Peinture et cinéma

Étrangeté linguistique : si le cinéma désigne en français un art et le lieu de cet art, la peinture désigne l’art et l’objet de cet art. Et quand on dit, «La peinture, c’est du cinéma» (nom du séminaire préparé cette année par Alain Bergala et Pierre-Oscar Lévy), on joue sur une certaine imprécision des termes : quelle peinture ? Question qui revient à se demander si les cinéastes dont nous allons voir les travaux sont plutôt du côté de l’œuvre dans sa matérialité (la peinture dans le cinéma) ou du côté de problématiques esthétiques et philosophiques dans leur abstraction, au point nodal où la création cinématographique envisage et questionne une autre forme d’art, comme dans un miroir déformé (la peinture face au cinéma). En fait, ne pas s’attendre à une réponse tranchée, et laisser vivre l’ambivalence. En effet, qu’il s’agisse des artistes filmés (Tapiès par Labarthe, Saura par Berzosa, Opalka par Loizillon), ou des œuvres sans leur auteur (le film d’Eustache sur Bosch ou celui des Straub sur Cézanne), une tension existe toujours entre la captation brute d’une réalité concrète, définie par le rythme et la couleur de la toile, et l’analyse de ce qui est, par essence, en jeu dans la poétique picturale.

Sans perspective

Jean Eustache commence par analyser la peinture (le troisième panneau du triptyque du Jardin des délices) avant de la montrer. Les deux activités sont scindées, et séparées dans le temps. Jean-Noël Picq, tout droit sorti d’Une sale histoire, assis sur un siège rouge, fume et parle à sa petite audience. Il faut attendre la fin du moyen métrage pour voir la peinture de Jérôme Bosch apparaître en entier, filmée d’une manière fluide, au rythme du glissement de la caméra. À ce propos, l’originale n’apparaît jamais. C’est d’une reproduction qu’il s’agit, une grande affiche légère, que Picq peut poser sur ses genoux pour l’approcher de plus près, d’une façon quasiment érotique. Il y a fondamentalement quelque chose d’illicite et de « désacralisateur » dans le dispositif d’Eustache. D’ailleurs qui sont ces gens à qui s’adresse Picq ? La rencontre dans un salon parisien d’une confrérie de voleurs, de contrebandiers, d’illégaux, ou bien de critiques d’art ? Jouissance des mots qui dévorent l’œuvre avec une élégance sauvage : « Je ne vois aucun sens dans ce tableau, donc aucune signification ». Jouissance de la bouche (un orifice), là où Une sale histoire était celle de deux orifices (la bouche et le sexe). Ici, on peut jouir sans le sexe. « On peut jouir d’avoir une tête de lapin ». Et plus le tableau se découvre, parcelle par parcelle, foulé par le regard du dandy, plus les paradoxes se mettent à gronder : « Je trouve Bosch tout à fait tranquille ».
Avec ce film, Eustache remet en cause la question de la perspective, pour se faire chantre de l’instabilité. Il réduit l’espace du cinéma à l’espace de la toile et à l’espace de la chambre. D’ailleurs à la fin de sa vie, Eustache ne fera que condenser la parole dans un espace intime et monomaniaque : Odette Robert interviewée derrière la table du salon, Les Photos d’Alix devant une table de photos… Le réel, c’est quand ça se retire, quand la conscience normée explose. Le réel n’est pas naturel ou naturaliste. D’ailleurs, ironie : la seule partie du tableau qui soit en perspective représente la grande ville, cette cité humaine représentée en haut du tableau, alors qu’elle est détruite par des soldats pleins de haine. Alors la perspective, pour quoi ? À force de monter trop haut, on tombe. Puis l’on meurt. Comme le disait Juliet Berto parlant de la mort d’Eustache dans Les Ministères de l’Art de Garrel : « Il faut vivre le cinéma de plus en plus seuls ».

Le bon peintre et le bon metteur en scène

Encore plus que le film d’Eustache, celui des Straub est un film qui part de la peinture pour se diriger vers le cinéma. Qu’on ne s’étonne pas : la première mention visuelle de Cézanne a lieu en photo (photo encadrée sur un mur rouge), formant un indice (image-action) et non une icône (image-affection), pour reprendre une terminologie deleuzienne. Par la suite, la première peinture à être citée (une peinture de Cézanne représentant une vieille dame) appelle immédiatement un saint patron, Renoir, et son film, Madame Bovary (1933). Dès le début donc, le cinéma est présent dans ce film dont la seule source sonore consiste en des réponses faites par Cézanne à un entretien, et lues par Danièle Huillet d’une manière extrêmement articulée (pédagogique et poétique), où sont évoqués le coup de pinceau, la lumière, la nature.
Quand elles apparaissent, les peintures de Cézanne sont systématiquement captées avec leur cadre doré, entrecoupées de plans du Sud tournés aujourd’hui par les Straub. Des plans longs, fixes, comme si l’enjeu était de s’imprégner du monde et de s’oublier soi-même. L’artiste ne réfléchit pas pendant qu’il peint (ou pendant qu’il filme). Il réfléchit avant. Pendant qu’il peint (ou filme), le bon peintre (le bon metteur en scène) voit des couleurs. Il ne voit pas l’arbre (l’idée théorique). Il voit un arbre. Tout est affaire de définition. Le même problème se pose quand il s’agit de citer un film (Madame Bovary par exemple). Les Straub n’enferment jamais rien : l’extrait reste libre. Le décontextualiser pour faire apparaître in vitro un concept, une belle démonstration, reviendrait à le tuer, comme on tuerait une peinture si elle surgissait par petits bouts, selon le bon vouloir de son (prétentieux) metteur en scène. Expérience humble d’aller vers le film, ou vers la peinture, sans le brusquer. Car si de Madame Bovary, les Straub guettent l’apparition de la vieille dame, dans la même pause courbée et avec les mêmes vêtements que celle de Cézanne (mentionnée plus haut), ils nous montrent avec le même intérêt les séquences qui, avant et après, donnent du sens à celle qu’ils convoitent. On ne peut faire faire à l’extrait les contorsions les plus mutilantes pour arriver à ses fins. Cela serait le dénaturer, le défigurer. Les Straub respectent l’œuvre pour parler d’elle, pour l’entourer, pour en tirer sa substance, ses couleurs (noires et blanches), son rythme.

Matthieu Orléan

La vie nue

Film très sombre que celui de Rithy Panh. Témoignage sans apprêt sur la condition humaine dans une économie désormais globalisée, La Terre des âmes errantes est aussi (surtout ?) une plongée sensible au cœur de l’Histoire du Cambodge. Cette entreprise de retournement des sols à des fins commerciales – ici la pose du câble orchestrée par la multinationale Alcatel (1) – met la mémoire collective à rude épreuve. En effet, derrière l’exploitation de la force de travail, le film pointe l’impossibilité d’un pays à faire le deuil d’une histoire tragique qui n’a toujours pas trouvé sa résolution politique – comme l’ont montré les récents épisodes entourant la mort de Pol Pot (2) et la difficulté à juger les responsables du génocide Khmer rouge. En révélant des vestiges d’ossements humains ou des mines antipersonnels prêtes à exploser à la moindre secousse, l’excavation des tranchées réveille les traumatismes du passé. Guérillas, répressions, emprisonnements, tortures, exécutions, mutilations, autant d’échos sinistres, fossilisés dans les profondeurs de la terre, qui remontent à la surface. Ne cessant de « trouer » le film, au propre comme au figuré, ce retour des spectres réactive la mémoire refoulée de plusieurs générations. Une opération douloureuse et difficile dans un pays exsangue travaillé par la peur, où l’amnésie à l’encontre des crimes perpétrés sous les précédents régimes autoritaires est toujours efficiente. Une loi d’amnistie exonère d’ailleurs de leurs crimes, quels qu’ils soient, tous ceux qui aujourd’hui se rallient au régime en place. Caméra au plus près des visages et des corps, sobriété des lumières, absence de commentaire, utilisation minimale de la musique, travail sur les durées et l’environnement sonore, forme anti-spectaculaire, les choix du réalisateur favorisent l’émergence, et l’enregistrement, d’une parole confisquée qui ne trouve aucun cadre « légal » pour s’exprimer. À cet égard les femmes marquent moins d’appréhension à manifester leurs sentiments (colère, révolte, désespoir), alors que la plupart des hommes semblent résignés, retranchés dans leur mutisme. Si les images de l’extrême précarité des familles et de la dureté des conditions de travail (avec le nomadisme qui l’accompagne) sont éloquentes, l’évocation des drames passés est par contre moins explicite, plus fine. Pour approcher la complexité de la réalité cambodgienne contemporaine – enchevêtrement de paranoïa politique, de croyances religieuses ancestrales et de brutalité économique – le spectateur doit abandonner ses repères usuels. Il doit oublier la tyrannie du temps réel, le flux télévisuel qui noie l’information ou les instantanés chocs de la photographie humanitaire qui sidèrent la vision. En revanche il lui faut accepter, comme le cinéaste, de prendre son temps. Attendre que d’une situation banale – préparer le repas, aller au temple, se laver dans le fleuve – du sens émerge dans la durée d’un plan, dans l’intensité d’un regard ou dans l’expressivité d’un geste. Au même titre que la parole (lorsqu’elle survient), l’incarnation du corps participe de cette sédimentation de la mémoire que le réalisateur veut mettre à jour. Le corps, en effet, est conjointement support et réservoir mnésiques. À travers les signes exhibés, il convoque directement (le moignon irrité d’une jambe), ou de manière détournée (la raideur cadavérique de corps endormis évoquant le génocide), les violences d’un passé enfoui comme celles du quotidien (une femme présente à un médecin une main remplie de pus). Le film tire notamment sa grande force de cette oscillation permanente, où partout le passé perce sous le présent. Avec une économie de moyens esthétiques remarquable, et sans livrer au spectateur des conclusions toutes faites, Rithy Panh révèle la part occulte des images, il rend visible ce qui ne l’est pas.

Éric Vidal

  1. La multinationale est doublement créditée au générique.
  2. Capturé par des « camarades » dans la jungle et condamné de manière expéditive à la prison à vie, Pol Pot, premier ministre d’un régime totalitaire, meurt en 1998.

À fleur de peau

Donnant à la célèbre phrase de Marguerite Duras « Que le monde aille à sa perte » une nuance où l’emporte le drame moderne de notre civilisation, Jean-Marie Straub, à une émission du Cercle de Minuit où il participait, rectifia : « Que ce monde aille à sa perte ».
Avec Leçons de ténèbres, c’est de ce monde précisément dont il s’agit, un monde que l’œil de la caméra pointe avec la force du déictique : ce monde-là, contemporain, opaque, dans lequel il est difficile pour Vincent Dieutre de pénétrer sereinement. Dès les premiers mots prononcés par la voix off, le film s’ancre donc dans un fragment très bref et très condensé de notre histoire (« Les années quatre-vingt-dix »), celle des technologies et du cynisme de masse (les portables qui bourdonnent partout en Europe, et qui stigmatisent ce désir hypocrite de communication). Pour autant, détournant la forme de la rhétorique classique, Dieutre ne se cache derrière aucune prophétie ou injonction (« Que le monde… ») pour émettre sa parole. Il précise : le monde n’a besoin de rien pour aller à sa perte. Il se détruit tout seul, de l’intérieur, comme un organisme malade, gangrèné jusqu’à la pourriture. À l’image de cette désagrégation : les organes malades de son amant sidéen ; ou la bande son, parasitée de sons puisés à la télé ou à la radio, qui créent une contre-voix insolente et perturbante, presque nocive. Feux d’artifice, pétards, bombes, bruits de chute, agressent et explosent à la gueule des amants flâneurs. Les sons contredisent les images, ou anticipent l’implosion qui les guette, et qui les grignote déjà. En cela, ils sont voyants. Ils disent la mort avant qu’elle ne soit montrée.
Incapable de filmer la mort, Dieutre tente de l’approcher dans la passion et l’oppression des corps (la petite mort). Une source de lumière (un projecteur de cinéma massif et rotatif) montrée comme un artifice de plus pour mieux pénétrer les choses, entoure les corps des amants faisant l’amour, les baigne de sa chaleur rouge, les magnifie, comme des êtres de peinture éclairés à la bougie (une réminiscence des peintures du Carravage, qui donne au film toute sa respiration), et les creuse comme des figures de cire promises au feu. Dans ces scènes d’amour, on évoque le film en train de se faire, on refait une scène, on teste. C’est là aussi, dans l’extrême condensation de cet espace, que pleure Tadeusz, libéré de toute tension narrative, donnant à voir sa face meurtrie, enflammée de rouge. Forcée par la vidéo, et surlignée dans les autres plans, la gamme des couleurs utilisée dans le film, principalement primaire (le visage bleu de Dieutre secoué par le cahot du bus), rappelle la teinte de certaines chansons. Celle de la variété italienne qui donne au film cet espace primitif et idéal que Pasolini, cité par un extrait sonore de La Ricotta, cherchait lui aussi dans le frioulan, et dans ces voix qu’il allait recueillir dans les bidonvilles de Rome ou les villages du Yémen, de Palestine et d’Inde. Aussi référencée soit-elle, cette quête est celle d’un humble. Non pas mystique, mais terrestre. Dans cet espace qui sépare les balcons suspendus des caniveaux dégueulasses de ces trois villes de culture (Utrecht, Naples, Rome) où chaque corps et chaque bâtisse est pure séduction et (conjointement) pure décadence.
Et de cette noirceur intestine dans laquelle sont plongés les Pays-Bas et l’Italie, s’échappe à la dernière minute le seul plan diurne de cette heure vingt minutes. La ville lourde et blanche : Rome. Le ciel bleu du matin. Comparés aux bruits de l’oisiveté de la nuit, le chant des oiseaux et le bruit des tondeuses ont quelque chose de totalement décalé. Dieutre a l’air de se réveiller d’un cauchemar quasi-initiatique, et d’halluciner l’Italie, berceau de notre civilisation (origine que matérialise d’ailleurs, dans le plan qui précède, une peinture représentant un enfant). Avec la tondeuse à gazon, c’est le retour à l’activité, la fin de son somnambulisme nocturne. Après avoir trimé, marché, caressé, joui, roulé, pleuré, Dieutre laisse éclater dans les limbes du demi-sommeil l’intention muette de regarder le monde autrement. Mais le doute demeure : est-il plus calme ou plus anxieux ?

Matthieu Orléan

De la rencontre

On se demande un peu quelle commande Leclerc du Sablon s’est passée à lui-même en préparant son film : l’improbable voyage ferroviaire du réalisateur à travers la France semble nous emmener vers une carte du tendre des gares, de leurs buffets sinistres et de leurs quais déserts, prétexte à toutes sortes de rencontres impromptues. Il y a même un petit McGuffin : le souvenir du bruit du percolateur d’une gare lointaine, qu’il faut à tout prix retrouver, comme on chercherait une madeleine passée pour vérifier que son goût est intact, et respirer à l’idée qu’elle existe encore. Mais chaque fois que des enjeux sont posés, ils sont systématiquement déjoués : on oublie vite le percolateur, et les rencontres échouent la plupart du temps à aller au-delà du simple échange de banalités sur les trains, les paysages qui défilent et les rêveries que cela suscite (l’entêtement du réalisateur à essayer d’aller plus loin – à tous les sens du terme – dans ces conversations est d’ailleurs assez cocasse).
Il y a cependant une scène, une seule, je crois, de vraie rencontre : à force d’interroger ses voisins de wagon sur ce que tout voyage en train évoque en eux et particulièrement au niveau amoureux – la promesse d’une rencontre, la focalisation sur un voyageur inconnu – le réalisateur tombe sur une jeune fille en pleurs, qui lui confie que son amoureux l’a quittée, et que personne, pour la première fois, ne viendra l’attendre à l’arrivée du train. La scène dépasse complètement tout le processus d’approche habituel : on y débarque bille en tête, ce qui a pour effet de gommer toute altérité entre les deux protagonistes. C’est qu’il s’agit moins d’une rencontre que d’un miroir tendu au cinéaste : on a la sensation que la jeune fille dit à sa place, très exactement, ce qu’il voulait entendre. Si cette rencontre est si forte, c’est qu’elle incarne idéalement le projet d’un film qui ne pourra se faire, pour la bonne raison que justement, elle est trop idéale pour pouvoir se rejouer.
Le film attendra vaillamment une scène pareille, attente toujours reconduite, et toujours vaine. Mais ce faisant, il se sera créé sa propre madeleine, le souvenir des paroles de la jeune fille éplorée hantant tout le film comme une plaie inguérissable. Seules subsistent alors les démarches d’approche ou de séduction, et la difficulté, voire l’impossibilité des rencontres. Pour conter vaille que vaille son ode mélancolique, il faut au réalisateur renoncer peu à peu à aller au devant des autres, occuper le plan dans une posture de plus en plus autiste, accepter de n’être que le sujet de son film : Leclerc du Sablon décide in fine d’endosser les habits d’un chef de gare, comme si l’épaisseur du costume allait donner de l’épaisseur à son personnage. Mais là non plus, le cinéaste n’est pas dupe de son propre jeu, de sa tentative de fiction : la dilatation des plans est telle que l’accent se met du coup sur la façon dont il va réussir à (se) sortir du plan, à le finir, contraint bien souvent à improviser une fin qui vient toujours trop tard. Illusion : sous ses habits de chef (de gare), Leclerc du Sablon ne dirige pas plus le trajet des trains qu’il ne veut diriger celui de son film : l’humilité du narrateur contrebalance l’ego démesuré du personnage, laissant la vie filer sa trame bien au-delà des plans, et empêchant toute résolution.
Car au fond, c’est bien d’une quête impossible dont nous parle Micheline : le titre lui-même est révélateur, assimilant le moyen (la locomotive) et le but (la femme rêvée), donc interdisant toute rencontre définitive puisque cela même qui l’occasionne contraint à continuer sa route toujours plus loin. Même un air d’accordéon, ou une chanson en chœur dans un wagon, même le percolateur retrouvé n’y feront rien : Micheline est un très joli traité d’impuissance.

Gaël Lépingle

Sens commun

« De lentes monographies enfouies en des archives de Bénédictins »

Jaurés

De quelle gravure, de quelle somme historique ou universitaire, de quel texte passionné, raisonné ou engagé sortira encore le cri de la révolte des communards, celui qui engage le corps avec l’esprit, le cri sortant des visages transformés dans le présent intense de la lutte ?
L’histoire en tant qu’étude, permet aux mieux la reconstitution (historique, elle sera précise et fidèle dit Le Robert). Peter Watkins, dont on connaît la volonté d’exploration des lieux et des temps de luttes où les caméra et les micros n’existaient pas, place encore les siens face à des acteurs, garants traditionnels de la fiction, mais dans une motivation de capter une réalité invoquée, vivante, d’une véritable actualité.
La Commune de Paris est un événement fondateur car révolutionnaire, tentant de proposer un ordre social nouveau plutôt que d’obtenir une simple réparation des préjudices. Cristallisant les espérances et tragiquement écrasée, elle est inspiratrice des élans des luttes sociales et politiques qui la suivront. À ce titre, elle est donc présente dans le cœur de ceux qui s’engagent aujourd’hui dans maints combats progressistes. C’est bien à partir de cette prégnance que Watkins se livre à une recréation de la Commune, préparant les conditions propices à sa réémergence.
Son décor, reconstituant quelques lieux d’une rue parisienne où vont pouvoir se vivre toute les actions (un atelier, une école, des appartements d’ouvriers ou de bourgeois, une rue…), est un véritable espace scénique. Sa disposition sans coulisses et les multiples passages conduisant d’un lieu à un autre permettent une circulation fluide de la caméra. C’est un lieu presque habitable, les acteurs y restent costumés, même lors de discussions collectives posées sur leur propre quotidien. Le film s’ouvre sur une visite de ces lieux, une présentation du travail réalisé avec les acteurs et des choix de cadrage. D’autres informations sur les arcanes du tournage nous serons données au cours du film. Cette transparence non systématique suffit à donner une idée du processus qui se joue. Acteurs non pas professionnels et habitués au jeu de l’incarnation mais amateurs provoqués dans un jeu différentiel entre ce qu’ils sont ou pensent être, ce qu’il savent et ce/ceux qu’ils incarnent. Watkins déplace sa caméra en de longs plans-séquences passant d’un groupe, d’une situation à une autre. Ces scènes préexistent et dureront après leur captation par la caméra, menées par les acteurs dans une improvisation préparée par un long travail de discussion. Si nombre de choses se passent hors champ elles ne sont pas perdues. Elles entretiennent le champ du possible, celui du collectif en action et en confrontation, où l’expérience est réellement vécue par les participants. L’enjeu du film n’est pas tant la transmission « mécanique » du déroulement des faits mais la captation du surgissement de la révolte. Le cadrage devient alors un jalonnement. Celui de la topographie mouvante et émouvante installée dans la durée. Cadre visuel et temporel, il offre l’accumulation contre la perte, l’imprégnation comme enjeu d’une connaissance intime.
Dans ce lieu où ces humains sont mis en situation pour faire revivre une mémoire collective et présupposée intemporelle, Watkins use d’artifices. Provocateur, il met en scène deux chaînes de télévision anachroniques. L’une, étatique, aux mains des Versaillais, incarne la nécessité du contrepoint plus qu’une critique des médias. L’autre, confusionnelle car sentimentale, est celle des journalistes proches de la Commune. Leur prise de conscience et l’abandon d’une objectivité illusoire mèneront à la fusion progressive de leur caméra et de celle de Watkins (ce n’est pas un hasard si leurs acteurs seront les guides de la visite initiale, représentants du collectif). Cette confusion est bien ici instrument de révélation. Ces reporters en devenir d’intercesseurs sont présents dans les actions où s’investissent totalement les acteurs, corps et esprit (comme les scènes de barricades). Ils leur posent des questions sur leur engagement personnel et sur celui de leur personnage. Ces questions rapidement enchaînées contournent les défenses en provocant des ruptures, dépassent les préconçus, traquent l’hypothétique vérité. Alors voilà les corps dans l’action, l’effervescence, livrant des cris libérateurs et propitiatoires, dans la création actuelle d’un passé, puis s’ouvrant en faille, sur l’intériorité. Ces désarçonnants glissements sont aussi provoqués par le montage de scènes d’actions et d’extraits de discussions, de réflexions « à froid » des acteurs sur leur façon d’aborder leur personnage. Si ces glissements provoquent le questionnement d’abord chez les acteurs, ils l’incitent chez le spectateur, le confrontant par empathie à ses propres contradictions, le poussant à chercher lui aussi le sens humain de ses événements.
La Commune est un film faisant des esquisses les parties intégrantes de l’œuvre. Un film d’expérience autant que celui d’une expérience. C’est une tentative de connaissance par le cœur autant que par l’esprit, de recherche d’une vérité de la lutte qui n’existe que dans le présent de sa quête.

Boris Mélinand

Une pratique humaine

Avec Iri et Toschi vont à Minamata, Tsuchimoto accompagne un couple de peintres, Iri, l’homme, et Toschi, la femme, qui s’est installé à Minamata pour y peindre les victimes de l’épidémie de mercure, dont Tsuchimoto avait déjà montré les conséquences dans Minamata, les victimes et leur monde, et La Mer de Minamata.

Ce qui nous frappe d’abord dans ce film, c’est son temps. C’est une approche lente, paisible du travail des peintres saisis dans ce que leur tâche a de plus humble. Ce sont de longues séquences où, silencieux, ils travaillent de concert (Toschi dessine, Iri peint). La peinture est avant tout un travail manuel, qui fait d’abord ici appel à la modestie (Iri avoue qu’il dessine mal, et qu’il se contente depuis de peindre), et surtout à la patience. C’est peut-être le simple secret de la création pour Iri, septuagénaire, qui déclare sereinement n’avoir pas encore créé ses plus belles toiles.

C’est avec la même patience que Tsuchimoto filme la peinture. Comme Iri dit ses hésitations, ses doutes, le filmage dit sa difficulté à affronter la peinture achevée, conçue comme une œuvre d’art (la peinture n’est filmée jusqu’ici qu’en train de se faire). Dans un jardin, deux hommes transportent une toile : par un long travelling panoramique, la caméra s’en approche très lentement, mais s’arrête lorsqu’elle est au bord de la filmer. Prendre son temps, ne rien brusquer, ne pas se faire violence non plus, écouter les moments perdus, filmer ce qui pourrait être inutile, telle est la démarche de Tsuchimoto : la façon dont il suit les longues promenades des deux peintres, leurs conversations languissantes…

Mais lorsque le moment est pour lui venu, Tsuchimoto se confronte à la peinture. C’est alors un grand moment de cinéma. Sur une musique qui nous fait penser aux cordes de Bartok, dans une séquence de près de vingt minutes, la caméra s’immerge dans une toile qui exprime toute l’horreur humaine. L’inanimé devient animé : les corps sont écorchés, disloqués, les bouches sont ouvertes dans un hurlement silencieux, le cinéma devient peinture et la peinture devient cinéma : Tsuchimoto en utilise toutes les possibilités, travellings, zooms, panoramiques. Il s’approche, il s’éloigne, il reste statique de longs moments. La durée, la longueur du plan, devient ainsi l’équivalent de la monumentalité de la peinture, dont on ne voit l’ensemble que de loin.

Au fond, le film touche à cette interrogation primordiale : comment représenter l’horreur de la douleur humaine ? Et en a-t-on le droit ? C’est encore une fois la sérénité des deux peintres qui y répond : Toschi n’a d’abord pas supporté la vision des victimes qu’elle était venue peindre. Sans se faire violence, elle s’approprie lentement Minamata, son décor, dont la beauté solaire laisse Iri incrédule : comment une telle tragédie a-t-elle pu avoir lieu ici ? Surmontant sa peur, Toschi se rend à l’hôpital, parle aux victimes, rit avec eux. Un lien se crée : les deux peintres retrouveront deux des malades au bord de l’eau, leur offriront même des toiles. C’est ce lien qui leur permet de peindre l’horreur de la souffrance : ils ne circonscrivent pas les victimes à leur maladie, mais les considèrent comme des êtres humains à part entière.

La peinture est une pratique humaine, et c’est parce que loin d’être des peintres démiurges, Iri et Toschi sont des hommes parmi les hommes, parce que la forme n’est pas chez eux un but en soit mais qu’elle est au service d’une manière d’être au monde, qu’ils ont le droit de peindre l’horreur, qu’elle soit d’Auschwitz, d’Hiroshima ou de Minamata. La morale du cinéma de Tsuchimoto s’accorde à celle des deux peintres : loin de sombrer dans le spectaculaire, il filme les malades en plan d’ensemble en se refusant l’effet facile des détails de leurs corps meurtris. C’est la beauté d’un visage qu’il tente de mettre en valeur. Deux victimes, deux adolescentes, marchant au bord d’un quai, sont montrées pour ce qu’elles sont : deux jeunes filles qui marchent vers leur avenir. De même, on ne verra pas Iri, malade, lors de son court passage à l’hôpital : Tsuchimoto ne filme pas la dégradation de la vieillesse, il n’en extrait que l’espoir qu’elle porte en elle. Celui d’atteindre un jour la sérénité.

Thomas Lasbleiz

Histoires belges

Pour bénéficier de certaines allocations, les chômeurs célibataires belges sont soumis à des conditions particulières, notamment celle de justifier de leur célibat. Alors l’Onem (Office national de l’Emploi belge) traque les tricheurs. Faisant fi le plus souvent de la loi sur l’inviolabilité du domicile, en jouant sur la peur d’hommes et de femmes financièrement pris à la gorge, les inspecteurs pénètrent dans les appartements, à la recherche de l’indice qui trahira la situation irrégulière. Une brosse à dent, une paire de chaussures ou une chemise. Peu importe si ces objets appartiennent à un ami de passage ou à un père rendant régulièrement visite à ses enfants, la suspicion suffit à supprimer les droits de ces bénéficiaires. Pour leur enfoncer un peu plus la tête sous l’eau.

Cela arrive près de chez nous, mais on n’a aucun mal à imaginer que la société belge n’a malheureusement pas l’exclusivité de ce type de pratique, où le cynisme d’un système le dispute à l’absurde rigidité de son application. Lorsqu’il s’agit du fonctionnement d’une administration, Kafka n’est jamais loin. Les surréalistes non plus.

Le film est d’abord un constat édifiant sur l’injustice sociale, celle que génère une société fragilisant économiquement et psychologiquement des individus, pour mieux les exclure ensuite. Ce n’est pas la misère la plus noire qui est montrée ici, mais des hommes et des femmes pris dans un piège qui les y conduit inexorablement. C’est ce moment limite où l’on possède encore un appartement et quelques ressources, que l’État s’ingénie à rendre de plus en plus maigres. Cette étape où l’on est au bord du gouffre avec de moins en moins de branches auxquelles se raccrocher. Et pour une personne qui obtient le classement de son dossier par le Bureau des litiges, combien d’autres ont-elles vu leurs droits supprimés ? (On ne manque pas d’ailleurs de questionner l’influence de la caméra sur cette décision). Toutes ces scènes sont imprégnées d’un sentiment d’accablement et de résignation que les plans, souvent fixes, ne font qu’accentuer.

Une scène pourtant, moment charnière du film, va casser cet état statique et pesant. Celle où un homme se retourne vers la caméra pour crier sa colère. Le réalisateur, comme interpellé par cette virulence, semble bousculé dans son projet initial : filmer des situations préalablement mises en scène. Le rythme du film soudain s’accélère, déclenchant du mouvement. À la fois mouvement de caméra et mouvement de révolte. La parole se durcit, la tonalité du film change, les prises de vue, caméra à l’épaule, deviennent plus nerveuses. Dès lors, la parole isolée cède la place à un discours où la nécessité de se battre ensemble devient prédominante. Les mots, sans illusions et au bord du désespoir lorsqu’ils sont dits en solitaire, se font plus combatifs une fois exprimés au sein d’un groupe où chacun peut partager ses difficultés. Mais le cri du chômeur, qui ne se reconnaît pas dans les luttes syndicales, rappelle qu’une fracture sociale peut en cacher une autre : un gouffre d’incompréhension sépare le monde des exclus du monde du travail.

Un homme, pourtant, traverse le film pour relier ces deux univers. Un boulanger, à la fois vecteur narratif et lien entre les hommes. Son regard ouvre des espaces d’espoir dans la pesanteur du climat social. Au delà de la métaphore sur le pain qui se partage, le boulanger est celui qui rentre dans les foyers, imposant l’idée que seule la conversation avec l’autre permettra la compréhension mutuelle.

On peut penser que cette démarche symbolise celle du cinéaste. Dès le départ, lui aussi se veut à l’écoute des gens. Mais le dispositif mis en place initialement paraissait trop rigide pour que la parole puisse se livrer entièrement. En se laissant bousculer dans son approche au cours du film, il déplace son point de vue pour se rapprocher des chômeurs et passer d’interviews préparées à des instants saisis sur le vif. Au risque parfois de réaliser un film un peu fourre-tout. Sûrement faut-il voir dans ce choix d’aller « sur le terrain » la volonté d’André Dartevelle de rejoindre la position de la troupe de théâtre, pour qui l’engagement de ceux qui ont accès à la parole, artistes et intellectuels, ne peut se faire sans « descendre du balcon ». Pour s’impliquer dans le débat public et tenter de pallier l’absence, à de trop rares exceptions, de réactions collectives.

Francis Laborie

La Meuse pour mémoire

Le premier contact que l’on a avec le film est la lecture de son titre, inhabituellement long, qui paraît nous inviter à une longue et paisible promenade fluviale. Le second, ce sont ces plans secs, traversés par une voix inquiète, qui contredisent tout le programme du titre. Pareil au bateau qui descend pour la première fois la Meuse, Léon M., lui, remonte le cours de ses souvenirs, ceux d’un ouvrier métallurgiste à la retraite, ancien militant de gauche, qui retrouve les lieux des grèves de 1960, auxquelles il a pris une part importante.

Les rives défilent, qui toutes réveillent les réminiscences de l’événement. Mouvement spontané, authentiquement populaire, ces grèves avaient dépassé les syndicats, et s’étaient développées au point de devenir presque révolution.

En contrepoint de la route régulière du bateau, des témoins surgissent, qui racontent leur lutte. En contrepoint du récit, (en vidéo), les images d’archives, (en cinéma), retrouvent les traces d’une exaltation passée. Mais le son lancinant, obsédant, du bateau ramène ses images du passé à un présent morne, où une place autrefois débordée par une foule en liesse est aujourd’hui désolée. Les militants, vieillis, ressassent leurs souvenirs, de manière uniquement factuelle, comme dans un constat, une autopsie. Jamais le film n’analyse les causes de l’avortement de ce qui aurait pu être une révolution. (Un témoin affirme que les ouvriers auraient pu « marcher sur Bruxelles »). Jamais non plus, il ne nous propose de partager l’émotion des militants qu’il convoque. Ceux-ci n’ont pas de nom, pas d’identité propre. Ce sont les fantômes d’un passé, dont l’exemple ne propose aucun avenir. Incapable de s’émanciper de ce passé, incapable d’inventer le futur, le film, alors, nous interroge : que faire de cette énergie qui nous semble perdue ? Que faire de ces images de combat, qui risquent de n’être que l’objet d’une stérile commémoration ?

En même temps qu’il nous interroge sur les futurs possibles de la lutte révolutionnaire, le film pose la question de la réappropriation de l’avenir du cinéma par la vidéo. Celle-ci n’est ici que l’instrument égaré d’un regard qui ne sait où se poser, alors que les archives cinématographiques semblent maîtriser leur sujet. Le film des frères Dardenne explore toutes les audaces de la vidéo, sans jamais pouvoir se poser. Les derniers plans du film sont ceux d’une caméra folle qui erre dans un espace qu’elle ne peut maîtriser.

Le désarroi des frères Dardenne, réalisateurs, face à la liberté que leur inflige leur instrument de travail, est le même que celui des militants Dardenne qui cherchent, sans la trouver, la filiation entre luttes passées et luttes à venir. Qu’il nous parle de cinéma ou de politique, Lorsque le bateau de Léon M. descendit… ne cesse de nous parler de l’incapacité à s’ancrer dans le passé, unique condition, pourtant, de s’imaginer un avenir.

En 1979, dès avant la chute du mur de Berlin, les frères Dardenne exprimaient déjà le désarroi qui allait miner les années quatre-vingt, obsédées par la fin des idéologies, par « la fin de l’Histoire ». Ce qui pourrait apparaître comme une prescience n’en est pourtant pas une. La fermeture des usines wallonnes avait déjà rendu obsolète la rapide mobilisation d’une masse importante d’ouvriers. Lorsque le bateau de Léon M. descendit… nous parle en creux d’une région dévastée, condamnée à remâcher sa richesse passée et sa pauvreté actuelle. Pas seulement wallonne, celle-ci est aussi l’angoisse récurrente de la Belgique, pays sans mémoire commune, pays qui ne réussit pas à s’inventer d’avenir commun.

Thomas Lasbleiz

La mémoire occultée

La victoire de Franco et l’écrasement de la révolution provoqua l’exode de milliers d’espagnols, dont beaucoup s’installèrent en France. Augustin, le grand-père de Florence Lloret fut l’un d’eux. Militant anarchiste de la CNT (Confédération Nationale du Travail), il a participé à la collectivisation du village de La Torre del Espanyol, et a évoqué cette expérience dans un enregistrement, peu avant de mourir. Pour connaître cette histoire, qui fait aussi partie de la sienne, Florence Lloret a retraversé les Pyrénées, à la rencontre de ceux qui sont restés. Ceux qui, avec son grand-père, ont vécu cette tentative de transformation radicale de la société. Une révolution minée de l’intérieur par les violents conflits opposants anarchistes, trotskistes et staliniens et attaquée de l’extérieur par l’avancée des troupes franquistes.

Ce qui frappe d’emblée ici, c’est cette difficulté des anciens à se confier, à raconter un passé pourtant vieux de soixante ans. Cette résistance à déterrer une histoire dont chacun garde les traces et que l’on s’emploie maintenant à recouvrir d’un rassurant « maintenant on est tous amis ». À condition d’éviter tout sujet politique. Le café, autrefois lieu de débats que l’on imagine mouvementés entre militants de la CNT et de l’UGT (syndicat des socialistes et communistes), entre partisans et opposants à la collectivisation, accueille aujourd’hui un groupe de vieux, murés dans un silence qui seul leur a permis de vivre ensemble. Ce qui surtout laisse pantois, c’est cette peur, toujours présente, qui incite à parler bas, à demander parfois à la caméra de se rapprocher pour entendre la confidence par crainte d’être écouté, alors que la conversation se déroule en pleine campagne. Ces rencontres en plein air sont d’ailleurs une constante dans le documentaire, comme si les murs avaient toujours des oreilles, comme si le danger pouvait ressurgir à tout moment. Ces scènes ouvrent sur un paysage aux vastes étendues imprégnées de la lumière ibérique. Elles contrastent avec les prises de vue des rues sombres et silencieuses du village, traduction visuelle de la lourdeur d’un climat entretenue par toute cette mémoire verrouillée. Une mémoire bridée par le sentiment de la défaite dont n’affleurent que désenchantement et rancœur contenus.

Quand la réalisatrice essaie d’en savoir un peu plus, tente de comprendre ce qui s’est joué là de si brutal pour que le traumatisme perdure, les réponses se diluent dans l’allusion ou l’euphémisme. Il est remarquable que le seul à parler plus franchement, en se plantant face à la caméra, soit le paysan dont le père était franquiste. Pour parer cet engagement du sceau de la vertu !

Paradoxalement, la force du documentaire réside dans cette impuissance à pénétrer les secrets de ces existences. À buter sur les non-dit, les silences et les regards fuyants. Autant de manières de se protéger qui en disent long sur le poids d’un refoulé qui écrase le film d’une chape de plomb étouffante. Au point que Florence Lloret va rapidement devenir indésirable avec ses recherches qui fouillent au creux d’une plaie jamais refermée. On sent bien qu’elle a conscience d’avancer sur un terrain miné, d’être une intruse qui vient réveiller de vieux fantômes. Et pas n’importe lesquels. Être la petite-fille d’Augustin, le militant anarchiste, ôte toute neutralité au sens de sa démarche et introduit chez beaucoup un surcroît de méfiance et de suspicion. Elle avance alors à petits pas, avec retenue, évitant de bousculer ces hommes par des questions trop précises qui ne serviraient qu’à les refermer un peu plus sur eux-mêmes. Mais en restant au seuil de ce passé, elle l’enveloppe d’une opacité qui rend le trouble de cette réalité encore plus prégnant.

De cet échec à restituer cette époque naît un autre film. Qui lui, parle du présent. On repense au film de Van In sur la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, à cette tentative d’exorciser un passé par son jugement public. En Espagne, le pays glissa vers un régime démocratique après une période de transition assumée par Juan Carlos. Une transition en douceur qui occulta tout règlement de compte sur le passif du régime franquiste et qui permet à un ancien ministre de Franco d’être encore président de l’Assemblée de Galice. On imagine que, quand le gouvernement espagnol demande l’extradition de Pinochet, certains là-bas doivent sourire. Jaune. Dans ce village clos sur lui-même, la « réconciliation » n’a pu se réaliser que par un tabou entourant tout un pan d’une histoire douloureuse. Une histoire devenue interdite, au détriment de la vérité. Comme une deuxième défaite pour des hommes à qui Florence Lloret a tenté de restituer une part de leur mémoire occultée. Leurs meurtrissures, pour souterraines qu’elles soient, n’en restent que plus vives.

Francis Laborie

Au fil des temps…

Que la lumière soit, et la lumière sera. Pour satisfaire à cette injonction divine, les autorités chinoises ont décidé de sacrifier un des berceaux de la civilisation du pays. Le barrage des Trois Gorges, générateur d’électricité pour toute une région, ensevelira sous ses eaux tous les secrets de mondes anciens, aux noms tout droit sortis d’une série Contes et Légendes : Cité de la Fidélité, Cité des Poètes, Cité du Roi Blanc… Autant de cités destinées à devenir interdites. Un engloutissement qui provoquera par la même occasion l’exode de plus de deux millions d’habitants. Sans qu’une arche de Nöé ne soit réellement prévue pour eux. C’est en tout cas ce qui ressort des témoignages des hommes (et exclusivement des hommes) rencontrés par Lin Liao-yi au cours de son voyage tout au long du fleuve. Beaucoup de fatalité dans leurs propos, et en filigrane le portrait d’une Chine qui, pour décoller économiquement, n’hésite pas à laisser une grande partie de sa population à quai. La marche qui ouvre vers l’économie de marché est sûrement moins longue que celle qui mena au socialisme, elle n’en paraît pas moins chaotique et pleine d’absurdité. L’utilité de la construction du barrage, qui de toute façon s’avérera incapable de juguler les crues meurtrières qui ravagent la vallée, n’est pas la moindre de ces aberrations.

Accompagnée de sa mère et de sa fille, Lin Liao-yi nous emmène à la découverte de ces villes et villages à la disparition programmée. Pour garder des traces de ces lieux qu’elle n’a connus qu’à travers la littérature. Pour retourner à la source de sa culture en semant des petites graines dans le cœur de sa fille. Pour lui faire découvrir une Chine qui n’existe déjà plus, mais qu’elle porte au plus profond de son être, avec sa poésie, son histoire et sa sagesse.

Chronique d’une mort annoncée donc, mais pas seulement. Avant le déluge est un journal de voyage en forme de carnet de croquis. Une caméra légère permet à la cinéaste d’être perpétuellement à l’affût des images qui s’offrent à elles. De saisir avec la même simplicité la beauté silencieuse d’un paysage ou le visage de la mère, fermé sur ses souvenirs douloureux. Elle filme par petites touches, sans jamais grossir le trait, avec la délicatesse de ces peintres d’estampes dont quelques coups de pinceaux suffisaient à cerner la vérité d’un instant. Un récit aux tons différents, qui allie la luminosité des paysages à une représentation plus sombre de la réalité sociale, en passant par la complexité plus nuancée des rapports familiaux. Un récit qui retrouve dans sa construction l’idée d’une certaine cosmologie chinoise où s’intègrent harmonieusement l’infiniment petit (l’intime) à l’infiniment grand (la Nature et l’Histoire).

Le film navigue ainsi harmonieusement au confluent de plusieurs genres, dans un incessant aller-retour entre hier et aujourd’hui, entre espace et temps ou entre intimité et Histoire. Un voyage irrigué par la mélancolie de mélodies qui glissent entre les scènes avec la même fluidité que les barques au-dessus de l’eau. Des chants et des poèmes venus de très loin, mais qui nous parlent pourtant bien plus que les chansons de propagande diffusées à la télévision. Ces quelques images d’hymnes à la rigidité bornée suffisent à illustrer le grotesque d’un régime isolé de la réalité d’une misère toujours plus grande. Au bout du compte, dans ce périple à travers les siècles, il n’est finalement question que de présent, et les explications sur tel mythe ou sur tel monument ne sont que matière à mieux le mettre en lumière. L’évocation, par exemple, de la Cité des Fantômes renvoie explicitement au proche avenir de ces villes. La porte de Bâ, elle, symbole d’un pouvoir royal qui impose ses lois à des régions lointaines sans connaître la vie réelle des gens, décrit aussi bien la société chinoise contemporaine que n’importe lequel des témoignages. Même si des propos récurrents sur la corruption du régime et l’écart grandissant entre riches et pauvres ne laissent aucun doute sur la réalité d’une fracture sociale à la mode asiatique. De telles affirmations ne sont évidemment pas sans rappeler d’autres contrées, moins lointaines celles là. Probablement l’effet de la mondialisation.

Au gré de ces glissements, c’est pourtant l’exploration d’une histoire familiale qui devient le fil conducteur du récit. Li Liao-Li a remarquablement utilisé l’arrivée de la mère, imprévue au départ, pour l’intégrer dans une trame qui, se construisant au cours du voyage, devient le foyer même du récit. Trois femmes, trois générations, trois destins. La part féminine du film (son yin ?), celle où se tissent des liens entre des identités qui se cherchent et se découvrent. C’est à partir de ces relations, au travers desquelles coule toute l’énigme de la vie, qu’Avant le déluge devient une réflexion sur la transmission, l’héritage du passé et son influence sur l’avenir. De géographique, le voyage est ainsi devenu intérieur. Pour autre forme de découvertes.

Francis Laborie