Petite émission de magnétique frangine

Hayat appelle Leila et Leila appelle Hayat, leurs voix se brouillent. L’amour entre les deux sœurs comprime les espaces. On entend des histoires sur leur mère, le sexisme, le racisme, la naissance d’Inaya. Le récit qui suit est une transcription imparfaite des voix enfouies sous les grésillements.

Quand le bip se perd
À ciel ouvert
La seule étoile
Rose et floue
Augure un cap
Mer arctique
Murs de France

(pas de signal)

De ta mère reste
La malédiction
Si l’iceberg
Te cogne le flanc
La petite arrive
Vire à l’arrière

(mère-miroir)

Mokhenache, get us back
Tu attends, tu attends, tu attends
Elle a les yeux grands ouverts
Elle est vive
Reviens vite

(brouilla*e,
*a m* rend*e ma**de)

Briser le cycle
Avec le roulement
D’un tire-corde
En haut de la
Mission claire
Le souffle est court
L’éclat de rire

(sextan)

L’horizon sépare
La mémoire des odeurs
Et des condensations
Baisé le pied
Fini le sein

(zone blanche)

Que de jouer la dure, nanana
Qu’une femme d’un mètre soixante
Peut-être capitaine
Que tu es belle, tu es du Sud
Que si tu parles, c’est toi la folle
Que l’autre du syndicat
Te laisse seule

()

C’est imprimé dans mon sang
Comme un oiseau trouvé
Loin de son buisson
Soigné, nourri, aimé
Pour finir dans une boîte
(paperwork)

Siggi
Non à la bague
Pour une tente
Pour une cale
Pour un call

(Inaya)

Lunch Break

Cut-up feat. Leslie Kaplan, L’excès-L’usine, 1982

12h00

Sharon Lockhart filme la galerie souterraine d’un chantier naval, pendant la pause déjeuner des ouvrier·ères, la Lunch Break. A-t-elle jamais été aussi longue ? Quelle est sa durée habituelle ? Finira-t-elle ?

« Ni début, ni fin. »
« À l’intérieur de l’usine, on fait sans arrêt.»
« On est dedans, dans la grande usine univers, celle qui respire pour vous. »

12h27

Les ouvrier·ères sont assis. Certain·es mangent, d’autres lisent, se reposent. Parfois la lenteur les fond au décor, parfois elle les détache. On a le temps de les voir. Iels sont nommé·es dans le cast : Maurice, Todd, Doug, Chris, Andrew, Ed, Merle, Nathan. Et une Kasha. Est-ce elle que l’on a vu au début ?

« C’est une femme un peu lourde, elle a un chignon gris. On passe, on la regarde.
On voit ses formes. »

13h12

Sharon Lockhart ne laisse pas d’échappatoire, pas d’écart possible. On a tout le temps de s’installer dans le plan, d’en sentir l’oppression. Pas d’appel d’air.

« Quand on arrive devant une usine qu’on ne connaît pas, on a toujours très peur. »
« On a mis la blouse. Dans la poche, il y a des pièces pour la machine à café. Parfois on met la main dans la poche, pour sentir. »

35h57

Une heure vingt pour aller d’un bout à l’autre du couloir. Ce lent travelling requiert notre attention. On pense à ce qu’on sait de l’usine, du travail à la chaîne, on tente de déchiffrer un sticker sur un casier, un titre de journal. Alors qu’on traverse un espace collectif, le film nous laisse seul·es. Si on peut s’égarer dans nos pensées, la physicalité étouffante du trajet nous oblige toujours à être là.

« Le temps est ailleurs : seuls existent l’espace, dans la tête, infini, et toute vie mainte- nant, ramassée et pleine, comme un caillou mort. »

47h25

On entre dans une matière photographique en 35 mm. On pourrait croire à un décor de fiction. Les lumières semblent travaillées, la scénographie ciselée et rigoureuse.

« On passe dans la carcasse légère, mince et suspendue, de l’usine.
On est dans la matière qui se développe, la grosse matière, plastique et raide. »

73:45:57

Machines, moteurs, voix à vitesse réelle : la bande son aux allures bruitistes a été composée par Becky Allen et James Benning. Elle est un refuge pour notre attention, on tente d’en extraire des bribes de conversations. À la fois un repère et un nouvel espace de perdition, un fond bourdonnant qui nous épuise.

« L’espace est silencieux. Trous de bruits, trous de bruits partout. »

Édito

Cette seizième édition des États Généraux, la dixième pour Hors Champ, s’ouvre un an après le dur conflit des intermittents, conflit dont on mesure à peine les conséquences dramatiques, notamment sur le plan humain. Sur le front de la création documentaire en tant que telle, les nouvelles ne sont pas franchement meilleures. Malgré quelques succès incontestables en salle, les difficultés à produire des œuvres documentaires qui sortent des sentiers esthétiques (re)battus sont, elles, bien « réelles ». Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les « cases documentaires » proposées ces dernières années par les différentes chaînes publiques ou privées et d’évaluer l’étendue du désastre. Pour une fragile Lucarne en effet,

Hors Champ

combien de fenêtres insipides ? De fait, sans une université d’été comme Lussas, sans les festivals avec compétitions nationales et internationales, un certain nombre d’œuvres inédites ou hors normes (par leurs formes, leurs durées, leurs choix plastiques) resteraient quasiment invisibles. Inaudibles, aussi. Quelle télévision prendrait aujourd’hui le risque, pourtant minime, de diffuser des œuvres aussi sensibles ou percutantes que celles de Guy Gilles, d’Antti Peippo ou encore de José-Maria Berzosa, pour n’en citer que quelques-unes ? Dans ce contexte s’affirme ici et ailleurs, l’impératif collectif et individuel de sortir de « l’entre soi » pour lâcher prise et nous ouvrir à des états de matières, de couleurs, d’images et de sons qui reformulent sans cesse notre expérience de spectateur.

Éric Vidal pour l’équipe

À qui perd gagne

Que se passe-t-il quand Godard réalise un film sur un mathématicien ? Par quelles voies le poète en cinéma essaie-t-il de saisir une pensée scientifique ?
Avec René, Godard subvertit le genre convenu de l’entretien grâce à son inimitable nonchalance et une réalisation surprenante.
Dans son film, deux formes d’esprit se rencontrent et se percutent. Celle du cinéaste se fonde sur l’association d’idée, l’analogie et l’approximation. Elle a pour elle la légitimité d’une pratique artistique et du dispositif filmique. En face, le mathématicien René Thom raisonne logiquement avec méthode et rigueur, pour tenter de vulgariser sa « théorie des catastrophes » mondialement reconnue.
Dans un premier temps, Godard, jamais visible à l’écran, donne l’impression de ne pas résister à la tentation d’user à plein des moyens expressifs que lui offrent montage et effets spéciaux.
Au tableau noir sur lequel Thom trace à la craie figures et symboles, il oppose un écran transformé par la palette graphique en tableau transparent, où s’incrustent avis tranchés (« faux, non-sens »), jeux de mots et schémas un peu fantaisistes, comme autant de commentaires mettant à distance certaines paroles de Thom.
Aux métaphores explicatives du scientifique, répondent des insertions d’images connotées, proposant au spectateur d’autres lectures, politiques, artistiques, ludiques, de l’échange en cours.
Est-ce à dire que le cinéaste voudrait faire valoir ses points de vue au détriment du sujet filmé ? Il serait tentant de le croire, mais à mieux y regarder, il n’en est rien.
Avec son attitude d’élève un peu paumé mais appliqué, Godard se livre à une sorte d’autodérision qui décrédibilise l’hypothèse qu’il veuille avoir raison. Comme un cancre arrivant à poser des questions auxquelles les premiers de la classe ne songeront jamais, il amène le mathématicien à exprimer des convictions personnelles qu’il n’aurait pas livrées autrement.
En créant une concurrence artificielle entre le système du film et l’exposé du scientifique, il réalise subtilement un report de sympathie en faveur de celui qui en est la victime. Thom, par sa patience et sa bienveillance, paraît d’autant plus sympathique qu’il s’efforce d’accepter cet esprit intuitif et tâtonnant, aussi éloigné du sien soit-il, qui l’interroge et joue avec lui.
Avec ce qu’il inflige au spectateur – frustration du regard empêché de voir ce qu’écrit Thom, paroles parfois rendues inaudibles, surcharge visuelle des incrustations – Godard active une envie de comprendre qui tente de surmonter ces obstacles, s’irrite de ces procédés, bien qu’elle en soit peut-être aussi le fruit.
La forme profite donc ici paradoxalement, non à celui qui semble se mettre en avant, mais au mathématicien pour lequel travaille tout le film.
Avec Nombres et Neurones de Benoît Jacquot, la tension a lieu cette fois, non entre réalisateur et penseur, mais entre deux scientifiques devant la caméra. Ce qui fait difficulté n’est plus du côté du dispositif, mais au niveau des propos échangés.
La controverse réunit le mathématicien Alain Connes opposé à un neuro-biologiste, Jean-Pierre Changeux, qui conteste que les objets mathématiques puissent exister en dehors de l’esprit humain. Il est parfois ardu de suivre ces échanges denses et vifs qui jonglent avec des références de spécialiste. Dans un tel débat interdisciplinaire, chaque polémiste convoque les théories de son domaine pour mieux contrer l’autre. Chacun lance à la dérobade des regards à l’objectif : Changeux avec un air assuré, l’autre plus inquiet. Vers la fin de la séquence, Connes s’assure que la caméra le filme bien et se lance alors dans une démonstration, pour lui décisive. Mais rien n’y fait, l’autre n’a de cesse de lui couper la parole, de lui refuser son écoute. Connes prend alors à témoin la caméra en la fixant, puis regarde quelqu’un hors-cadre, sûrement un technicien, auquel il adresse son argumentation comme à un destinataire de substitution. De la sorte, en passant par le dispositif de tournage, il s’est sorti de la redoutable double contrainte où le maintenait son contradicteur qui lui destinait l’injonction « Explique-toi ! » conjuguée à un « Je refuse de t’écouter ! ».
Les deux films convergent sur l’impression que, même si nous ne parvenons pas toujours à juger de la valeur des discours avancés, notre intérêt et nos faveurs se reportent sur celui qui, mis en difficulté, sait faire preuve de finesse et d’ouverture devant des comportements obtus, voire déroutants. L’intelligence qu’ont les sujets filmés du dispositif de tournage, rejoint alors les émotions et interprétations d’un spectateur impliqué par ces corps qui se risquent à penser devant l’implacable regard machinique de l’objectif.

Étienne Armand Amato

De l’abstrait au visible

Qu’est-ce qu’une pensée filmée, enregistrée, reproductible à l’envi une fois mise en boîte ? Et avant tout, la pensée est-elle vraiment de l’ordre du visible, de ce qui s’enregistre ?
Pour commencer, il faudrait mettre toutes les chances de son côté et convoquer devant l’objectif un grand esprit, reconnu et reconnaissable : philosophes, scientifiques, longue est la liste… quelqu’un qui soit en mesure de répondre à l’exigence du visible, voire du spectacle.
Mais afin de percevoir un processus si immatériel et abstrait, peut-être vaut-il mieux retenir son souffle et se faire tout petit.
Certains, comme Stéphane Ginet devant le philosophe Paul Ricœur, préféreront donc la discrétion et la sobriété : un seul point de vue pour une caméra, des plans-séquences qui s’ouvrent par un titre et filment le grand penseur, éclairé devant un fond noir. Celui-ci a préparé son intervention et se livre à une présentation orale intitulée : Mémoire, Oubli, Histoire. Par une élocution claire et une attitude chaleureuse, il témoigne du véritable souci d’un destinataire qu’il tient pour attentif et sur lequel il veille, jusqu’à reformuler ses propos. D’emblée, cette réflexion filmée en désigne une autre, à la rencontre de laquelle elle va, celle du spectateur.
Un recadrage en zoom avant rapproche du visage concentré de Ricœur. Furtive, une autre pensée vient de sortir de l’ombre, celle du film cette fois-ci, qui voulait encourager l’attention mais n’est parvenue qu’à se faire découvrir.
Quitte à révéler clairement leur parti pris, d’autres réalisateurs recourent plus volontiers à une écriture filmique complexe, usant de ses ressources pour dynamiser le documentaire.
Jean-Claude Lubtchansky par exemple, choisissant l’entrevue avec son jeu de questions réponses, déploie de grands moyens autour d’Hannah Arendt. Des travellings circulaires et des zooms, de multiples plans et variations d’axes mettent en image la théoricienne, dont la permanence ressort grâce à tant de variations. Cependant qu’une voix off traduit en français les réponses d’Arendt, les rendant alors presque inaudibles, vient à l’esprit que la pensée en passe beaucoup par la parole et se dévoile dans ses inflexions, silences, hésitations, emportements.
D’ailleurs, que peut enregistrer une caméra, sinon en premier lieu une voix, un corps, où s’incarne une pensée qui les transfigure ? Suivant l’intuition d’un Wittgenstein qui affirmait « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine », le défi pourrait être relevé de la sorte.
La formidable galerie d’intellectuels que réunissent Knapp et Bringuier dans Bachelard parmi nous, souligne l’intime coïncidence du corporel et du conceptuel. Rassemblés autour de l’œuvre de Bachelard dont ils se sentent dépositaires, leur corps traduisent une intense activité intérieure. Certains regards pétillants semblent se porter sur un monde invisible, y discerner des objets abstraits flottant autour d’eux qu’ils ordonneraient à mesure que jaillit une parole sûre et précise. Les visages s’animent, se plissent, reprennent contrôle ; les mouvements des mains, du torse, de la tête, se font partition gestuelle.
Et de reconnaître, au travers de ces signes, une présence manifeste bien qu’invisible, qu’ils dessinent comme en creux : une pensée bouillonnante qui emprunterait tous les canaux physiques à sa disposition.
Pour autant, le cinéma ne se réduit pas à un simple enregistrement mécanique qui ne ferait que capter du « pré-existant ». Se contenter de prélever à sa source la réflexion d’un être filmé reviendrait à oublier une dimension essentielle, tant de la pensée que du cinéma documentaire : leur conscience d’eux-mêmes, leur réflexivité.
Une séquence du remarquable D’ailleurs Derrida l’illustre très justement. Le philosophe s’adresse en regard caméra à la réalisatrice Safaa Fathy. Il révèle : « On est en train, de façon très artificielle, de préparer un texte que vous allez écrire et signer, et dont je suis le matériau ». Aussitôt, le film accueille cette remarque en la relayant au montage par deux inserts montrant le plateau du tournage.
Précisément, par cette possibilité qu’il aurait de s’envisager lui-même, de se désigner comme s’élaborant, le documentaire serait peut-être l’un des mieux placés pour rencontrer cette activité réflexive qu’est la pensée. En aménageant un espace-temps où se nouent trois pensées, celle du réalisateur, du sujet filmé et du spectateur (potentiel ou réel), il leur accorde de se considérer mutuellement dans leur singularité.
Du coup, la question semble s’être déplacée : plutôt que de filmer une pensée présumée visible, il s’agirait davantage de tirer parti d’une intangible mais puissante relation documentaire. Car celle-ci tisse au sein et autour du film des dimensions ouvertes et réciproques qui engagent les pensées en présence à faire œuvre de cinéma.

Étienne Armand Amato

Voyages au fond des tiroirs

La Scam a choisi de présenter aujourd’hui cinq films dont trois explorent diversement un même désir de connaissance des origines. À une lettre près, de Cathie Dambel, Moi l’année dernière, un voyage vers la mère, de Vincent Martorana et Family secret, de Pola Rapaport.
Sur un sujet on ne peut plus personnel – la découverte tardive de Pierre, premier fils du père de la réalisatrice, dont il a tu, jusqu’à sa mort, l’existence à sa femme et à ses filles – Pola Rapaport construit un film émouvant et pudique. Presque toujours présente dans le cadre lors des entretiens, toujours impliquée, elle se présente en situation de dialogue, d’échange avec ceux qu’elle filme (frère, sœur, mère, neveu), renforçant ainsi l’image du lien familial. Accompagnatrice attentive à chaque étape du film, elle mène à bien cette aventure de re-fondation familiale en se tenant aux côtés de. Par des plans serrés sur les visages, elle donne au spectateur le privilège d’entrer à la fois dans la confidence et dans des questionnements sur la filiation qui nous concernent tous, d’être le témoin de chacun des moments de sa rencontre avec Pierre, puis du voyage effectué ensemble sur les traces du père. Voyage précautionneux au cœur d’un secret. Voyage pour tenter de comprendre l’autre, les raisons de son silence, d’un si long mensonge, pour enfin pouvoir « se trouver soi-même » comme dit Pierre. Et tenter de rajouter quelques pièces au puzzle de leur histoire. Le montage dissocie souvent les images et le son. Cette désynchronisation permet de porter une attention plus grande à l’un comme à l’autre, et participe de la mise en place d’une écoute pudique. Dans ce voyage au cœur d’un album de famille, on manipule les photos avec retenue, on accomplit une promenade nostalgique sur les lieux du passé. Arpenteur délicat des chemins du souvenir, vers la lente recherche de la vérité, le film souligne très justement le besoin de visiter les hauts lieux du roman familial. Une narration non linéaire, des allées et venues multiples entre New York, Bucarest et Paris, épousent les contours sinueux de l’existence du père de la réalisatrice, de la Roumanie aux États-Unis, traversée par la guerre, la résistance, la rencontre successive de deux femmes (les deux mères), l’expérience répétée de l’exil. L’imbrication des questions, des secrets – ces strates d’inconnu dont Pierre et Pola sont les archéologues – est rendue par l’alternance de plans en noir et blanc et en couleur, logique parfois difficile à suivre, mais qui ne nous implique que davantage.
Ces bouleversements de l’image rendent compte de l’irruption de Pierre dans la vie de cette famille. Irruption qui conduit trois femmes à réinterroger la personnalité de leur mari et père, à la lumière de ce fils/frère surgi de l’ombre, et dont la ressemblance physique avec le disparu permet toutes les projections, les comparaisons, les confusions. Dans les scènes où Pola filme la seule silhouette de Pierre dans les rues, se diffuse une nappe de brouillard sur les identités. Comme si, toujours aux prises avec son deuil, Pola « utilisait » cette ressemblance pour tenter de saisir le grand absent. Pierre est un frère bien réel, mais il est aussi la matérialisation à l’écran d’un fantôme. Il donne corps à ce que le père a toujours caché : un pays, une langue, une histoire intime. À travers ces effets de miroir dans lesquels l’arrivée du frère les a plongées, ces femmes n’auront parlé (presque) que du père. Parfois même pour régler leurs comptes avec lui de façon posthume. Mais la confrontation n’aura pas été vaine : tous ont réinterrogé, par le prisme des rencontres provoquées par la caméra, la personnalité de cet homme et leurs relations à lui.
On verra avec intérêt deux autres films de la sélection Scam comme matière précieuse à prolonger la réflexion sur ces questions de filiation – rappelons que la loi sur l’accouchement sous X vient d’être modifiée. Le film de Vincent Martorana suit le parcours de Fabienne, partie rencontrer en Floride une mère inconnue. Celui de Cathie Dambel, À une lettre près, interroge des personnes nées sous X et met en évidence la nécessité pour elles de savoir.
Après chacune de ces paroles sur l’abandon, après avoir entendu Pierre confier à sa sœur qu’il n’aurait pas pu continuer à vivre s’il n’avait pas, enfin, retrouvé cette « famille », on reste face à l’évidence que pour prendre sa place dans le monde, il faut pouvoir en finir avec le vide de l’origine.

Céline Leclère

Sur les traces réelles de voyages imaginaires

Dans les trois Appunti de voyage1, Pasolini se présente d’emblée comme cinéaste de fiction en quête d’éléments de réalité qui alimenteraient une œuvre en gestation. À cette occasion, il interroge des terres et cultures étrangères sur lesquelles il va projeter son imaginaire. De prime abord, ces films se donnent à voir comme un « work in progress » – images montées cut, séparées par des flashes blancs. Mais ils vont bien plus loin. Lorsque Pasolini nous dit en réalisant Repérages en Palestine qu’il ne tournera jamais là-bas, l’idée perce que ces documentaires sont un espace de jeu et de mise en scène. Et quand le cinéaste fait croire qu’il dévoile ses artifices, ce n’est que pour mieux nous y plonger (on pense aujourd’hui au travail de Kiarostami). À ce titre, les adresses en direction du spectateur participent des moyens qui nous leurrent tout en suscitant notre suspicion : procédé qui a l’intérêt de mettre le spectateur au travail, de l’engager dans la construction de l’œuvre. Si ces films n’avaient été que repérages, pourquoi, par exemple, cette insistance de l’auteur à se mettre en avant? Car Pasolini ne manque pas une occasion d’imposer son corps (si séduisant!) au centre du cadre, faisant figure de héros. De même, sa voix off est omniprésente, rythmée en fonction des images et très construite – alors que Pasolini laisse entendre qu’il improvise.
Adoptant en fait toutes les voix, Pasolini ouvre à une multiplicité de possibles : voix du badaud faussement naïf, du poète-cinéaste fasciné, de l’interviewer opiniâtre, voire complètement obsédé par une idée fantaisiste, du commentateur touristique ou du guide culturel, du chercheur investigateur, et du militant… De la même manière, la caméra explore les pays, les ruelles des cités ou les longues voies désertiques. Sous prétexte de casting, elle traque en gros plans insistants les visages candides avec lesquels Pasolini construit un véritable poème visuel et sonore (voix off clamant leur beauté pure). Celui-ci nous entraîne alors dans le désir fou de saisir quelque chose de la vérité de ces corps, par un enregistrement frontal : illusion de percer le mystère de l’Autre, de fusionner avec lui dans l’inscription de son regard caméra. Rendre compte au final de la part irréductible de l’Autre.
Les films sont des parcours initiatiques, labyrinthiques, avançant sans qu’on sache où ils mènent, discontinus, errant souvent pour le plaisir de contempler, butant sur des obstacles et revenant sans cesse au point d’achoppement : retourner au même et l’interroger sans relâche jusqu’à le faire céder, dégager ce qu’il cache derrière ses apparences. Pasolini rompt certainement avec la logique de progression classique, il avance par surprise avec tous les méandres qu’implique une pensée en construction. Démarche sans volonté totalisante puisque la multiplicité des voix (et des voies) ouvre sur une complexité du monde et de ses contradictions qui annule toute tentation de clôture.
Véritable pédagogie pour le spectateur qui ressemblerait à un travail psychanalytique où les interprétations de l’auteur n’ont valeur de vérité que passagères et personnelles. Travail intime par lequel Pasolini nous transmet aussi quelque chose de l’intrication essentielle de la fiction et du documentaire. Les propositions narratives comme autant d’échafaudages improbables sont surtout un moyen d’aller à la rencontre du monde sans croire qu’on serait vierge de tout préjugé. Pasolini aborde la réalité, armé de ses conceptions les plus originales, ses jugements les plus radicaux, volontairement douteux et provocants. Il ne cherche pas la connivence du spectateur et préfère le titiller comme il se joue aussi du risque d’agacer les sujets qu’il filme et interroge, d’ailleurs tous surprenants de patience bienveillante.
Apparaît en tout cas clairement l’opposition de l’auteur à l’information comme vision soi-disant objective du réel. Pasolini ébranle nos certitudes et nous engage à forger notre propre opinion en même temps qu’il fait naître en nous le désir d’agir. « Allons donc voir par nous-même » se dit-on tout bas. Pasolini l’entendra d’ailleurs ainsi jusque dans ses derniers écrits2 : « Je sais que l’engagement est inéluctable, et aujourd’hui plus que jamais. Et aujourd’hui, je vous dirai que non seulement il faut s’engager dans l’écriture, mais aussi dans la vie : il faut résister dans le scandale et dans la colère, plus que jamais comme des bêtes à l’abattoir ».

Christelle Méaglia

  1. Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Matthieu (1964), Notes pour un film sur l’Inde (1968), Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970).
  2. Qui je suis? Arléa (1999).

Édito

Difficile, à la découverte des différents séminaires proposés cette année, de ne pas saisir l’axe que se sont choisi les États généraux cette année : « La Pensée filmée », « Penser cinéma », « L’Image : quel profit pour la pensée ? », autant d’invitations qui résonnent comme une proposition de cinéma revendicatrice. Le reste de la semaine ne dépareille pas l’ensemble : pensée analytique avec Farocki, versus poétique et sensuelle avec Pasolini, pensée du cinéma (Straub-Costa), pensée autour du cinéma (Le cinéma des Cahiers), impossible d’échapper à la question.
Histoire de se prendre la tête, bien sûr (pour mieux la perdre…), histoire aussi d’en repasser par le dire et sa solennité. À l’heure où l’image ne se décline plus que dans le flux et l’abondance, il ne sera pas mauvais de s’arrêter un peu sur les mots qu’elle peut aussi susciter ou enregistrer. Faire une pause, ralentir, s’arrêter pour mieux reprendre la route.
Alors, ne pas se laisser impressionner par l’ambition affichée de cette 13e édition. À chacun d’y cueillir sa perle, la couverture du catalogue le rappelle joliment : la pensée est aussi une fleur. On l’arrose, on la respire, et on en fait cadeau, comme on prendrait respectivement soin de soi, du monde et de l’autre : une trilogie indispensable, un petit précis de rêve de cinéma, de quoi planter son jardin pour l’année.
À vos bouquets !

Gaël Lépingle pour l’équipe

Peinture et cinéma

Peinture et urbanisme

Le film de Labarthe autour de Tapiès est un documentaire précis sur un homme en train de créer, dans ce que cela implique d’éminemment concret et prosaïque : les heures qui défilent (« 12 mars 9 h… 9h30… 3 jours plus tard »), la méticulosité des gestes (les tréteaux, les bois, le vernis, la poudre de marbre que l’on jette), la précision des sons créant une illusion de proximité (le pinceau dans l’eau et ses clapotis). Il est aussi un film distancié, que sculpte la jouissance des mots off (« Rien n’est secret, mais tout est mystère… clignotement des certitudes… Tapiès agresse le corps de son tableau »). Les deux dimensions s’entremêlent, au point qu’elles ne peuvent être différenciées, évoluant dans un total équilibre cinématographique, où la voix off et les gestes in tissent ensemble une troisième réalité, toujours ambiguë, jamais hiérarchisée (la technique est métaphysique et vice versa).
À moins que le sujet du film ne soit encore ailleurs : la ville, Barcelone, qui ouvre et clôt l’opus n’est-elle pas, au fond, la figure centrale de ce film ? Une caméra d’altitude virevolte au-dessus des maisons modernes, avant de strier, à la fin, le port industriel et les immeubles élancés vers le ciel bleuté. L’artiste dans son milieu, dans son espace, voilà le miracle du cinéma : donner à voir le lien à l’environnement (au-delà du hasard ou de l’aliénation que celui-ci pourrait provoquer), prolongement de l’atelier de l’artiste, et aussi de son corps. D’ailleurs quand Labarthe en 1999 fait un de ses Cinéastes de notre temps sur Cronenberg, ne fait-il pas aussi et conjointement un film sur Toronto, ses tours transparentes et ses ascenseurs vitrés perchés dans le vide ?

Le corps du peintre

Les œuvres de Saura, elles, existent de plain-pied dans le monde, hors du musée ou de l’atelier, dans un espace naturel que parcourt l’artiste, tel un personnage de fiction, tout droit sorti d’une nouvelle alambiquée de Borgès. Le film découpé en « Nuances » (« Toute l’Espagne est grise… Le noir, odeur de cierges éteints ») a quelque chose de totalement décalé, si bien qu’il faut du temps pour comprendre que nous sommes bel et bien en train de regarder un film d’art : au début, le film de Berzosa a même l’air d’être un film scientifique sur le bacille de Koch (bacille tuberculeux). À la fin, Saura silencieux regarde ses œuvres brûlées sur une longue plage déserte, où se couche le soleil à mesure que la caméra recule. Un peu comme dans le désert de La Cicatrice Intérieure de Philippe Garrel, on assiste ici à un rituel de destruction et de célébration violent et apaisant, qui dérape vers le rêve.
Entre ces extrêmes, ce film-puzzle se canalise pourtant autour de quelques entretiens avec l’artiste, qui, mis en confiance par ce dispositif quasi-fictionnel, se livre sans pesanteur et sans fausse pudeur, laissant venir à ses lèvres une incroyable douceur du verbe. Saura nous montre son corps (malade et boîteux) avec lequel il entreprend un travail physique quotidien dont l’aboutissement est la peinture. Sa naïveté est celle d’un Keaton ou d’un Stroheim. Il réfute le mot romantique d’inspiration. Son credo : « Je suis plus un travailleur qu’un mage. Le peintre est assez aliéné pour croire qu’il va changer le monde, et assez lucide pour savoir que son chemin ne mène nulle part ».
Peinture et science fiction
Chez Loizillon, les artistes apparaissent comme des êtres venant d’ailleurs, intercesseurs avec des mondes (d’en-deçà ou d’au-delà) invisibles à l’œil nu, et aux corps parfaitement immatériels. Dans des univers bleutés totalement irréels qu’ils traversent à la manière des films d’anticipation, Roman Opalka et Georges Rousse montrent leur travail à la caméra qui les observe comme des individus absolument impénétrables et hermétiques (même si les films eux mêmes ne sont pas hermétiques : ils créent à chaque plan du suspense, donc du désir). Les plans sont courts, les luminosités sophistiquées. Si le premier explique (« Visualiser le temps »), le deuxième, évoluant dans des hangars en décomposition, reste totalement muet. Seules les associations d’images nous donnent alors à comprendre son travail qui, comme les performances, est un art de l’éphémère. Les deux artistes en tout cas exhibent leur obsession, comme si le spectateur était invité à entrer directement à l’intérieur de leur névrose. Dans ces nuits quasiment fantastiques, on se souvient d’un homme, filmé en contre-plongée, qui court on ne sait où (Rousse), et d’un autre (Opalka) qui, seul derrière sa petite fenêtre allumée au milieu de la nuit noire, compte à haute voix en polonais. Les nombres ainsi prononcés, sont inscrits avec de la peinture blanche sur une toile de plus en plus blanche. Le jour du tournage, Opalka en est à quatre millions : chez l’un et chez l’autre, chaque objet devient fétiche, chaque comportement une manière de s’approprier la mort, chaque geste sacré. Opalka enregistre chaque infime temps de sa vie disséquée (toile, magnétophone, appareil photo). Rousse photographie ce qui, de son travail plastique et spatial, se brise, devant ses yeux, sous le fracas d’une pelleteuse géante. L’un et l’autre appellent la mort, la repoussent, la frôlent, s’en échappent, la tentent, comme dans un exorcisme où il faudrait se sauver soi-même de l’ultime crépuscule. La mort sculpte la vie. Elle sculpte l’art aussi.

Matthieu Orléan

Si loin, si proche

Juxtaposer les films réalisés sur le drame de Srebenica et enchaîner leur vision est assez éloquent. La catégorisation des genres (reportage, investigation, documentaire d’auteur, téléfilm…) paraît soudainement incontournable et éviterait presque de trop long discours à l’égard de certains films. Les points de vue portés sur ce qui s’est passé dans cette enclave de l’Onu énoncent un certain nombre d’intentions : expliquer, impliquer, démontrer, et interroge de façon transversale la valeur de témoignage de ces films. Pour tenter de répondre à ces enjeux, les approches diffèrent.
A cry from the grave est une tentative assez éprouvante – il faut le dire – de rendre compte de cette tragédie. Un commentaire très présent, un montage spectaculaire parfois même inacceptable (voir le plan avec la tête de cochon), des scènes d’autopsies et de charniers très insistantes, l’utilisation de sources d’images différentes (vidéo amateur, archives télé, interviews, reconstitutions de certaines scènes), nous entraînent aux frontières de la propagande, dont voulait sûrement s’éloigner cette expérience cumulative : multiplier le nombre des points de vue comme gage de vérité. On est parfois plus proche de la persuasion que de la réflexion. Section grand reportage ?
C’est la précision qui prévaut avec Une chute sur ordonnance, dans son essai d’explication de ce qui a conduit au drame. Un travail d’enquête mené avec rigueur, au jour le jour et dans les moindres détails pour essayer de comprendre les enjeux, les prises ou l’absence de décisions, mettre à jour les lâchetés : dénoncer. L’investigation et le travail de recoupements des témoignages, des interviews et documents écrits se veulent des plus implacables. Mais le ton du commentaire et la musique dramatisent inutilement l’intention. Enfin, au sortir de ce dédale militaro-politique, si le film en pointe bien les errances et les irresponsabilités impardonnables, il peut aussi en rester un diffus et ambigu sentiment belliqueux.
Au même titre que Warriors d’ailleurs, téléfilm efficace et sûrement très utile, qui en dehors de certains travers scénaristiques – toujours en rajouter dans l’émotion – choisit de mettre en scène une partie de ce qui avait échappé aux images, plus près d’un intime, celui des soldats de l’Onu et de leur impuissance face à l’horreur : dénoncer et indigner.
Au nom de l’Humanité démarre par la signature des accords de Dayton à Paris et dévoile cette scène dans une durée plutôt rare pour ce genre d’événement – tant elle a été hachée par les actualités télévisées et noyée sous les commentaires journalistiques. On peut dès lors tout simplement regarder. D’emblée cette séquence annonce le travail de distanciation à l’œuvre dans le film, porté par la fonction même de l’institution du Tribunal de La Haye et de ses représentants : témoigner, rendre justice. La forme est sobre et le propos précis.
Mais dans ce qui serait au plus près de l’implication, de celle qui laisse une trace plus que visuelle – quelque chose peut-être d’une résistance sourde ou d’une forme de conscience –, en écho incontournable à cette programmation, répond en fin de semaine, le monumental L’Année après Dayton. Nikolaus Geyrhalter suit une année de la survie dans l’après-guerre. Les saisons rythment le film et la lente tentative de reconstruction. La démarche si caractéristique du cinéma de Geyrhalter trouve toute sa force et son envergure dans cette rencontre avec un au-delà de la guerre très pudique, au plus près des personnes.
Cette façon de marcher dans les traces, pas à pas, de ceux qu’il filme, de se fondre avec le temps et d’entretenir avec lui un rapport à la nécessité ou à l’intégralité, s’accorde avec intégrité et non pas avec quantité. Ainsi au moment où cette femme ressort dans la ville détruite, l’impression d’investir pour la première fois un lieu d’après-guerre dévasté qui transforme une image si souvent vue, un cliché, en un lieu incarné dans lequel la vie reprend.
C’est la dimension irrationnelle et humaine que l’on approche : jamais le film en lui-même ne recherche les causes, c’est toujours aux personnes qu’il revient d’en juger. Ici, multiplier les points de vue, c’est demander et redemander à chacun de raconter une même situation, de décrire chaque chose avec minutie : le quotidien, la nourriture, le logement, les sentiments. C’est toujours à l’autre qu’il revient d’expliquer et de décrire. C’est un processus d’imprégnation ou de perméabilité, jamais fusionnel, qui contamine rapidement le spectateur. Le film démontre la capacité du plan-séquence à accompagner la tentative de recomposition à laquelle sont confrontés les rescapés, les déportés. Et ceci jusque dans des plans d’apparence anodine qui révèlent le caractère vital de l’action : déblayer à la pelle l’étage d’un immeuble désossé, pour combler l’absence de demeure, déminer, pour reconquérir la liberté de se déplacer. Les actions s’inscrivent et surgissent dans le plan. Jamais Geyrhalter ne semble à la recherche de l’action, il l’attend. Et toujours dans ce respect d’une durée qui permet d’évaluer celle nécessaire à la réparation, peut-être infinie.
Le film paraît réconcilier l’ensemble des intentions, parfois trop isolées dans d’autres films, sans jamais pourtant chercher à en faire la synthèse.
L’alternance entre la fixité des plans et les mouvements d’accompagnement du film, proche d’une respiration, autorise une liberté de regard et de critique qui valorise fortement le témoignage et emporte finalement dans son sillage les autres films.

Christophe Postic