Now et 79 primaveras sont deux démonstrations d’un cinéma en lutte. Démonstration renversante par l’énergie qu’insuffle la composition des sons et de l’image.
Santiago Alvarez apprend tardivement, à quarante ans, le métier de cinéaste, dans l’urgence nerveuse de l’instauration d’une nouvelle société, lorsqu’il intègre l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (Icaic), créé dès mars 1959 par Fidel Castro. Un des vœux de la révolution était de propager la lutte auprès des peuples opprimés. Now clame la révolte des noirs américains, 79 primaveras soutient le Viêtnam contre l’invasion meurtrière des États-Unis.
Now, c’est tout d’abord un appel à la révolte, suite aux émeutes de Watts, scandé par la chanteuse noire américaine Lena Horne dans son interprétation en anglais, et version jazz, d’une chanson hébraïque. La chanson est le film. Et les images s’associent rageusement à la musique et à la voix, pour opposer à la force de l’injustice la puissance de la détermination. Elles sont pour la plupart photographiques, glanées par-delà les frontières dans un panthéon d’images qu’Alvarez considérait universelles. « Now, it’s the time » : il est temps de ne plus accepter l’inqualifiable précarité de droit, le violent racisme et la sanglante répression policière dont est victime la communauté afro-américaine aux États-Unis. En contrepoint de la première image du film (une conversation apparemment détendue entre Martin Luther King et Lyndon B. Johnson), Alvarez précipite une succession d’images « de todas partes y para todos » : à un rythme de plus en plus poignant s’accumulent les exactions commises par les blancs. Les photographies et les images en mouvement s’écrivent sur une partition qui nuance, immobilise, accentue la puissance évocatrice de chacune. L’utilisation du banc-titre, du recadrage, du trucage redonne mouvement aux témoignages photographiques figés, et les séquences filmées ponctuent la musicalité du montage de singulières respirations…
Si l’art de la mise en scène consiste, en premier lieu, à se réapproprier ces matériaux de toutes parts, l’art du montage chez Alvarez révèle pour tous le sens dramatique intrinsèque à ces images. Une courte séquence présente un enchaînement de plans très rapides, rythmés exactement sur plusieurs occurrences sonores du mot NOW. Ces plans sont issus de la même photographie plusieurs fois recadrée. Un policier tient en joue un homme à terre. Le fusil est sans compassion. Et, toujours plus aveugle, il devient l’unique sujet du plan…
Quand des flammes sont ajoutées à l’image du corps calciné d’une victime de lynchage ; quand la bannière étoilée est insérée côtoyant le drapeau nazi lors de solennelles réunions du Ku Klux Klan ; quand la ponctuation finale du film, au son et à la gâchette d’une mitraillette, est l’écriture du mot NOW, il s’agit sans ambiguïté d’un cinéma politique. « Attraper la réalité telle qu’on la comprend, et non telle qu’on la voit », telle est la démarche revendiquée par le cinéaste ; elle conduit politiquement, en l’occurrence, à instruire le regard du spectateur de l’agressivité du monde impérialiste.
79 primaveras évoque, lui, la mort d’Ho Chi Minh, leader du Parti communiste vietnamien, et, au travers d’une chronologie de sa vie, l’histoire du soulèvement contre les colonisateurs. 79 printemps vers la victoire. Pour Alvarez, l’issue du conflit au Viêtnam était connue, et s’annonçait inéluctablement favorable au peuple vietnamien. Le film s’ouvre sur l’éclosion d’une fleur que ne pourra pas détruire la bombe lancée du ciel. Il accuse frontalement les crimes américains, leurs photographies de trophées de guerre, tristement contemporaines. Il observe les victoires vietnamiennes. Mais il craint que le camp socialiste ne se fissure. Il s’inquiète avec lucidité pour l’avenir de la lutte. L’intelligence de cette lucidité s’accorde peu aux impératifs du film de propagande…
Il y a dans les compositions d’Alvarez une force fragile qui résiste aux accumulations de temps et de défaites. Ses films sont ceux d’un peuple en guerre, et, de fait, en résistance permanente. Le cinéaste investit l’écran non seulement par sa maîtrise rythmique, ses expérimentations troublantes, ses inventions narratives, et son habilité à faire avec des moyens pauvres de remarquables objets cinématographiques. Mais aussi parce que se reflète dans son travail une époque où se jouèrent de nombreux enjeux qui font le monde contemporain. À ce titre, il peut être utile d’aborder ce cinéma en se remémorant, s’imaginant ces années charnières, trop souvent enterrées par l’Histoire. C’est une distanciation primordiale à opérer pour ne pas se heurter trop définitivement à quelque déconcertant sentiment de manipulation.
Sylvain Baldus