Histoires belges

Pour bénéficier de certaines allocations, les chômeurs célibataires belges sont soumis à des conditions particulières, notamment celle de justifier de leur célibat. Alors l’Onem (Office national de l’Emploi belge) traque les tricheurs. Faisant fi le plus souvent de la loi sur l’inviolabilité du domicile, en jouant sur la peur d’hommes et de femmes financièrement pris à la gorge, les inspecteurs pénètrent dans les appartements, à la recherche de l’indice qui trahira la situation irrégulière. Une brosse à dent, une paire de chaussures ou une chemise. Peu importe si ces objets appartiennent à un ami de passage ou à un père rendant régulièrement visite à ses enfants, la suspicion suffit à supprimer les droits de ces bénéficiaires. Pour leur enfoncer un peu plus la tête sous l’eau.

Cela arrive près de chez nous, mais on n’a aucun mal à imaginer que la société belge n’a malheureusement pas l’exclusivité de ce type de pratique, où le cynisme d’un système le dispute à l’absurde rigidité de son application. Lorsqu’il s’agit du fonctionnement d’une administration, Kafka n’est jamais loin. Les surréalistes non plus.

Le film est d’abord un constat édifiant sur l’injustice sociale, celle que génère une société fragilisant économiquement et psychologiquement des individus, pour mieux les exclure ensuite. Ce n’est pas la misère la plus noire qui est montrée ici, mais des hommes et des femmes pris dans un piège qui les y conduit inexorablement. C’est ce moment limite où l’on possède encore un appartement et quelques ressources, que l’État s’ingénie à rendre de plus en plus maigres. Cette étape où l’on est au bord du gouffre avec de moins en moins de branches auxquelles se raccrocher. Et pour une personne qui obtient le classement de son dossier par le Bureau des litiges, combien d’autres ont-elles vu leurs droits supprimés ? (On ne manque pas d’ailleurs de questionner l’influence de la caméra sur cette décision). Toutes ces scènes sont imprégnées d’un sentiment d’accablement et de résignation que les plans, souvent fixes, ne font qu’accentuer.

Une scène pourtant, moment charnière du film, va casser cet état statique et pesant. Celle où un homme se retourne vers la caméra pour crier sa colère. Le réalisateur, comme interpellé par cette virulence, semble bousculé dans son projet initial : filmer des situations préalablement mises en scène. Le rythme du film soudain s’accélère, déclenchant du mouvement. À la fois mouvement de caméra et mouvement de révolte. La parole se durcit, la tonalité du film change, les prises de vue, caméra à l’épaule, deviennent plus nerveuses. Dès lors, la parole isolée cède la place à un discours où la nécessité de se battre ensemble devient prédominante. Les mots, sans illusions et au bord du désespoir lorsqu’ils sont dits en solitaire, se font plus combatifs une fois exprimés au sein d’un groupe où chacun peut partager ses difficultés. Mais le cri du chômeur, qui ne se reconnaît pas dans les luttes syndicales, rappelle qu’une fracture sociale peut en cacher une autre : un gouffre d’incompréhension sépare le monde des exclus du monde du travail.

Un homme, pourtant, traverse le film pour relier ces deux univers. Un boulanger, à la fois vecteur narratif et lien entre les hommes. Son regard ouvre des espaces d’espoir dans la pesanteur du climat social. Au delà de la métaphore sur le pain qui se partage, le boulanger est celui qui rentre dans les foyers, imposant l’idée que seule la conversation avec l’autre permettra la compréhension mutuelle.

On peut penser que cette démarche symbolise celle du cinéaste. Dès le départ, lui aussi se veut à l’écoute des gens. Mais le dispositif mis en place initialement paraissait trop rigide pour que la parole puisse se livrer entièrement. En se laissant bousculer dans son approche au cours du film, il déplace son point de vue pour se rapprocher des chômeurs et passer d’interviews préparées à des instants saisis sur le vif. Au risque parfois de réaliser un film un peu fourre-tout. Sûrement faut-il voir dans ce choix d’aller « sur le terrain » la volonté d’André Dartevelle de rejoindre la position de la troupe de théâtre, pour qui l’engagement de ceux qui ont accès à la parole, artistes et intellectuels, ne peut se faire sans « descendre du balcon ». Pour s’impliquer dans le débat public et tenter de pallier l’absence, à de trop rares exceptions, de réactions collectives.

Francis Laborie