La Forteresse blanche de Johan Van der Keuken (1973)

Dans les replis du quotidien se mêlent tout à la fois la beauté, la détresse et la solitude des hommes. Johan Van der Keuken opère ici comme un archéologue de l’ordinaire : chaque strate révèle tantôt des gestes, tantôt une parole, et cette coexistence vibre dans un rapport presque musical qui n’est pas sans rappeler la pratique du collage. Un parti pris esthétique très fort pour une démarche politique volontariste qui jamais n’édulcore le propos.

Le mouvement perpétuel des images pointe la misère économique, enregistre le désarroi humain et consigne l’angoisse de l’isolement. Pourtant jamais un cri, où presque, ne s’échappe. Juste la résignation sourde d’un visage, une main rageusement agrippée à un barreau, la présence tenace d’un fauteuil défoncé. Autant de signes avant-coureurs de lendemains qui déchantent. Le point de vue de Van der Keuken est accroché là. Lorsque le ballet mécanique des chaînes de montage convoque la révolte adolescente, ou lorsque la face sinistre du capitalisme émerge en une myriade de fragments anonymes.

Division du travail, éclatement des consciences, la présence du réalisateur devant ces «corps dociles» 1 se situe toujours dans la bonne distance. Comme il le note lui-même, « … on procède par coups de marteau rythmiques, par décadrages abrupts et zoom heurtés ou par mouvements plus discrets, souples et sinueux. On est à la fois dans le monde réel et dans la fiction. Il n’y a pas de fente» 2.

Vingt deux ans après sa réalisation « La forteresse blanche » conserve toute son actualité. La rigueur d’une exploration sans concession conjuguée à la modernité de la composition en font toujours un objet indispensable.

Éric Vidal

  1. Michel Foucault, « Surveiller et punir ».
  2. Johan Van der Keuken, Correspondances,