelira sous ses eaux tous les secrets de mondes anciens, aux noms tout droit sortis d’une série Contes et Légendes : Cité de la Fidélité, Cité des Poètes, Cité du Roi Blanc… Autant de cités destinées à devenir interdites. Un engloutissement qui provoquera par la même occasion l’exode de plus de deux millions d’habitants. Sans qu’une arche de Nöé ne soit réellement prévue pour eux. C’est en tout cas ce qui ressort des témoignages des hommes (et exclusivement des hommes) rencontrés par Lin Liao-yi au cours de son voyage tout au long du fleuve. Beaucoup de fatalité dans leurs propos, et en filigrane le portrait d’une Chine qui, pour décoller économiquement, n’hésite pas à laisser une grande partie de sa population à quai. La marche qui ouvre vers l’économie de marché est sûrement moins longue que celle qui mena au socialisme, elle n’en paraît pas moins chaotique et pleine d’absurdité. L’utilité de la construction du barrage, qui de toute façon s’avérera incapable de juguler les crues meurtrières qui ravagent la vallée, n’est pas la moindre de ces aberrations.

Accompagnée de sa mère et de sa fille, Lin Liao-yi nous emmène à la découverte de ces villes et villages à la disparition programmée. Pour garder des traces de ces lieux qu’elle n’a connus qu’à travers la littérature. Pour retourner à la source de sa culture en semant des petites graines dans le cœur de sa fille. Pour lui faire découvrir une Chine qui n’existe déjà plus, mais qu’elle porte au plus profond de son être, avec sa poésie, son histoire et sa sagesse.

Chronique d’une mort annoncée donc, mais pas seulement. Avant le déluge est un journal de voyage en forme de carnet de croquis. Une caméra légère permet à la cinéaste d’être perpétuellement à l’affût des images qui s’offrent à elles. De saisir avec la même simplicité la beauté silencieuse d’un paysage ou le visage de la mère, fermé sur ses souvenirs douloureux. Elle filme par petites touches, sans jamais grossir le trait, avec la délicatesse de ces peintres d’estampes dont quelques coups de pinceaux suffisaient à cerner la vérité d’un instant. Un récit aux tons différents, qui allie la luminosité des paysages à une représentation plus sombre de la réalité sociale, en passant par la complexité plus nuancée des rapports familiaux. Un récit qui retrouve dans sa construction l’idée d’une certaine cosmologie chinoise où s’intègrent harmonieusement l’infiniment petit (l’intime) à l’infiniment grand (la Nature et l’Histoire).

Le film navigue ainsi harmonieusement au confluent de plusieurs genres, dans un incessant aller-retour entre hier et aujourd’hui, entre espace et temps ou entre intimité et Histoire. Un voyage irrigué par la mélancolie de mélodies qui glissent entre les scènes avec la même fluidité que les barques au-dessus de l’eau. Des chants et des poèmes venus de très loin, mais qui nous parlent pourtant bien plus que les chansons de propagande diffusées à la télévision. Ces quelques images d’hymnes à la rigidité bornée suffisent à illustrer le grotesque d’un régime isolé de la réalité d’une misère toujours plus grande. Au bout du compte, dans ce périple à travers les siècles, il n’est finalement question que de présent, et les explications sur tel mythe ou sur tel monument ne sont que matière à mieux le mettre en lumière. L’évocation, par exemple, de la Cité des Fantômes renvoie explicitement au proche avenir de ces villes. La porte de Bâ, elle, symbole d’un pouvoir royal qui impose ses lois à des régions lointaines sans connaître la vie réelle des gens, décrit aussi bien la société chinoise contemporaine que n’importe lequel des témoignages. Même si des propos récurrents sur la corruption du régime et l’écart grandissant entre riches et pauvres ne laissent aucun doute sur la réalité d’une fracture sociale à la mode asiatique. De telles affirmations ne sont évidemment pas sans rappeler d’autres contrées, moins lointaines celles là. Probablement l’effet de la mondialisation.

Au gré de ces glissements, c’est pourtant l’exploration d’une histoire familiale qui devient le fil conducteur du récit. Li Liao-Li a remarquablement utilisé l’arrivée de la mère, imprévue au départ, pour l’intégrer dans une trame qui, se construisant au cours du voyage, devient le foyer même du récit. Trois femmes, trois générations, trois destins. La part féminine du film (son yin ?), celle où se tissent des liens entre des identités qui se cherchent et se découvrent. C’est à partir de ces relations, au travers desquelles coule toute l’énigme de la vie, qu’Avant le déluge devient une réflexion sur la transmission, l’héritage du passé et son influence sur l’avenir. De géographique, le voyage est ainsi devenu intérieur. Pour autre forme de découvertes.

Francis Laborie

En apnée

Is dead ne raconte pas l’histoire de Gertrud Stein – écrivain d’origine américaine, modèle de Picasso et amie des poètes – mais plutôt des histoires. Raconter des histoires, c’est raconter par-ci par-là, dans la fulgurance de fragments, des embryons de fictions minuscules, mais c’est aussi, bien sûr, raconter des bobards. Is dead raconte des bobards : on y creuse une tombe en moins de quinze secondes, les impressionnistes sont des fleurs incrustées de fenêtres, et Charlie Chaplin est une vache normande. Dans Is dead, Micheline Dax est une dame étrange, elle est d’une beauté folle, et a un grand pouvoir : elle est le véritable poumon du film, elle en redistribue les cartes, en relance les pistes, par le simple envoûtement du timbre de sa voix, et des mots prononcés (L’Autobiographie d’Alice Toklas). Elle a aussi celui de disparaître dans un flou, de fixer la caméra et de parler sans remuer les lèvres.

La liste est longue des sensations délirantes, des enchantements intimes, que le film sollicite. La façon qu’a l’image, par exemple, de se désolidariser du son (de la voix off) produit des décrochages assez stupéfiants, qui laissent libre place à l’interprétation, voire à la rêverie du spectateur (au sens de rêver le film, mais pas de s’en échapper !). Le clou en est la séquence des vaches, totalement loufoque, au moment où la voix off raconte la visite de Stein à Hollywood. Jamais cependant cette ouverture du film aux infinis de l’imagination ne nous autorise à quitter un terrain extrêmement maîtrisé. Bien au contraire. La brièveté extrême des plans mobilise constamment l’œil vers une attention qui tient parfois de la pure tension : une image en chasse une autre, la répète, la rature aussitôt parasitant son sens immédiat pour le déplacer vers un ailleurs lui-même toujours remis en jeu. Et parasitage n’est pas perte mais surcroît de précision : voir à cet égard l’utilisation du flou, qui sculpte l’image dans la profondeur et par blocs de forme, comme un ciseau de tailleur.

En fait, le fil invisible qui relie ces fragments et les étapes d’un parcours chaotique seulement en apparence, c’est celui de l’écriture même de Stein. Car Des Pallières a su trouver des correspondances d’une rare justesse avec le style de l’écrivain, basé sur la répétition de phrases courtes, d’instantanés qui s’apparentent eux-mêmes au cinéma (une image + une image + une image : « une rose est une rose est une rose »). Au morcellement répond le morcellement, au style « banal et simple » dont rêvait Stein pour exprimer la vie y compris dans sa confusion, le film répond en s’appuyant uniquement sur des actions d’une banalité intégrale (la vie à la campagne). C’est une plongée en apnée dans l’écriture de Stein à laquelle Is dead nous convie, sans un moment de répit, une plongée dans la conscience des mots, dans une pensée intime, en acte, et qui nous est donnée dans une proximité telle que nous pouvons à notre tour l’habiter. Au début du film, la voix off raconte ce sentiment d’ « être devenu légende pendant le temps de l’enfance » : un visage de petite fille, ses grands yeux, les arbres et le ciel qui se bousculent, c’est si peu et, déjà, le voyage a commencé.

Gaël Lépingle

Reflets dans un œil d’or

Une femme vêtue d’un vêtement blanc traverse lentement l’écran, éclairée par la lumière d’une bougie. Autour d’elle, la pénombre est totale. Une scène introductive qui pourrait être un tableau de La Tour. Cavalier annonce d’entrée la couleur : son univers sera étroitement lié à celui du peintre.

Cette femme est une invitation, elle nous emmène dans un monde d’ombre et de lumière pour une visite qui ne sera pas celle d’un musée traditionnel. Les mots de Cavalier ne sont pas ceux d’un spécialiste, mais plutôt ceux d’un passeur qui va nous accompagner au cœur d’une œuvre, d’une manière toute personnelle. Aucun académisme derrière un regard où l’érudition se cache sous une grande humilité. Humilité qui lui fait faire appel à un « professionnel » pour nous faire comprendre comment le peintre a pu résoudre un des problèmes picturaux auquel il s’est trouvé confronté : l’émergence de la lumière.

Comme La Tour, Cavalier va à l’essentiel. La vie du peintre est ainsi évacuée en moins de temps qu’il n’en faut pour couper une miche de pain. Et le peu que l’on sait sur le bonhomme n’incitant pas vraiment à la sympathie, mieux vaut s’intéresser à son testament artistique.

Les toiles de La Tour, disposées dans l’atelier de Cavalier, posent d’emblée le problème de leur représentation au cinéma. Les dimensions du cadre cinématographique sont trop éloignées de celles du tableau pour permettre une approche globale de celui-ci. Alors Cavalier va promener sa caméra, exploration intérieure du tableau semblable à un pèlerinage intime. « Madeleines picturales », les sujets peints réveillent des souvenirs qui racontent autant l’œuvre que celui qui la regarde. Leur approche ouvre les champs d’un domaine privé dans une lecture qui s’échappe des chemins conventionnels. Et cette manière toute personnelle d’aborder l’œuvre a pour heureuse conséquence de nous la rendre plus proche, et surtout encore plus touchante.

La voix de Cavalier, au débit haché, comme hésitante, a le ton juste pour dire les liens d’intimité qui l’unissent à La Tour. Aucune affirmation dans les propos, mais une réserve pleine de modestie. « C’est paraît-il… ». Et dans cette parole entrecoupée, La Tour, ce peintre du silence, trouve tout naturellement sa place.

Mais Cavalier ne se limite au seul registre personnel. Il filme des toiles dénudées de leur cadre et les libère ainsi de leur carcan séculier. En convoquant Rembrandt, Veermer ou Picasso, La Tour n’est plus seulement un peintre du xviie, mais un artiste qui s’inscrit dans une histoire plus universelle. Et le choix de prendre le thème du « regard » dans la peinture, pour illustrer des résonances qui se répondent à travers les siècles, a évidemment valeur de symbole. Regard du peintre, regard du spectateur et regard du cinéaste. Et Cavalier de trouver des correspondances avec d’autres arts – les photos de Sanders, par exemple – avant de rapprocher les recherches de La Tour de son propre travail. L’influence du peintre sur le réalisateur, dont les thèmes semblent se nourrir des mêmes obsessions, est particulièrement saisissante dans la scène de Thérèse que nous montre le cinéaste.

Les mains de Cavalier, en guidant notre regard tout au long du film, sont comme un rappel de cette proximité d’univers. Souvent proches des sources de lumière dans les œuvres de La Tour, les mains éclairent ici des propos dont le but est avant tout de nous faire partager une passion.

Francis Laborie

Un berger à Babylone

Comment présenter un lieu qui a été si souvent filmé que ses habitants ont déjà tous été interwievés, à un moment ou à un autre ? Dans ces contrées de rivières que sont les vallées d’Aspe et d’Ossau, la solution coulait évidemment de source, il suffisait juste d’y penser : demander leur avis à ses habitants.

Le résultat est aussi surprenant que revigorant. Loin d’une visite de sites géographiques passionnante comme la lecture d’un dépliant touristique, c’est au cœur même de l’âme ancestrale de ce pays que nous sommes entraînés avec l’histoire d’une de ses figures typiques : le berger. Option judicieuse car dans une région où les habitants ne se reconnaissent plus dans une image si médiatisée, le berger apparaît comme la seule figure dont se dégage un reste d’authenticité.

Histoire peu ordinaire que celle de Pierre, dont il serait plus juste de dire « les » histoires tant son parcours se révèle difficile à reconstituer. Pourquoi a-t-il quitté son village ? Dans quelles conditions s’est-il séparé de son troupeau ? Et cette Marie qui en « pince » tellement pour lui qu’elle en est partie à sa recherche ? Que sont-ils devenus ? Autant de questions ouvertes à toutes les interprétations.

Le bougre d’homme est du genre fuyant et son itinéraire ne se laisse pas appréhender facilement. Ce qui nous vaut un film échappant à toute narration classique. Si symphonie pastorale il y a, elle est plutôt éclatée, lorgnant plus du côté de l’univers insolite de Richard Brautigan (le tragique en moins), que de celui plus traditionnel de Giono. Dans un des bouquins de l’auteur américain, Retombée de sombrero, un écrivain jette à la poubelle une histoire qu’il venait tout juste de commencer. Banal. Sauf que cette histoire va se mettre à vivre de façon autonome, se déroulant parallèlement à celle de son créateur, pour finalement la rejoindre. Une fiction dans la fiction, en somme. C’est un peu ce qui se passe dans Adiu monde, où plusieurs scénarios cohabitent pour s’imbriquer dans une cacophonie assez jubilatoire. Le scénario à l’origine du film, celui mis en place par les habitants (l’histoire de Pierre et Marie), et enfin la tentative par la réalisatrice de mettre en image cette histoire. Tentative aussi ardue que la montée du col d’Aspin un jour de plein été, à pied et sans béret, car dans ce pays de légendes, « même si tout est vrai, il y a diverses vérités ». Et l’histoire de Pierre et Marie de se dessiner par à-coups, au gré d’un montage reliant les fragments d’un puzzle impossible dont il est difficile de cerner la part de vérité de celle du conte.

Le récit tire son énergie de cette liberté et s’il est un brin débridé, quelques intertitres d’une limpide simplicité sont là pour essayer de le recadrer. Cette liberté de ton dégage des bouffées de poésie aussi vivifiantes que l’air pur des Pyrénées.

Mais Adiu monde, en se nourrissant du temps présent, n’est pas uniquement tourné vers le passé. Volontiers espiègle, c’est un film à l’humeur vagabonde qui pourrait bien, en nous parlant d’hier et d’aujourd’hui, plonger aux racines d’une certaine identité régionale. Un paysan du coin ne dit pas autre chose, dans une de ces réflexions dont la profondeur laisse pantois : « c’est une fiction, mais cette fiction c’est la réalité ».

Imprégné de la malice qui déborde du regard des personnages principaux, Adiu monde tutoie également le burlesque. Il faut voir le charcutier expliquer, sans que l’on sache trop si c’est du lard ou du cochon, que l’amour c’est comme le saucisson pour comprendre que Les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes auraient tout aussi bien pu s’intituler Morceaux d’une tranche de charcuterie. Que dire aussi de ce fermier qui balaie son étable en dansant avec son râteau, dans une scène d’une sensualité à toute épreuve ? Hilarant et frais comme un cabécou de brebis.

Francis Laborie

La boîte à récits

À flanc de colline, dans un ancien quartier ouvrier de la capitale tchèque survit une bâtisse du xixe défendue par quelques mètres carrés de jardin. Trois générations d’intellectuels, dévoués corps et âme au communisme, y ont habité. Grâce à ces hommes, à leur reconnaissance nationale, la maison a survécu aux nouvelles constructions des années quatre-vingt. Mais la réalité des années quatre-vingt-dix est toute autre. La Tchécoslovaquie a oublié le communisme et ses intellectuels. À l’intérieur d’une demeure rongée par le temps et la mémoire, la vie, si modeste soit-elle, continue pour les descendants de la famille Neumann.

Une maison à Prague est une véritable boîte à récits, de ces petites histoires qui font la grande Histoire. Il est rare qu’un lieu de résidence familiale condense un siècle d’histoire nationale. C’est pourtant l’histoire d’une famille que nous raconte, avant tout, Stan Neumann.

Dès les premiers plans, le réalisateur pose son récit, son identité, face à celui de l’Histoire. La voix off qui évoque sa naissance et ses origines parentales semble d’emblée ironiser sur le passé. Les premières images que le réalisateur nous donne à voir de Prague sont celles de l’hermétisme temporel d’un ancien abri anti-atomique transformé en garde-meubles pour antiquaires. La lourde porte de l’édifice sous-terrain s’ouvre enfin, déversant sur le présent – des gamins jouant contre un grand mur tagué et à quelques mètres, les formes de la maison plongée dans la verdure – le flot d’un passé enfermé.

« La maison de famille » comme l’appellent, avec rancœur, Sarka et David lorsqu’ils rédigent leur petite annonce au début du film est à l’image de cet abri anti-atomique laissé à l’abandon. Car c’est, somme toute, le cloisonnement, l’isolement, et la frustration que ceux-ci opèrent et ont opéré sur les membres de la famille que Stan Neumann évoque tout au long de son film (condamnation des portes, « migration » des uns et des autres dans différentes parties de la maison). Chaque pièce devient un lieu de vie unique, dans une maison où les miroirs laissent souvent entrevoir les lieux, les espaces mitoyens, et où les doubles fenêtres offrent une lumière capitale.

Cloisonnement de l’habitat, cloisonnement politique. De l’arrière grand-père au père, le communisme et ses mutations habitent aussi les vies. À cet effet, Neumann emploie, avec ironie, les archives nationales. Empreintes d’un « temps officiel » où le cinéma de propagande et la télévision n’enregistrent que les mots d’ordre. Où les célébrations, quand bien même deviennent-elles posthumes, oublient, le temps d’une coupe à l’image, des noms gênants. À ces consécrations, ces « apparitions nationales » qui appartiennent à l’histoire officielle, le film répond en dessinant insensiblement une toute autre histoire. Celle d’une « cellule familiale » dans laquelle les femmes et leurs enfants semblent délaissés de génération en génération, aux dépens des ambitions et convictions politiques de leurs conjoints.

Neumann fait reposer le fil conducteur de son film sur la survie du présent (la voix off du film illustre rarement les images actuelles et laisse place aux sons ambiants) à travers les derniers habitants de la maison.

Nous découvrons alors, à travers l’image de Sarka et David, une nouveauté familiale : une cohabitation générative à laquelle s’attache Stan Neumann. Comme il le dit à la fin de son épilogue c’est « …une maison qui ne m’appartient pas mais à laquelle j’appartiens ».

Une famille, que le réalisateur a choisie, dans laquelle l’humour pince-sans-rire de Sarka et la rigueur parfois incisive de David fondent, face aux éclatements familiaux passés, une unité.

À cela, Neumann ajoute l’espoir du couple enfin réconcilié. À l’image de cette femme avec laquelle danse David à un bal de société, le réalisateur oppose brutalement les images des obsèques nationales de l’arrière grand-père, comme si, par tradition, le couple « officiel » était sans avenir. Pourtant, plus tard, dans un très beau plan, nous retrouvons le jeune couple sans apparats dansant et chantant dans l’herbe. Stan Neumann a libéré par son récit, la maison familiale de son lourd passé. Le jardin de la maison-État est à son tour libéré (« …on démolit […] notre petit rideau de fer… ») pour qu’enfin, travaux de rénovation, perspectives de vie et tranquillité voient le jour.

Manuel Briot

Passages

Cela aurait pu être une simple et jolie figure sur la recherche des origines, l’identité, mâtinée d’un léger plaidoyer pour la Nouvelle-Calédonie, avec son lot d’imageries locales. Bien différente, la trajectoire circulaire du film dessine des traces plus prégnantes qu’à l’habitude. L’objet du film semble un instant incertain. Le récit introductif de Mathilde Mignon, la réalisatrice, sur le suicide de son grand-père ancien médecin chef de l’hôpital psychiatrique, ne suffit pas, heureusement, à le définir.

Elle va s’égarer en chemin, nous perdre avec elle, pour mieux nous accompagner vers cet objet en creux au centre du cercle : la perte. Mais la perte n’est pas disparition. Particulièrement ici à Nouville, terre calédonienne : « Pour nous il est toujours là », sur cette plage où son grand-père s’est donné la mort.

Semblable à un fantôme, à ces fantômes qui parcourent le film. Personnages qui surgissent, dont l’identité ne se dévoile que peu à peu pour disparaître (quitter le champ) ensuite. Un dernier instant une photo les immortalise, pour fixer leur passage – pour y croire ?, pour se souvenir ? Quelque chose nous échappe…

À l’image aussi de ce lieu qui s’ouvre – la nouvelle architecture de l’hôpital a fait disparaître les murs de l’enfermement – le film va vite brouiller les pistes avec le récit d’un premier témoin. La tragédie qu’il nous conte le rend familier du médecin, et l’étrangeté qu’il manifeste interroge son « statut ». Qui est fou qui ne l’est pas ? Qui souffre et qui s’en rend compte, qui en tient compte ? Le suicide du médecin rappelle que rien n’est figé, que la fragilité est en chacun, et inverse d’entrée des rôles qui pourraient sembler préétablis.

Chaque rencontre, dans un imperceptible mouvement, nous rapproche et nous éloigne de l’épicentre. On tourne autour du territoire du grand-père, de la figure et de l’esprit des ancêtres.

Cette errance à laquelle se laisse aller la réalisatrice marque sa disponibilité et son attention. Se laisser mener par la rencontre et retrouver, reconstruire des bribes d’histoire en oubliant celle-ci. Et cet homme, premier témoin, de lui répondre au sujet de son grand père, qu’il ne l’a pas soigné : « il m’a simplement parlé ». Et elle, à son tour, d’écouter, de l’écouter. Cette implication de la réalisatrice la conduit naturellement à se montrer. Son corps est très souvent présent : ses cheveux, une épaule, de profil, de dos. Dans la cérémonie d’accueil, la « coutume », elle apparaît vraiment. Cette présence ne nous quittera plus. Car Mathilde Mignon ne filme pas la rencontre, mais sa rencontre. Celle, de nuit, avec un homme qui a levé la main sur son propre grand-père, et en porte aujourd’hui la culpabilité, la folie. Il lui raconte sa maladie, une malédiction qui le condamne à un exil intérieur. Une coexistence avec cet « autre lui », un autre qui portera la faute. Il partage cette ambivalence intérieure dans la souffrance, comme Nouville, constellation de territoires occupés et de familles déplacées. Et celles-ci vont guider Mathilde Mignon de terre en terre vers « le passage de (son) grand-père », d’un monde à l’autre. Les croyances kanakes nous entraînent dans une dernière coutume, échange de paroles et de présents. Ce « geste », comme ils le nomment, dévoilera l’esprit des lieux, de cette terre perdue, de cette île parcourue de fantômes.

Christophe Postic

Je me souviens…

Télévisions

Voix off introductive, images d’enfance en Super 8 et autres supports « biographiques » placés en ouverture sont devenus une sorte de formule magique permettant aux auteurs d’authentifier leur signature et de légitimer leur démarche. Mais le procédé s’avère être tellement systématique, qu’on peut se demander s’il n’est pas parfois le garant un peu facile d’une subjectivité qui peine à investir les films. La question est d’autant plus grande lorsque l’implication personnelle du réalisateur constitue le principal ressort du film : « je me souviens ». Comme un leitmotiv, la phrase de Georges Pérec relie plusieurs films récents présentés à Lussas cette année : La Quatrième génération, et quatre films de la sélection française : 33, parc des Courtillères, Les Descendants de la nuit, Folles mémoires d’un caillou et Une maison à Prague. « En 1959, j’avais sept ans (33, parc des Courtillères)… Je suis né en 1949 (Une maison à Prague)… Je suis un enfant de Lorraine (La Quatrième génération)… ». Ce sont les premiers mots prononcés à chaque fois.

C’est la source même de la quête, le point de départ d’un cheminement, mais d’un cheminement vers le monde. Car s’il y a recours au souvenir intime, c’est souvent pour mieux penser, voire intégrer l’Histoire. Inlassablement, la petite histoire devient l’ultime façon de se réapproprier la grande. Une maison d’enfance à Prague, peuplée des fantômes des générations précédentes, et c’est toute l’histoire du communisme en Tchécoslovaquie qui défile sous nos yeux. Une maison de campagne en Moselle et à travers l’évocation de ses habitants, c’est toute l’histoire de la Lorraine de 1870 à nos jours qui resurgit soudain.

À chaque fois, la démarche se fonde sur un retour, un voyage sur des lieux abandonnés : une maison, une île, lieux bien délimités et donc propices à l’investigation. Autant d’espaces porteurs de secrets et de blessures qu’il importe d’exhumer pour ne plus vivre dans une mémoire flouée. Il faut réparer ce que nos parents ont fait ou ont subi, réparer leurs oublis : le père antillais qui s’extasie devant Versailles sans savoir que c’est là que Louis XIV signa un traité de commerce d’esclaves (Les Descendants de la nuit), la fortune familiale restée cachée car liée à l’occupation allemande (La Quatrième génération). S’il y a recours au « je » de la voix off, c’est peut-être pour mieux se démarquer d’un « nous » (familial, national) qui a trop bonne conscience, qui ne cherche plus à se souvenir que dans la commémoration (en vogue ces derniers temps). Commémoration n’est pas mémoire, et ce travail-là ne peut se faire qu’au nom d’un « je » coupable car responsable. L’enjeu est le suivant : à la fois réparer pour mieux se démarquer, mais aussi pour mieux se réapproprier une histoire, s’y reconnaître et se reconnaître.

C’est ici que les films diffèrent et opèrent, avec plus ou moins de bonheur le retournement de la proposition : un « je » pas seulement prétexte à évoquer une certaine Histoire, mais lui-même transformé par cette évocation, et par le film. Car pour revenir au « je me souviens », le risque est souvent grand d’une compilation de souvenirs, plaquée sur un ordre prédéterminé, qu’aucune surprise, qu’aucune altérité ne traverse. On cherche à tout prix à se fixer un territoire d’appartenance, à se rattacher à une histoire, sans que la notion d’identité (au moins l’identité du narrateur) soit le moins du monde remise en cause. Il y a une obsession pour une territorialité de l’attachement qui relève parfois un peu de la pose : plus on a d’origines culturelles, plus on est riche. Dans La Quatrième génération, le narrateur regrette sans cesse « je n’ai rien à voir avec cette histoire », mais il insiste, répète, récapitule. Et si toutes ces figures fonctionnent très bien comme métaphores de l’introspection (on descend dans le temps par strates, arrêts, reprises), elles pointent, en alourdissant considérablement le rythme du film, la résistance d’un matériau qui ne se laisse pas transformer, désespérément imperméable qu’il est aux requêtes du narrateur (étranger au début, étranger à la fin).

C’est l’inverse qui se produit dans deux films, au dénouement opposé, mais traversés par une même intensité : Folles mémoires d’un caillou, de Mathilde Mignon et Une maison à Prague, de Stan Neumann. Le projet est a priori le même que celui de tous les films cités, celui d’une plongée dans le souvenir : une île, la Nouvelle Calédonie, où s’est suicidé un grand-père ; une maison d’enfance. Or, loin de la mélancolie programmée à laquelle on pouvait s’attendre (qui dit souvenir dit histoire déjà fixée, déjà jouée), les films vont s’écarter de leur projet initial et se laisser (sur)prendre au jeu du réel.

En suivant la trace d’un grand-père médecin dont il est dit qu’il savait tant écouter ses patients, Mathilde Mignon va à son tour écouter les personnes qu’elle rencontre sur son chemin, et se laisser détourner de sa quête. On a l’impression que la recherche d’une identité originelle, à la base de tous ces films de la mémoire, fait place ici à une dissolution de l’identité (la voix off, la présence bord cadre de la réalisatrice sont de moins en moins fortes, l’île de plus en plus « incarnée »). En abandonnant ce qui fondait au départ sa démarche, Mathilde Mignon finit par retrouver quelque chose de l’esprit de son grand-père. Elle disparaît, comme a disparu son aïeul, mais le souvenir a travaillé, malgré elle, dans les paroles recueillies. Paroles de croyance aux ancêtres, aux racines, aux lieux d’origine, soignant ou plutôt accompagnant la blessure originelle (le suicide du grand-père) dans des moments de cinéma d’une rare beauté (la cérémonie traditionnelle).

Le même principe gouverne Une Maison à Prague. Le film a beau être minutieusement construit et mis en scène, il n’en affronte pas moins les aléas du réel. Stan Neumann raconte les vieux démons qui hantent la maison (suicide du père, conflits familiaux) en ouvrant celle-ci aux raisons de l’Histoire, aux vents de l’extérieur. Les pièces et les étages jadis cloisonnés sont saisis dans leur continuité (portes ouvertes sur longs couloirs, escaliers, travellings passant d’une pièce à une autre), et le lien avec la ville est renoué, visible sous toutes les coutures. Surtout, la maison est racontée au travers de son passé, mais aussi au présent, via ses ultimes habitants. Grâce à ce dispositif, l’évocation du passé est sans cesse traversée du souffle des vivants. On pourrait même se laisser aller à penser que si, à la fin, la maison n’est pas louée (le film s’ouvre quasiment sur la rédaction de l’annonce de sa location) et reste entre les mains de la famille, c’est grâce à ce qui s’est joué dans le film. Car, au fond, il n’y a plus besoin d’ouvrir la maison au monde : de se débarrasser symboliquement d’un passé lourd à porter. Le film a pris en charge cette mise à jour, réglant les comptes (dans tous les sens du terme !) de la famille. Cette interpénétration finale du film et du filmé renforce le lien indissoluble qui attache le réalisateur à sa maison natale. Un lien qui serait presque cordon ombilical, tant la maison prend les allures d’un ventre maternel, un ventre qu’on a fouillé pour mieux renaître et se choisir une famille (la tante adoptée et non la mère biologique). La mémoire ne se dit pas sans ce qui en déjoue la fixité solennelle, apprêtée, mensongère. L’implication au présent du réalisateur (par le truchement de son cousin) a permis de reconstituer autrement les éléments du souvenir figé, et d’affirmer au final l’appartenance à une nouvelle famille, une nouvelle histoire qui peut recommencer.

Gaël Lépingle

Voyage au bout de l’absurde

Eric et Vincent sont deux anciens « casques bleus » redevenus aujourd’hui simples civils. Le récit de leurs expériences en Bosnie est éloquent sur la mission qui va leur être confiée : ce n’est pas voyage au bout de l’enfer mais voyage au bout de l’absurde.

Cette absurdité va peu à peu les briser. Stress de la guerre, peur, dégoût et révolte devant des situations où l’irrationnel se mêle à la cruauté, autant de raisons qui vont contribuer à les user nerveusement et psychiquement. Renvoyés sans aucun suivi médical à la vie civile, ce retour ne peut être, dans ces conditions, qu’un nouveau traumatisme. En bute à une nouvelle incompréhension, celle de « ceux qui sont restés », la haine et la tension accumulées vont faire d’eux de véritables bombes à retardement prêtes à exploser à la moindre occasion. Entre le discours de l’officier prisonnier d’une langue de bois qui donne l’image d’une armée enfermée dans ses certitudes et les mots fragiles des deux appelés, traduction sincère de leurs doutes et de leurs détresses, le contraste est saisissant.

C’est à une mise à nu que se livrent ces « héros désarmés ». A la critique du rôle (ou plutôt du non-rôle) qu’on leur a fait jouer, se mêle une introspection beaucoup plus personnelle. Ce qui donne au film un aspect parfois un peu décousu, oscillant entre registre public (regard sur l’événement) et registre privé (regard sur soi).

La relative faiblesse du documentaire se trouve pourtant ailleurs, dans la différence de qualité entre ce qui est dit et ce qui est montré. Car si Éric et Vincent se racontent longuement à l’écran, un troisième « casque bleu » participe également au film : celui qui a tourné les images en provenance de Bosnie. Or ces images n’ont pas la justesse de ton qui rend les interviews si émouvantes et si éclairantes. Là où la parole prend des risques en se voulant exploratrice, de soi et de l’institution militaire, la caméra reste à la surface des choses. On y perçoit la routine de ces jours passés à côté de la guerre sans qu’émerge le malaise raconté par Éric et Vincent (malaise que l’on retrouve également dans la lettre d’un appelé qui est lue en voix off). La pertinence des propos est absente d’une image qui, au moment même où elle est tournée, appartient déjà au passé. Parce que sa fonction est d’abord d’être une image souvenir. Ce qui est montré, c’est finalement plus le corps d’armée, où la parole est absente, que des corps dans l’armée. Paradoxalement, ces images collent peut-être plus avec le discours militaire, où états d’armes ne riment pas avec états d’âme, qu’avec les propos tenus par les appelés.

C’est tout le problème de comment filmer une réalité de l’intérieur qui se trouve ainsi posé.

Francis Laborie

Straight

Se délivrer de la dépendance à la dope est un processus qui s’inscrit nécessairement dans la durée : on ne décroche pas du jour au lendemain. Retracer en vingt-cinq minutes ce long cheminement vers une « normalité » qui est loin d’être programmée est le pari que réussit Didier Nion avec Clean time.

Le temps de la dope se conjugue exclusivement au présent. C’est celui du flash. Celui du « clean time » se décline chronologiquement. En jours, en mois, puis en années. C’est sur ce nouveau départ, rupture radicale avec un ancien mode de vie, que s’ouvre le film. Là où il est trop tôt pour se projeter dans un avenir encore incertain, avec un passé si présent qu’il en fragilise l’avenir. Une absence de perspectives qui se traduit formellement par une absence de profondeur de champ dans l’image. La caméra traque le visage, cherchant à le serrer de plus en plus près, comme si elle cherchait à exclure un corps marqué dans sa chair par son histoire récente. Des gros plans qui sont l’interprétation visuelle de la vulnérabilité d’un personnage retiré depuis trop peu de temps d’une réalité dominée par l’égocentrisme. Il n’existe pas « d’ailleurs », simplement un « ici et maintenant » rendu instable par la possibilité toujours présente de la rechute.

Mais le « clean time », c’est aussi le temps de la communication retrouvée. Dans un flux ponctué de silence, la parole irrigue l’image telle la drogue circulant hier dans les veines. Acte d’échange qui a déjà valeur de petite victoire. Cette parole investit le film jusqu’à en devenir le personnage principal, créant des lignes de tension pleines d’espoir, de doutes, d’interrogations ou de certitudes.

Clean time est l’histoire d’une errance qui ouvre progressivement les contours d’une nouvelle réalité. Peu à peu, l’espace s’élargit : de l’univers clos de la ville et de l’appartement, il s’étend dans les dernières séquences sur un paysage aéré de campagne. « Clean time : deux ans ». L’errance a changé de sens. D’une dérive sans espoir de retour, à l’issue douloureusement connue, elle est devenue le champ de tous les possibles.

Francis Laborie

Théâtre de rue

Le théâtre de la vie offre de sourdes intrigues émaillées de situations que Shakespeare n’aurait pas reniées. Une des fonctions du cinéma documentaire est de garder trace de ces événements qui prendront valeur de mémoire collective. En ce sens, Concessions à perpétuité constitue une trace édifiante de l’antagonisme des intérêts dans notre contemporaine « civilisation de la bagnole ». Dans ce premier film, Patrick Rebeaud met à jour quelques uns des multiples problèmes que pose l’archéologie en milieu urbain : comment notre société s’accommode-t-elle des richesses historiques qu’elle met à jour ? Faut-il les déplacer pour mieux les protéger ? Les laisser en lieu et place pour les intégrer à notre quotidien ? Dans Fellini Roma, une séquence fameuse règle de manière définitive ce casse-tête chinois : des scientifiques découvrent une magnifique fresque antique. À leur grand effroi et malgré eux, ils la détruisent instantanément. Les sublimes peintures disparaissent à jamais dès que l’air « moderne » s’engouffre avec les chercheurs dans cet espace resté clos depuis deux millénaires. La découverte du trésor constitue sa perte. Préserver le capital historique, voilà le problème. Mais ce n’est pas le seul. Le financement des fouilles en est un autre : Qui paye et jusqu’où ? En France, la dépendance des archéologues vis à vis de leurs financeurs privés perturbe gravement le confort de leurs recherches, quand elle ne les gâche pas tout simplement. Outre le quadrillage de ces problématiques, Patrick Rebeaud propose avec Concessions à perpétuité une savoureuse anecdote urbaine, voisine de la parabole. Voici l’argument de ce « western » contemporain dont Michaël Lonsdale assure le commentaire off. Son ton de confesseur fait ici merveille, comme à l’habitude.

Acte I : À Paris, au cœur du quartier du Marais, place Baudoyer, les ouvriers d’un chantier (fondations d’un parking) découvrent de nombreux vestiges archéologiques de grande valeur historique. Dès lors, tous les ingrédients d’une bonne fiction classique vont se conjuguer. Nous voici aux premières loges d’une enceinte antique à ciel ouvert. L’auteur nous invite au spectacle d’une pièce aux péripéties cornéliennes. Caméra à l’épaule, attentif à toute intrusion dans son champ visuel, il bénéficie manifestement d’une grande liberté pour accompagner les travaux de fouilles.

Acte II : Une chronologie rigoureuse rythme le film, aidant à la bonne compréhension des événements. L’auteur pénètre le hors-champ du chantier, les lieux de transaction interdits au public, pointant précisément les intérêts divergents des diverses parties en présence : l’archéologue (le bon) imposé par la loi découvre avec bonheur toujours plus de vestiges. Son employeur, le promoteur (le méchant) est impatient à cause du retard pris dans la construction du parking.

Les éléments d’une dramaturgie classique s’imposent à nous, révélé par une traque efficace de la caméra.

Acte III : Progressivement, les personnalités des acteurs de ce « microdrame » se dévoilent, les positions se durcissent. D’autant plus intensément que les seconds rôles entrent en scène : les riverains (avec le bon) manifestent leur intérêt pour la conservation du site. Une hallucinante course contre la montre démarre pour les archéologues : mettre à jour ce qui ne l’est pas, examiner, étudier, répertorier, déplacer les découvertes avant l’effective construction du parking. Moteur du suspense : le temps qui profite à l’une ou à l’autre des parties. Au fil de négociations cachées, le pouvoir change de camp en un clin d’œil : obtention de délais pour la continuation des fouilles, établissement de dates butoir pour le promoteur. Sous l’œil curieux ou indigné des habitants du quartier. L’auteur semble posséder ici le don d’ubiquité. Recoupant les points de vues, le spectacle des péripéties devient redoutable.

Acte IV : L’histoire se complique avec l’arrivée des médias sur le chantier (d’abord dans le camp des bons, ils finiront avec les méchants). La presse écrite, puis la télévision ébruitent l’affaire, élargissant rapidement le public du feuilleton. Métamorphose du financeur en un vandale destructeur et sacrilège. Voyant ses finances fondre comme peau de chagrin, l’empêcheur de creuser en rond perd son contrôle, allant jusqu’à ridiculiser les recherches. Les scènes se succèdent, donnant la vedette aux gentils ou au méchant. Le malheureux archéologue devient pathétique, écartelé entre les politiques, mollement alliés au promoteur, et les riverains. Plus il fouille… plus il trouve. Pour finir, la vindicte générale s’abat sur « l’Indiana Jones urbain ».

Dernier acte : le chercheur tente de sauver en catastrophe ce qu’il juge le plus précieux. Dans ce cruel dilemme, il récupère précipitamment, non sans casse, quelques parcelles de la précieuse nécropole carolingienne. Le beau jardin de vestiges rêvé par les habitants du quartier ne sera pas. Enfin la tragédie s’achève avec les bulldozers, brutes mécaniques sans âme, recouvrant de gravats grisâtres les sarcophages minutieusement découverts. Séquence de profanation insistante, blessante pour l’œil…

Reste ce film qui relate efficacement l’aventure et conserve de nombreuses images testamentaires du site. Cette trace cinématographique que laisse Patrick Rebeaud, en restituant bien l’atmosphère conflictuelle, montre les possibilités narratives du documentaire « couverture d’événements ». Épousant la vie et ses épisodiques nœuds gordiens, ce film témoin découvre une scène ouverte où les personnages recroisés par l’auteur se débattent plus ou moins généreusement. Dans ce conte moderne aux multiples portées philosophiques, Patrick Rebeaud prouve que notre société se montrera dans bien des cas désespérément incapable d’improvisation tant que le profit s’incarnera comme son moteur unique et privilégié…

Jean-Jacques N’Diaye