Une dignité retrouvée

Ce documentaire a quelque chose de salutaire. Il sauve de l’amnésie et de l’ignorance, en faisant enfin surgir de l’oubli les immigrés maghrébins, si souvent objets d’analyse ou de critique mais jamais présents sur nos écrans. Les voir, les entendre, donne corps et âme à ce qui avait fini par devenir une entité se réduisant à des chiffres, des discours xénophobes, des banlieues enflammées.

Ni pathétique, ni vengeur, ce film sensible donne simplement du temps et de l’espace, comme rarement cela a été fait, à ces hommes et ces femmes pour qu’enfin ils se racontent.

Si le découpage en trois parties, les pères, les mères, les enfants, est judicieux, chacune des parties renvoyant à des réalités et des histoires différentes, on peut malgré tout supposer qu’il aurait été difficile, voir impossible, de réunir ces trois paroles dans un même temps, dans un même cadre. En effet, qui connaît les valeurs de pudeur, de respect et de réserve de la culture maghrébine, devine cette difficulté, et mesure d’autant mieux la qualité du travail de la réalisatrice, réussissant à libérer une parole si longtemps tue. Du coup, le choix de Yasmina Benguigui d’être totalement absente du film, y compris de la bande-son, lui confère paradoxalement une présence très forte. Par ailleurs, la mise en scène, installant tous les personnages dans leurs univers, passés ou présents, renforce leurs propos, les lieux jouant le rôle de caisse de résonance.

Les pères, ou les hommes du silence, car comme le dit l’expression de l’un d’eux « plus tu fermeras la bouche, moins t’avaleras de mouches ». Ils se remémorent le choc de leur arrivée en France, les logements insalubres, la solitude, les conditions de travail difficiles. Un des moments les plus terribles, évoqué par l’un d’eux, décrit son départ du pays d’origine. Sur le bateau, il jette d’une part sa chéchia rouge, chapeau traditionnel tunisien, d’autre part des boulettes de viande, croyant trouver un pays d’abondance. À la lumière de la réalité qui l’attend qui les attend – ces deux gestes acquièrent une puissante dimension symbolique. C’est une génération qui a vécu l’humiliation et la négation de soi.

Les mères, ou des femmes qui ont toujours subi. De même qu’elles ont été mariées, pour la plupart, sans leur assentiment, elles sont arrivées en France parce qu’une loi (le regroupement familial) en a décidé ainsi. Elles ont vécu d’autant plus difficilement leur venue en France qu’elles n’ont pas trouvé le confort espéré, et qu’elles n’ont pas ou peu eu de contact avec l’extérieur, contrairement aux maris qui travaillaient. Leur enracinement s’est essentiellement fait par les enfants, qu’elles ont pourtant élevés dans le mythe du retour au pays d’origine.

Les enfants, ou les citoyens de nulle part. Autant les aînés semblent, après être souvent passés par la révolte (délinquance, conflit familial…), assumer leur double identité, autant les plus jeunes revendiquent leur différence. Si l’âge est un élément d’explication, ce repli identitaire est aussi une réaction à l’exaspération actuelle de la xénophobie. Il transparaît, en filigrane, l’histoire de cette seconde, voir troisième génération d’immigrés, de l’apparition du mouvement « beur » à l’identification à la religion musulmane. Ce passage d’une revendication du droit à la différence puis du droit à la citoyenneté, jusqu’à une revendication religieuse, figure le hors champ constitué par la manière dont la société française pense son rapport à l’Autre.

Les histoires individuelles dessinent ainsi, par petites touches, une immense fresque où figurent les questions de l’exil, du déracinement, du rejet, de l’altérité, de l’identité, redonnant chair et humanité à l’Histoire de l’immigration. Il est étonnant, mais révélateur, de voir comment ces récits se heurtent aux discours tenus sur eux par les représentants du patronat ou de l’État français. Ces discours laissent bien entendre avec quel mépris la venue et la situation des immigrés étaient envisagées. On perçoit combien l’importance du passé colonial a contribué décisivement à la formation de l’imaginaire sur l’Autre, faisant passer directement la représentation de l’indigène colonisé d’hier, à celle de l’immigré maghrébin d’aujourd’hui. L’appréhension des phénomènes d’immigration et des populations immigrées semble, en effet, profondément liée à ce passé qui a imprégné pendant près d’un siècle la culture occidentale, sans qu’une véritable interrogation critique ait été menée depuis la décolonisation. La désillusion coloniale n’est pas digérée, les images n’ont pas été déconstruites, l’histoire n’a pas été assumée : la figure de l’indigène continue d’exister dans les mentalités, témoignant d’un point aveugle de l’histoire coloniale. De surcroît, l’occultation de ce passé comme base de la persistance des mouvements migratoires ponctuels, condamne à l’incompréhension des arrivées récentes d’immigrés originaires de l’Afrique noire ou du Maghreb (le cas des maliens est typique). Et même si ce passé n’explique pas tout des fantasmes et des attitudes d’aujourd’hui, il en est en grande partie responsable. Il serait temps de comprendre et de déconstruire les représentations des populations immigrées en prenant en compte la spécificité de ce passé, l’enjeu étant une meilleure appréhension des crispations xénophobes, des cristallisations identitaires et des manipulations politiques du thème de l’immigration. Ce film y contribue pleinement.

Sabrina Malek

Massilia Sound

Marseille, France. Source d’inspiration de nombreux cinéastes (entre autres Carpita, Guediguian). Lumières, couleurs, bruissements maritimes et urbains, cette ville inspire l’œil. Intimiste et humaniste, le film de Bania Medjbar et Christian Pesci rend compte de ce phénomène particulier. Dés la séquence d’ouverture, les cinéastes ont la volonté formelle de proposer un jeu cinématographique hors des clichés narratifs habituels. Ce pari, tenu et gagné, donne à voir un émouvant poème réaliste. L’image Super 8 offre à l’ensemble une allure de peinture impressionniste, dont le grain donne une grande douceur esthétique. Le banal, privilégié par les cinéastes (HLM des quartiers Nord, port, mer, campagne, lumières nocturnes) en devient exceptionnel. D’abord noires et blanches, les images se colorisent, distillant goutte-à-goutte une urbanité poétique… Comme on le dirait là-bas, « les yeux se régalent… ».

Quelques séquences, loin du conventionnel, s’aventurent sur le terrain du cinéma expérimental, jusqu’à l’abstraction. Les auteurs s’amusent ici à piéger le spectateur avec un kaléidoscope de formes colorées, répétitives, hypnotiques, toujours renouvelées. À ce prisme, vient s’ajouter l’élégance du choix musical, mélodies cristallines de guitares ou accents graves de contrebasse ponctuant le rythme tranquille du film. Pourtant, si ce Marseille mis en scène étonne et séduit, la lecture des correspondances qui viennent en contrepoint sonore à ces « belles images » nous ramène en terre humaine, contrée aux géographies moins lisses. Les lettres off, lues par ces hommes et ces femmes que la vie a radié à un moment donné, révèlent autant de drames personnels exprimés par des mots qui entrent en résonance, font mouche et convoquent une réelle émotion. Phrases simples et profondes, implacables, magnifiques, qui oscillent entre la gravité et la constatation émue : mal être, rejet du père, hommage à la mère, « immigritude », etc. Ce recueil épistolaire offre aux lecteurs un espace de liberté où s’exprime leur besoin vital de reconnaissance individuelle, familiale, sociale. Sans colère aucune, avec soulagement sûrement, avec haine parfois, avec amour toujours, ces paroles longtemps contenues s’échappent, avides de se livrer. L’anonymat que permet le dispositif encourage ces confessions, ces prières, ces dénonciations. Et l’on écoute des mots en quête d’humanité. Dans Impressions de voyage, la bande son concrète, ancrée dans le réel dérange la contemplation des images, provoquant en nous une confrontation salutaire. Ainsi, cette ville revisitée, réinventée par l’œil caméra, rendue idéalement belle et séduisante, vit dans l’écran. Ses rues, ses paysages, cette mer, cadrés avec soin, avec amour, sont assaillis par la vitalité des émotions avouées. La base populaire, terreau de ce corps social multiethnique en fragile équilibre, délivre ses messages à l’intention de tous.

Au sortir de ce film hommage à la cité phocéenne, on se prend à rêver, au risque de se tromper, que Marseille soit l’archétype de la ville populaire dans toute son humanité…

Jean-Jacques N’Diaye

L’insolente éloquence d’un regard

La visite de la Pologne d’aujourd’hui peut constituer un pèlerinage important dans une existence. L’histoire récente de ce pays nous a enseigné, du moins faut-il l’espérer, la leçon du siècle. Nul besoin de trouver une motivation personnelle, familiale, consciente pour ce voyage. Chacun peut avoir lu et pris la mesure de ce qui s’est passé dans ce pays au cours de la guerre 1939-1945. Certains, plus jeunes, ont en eux le besoin inavoué de se confronter de visu aux briques sinistres du rempart du ghetto de Varsovie… à l’indicible horreur qui émane des baraquements du camp d’Aus­chwitz. Mais la démarche de Julien Donada ne s’inscrit pas uniquement dans ce registre. Son film, Un automne en Pologne, est un recueil d’impressions, à l’allure de flânerie poétique, sur une quête géographique en forme de spirale qui nous amène « au centre du monde ». Son regard, s’il questionne le passé, s’accroche aussi au présent, à l’activité humaine, ce ressort qui sauve en dernier recours l’individu : l’action, concentré d’instinct de conservation. Car la Pologne s’est reconstruite, a initié les pays de l’Est à la tentative démocratique, à l’économie de marché. L’énergie de la vie, de la survie… c’est aller de l’avant, stationner, c’est reculer, pour les individus comme pour les états. Pourtant, dans ce pays en incessante reconstruction, reste Aus­chwitz, gouffre d’existences devenu lieu de pèlerinage émotionnel, à visiter par curiosité, en touriste, parce que « ça tient encore debout ». Parce que les pierres vibrent encore sourdement et parlent peut être mieux que les livres, d’un passé occulté. Parce qu’on a envie d’avoir honte pour l’Homme… là-bas. Les visages, monuments, places, paysages se succèdent. La relance mutuelle image-texte aiguise nos sens. Le narrateur nous informe plan après plan de la présence ou de l’absence de ses états d’âme. Le film se clôt dans les allées fantomatiques du camp de la mort, en une ultime provocation du narrateur en cet endroit exécré mais scrupuleusement conservé.

Julien Donada nous convie à profiter d’un langage cinématographique où l’acuité du regard se met au service d’un certain courage subjectif. Concernant le monologue intérieur : séduction serait un mot un peu lourd, disons qu’on suit la pensée, et qu’on ne la lâche plus. Agréable sensation de se perdre dans la petite musique intérieure d’un observateur qui n’hésite pas à prendre la clef des champs au sein même de sa propre cohérence descriptive. L’image est délestée de sa signification intrinsèque par les mots. Indéniablement, il souffle dans Un automne en Pologne un vent d’impertinence qui a quelque chose à voir avec la jeunesse dans ce qu’elle a de léger. Le narrateur se pose en une sorte de faux candide bien informé, non dénué d’humour. Les phrases coulent, simples dans leur formulation, profondes dans ce qu’elles convoquent en nous. Là, se situe un réjouissant paradoxe que Marker a mis à jour dès ses Lettres de Sibérie : les images peuvent être à la fois outrageusement faussées et pourtant profondément exactes par la grâce d’un texte. Ce qui met le spectateur en état d’alerte permanent et l’empêche de tourner en rond dans les redondances son-image. De fait, le film de Julien Donada peut nous donner parfois une impression de malaise. L’irrévérence de certains propos – « Étrangement, je me sens bien. » (dans le camp d’Aus­chwitz) – dans sa franche ingénuité, peut per­turber, voire effrayer. Il y a un exorcisme secret au bout de ce voyage initiatique qui ne veut pas se l’avouer. Une volonté de provoquer sans doute, mais aucune perfidie dans Un automne en Pologne. Juste des phrases acérées, insolites, qui ne peuvent laisser indifférent.

Jean-Jacques N’diaye

Palette humaine

La belle idée du documentaire de César Paes, Le Bouillon d’awara, c’est de décrire, cerner les enjeux d’une situation sociale spécifique. Sur cette proposition le cinéaste réussit à tenir une démarche de réalisation ludique tout en multipliant les points de vues.

Les mille cinq cents habitants de Mana, en Guyane française composent une société pluri-ethnique, multicolore, aux diverses religions. Les personnages symboles de ce corps social diversifié exposent leurs parcours individuels. César Paes capte leur quotidien. Amérindiens, Créoles, Noirs marrons, Suri­na­miens, Hmongs, Européens, Bré­­si­liens, tous se livrent à nous. Par là même, le film pointe les situations, joue de la résonance des propos pour tenter de répondre concrètement au questionnement suivant : Quelles voies possibles pour une société multiculturelle ? Quel fonctionnement ? Quels aména­ge­ments ? Ce documentaire arrive au bon moment.

La préparation du plat-titre, le bouillon d’Awara, constitue le leitmotiv du film. Cette recette, qui inclut en ingrédients « tout ce qu’il y a sur terre » a valeur de savoureuse métaphore du bouillon des cultures. Melting-plat pour un melting-pot. La structure narrative du film propose malicieusement ce parallèle : comme les épices dans le bouillon d’Awara, les groupes ethniques se sont saupoudrés petit à petit dans le chaudron du bourg de Mana. Cela se traduit à l’image par une belle suite de visages tous différents. On ne sait jamais qui va intervenir, ni la couleur de sa peau. Profusion de langues, d’accents, richesse sonore. Le cadre aéré laisse le décor nous imprégner, l’image « grand-angle » nous le détailler. Les musiques émaillant le film renforcent aussi ce contexte de diversité.

Mais ce film joyeux n’occulte pas les problèmes de la cohabitation. C’est l’âcreté du bouillon. Évoquant les peurs de la perte identitaire, le cinéaste ne pointe pas assez cette friction nécessaire de l’interculture. Par contre, il insiste sur l’école, le travail, les commerce, l’administration, passerelles inter­ethniques. Comme sur la digestion de ces communautés par la France, « mère patrie ». L’un des personnages nous exhibe fièrement sa carte d’identité fraîchement obtenue.

Le Bouillon d’Awara, même s’il comporte certaines longueurs, tisse un canevas dense de pistes socio-ethnographiques, à la limite de l’explosion. Il nous laisse repus, comme après un bon bol du plat guyanais. Au final, on éprouve une sensation de satisfaction. Presque un sentiment de victoire contre l’intolérance et le racisme rampant. Éventail multicolore d’individus, le bouillon d’awara est un film généreux.

Jean Jacques N’diaye

Effets secondaires

Il faut se défier de recettes ou de toute idée préconçue sur ce qui ferait un bon sujet de film. (1)

Jean-Paul Colleyn

L’effet transsibérien met à jour le double tranchant de la démarche « carnets de voyages ». Notre adhésion de spectateur à ce type de documentaire réside pour une large part dans la diversité des aléas survenant dans le parcours. La somme de ces micro-événements donnera sa consistance au récit et le fera progresser au delà d’un dispositif imaginé sur le papier.

Xavier Villetard a évité les possibles dérives racoleuses de certains magazines télévisuels. D’emblée, il affiche clairement par un texte préalable son projet narratif : le spectateur s’embarque pour un « railway movie » à ossature littéraire. La musique des mots de Blaise Cendrars rythmant l’ensemble, l’objectif de la caméra balaye paysages, fixe gestes et visages. Le micro recueille bruits, réflexions des passagers. Dans son ensemble, cette proposition narrative met le spectateur en situation de voyageur, « en partance » dans une Russie dont on connaît déjà le chaotique visage. Si quelques remarquables séquences de captation (les enfants dans la neige au début du film, la confession du capitaine Akchar dans le noir, entre autres) parlent en faveur du film, on éprouve à l’issue de la tentative une déception sur la forme.

Le narrateur se met en scène dans le couloir du train. Cette marque d’énonciation régulière nous donne à prévoir rapidement une structure attendue aux effets prévisibles. Dans la même logique, les travellings sur les paysages s’étirent en longueur, nous donnant plus l’impression de répondre à une opportunité de montage de pure forme, ne parvenant pas à nous donner le sentiment de « l’ailleurs ». La durée excessive de certains plans nous fait rapidement glisser dans un état de passivité, dans un temps du film douloureusement interminable calquant d’un peu trop près le temps réel du voyage. Les ponctuations visuelles et sonores, dans leur souci de rimer, remettent à chaque fois le film sur des « rails », l’empêchant de décoller de sa vitesse de croisière. Heureusement, il y a dans le film des paroles qui marquent. Celles de ces personnages assaillis de doutes, d’incertitudes. A l’exception de cette dame étrangement lunaire, sereine dans sa ferveur mystique.

Ce que nous donne à voir et à entendre le réalisateur lorsqu’il se tient au plus près de ces hommes et femmes en huit clos nomade nous transporte enfin en terre étrangère. Si l’on excepte ces instants trop rares, on peut regretter que la mise en récit de L’effet transsibérien comporte certains effets secondaires indésirables.

Jean-Jacques N’diaye

  1. Jean-Paul Colleyn, le regard documentaire, Ed. Supplémentaires Georges Pompidou.

Triste kaléidoscope

Les enfants, tout droit sortis de l’univers de Doisneau, jouent et parlent à la caméra, images filmées d’un train qui lentement va s’ébranler pour nous emmener sur les traces de La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars. Un poème long comme un rail, avec des rimes qui n’en sont pas, des vers de toutes les longueurs, un rythme chaotique et des noms de villes à la rugosité exotique. Avec la petite Jehanne qui se ballade dans cette prose en pensant à Montmartre, perdue parmi des images hallucinées où se mêlent souvenirs et sentiments du narrateur. Bref, un poème écrit comme un voyage mal organisé, sauf que la beauté de l’écriture le transforme en symphonie ferroviaire.

La caméra suit ici les mêmes rails, à la découverte du paysage et des voyageurs rencontrés au fil du trajet.

La voie ferrée défile telle une pellicule qui révèle une géographie terrestre et mentale : mysticisme d’une femme, désarroi d’un homme, splendeur d’une aube rougeoyante, rêves d’un enfant, inquiétudes d’une mère, ciel crépusculaire, sourires des retrouvailles, neige…, regard fuyant d’un ancien soldat d’Afghanistan, propos désabusés après un larcin, neige encore…, adresse écrite à la va-vite, prisme du givre sur la vitre, bleu du ciel et de l’eau, silhouettes immobiles comme des poteaux caténaires, landaus en file indienne sur un quai désert, néons entraperçus, bâtiments sombres, lassitude des visages, nostalgie d’un passé mythifié, lumière blafarde, revolver démonté, vies malmenées par l’aiguillage de l’Histoire, neige toujours…

Et puis, au terminus du film, une fillette énumère des noms de villes à la manière d’un dépliant touristique.

Alternant des séquences longues et courtes, le film est construit sur le modèle du poème, kaléidoscope d’images ponctuées par les interventions d’un narrateur. Les plans serrés sur des personnages, qui racontent un quotidien aussi cloisonné que les compartiments, contrastent avec les paysages balayés par la caméra. Et peu à peu, c’est le portrait d’une certaine Russie qui se dessine à travers cette radiographie cinématographique. Une Russie à la dérive, où les repères soutenant les liens sociaux ont disparu pour ne laisser place qu’à la dureté du capitalisme le plus sauvage. Criminalité, racket, misère sociale et affective, incertitude du lendemain, lassitude de la guerre… Les quelques sourires que l’on voit poindre ça et là, aussi rares qu’un rayon de soleil sibérien, ont bien du mal à éclairer la grisaille de cette réalité. Ce n’est plus seulement le froid qui glace cette société, l’angoissante complexité de ce futur qui se profile à l’horizon fait également frissonner.

Aujourd’hui, la petite Jehanne a cédé la place au capitaine Akchar, qui nous accompagne tout au long du voyage. Avec son désir de reconstruire un couple sur les décombres d’une vie tumultueuse, Akchar est à l’image de son pays : en proie à une sacré gueule de bois.

Francis Laborie