Voyages au fond des tiroirs

La Scam a choisi de présenter aujourd’hui cinq films dont trois explorent diversement un même désir de connaissance des origines. À une lettre près, de Cathie Dambel, Moi l’année dernière, un voyage vers la mère, de Vincent Martorana et Family secret, de Pola Rapaport.
Sur un sujet on ne peut plus personnel – la découverte tardive de Pierre, premier fils du père de la réalisatrice, dont il a tu, jusqu’à sa mort, l’existence à sa femme et à ses filles – Pola Rapaport construit un film émouvant et pudique. Presque toujours présente dans le cadre lors des entretiens, toujours impliquée, elle se présente en situation de dialogue, d’échange avec ceux qu’elle filme (frère, sœur, mère, neveu), renforçant ainsi l’image du lien familial. Accompagnatrice attentive à chaque étape du film, elle mène à bien cette aventure de re-fondation familiale en se tenant aux côtés de. Par des plans serrés sur les visages, elle donne au spectateur le privilège d’entrer à la fois dans la confidence et dans des questionnements sur la filiation qui nous concernent tous, d’être le témoin de chacun des moments de sa rencontre avec Pierre, puis du voyage effectué ensemble sur les traces du père. Voyage précautionneux au cœur d’un secret. Voyage pour tenter de comprendre l’autre, les raisons de son silence, d’un si long mensonge, pour enfin pouvoir « se trouver soi-même » comme dit Pierre. Et tenter de rajouter quelques pièces au puzzle de leur histoire. Le montage dissocie souvent les images et le son. Cette désynchronisation permet de porter une attention plus grande à l’un comme à l’autre, et participe de la mise en place d’une écoute pudique. Dans ce voyage au cœur d’un album de famille, on manipule les photos avec retenue, on accomplit une promenade nostalgique sur les lieux du passé. Arpenteur délicat des chemins du souvenir, vers la lente recherche de la vérité, le film souligne très justement le besoin de visiter les hauts lieux du roman familial. Une narration non linéaire, des allées et venues multiples entre New York, Bucarest et Paris, épousent les contours sinueux de l’existence du père de la réalisatrice, de la Roumanie aux États-Unis, traversée par la guerre, la résistance, la rencontre successive de deux femmes (les deux mères), l’expérience répétée de l’exil. L’imbrication des questions, des secrets – ces strates d’inconnu dont Pierre et Pola sont les archéologues – est rendue par l’alternance de plans en noir et blanc et en couleur, logique parfois difficile à suivre, mais qui ne nous implique que davantage.
Ces bouleversements de l’image rendent compte de l’irruption de Pierre dans la vie de cette famille. Irruption qui conduit trois femmes à réinterroger la personnalité de leur mari et père, à la lumière de ce fils/frère surgi de l’ombre, et dont la ressemblance physique avec le disparu permet toutes les projections, les comparaisons, les confusions. Dans les scènes où Pola filme la seule silhouette de Pierre dans les rues, se diffuse une nappe de brouillard sur les identités. Comme si, toujours aux prises avec son deuil, Pola « utilisait » cette ressemblance pour tenter de saisir le grand absent. Pierre est un frère bien réel, mais il est aussi la matérialisation à l’écran d’un fantôme. Il donne corps à ce que le père a toujours caché : un pays, une langue, une histoire intime. À travers ces effets de miroir dans lesquels l’arrivée du frère les a plongées, ces femmes n’auront parlé (presque) que du père. Parfois même pour régler leurs comptes avec lui de façon posthume. Mais la confrontation n’aura pas été vaine : tous ont réinterrogé, par le prisme des rencontres provoquées par la caméra, la personnalité de cet homme et leurs relations à lui.
On verra avec intérêt deux autres films de la sélection Scam comme matière précieuse à prolonger la réflexion sur ces questions de filiation – rappelons que la loi sur l’accouchement sous X vient d’être modifiée. Le film de Vincent Martorana suit le parcours de Fabienne, partie rencontrer en Floride une mère inconnue. Celui de Cathie Dambel, À une lettre près, interroge des personnes nées sous X et met en évidence la nécessité pour elles de savoir.
Après chacune de ces paroles sur l’abandon, après avoir entendu Pierre confier à sa sœur qu’il n’aurait pas pu continuer à vivre s’il n’avait pas, enfin, retrouvé cette « famille », on reste face à l’évidence que pour prendre sa place dans le monde, il faut pouvoir en finir avec le vide de l’origine.

Céline Leclère