Sur les traces réelles de voyages imaginaires

Dans les trois Appunti de voyage1, Pasolini se présente d’emblée comme cinéaste de fiction en quête d’éléments de réalité qui alimenteraient une œuvre en gestation. À cette occasion, il interroge des terres et cultures étrangères sur lesquelles il va projeter son imaginaire. De prime abord, ces films se donnent à voir comme un « work in progress » – images montées cut, séparées par des flashes blancs. Mais ils vont bien plus loin. Lorsque Pasolini nous dit en réalisant Repérages en Palestine qu’il ne tournera jamais là-bas, l’idée perce que ces documentaires sont un espace de jeu et de mise en scène. Et quand le cinéaste fait croire qu’il dévoile ses artifices, ce n’est que pour mieux nous y plonger (on pense aujourd’hui au travail de Kiarostami). À ce titre, les adresses en direction du spectateur participent des moyens qui nous leurrent tout en suscitant notre suspicion : procédé qui a l’intérêt de mettre le spectateur au travail, de l’engager dans la construction de l’œuvre. Si ces films n’avaient été que repérages, pourquoi, par exemple, cette insistance de l’auteur à se mettre en avant? Car Pasolini ne manque pas une occasion d’imposer son corps (si séduisant!) au centre du cadre, faisant figure de héros. De même, sa voix off est omniprésente, rythmée en fonction des images et très construite – alors que Pasolini laisse entendre qu’il improvise.
Adoptant en fait toutes les voix, Pasolini ouvre à une multiplicité de possibles : voix du badaud faussement naïf, du poète-cinéaste fasciné, de l’interviewer opiniâtre, voire complètement obsédé par une idée fantaisiste, du commentateur touristique ou du guide culturel, du chercheur investigateur, et du militant… De la même manière, la caméra explore les pays, les ruelles des cités ou les longues voies désertiques. Sous prétexte de casting, elle traque en gros plans insistants les visages candides avec lesquels Pasolini construit un véritable poème visuel et sonore (voix off clamant leur beauté pure). Celui-ci nous entraîne alors dans le désir fou de saisir quelque chose de la vérité de ces corps, par un enregistrement frontal : illusion de percer le mystère de l’Autre, de fusionner avec lui dans l’inscription de son regard caméra. Rendre compte au final de la part irréductible de l’Autre.
Les films sont des parcours initiatiques, labyrinthiques, avançant sans qu’on sache où ils mènent, discontinus, errant souvent pour le plaisir de contempler, butant sur des obstacles et revenant sans cesse au point d’achoppement : retourner au même et l’interroger sans relâche jusqu’à le faire céder, dégager ce qu’il cache derrière ses apparences. Pasolini rompt certainement avec la logique de progression classique, il avance par surprise avec tous les méandres qu’implique une pensée en construction. Démarche sans volonté totalisante puisque la multiplicité des voix (et des voies) ouvre sur une complexité du monde et de ses contradictions qui annule toute tentation de clôture.
Véritable pédagogie pour le spectateur qui ressemblerait à un travail psychanalytique où les interprétations de l’auteur n’ont valeur de vérité que passagères et personnelles. Travail intime par lequel Pasolini nous transmet aussi quelque chose de l’intrication essentielle de la fiction et du documentaire. Les propositions narratives comme autant d’échafaudages improbables sont surtout un moyen d’aller à la rencontre du monde sans croire qu’on serait vierge de tout préjugé. Pasolini aborde la réalité, armé de ses conceptions les plus originales, ses jugements les plus radicaux, volontairement douteux et provocants. Il ne cherche pas la connivence du spectateur et préfère le titiller comme il se joue aussi du risque d’agacer les sujets qu’il filme et interroge, d’ailleurs tous surprenants de patience bienveillante.
Apparaît en tout cas clairement l’opposition de l’auteur à l’information comme vision soi-disant objective du réel. Pasolini ébranle nos certitudes et nous engage à forger notre propre opinion en même temps qu’il fait naître en nous le désir d’agir. « Allons donc voir par nous-même » se dit-on tout bas. Pasolini l’entendra d’ailleurs ainsi jusque dans ses derniers écrits2 : « Je sais que l’engagement est inéluctable, et aujourd’hui plus que jamais. Et aujourd’hui, je vous dirai que non seulement il faut s’engager dans l’écriture, mais aussi dans la vie : il faut résister dans le scandale et dans la colère, plus que jamais comme des bêtes à l’abattoir ».

Christelle Méaglia

  1. Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Matthieu (1964), Notes pour un film sur l’Inde (1968), Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970).
  2. Qui je suis? Arléa (1999).

Édito

Difficile, à la découverte des différents séminaires proposés cette année, de ne pas saisir l’axe que se sont choisi les États généraux cette année : « La Pensée filmée », « Penser cinéma », « L’Image : quel profit pour la pensée ? », autant d’invitations qui résonnent comme une proposition de cinéma revendicatrice. Le reste de la semaine ne dépareille pas l’ensemble : pensée analytique avec Farocki, versus poétique et sensuelle avec Pasolini, pensée du cinéma (Straub-Costa), pensée autour du cinéma (Le cinéma des Cahiers), impossible d’échapper à la question.
Histoire de se prendre la tête, bien sûr (pour mieux la perdre…), histoire aussi d’en repasser par le dire et sa solennité. À l’heure où l’image ne se décline plus que dans le flux et l’abondance, il ne sera pas mauvais de s’arrêter un peu sur les mots qu’elle peut aussi susciter ou enregistrer. Faire une pause, ralentir, s’arrêter pour mieux reprendre la route.
Alors, ne pas se laisser impressionner par l’ambition affichée de cette 13e édition. À chacun d’y cueillir sa perle, la couverture du catalogue le rappelle joliment : la pensée est aussi une fleur. On l’arrose, on la respire, et on en fait cadeau, comme on prendrait respectivement soin de soi, du monde et de l’autre : une trilogie indispensable, un petit précis de rêve de cinéma, de quoi planter son jardin pour l’année.
À vos bouquets !

Gaël Lépingle pour l’équipe

Peinture et cinéma

Peinture et urbanisme

Le film de Labarthe autour de Tapiès est un documentaire précis sur un homme en train de créer, dans ce que cela implique d’éminemment concret et prosaïque : les heures qui défilent (« 12 mars 9 h… 9h30… 3 jours plus tard »), la méticulosité des gestes (les tréteaux, les bois, le vernis, la poudre de marbre que l’on jette), la précision des sons créant une illusion de proximité (le pinceau dans l’eau et ses clapotis). Il est aussi un film distancié, que sculpte la jouissance des mots off (« Rien n’est secret, mais tout est mystère… clignotement des certitudes… Tapiès agresse le corps de son tableau »). Les deux dimensions s’entremêlent, au point qu’elles ne peuvent être différenciées, évoluant dans un total équilibre cinématographique, où la voix off et les gestes in tissent ensemble une troisième réalité, toujours ambiguë, jamais hiérarchisée (la technique est métaphysique et vice versa).
À moins que le sujet du film ne soit encore ailleurs : la ville, Barcelone, qui ouvre et clôt l’opus n’est-elle pas, au fond, la figure centrale de ce film ? Une caméra d’altitude virevolte au-dessus des maisons modernes, avant de strier, à la fin, le port industriel et les immeubles élancés vers le ciel bleuté. L’artiste dans son milieu, dans son espace, voilà le miracle du cinéma : donner à voir le lien à l’environnement (au-delà du hasard ou de l’aliénation que celui-ci pourrait provoquer), prolongement de l’atelier de l’artiste, et aussi de son corps. D’ailleurs quand Labarthe en 1999 fait un de ses Cinéastes de notre temps sur Cronenberg, ne fait-il pas aussi et conjointement un film sur Toronto, ses tours transparentes et ses ascenseurs vitrés perchés dans le vide ?

Le corps du peintre

Les œuvres de Saura, elles, existent de plain-pied dans le monde, hors du musée ou de l’atelier, dans un espace naturel que parcourt l’artiste, tel un personnage de fiction, tout droit sorti d’une nouvelle alambiquée de Borgès. Le film découpé en « Nuances » (« Toute l’Espagne est grise… Le noir, odeur de cierges éteints ») a quelque chose de totalement décalé, si bien qu’il faut du temps pour comprendre que nous sommes bel et bien en train de regarder un film d’art : au début, le film de Berzosa a même l’air d’être un film scientifique sur le bacille de Koch (bacille tuberculeux). À la fin, Saura silencieux regarde ses œuvres brûlées sur une longue plage déserte, où se couche le soleil à mesure que la caméra recule. Un peu comme dans le désert de La Cicatrice Intérieure de Philippe Garrel, on assiste ici à un rituel de destruction et de célébration violent et apaisant, qui dérape vers le rêve.
Entre ces extrêmes, ce film-puzzle se canalise pourtant autour de quelques entretiens avec l’artiste, qui, mis en confiance par ce dispositif quasi-fictionnel, se livre sans pesanteur et sans fausse pudeur, laissant venir à ses lèvres une incroyable douceur du verbe. Saura nous montre son corps (malade et boîteux) avec lequel il entreprend un travail physique quotidien dont l’aboutissement est la peinture. Sa naïveté est celle d’un Keaton ou d’un Stroheim. Il réfute le mot romantique d’inspiration. Son credo : « Je suis plus un travailleur qu’un mage. Le peintre est assez aliéné pour croire qu’il va changer le monde, et assez lucide pour savoir que son chemin ne mène nulle part ».
Peinture et science fiction
Chez Loizillon, les artistes apparaissent comme des êtres venant d’ailleurs, intercesseurs avec des mondes (d’en-deçà ou d’au-delà) invisibles à l’œil nu, et aux corps parfaitement immatériels. Dans des univers bleutés totalement irréels qu’ils traversent à la manière des films d’anticipation, Roman Opalka et Georges Rousse montrent leur travail à la caméra qui les observe comme des individus absolument impénétrables et hermétiques (même si les films eux mêmes ne sont pas hermétiques : ils créent à chaque plan du suspense, donc du désir). Les plans sont courts, les luminosités sophistiquées. Si le premier explique (« Visualiser le temps »), le deuxième, évoluant dans des hangars en décomposition, reste totalement muet. Seules les associations d’images nous donnent alors à comprendre son travail qui, comme les performances, est un art de l’éphémère. Les deux artistes en tout cas exhibent leur obsession, comme si le spectateur était invité à entrer directement à l’intérieur de leur névrose. Dans ces nuits quasiment fantastiques, on se souvient d’un homme, filmé en contre-plongée, qui court on ne sait où (Rousse), et d’un autre (Opalka) qui, seul derrière sa petite fenêtre allumée au milieu de la nuit noire, compte à haute voix en polonais. Les nombres ainsi prononcés, sont inscrits avec de la peinture blanche sur une toile de plus en plus blanche. Le jour du tournage, Opalka en est à quatre millions : chez l’un et chez l’autre, chaque objet devient fétiche, chaque comportement une manière de s’approprier la mort, chaque geste sacré. Opalka enregistre chaque infime temps de sa vie disséquée (toile, magnétophone, appareil photo). Rousse photographie ce qui, de son travail plastique et spatial, se brise, devant ses yeux, sous le fracas d’une pelleteuse géante. L’un et l’autre appellent la mort, la repoussent, la frôlent, s’en échappent, la tentent, comme dans un exorcisme où il faudrait se sauver soi-même de l’ultime crépuscule. La mort sculpte la vie. Elle sculpte l’art aussi.

Matthieu Orléan

Si loin, si proche

Juxtaposer les films réalisés sur le drame de Srebenica et enchaîner leur vision est assez éloquent. La catégorisation des genres (reportage, investigation, documentaire d’auteur, téléfilm…) paraît soudainement incontournable et éviterait presque de trop long discours à l’égard de certains films. Les points de vue portés sur ce qui s’est passé dans cette enclave de l’Onu énoncent un certain nombre d’intentions : expliquer, impliquer, démontrer, et interroge de façon transversale la valeur de témoignage de ces films. Pour tenter de répondre à ces enjeux, les approches diffèrent.
A cry from the grave est une tentative assez éprouvante – il faut le dire – de rendre compte de cette tragédie. Un commentaire très présent, un montage spectaculaire parfois même inacceptable (voir le plan avec la tête de cochon), des scènes d’autopsies et de charniers très insistantes, l’utilisation de sources d’images différentes (vidéo amateur, archives télé, interviews, reconstitutions de certaines scènes), nous entraînent aux frontières de la propagande, dont voulait sûrement s’éloigner cette expérience cumulative : multiplier le nombre des points de vue comme gage de vérité. On est parfois plus proche de la persuasion que de la réflexion. Section grand reportage ?
C’est la précision qui prévaut avec Une chute sur ordonnance, dans son essai d’explication de ce qui a conduit au drame. Un travail d’enquête mené avec rigueur, au jour le jour et dans les moindres détails pour essayer de comprendre les enjeux, les prises ou l’absence de décisions, mettre à jour les lâchetés : dénoncer. L’investigation et le travail de recoupements des témoignages, des interviews et documents écrits se veulent des plus implacables. Mais le ton du commentaire et la musique dramatisent inutilement l’intention. Enfin, au sortir de ce dédale militaro-politique, si le film en pointe bien les errances et les irresponsabilités impardonnables, il peut aussi en rester un diffus et ambigu sentiment belliqueux.
Au même titre que Warriors d’ailleurs, téléfilm efficace et sûrement très utile, qui en dehors de certains travers scénaristiques – toujours en rajouter dans l’émotion – choisit de mettre en scène une partie de ce qui avait échappé aux images, plus près d’un intime, celui des soldats de l’Onu et de leur impuissance face à l’horreur : dénoncer et indigner.
Au nom de l’Humanité démarre par la signature des accords de Dayton à Paris et dévoile cette scène dans une durée plutôt rare pour ce genre d’événement – tant elle a été hachée par les actualités télévisées et noyée sous les commentaires journalistiques. On peut dès lors tout simplement regarder. D’emblée cette séquence annonce le travail de distanciation à l’œuvre dans le film, porté par la fonction même de l’institution du Tribunal de La Haye et de ses représentants : témoigner, rendre justice. La forme est sobre et le propos précis.
Mais dans ce qui serait au plus près de l’implication, de celle qui laisse une trace plus que visuelle – quelque chose peut-être d’une résistance sourde ou d’une forme de conscience –, en écho incontournable à cette programmation, répond en fin de semaine, le monumental L’Année après Dayton. Nikolaus Geyrhalter suit une année de la survie dans l’après-guerre. Les saisons rythment le film et la lente tentative de reconstruction. La démarche si caractéristique du cinéma de Geyrhalter trouve toute sa force et son envergure dans cette rencontre avec un au-delà de la guerre très pudique, au plus près des personnes.
Cette façon de marcher dans les traces, pas à pas, de ceux qu’il filme, de se fondre avec le temps et d’entretenir avec lui un rapport à la nécessité ou à l’intégralité, s’accorde avec intégrité et non pas avec quantité. Ainsi au moment où cette femme ressort dans la ville détruite, l’impression d’investir pour la première fois un lieu d’après-guerre dévasté qui transforme une image si souvent vue, un cliché, en un lieu incarné dans lequel la vie reprend.
C’est la dimension irrationnelle et humaine que l’on approche : jamais le film en lui-même ne recherche les causes, c’est toujours aux personnes qu’il revient d’en juger. Ici, multiplier les points de vue, c’est demander et redemander à chacun de raconter une même situation, de décrire chaque chose avec minutie : le quotidien, la nourriture, le logement, les sentiments. C’est toujours à l’autre qu’il revient d’expliquer et de décrire. C’est un processus d’imprégnation ou de perméabilité, jamais fusionnel, qui contamine rapidement le spectateur. Le film démontre la capacité du plan-séquence à accompagner la tentative de recomposition à laquelle sont confrontés les rescapés, les déportés. Et ceci jusque dans des plans d’apparence anodine qui révèlent le caractère vital de l’action : déblayer à la pelle l’étage d’un immeuble désossé, pour combler l’absence de demeure, déminer, pour reconquérir la liberté de se déplacer. Les actions s’inscrivent et surgissent dans le plan. Jamais Geyrhalter ne semble à la recherche de l’action, il l’attend. Et toujours dans ce respect d’une durée qui permet d’évaluer celle nécessaire à la réparation, peut-être infinie.
Le film paraît réconcilier l’ensemble des intentions, parfois trop isolées dans d’autres films, sans jamais pourtant chercher à en faire la synthèse.
L’alternance entre la fixité des plans et les mouvements d’accompagnement du film, proche d’une respiration, autorise une liberté de regard et de critique qui valorise fortement le témoignage et emporte finalement dans son sillage les autres films.

Christophe Postic

Édito

Que le milieu de cette semaine soit marqué par une réflexion sur « la bonne distance » ne nous a pas laissé indifférents. Daney a écrit, en substance, « filmer c’est mesurer à quelle distance de soi commence l’autre ». Nous situons-nous plus loin d’un sujet s’il est radiophonique, si on ne peut le toucher des yeux ? Quelle proximité c’est-à-dire aussi quelle liberté le cinéma peut-il se permettre avec la peinture ou le théâtre quand il les filme ? La distance induit également une idée de temporalité, de mémoire : n’est-il pas surprenant de constater à quelle point cette année de nombreux cinéastes (ceux du séminaire sur Srebrenica, Nikolaus Geyrhalter) ont pris le risque de s’engager et de filmer aussitôt l’Histoire tandis que Ruth Beckerman l’interpelle de plus loin, la réinterroge, l’actualise sans cesse ? Et si les films nous regardent, d’où nous regardent-ils ? Où nous touchent-ils ? Profond ou pas ?
Quelle que soit la distance, il s’agit en tout cas de transmettre, par tous les moyens. La programmation radiophonique comme les séminaires, loin de proposer une consommation d’images, tenteront de nous faire penser le monde « en » cinéma. Car le cinéma est un art du regard mais aussi de l’écoute et de la rencontre. C’est pour cette raison que nous essaierons de ne pas trop nous éloigner les uns des autres. Bienvenue ici donc, et si Lussas n’est pas pourvu en piscines, que ça ne vous empêche pas de plonger à la rencontre des réalisateurs et à la nôtre. Mouillez vous !

Marie Gaumy pour l’équipe

Retour sur un débat

Au terme des deux jours du séminaire portant sur le Front National, il nous est apparu intéressant de rendre compte succinctement de quelques-unes des idées échangées durant les débats.

Il apparaît tout d’abord évident qu’un des principaux problèmes, concernant les documentaires sur le Front National, c’est qu’on projette souvent sur eux une « toute puissance », une capacité à changer le monde et les idées. Attente à laquelle ils ne peuvent répondre mais qui a contrario souligne notre sentiment d’impuissance à agir, à trouver des réponses autour des questions que soulève la présence de plus en plus massive du FN. Il y a une exigence d’apprendre de ces documentaires d’autant plus forte, et un besoin de connaissance souvent déçu. Peut-être parce qu’on a trop tendance à vivre ces films sur le mode de la consommation (chercher à tout prix une réponse claire à des objectifs précis) : il peut suffire d’être traversé par eux, d’accepter l’épreuve purement physique de leur vision, pour ne pas en sortir tout à fait pareil, opérer un déplacement du regard, bousculer une vision du monde et de soi… La force du cinéma, c’est d’abord son pouvoir « à nous faire travailler sur une part de nous mêmes ».

Aujourd’hui, les questions se sont un peu déplacées. Le FN, ou plutôt ceux qui l’incarnent, ne sont plus des ennemis lointains, des inconnus sans nom. Ils appartiennent maintenant à notre entourage proche. Le cercle se resserre. « La fratrie se déchire ». Cette proximité géographique, physique et affective, soulève la question de la représentation de « l’ennemi intérieur ». Ce qui paraissait simple à dénoncer devient difficile à énoncer

La plupart des films échouent à dépasser le stade de la confrontation, et ne permettent pas de faire émerger une parole personnelle au sein du discours. Dans des situations de rencontres explicites avec des personnes du Front National, deux configurations, toutes deux réductrices, se dessinent. La première diabolise les personnes et d’une certaine façon les déshumanise, nous les rendant peu inquiétantes car grotesques. Finalement d’apparence peu dangereuses. On a pu le voir dans le film de Poveda, qui se heurte à une « défaite de l’argumentation », face à un discours totalement irrationnel et irréfléchi.

À l’autre bout, une approche plus intime, qui rend ce discours pathétique. Guère plus inquiétant mais pas moins propice à la propagation.

Aucun des films ne parvient à installer une dialectique. Il y manque l’installation d’une relation de proximité, non pas une sympathie mais un lien affectif qui tolère une mise en cause du discours et découvre la parole qui le porte. Un espace qui rendrait compte d’un travail possible « de réversibilité des sentiments ». Le travail du cinéaste. Si Daniel Merlet nous montre la naissance et le cheminement des idées du Front National, il manque peut-être la phase de sédimentation qui nous montrerait comment celles-ci s’enracinent dans les esprits.

Mais la question n’est peut-être plus là, « on sait déjà tout du Front national », il n’y a plus rien à en apprendre, pas plus à y comprendre. Au final, les réactions du public lors du débat portaient plus sur la nécessité de se positionner, de résister quotidiennement aux idées du Front National. De ne pas se résigner à la contamination insidieuse des attitudes, des paroles et des mots, des agissements. Qu’une multiplicité d’approche par le cinéma soit nécessaire et souhaitable, c’est un fait, mais il faut rester vigilant à ce que ces films ne se réduisent pas à nous donner simplement bonne conscience.

Sabrina Malek, Gaël Lépingle, Christophe Postic

Les sentiers de la guerre

Les tentatives pour expliquer la guerre se réduisent souvent à l’assemblage d’une quantité d’informations, pour décrire l’enchaînement d’événements dans une logique la plus rationnelle. Il y a quelque chose de vain à vouloir expliquer la guerre de la sorte. La guerre ne s’explique pas, elle implique. Et on ne peut la penser que si elle nous implique, pas uniquement en y prenant part, ou d’un point de vue partisan, mais au sens d’y être mis en cause ou de s’y mettre en cause. Il y a quelque chose de malaisé à parler de la guerre de l’extérieur et il faut longtemps chercher les mots qui l’approchent et qui l’entourent. Pour parler des films de, sur, autour, contre… la guerre, mais d’abord pour en parler, raconter l’état de guerre, l’état dans lequel nous sommes. Ce caractère physique traverse le livre de Jean Hatzfeld et s’énonce d’entrée dans son titre : L’Air de la guerre. C’est un récit imprégné où à aucun moment l’auteur, journaliste à Libération, ne cherche à expliquer mais plutôt à exposer le lecteur, comme on le dit d’une photographie. La précision de ses descriptions crée comme de minuscules et infinis plans d’une scène, des détails anodins qui composent une puissante force d’évocation. Jean Hatzfeld semble perméable à la matière, et sait faire flotter chez le lecteur, les sons, les odeurs, les mouvements, les paroles. L’Air de la guerre est bâti sur les notes prises dans son carnet, Sur les routes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine (c’est le sous-titre du livre). Des notes qui étayeront les articles de l’auteur au fil des jours, mais qui seront aussi source de ce récit différé. Et celui-ci nous conduit au fil des rencontres et des solitudes d’Hatzfeld, qui nous mène et nous ramène à des lieux, des visages, des histoires pour construire l’écheveau de « sa guerre ». Mais le trouble engendré par le récit ne vient pas uniquement de sa force d’imprégnation des chairs et des affects. Il tient aussi de sa distance aux événements, celle de l’observateur impliqué, un mélange de détachement et d’attirance – Hatzfeld semble parfois comme convoqué au témoignage de la guerre. Sa posture est singulière voire ambiguë sans que sa position vis-à-vis de la guerre ne le soit. Jamais son implication ne met en cause la qualité de son regard et de son discernement, jamais il ne sombre dans aucune fascination : « À diverses occasions au cours de cette guerre je me féliciterai d’avoir été le témoin de cette matinée. Cela constituera un privilège par rapport à des confrères qui ne sont jamais entrés dans la ville (Vukovar). Cette visite extraordinaire n’est pas une vaccination à l’horreur, bien au contraire. Ni une contamination par la morbidité de la guerre. Elle est une initiation sans filet à l’invraisemblance de la guerre. » (p. 108)

La photo de Luc Delahaye en couverture du livre pourrait symboliser cette coexistence, cette duplicité. Ici dans un paisible et familier paysage qui d’entrée attire le regard pour ne laisser surgir qu’en second, par un mouvement de recul, ce premier plan noirci, le cadre d’une fenêtre, brisé, déformé, comme une métaphore du récit d’Hatzfeld.

D’une certaine façon, le film de Pierre Beuchot prolonge cette expérience. Le Temps détruit possède ce pouvoir d’évocation, à la frontière de l’image et de l’écrit. Il nous livre à la correspondance de trois hommes avec leur femme, pendant « la drôle de guerre ». Les voix qui nous content ces écrits se superposent aux images. Les premiers mouvements du film nous conduisent lentement, avec douceur, sur les lieux aujourd’hui déserts et silencieux, où la lecture de brefs communiqués officiels nous informe que l’histoire, pour chacun de ces hommes, a pris fin. Le récit du quotidien va hanter tout le film, transformant l’image d’un paisible paysage en un champ de bataille infernal. Le film inscrit la disparition comme préambule et les correspondances comme la trace la plus sensible de ces trois destins mêlés. Ici aussi, la minutie des descriptions, l’attachement au quotidien, le soucis des détails, nous transportant sur les lieux, nous rendent ces écrits et leur auteurs intensément présents. La juxtaposition de l’univers de ces trois hommes avec les images et actualités de l’époque ne s’inscrit pas dans un rapport illustratif mais contextualise ces expériences. Ces allers et retours d’une représentation à l’autre humanisent les images d’archives. Ce passé incarné au présent installe une proximité que renforce l’intimité de ces relations épistolaires.

Le ton ironique et lucide de l’écrivain Paul Nizan, celui plus grave mais pas moins critique du musicien Maurice Jaubert (dont les musiques accompagnent le film), celui inquiet et attentif de Roger Beuchot, le père du réalisateur – son sujet d’implication personnel – témoignent de ces instants fragiles et incertains. Le temps suspendu et différé de la correspondance – accentué ici par l’absence des réponses de leur compagne – est aussi celui de la solitude et de l’éloignement, de l’attente, du sursis de quelques « heures pacifiques » où « c’est une grâce, même si elle ne doit pas durer toujours d’avoir trouvé (son) équilibre au sein de ce désordre, de sentir (sa) vie présente se raccorder à l’autre ». Mais ce temps suspendu s’éternise, on pressent un bruit sourd et sec d’une grande violence. On imagine ce courrier officiel dissemblable, méconnaissable, qui rompt les correspondances et les vies qu’elle reliaient. Les sentiments de ces hommes nous reviennent comme des bouffées d’absurdité.

Autre époque, autre lieu, autre guerre. Dans Mission dans le Sinaï, plus Frederick Wiseman nous éloigne de la guerre, plus son absurdité nous revient avec force. Le film nous mène dans une zone tampon, espace intermédiaire, entre-deux guerre ici géographique où l’ONU fait appel à une entreprise privée américaine, sous contrat avec l’État, pour mener une mission de paix. Il nous faut parfois faire preuve de beaucoup d’insistance pour se persuader qu’il ne s’agit pas d’une vaste mise en scène, répétition d’un film de science fiction, territoire tragique devenu terrain de jeu d’une équipe de fiers « équipiers de la paix ». Cependant, la mise en scène administrative de la gestion de cette bande de transit est, elle, tout à fait réelle. La surveillance de la traversée des convois, le comptage du nombre de véhicule et de bidons transportés, les procédures de passage, l’entretien des capteurs le long des routes, tout cela donne lieu à des scènes d’un grotesque abouti. Mais surtout, et au-delà de l’incongruité du quotidien de ce camp (bronzage, soirée de beuverie…) en autarcie au milieu du désert, ce que nous annonce cette mission, c’est une forme de privatisation et de banalisation de la guerre. Un phénomène qu’accompagne l’émergence aujourd’hui de termes les plus déresponsabilisants pour qualifier des actions qui n’en sont pas moins guerrières.

Et cette phrase de Chris Marker, dans Immemory, de nous revenir en écho : « Il est toujours intéressant de vérifier, même à une échelle infime le pouvoir des images à conjurer le malheur. »

Regarder en face un reflet que parfois l’on se cache, mais dont ces images rendent peut-être les contours plus distincts.

Christophe Postic

Édito

Que cette semaine soit placée sous les auspices du petit film imposant et corrosif qu’est Le Cinéma africain ? (présenté hier soir), ne nous est pas indifférent : le privilège et le pouvoir qui se trouvent aux mains et aux regards de certains cinéastes manquent aussi cruellement à d’autres. Ceci renforce nos attentes de poursuivre, en ce sens, les réflexions que nous proposent les rencontres : les sujets en sont peut-être un peu plus graves ou sérieux que certaines années, mais pas moins d’actualité. Pas de celle en tout cas, qui nous placerait dans l’air du temps, ou dans un opportunisme de production, mais une actualité qui nous concerne, nous implique et nous questionne aussi comme spectateurs. Les enjeux de représentation y sont en effet omniprésents, et ce que tous ces films nous donneront à comprendre et à entreprendre nous rendra encore, nous l’espérons, plus cri­t­iques et sensibles.

Contrairement à une formule bien établie mais aussi bien immobile parfois, « refaire le monde », nous préférerons penser que chacun de sa place le compose et veille à ce que tous puissent le faire. Y compris depuis Lussas : tous nos vœux pour ces nouveaux états généraux, et à bientôt sur les terrasses pour en parler !

Hors Champ

Je me souviens…

Télévisions

Voix off introductive, images d’enfance en Super 8 et autres supports « biographiques » placés en ouverture sont devenus une sorte de formule magique permettant aux auteurs d’authentifier leur signature et de légitimer leur démarche. Mais le procédé s’avère être tellement systématique, qu’on peut se demander s’il n’est pas parfois le garant un peu facile d’une subjectivité qui peine à investir les films. La question est d’autant plus grande lorsque l’implication personnelle du réalisateur constitue le principal ressort du film : « je me souviens ». Comme un leitmotiv, la phrase de Georges Pérec relie plusieurs films récents présentés à Lussas cette année : La Quatrième génération, et quatre films de la sélection française : 33, parc des Courtillères, Les Descendants de la nuit, Folles mémoires d’un caillou et Une maison à Prague. « En 1959, j’avais sept ans (33, parc des Courtillères)… Je suis né en 1949 (Une maison à Prague)… Je suis un enfant de Lorraine (La Quatrième génération)… ». Ce sont les premiers mots prononcés à chaque fois.

C’est la source même de la quête, le point de départ d’un cheminement, mais d’un cheminement vers le monde. Car s’il y a recours au souvenir intime, c’est souvent pour mieux penser, voire intégrer l’Histoire. Inlassablement, la petite histoire devient l’ultime façon de se réapproprier la grande. Une maison d’enfance à Prague, peuplée des fantômes des générations précédentes, et c’est toute l’histoire du communisme en Tchécoslovaquie qui défile sous nos yeux. Une maison de campagne en Moselle et à travers l’évocation de ses habitants, c’est toute l’histoire de la Lorraine de 1870 à nos jours qui resurgit soudain.

À chaque fois, la démarche se fonde sur un retour, un voyage sur des lieux abandonnés : une maison, une île, lieux bien délimités et donc propices à l’investigation. Autant d’espaces porteurs de secrets et de blessures qu’il importe d’exhumer pour ne plus vivre dans une mémoire flouée. Il faut réparer ce que nos parents ont fait ou ont subi, réparer leurs oublis : le père antillais qui s’extasie devant Versailles sans savoir que c’est là que Louis XIV signa un traité de commerce d’esclaves (Les Descendants de la nuit), la fortune familiale restée cachée car liée à l’occupation allemande (La Quatrième génération). S’il y a recours au « je » de la voix off, c’est peut-être pour mieux se démarquer d’un « nous » (familial, national) qui a trop bonne conscience, qui ne cherche plus à se souvenir que dans la commémoration (en vogue ces derniers temps). Commémoration n’est pas mémoire, et ce travail-là ne peut se faire qu’au nom d’un « je » coupable car responsable. L’enjeu est le suivant : à la fois réparer pour mieux se démarquer, mais aussi pour mieux se réapproprier une histoire, s’y reconnaître et se reconnaître.

C’est ici que les films diffèrent et opèrent, avec plus ou moins de bonheur le retournement de la proposition : un « je » pas seulement prétexte à évoquer une certaine Histoire, mais lui-même transformé par cette évocation, et par le film. Car pour revenir au « je me souviens », le risque est souvent grand d’une compilation de souvenirs, plaquée sur un ordre prédéterminé, qu’aucune surprise, qu’aucune altérité ne traverse. On cherche à tout prix à se fixer un territoire d’appartenance, à se rattacher à une histoire, sans que la notion d’identité (au moins l’identité du narrateur) soit le moins du monde remise en cause. Il y a une obsession pour une territorialité de l’attachement qui relève parfois un peu de la pose : plus on a d’origines culturelles, plus on est riche. Dans La Quatrième génération, le narrateur regrette sans cesse « je n’ai rien à voir avec cette histoire », mais il insiste, répète, récapitule. Et si toutes ces figures fonctionnent très bien comme métaphores de l’introspection (on descend dans le temps par strates, arrêts, reprises), elles pointent, en alourdissant considérablement le rythme du film, la résistance d’un matériau qui ne se laisse pas transformer, désespérément imperméable qu’il est aux requêtes du narrateur (étranger au début, étranger à la fin).

C’est l’inverse qui se produit dans deux films, au dénouement opposé, mais traversés par une même intensité : Folles mémoires d’un caillou, de Mathilde Mignon et Une maison à Prague, de Stan Neumann. Le projet est a priori le même que celui de tous les films cités, celui d’une plongée dans le souvenir : une île, la Nouvelle Calédonie, où s’est suicidé un grand-père ; une maison d’enfance. Or, loin de la mélancolie programmée à laquelle on pouvait s’attendre (qui dit souvenir dit histoire déjà fixée, déjà jouée), les films vont s’écarter de leur projet initial et se laisser (sur)prendre au jeu du réel.

En suivant la trace d’un grand-père médecin dont il est dit qu’il savait tant écouter ses patients, Mathilde Mignon va à son tour écouter les personnes qu’elle rencontre sur son chemin, et se laisser détourner de sa quête. On a l’impression que la recherche d’une identité originelle, à la base de tous ces films de la mémoire, fait place ici à une dissolution de l’identité (la voix off, la présence bord cadre de la réalisatrice sont de moins en moins fortes, l’île de plus en plus « incarnée »). En abandonnant ce qui fondait au départ sa démarche, Mathilde Mignon finit par retrouver quelque chose de l’esprit de son grand-père. Elle disparaît, comme a disparu son aïeul, mais le souvenir a travaillé, malgré elle, dans les paroles recueillies. Paroles de croyance aux ancêtres, aux racines, aux lieux d’origine, soignant ou plutôt accompagnant la blessure originelle (le suicide du grand-père) dans des moments de cinéma d’une rare beauté (la cérémonie traditionnelle).

Le même principe gouverne Une Maison à Prague. Le film a beau être minutieusement construit et mis en scène, il n’en affronte pas moins les aléas du réel. Stan Neumann raconte les vieux démons qui hantent la maison (suicide du père, conflits familiaux) en ouvrant celle-ci aux raisons de l’Histoire, aux vents de l’extérieur. Les pièces et les étages jadis cloisonnés sont saisis dans leur continuité (portes ouvertes sur longs couloirs, escaliers, travellings passant d’une pièce à une autre), et le lien avec la ville est renoué, visible sous toutes les coutures. Surtout, la maison est racontée au travers de son passé, mais aussi au présent, via ses ultimes habitants. Grâce à ce dispositif, l’évocation du passé est sans cesse traversée du souffle des vivants. On pourrait même se laisser aller à penser que si, à la fin, la maison n’est pas louée (le film s’ouvre quasiment sur la rédaction de l’annonce de sa location) et reste entre les mains de la famille, c’est grâce à ce qui s’est joué dans le film. Car, au fond, il n’y a plus besoin d’ouvrir la maison au monde : de se débarrasser symboliquement d’un passé lourd à porter. Le film a pris en charge cette mise à jour, réglant les comptes (dans tous les sens du terme !) de la famille. Cette interpénétration finale du film et du filmé renforce le lien indissoluble qui attache le réalisateur à sa maison natale. Un lien qui serait presque cordon ombilical, tant la maison prend les allures d’un ventre maternel, un ventre qu’on a fouillé pour mieux renaître et se choisir une famille (la tante adoptée et non la mère biologique). La mémoire ne se dit pas sans ce qui en déjoue la fixité solennelle, apprêtée, mensongère. L’implication au présent du réalisateur (par le truchement de son cousin) a permis de reconstituer autrement les éléments du souvenir figé, et d’affirmer au final l’appartenance à une nouvelle famille, une nouvelle histoire qui peut recommencer.

Gaël Lépingle

Corps à corps

La figure de l’idiot trace des lignes de fuite inédites non seulement dans la cité, mais aussi dans ce qui demeure l’une des principales préoccupations du cinéma : l’enregistrement du corps. Comment le cinéma peut-il se saisir, en effet, d’une figure volontairement maintenue hors des limites d’atteinte du regard ? Quelques films, croisés dans différents séminaires, tentent de rendre visible la face cachée de ce que l’on nomme, un peu trop rapidement, la folie. Pour mettre à jour ces visibilités, la question de la forme est, bien évidemment, centrale. Face aux apitoiements faussement consensuels ou aux rejets dont l’idiot (ou le fou) est le plus souvent victime, Jacques Gaumy 1, avec une économie de moyens remarquables, a choisi d’enregistrer des « temps faibles » 2. C’est-à-dire des moments, comme le note Raymond Depardon à propos de son travail photographique, où « il n’y aurait aucun intérêt, pas de moments décisifs, pas de couleurs ni de lumières magnifiques, pas de rayon de soleil (…) l’appareil devenant une espèce de caméra de télésurveillance ». En ce sens, Jean-Jacques, Chronique villageoise, n’est absolument pas spectaculaire. La caméra enregistre les déambulations journalières du personnage, idiot du village, dans son environnement quotidien. De l’épicerie au bistrot, du cimetière à l’école, de cérémonies festives en ballades au bord de mer, Jean-Jacques dérive sans but précis. Ce principe d’incertitude, qui est au travail dans les images, est accentué par l’absence de commentaire (et la quasi-absence de questions). Cette volonté de gommer tout effet superflu d’illustration ou d’interprétation ouvre un champ de possibles pour le spectateur. Il en résulte une espèce de vacillement, une sorte d’indécision, et c’est cet espace flottant que le réalisateur et son personnage nous proposent d’habiter. Cette possibilité aurait été impossible si Jean Gaumy avait opté pour une mise en scène excessivement dramatique, focalisée sur la phénoménalité du personnage, pointant ses déficiences physiques. En abandonnant Jean-Jacques à la durée des plans, dont on ne sait pas où ils vont nous mener, Jacques Gaumy permet à un jeu étrange d’advenir. Ce jeu relève de la traque entre le filmeur et le filmé, mais d’une traque où celui qui prend l’initiative n’est pas toujours celui que l’on croit. Parfois la caméra semble mener la danse. Le visage de Jean-Jacques, happé par l’objectif, s’empêtre dans les rets de la composition, l’image dévoilant alors la belle matérialité de ses traits et la vivacité de son regard. À d’autres moments, c’est Jean-Jacques lui même qui entraîne la caméra dans son sillage jusqu’à, quittant le cadre de l’image, la perdre momentanément en route.

Sur un autre versant et pour tenter de « rendre compte » de l’autisme, le beau film de Renaud Victor, Ce gamin-là, se concentre lui aussi sur les gestes du quotidien. Des gestes d’autant plus prégnants qu’ils sont effectués par des enfants pour lesquels la parole, fortement altérée, n’est pas un outil de communication. Préparer le repas, mettre la table, couper le bois, fabriquer le pain, autant de gestes en apparence anodins, mais qui acquièrent jour après jour, mois après mois, par la force de ce que l’on a appelé la « tentative Deligny », la puissance des rituels. En cherchant, eux aussi, « autre chose que le langage », les plans laissent toute leur place aux corps. Rythmé par la poésie orale de Deligny, le film renvoie aux scènes primitives d’avant le langage. Les images tracent, comme dans Jean-Jacques, une topographie des déplacements des corps. Elles marquent leur inscription dans l’espace qu’ils occupent. Et le trouble nous étreint quand on réalise que, parallèlement à ce retour aux sources de l’humain, Renaud Victor remonte aussi aux origines du cinéma, lorsque celui-ci n’était pas encore doué de parole.

Éric Vidal

  1. Réalisateur de Jean-Jacques, Chronique villageoise
  2. Terme emprunté à Raymond Depardon