Une pratique humaine

Avec Iri et Toschi vont à Minamata, Tsuchimoto accompagne un couple de peintres, Iri, l’homme, et Toschi, la femme, qui s’est installé à Minamata pour y peindre les victimes de l’épidémie de mercure, dont Tsuchimoto avait déjà montré les conséquences dans Minamata, les victimes et leur monde, et La Mer de Minamata.

Ce qui nous frappe d’abord dans ce film, c’est son temps. C’est une approche lente, paisible du travail des peintres saisis dans ce que leur tâche a de plus humble. Ce sont de longues séquences où, silencieux, ils travaillent de concert (Toschi dessine, Iri peint). La peinture est avant tout un travail manuel, qui fait d’abord ici appel à la modestie (Iri avoue qu’il dessine mal, et qu’il se contente depuis de peindre), et surtout à la patience. C’est peut-être le simple secret de la création pour Iri, septuagénaire, qui déclare sereinement n’avoir pas encore créé ses plus belles toiles.

C’est avec la même patience que Tsuchimoto filme la peinture. Comme Iri dit ses hésitations, ses doutes, le filmage dit sa difficulté à affronter la peinture achevée, conçue comme une œuvre d’art (la peinture n’est filmée jusqu’ici qu’en train de se faire). Dans un jardin, deux hommes transportent une toile : par un long travelling panoramique, la caméra s’en approche très lentement, mais s’arrête lorsqu’elle est au bord de la filmer. Prendre son temps, ne rien brusquer, ne pas se faire violence non plus, écouter les moments perdus, filmer ce qui pourrait être inutile, telle est la démarche de Tsuchimoto : la façon dont il suit les longues promenades des deux peintres, leurs conversations languissantes…

Mais lorsque le moment est pour lui venu, Tsuchimoto se confronte à la peinture. C’est alors un grand moment de cinéma. Sur une musique qui nous fait penser aux cordes de Bartok, dans une séquence de près de vingt minutes, la caméra s’immerge dans une toile qui exprime toute l’horreur humaine. L’inanimé devient animé : les corps sont écorchés, disloqués, les bouches sont ouvertes dans un hurlement silencieux, le cinéma devient peinture et la peinture devient cinéma : Tsuchimoto en utilise toutes les possibilités, travellings, zooms, panoramiques. Il s’approche, il s’éloigne, il reste statique de longs moments. La durée, la longueur du plan, devient ainsi l’équivalent de la monumentalité de la peinture, dont on ne voit l’ensemble que de loin.

Au fond, le film touche à cette interrogation primordiale : comment représenter l’horreur de la douleur humaine ? Et en a-t-on le droit ? C’est encore une fois la sérénité des deux peintres qui y répond : Toschi n’a d’abord pas supporté la vision des victimes qu’elle était venue peindre. Sans se faire violence, elle s’approprie lentement Minamata, son décor, dont la beauté solaire laisse Iri incrédule : comment une telle tragédie a-t-elle pu avoir lieu ici ? Surmontant sa peur, Toschi se rend à l’hôpital, parle aux victimes, rit avec eux. Un lien se crée : les deux peintres retrouveront deux des malades au bord de l’eau, leur offriront même des toiles. C’est ce lien qui leur permet de peindre l’horreur de la souffrance : ils ne circonscrivent pas les victimes à leur maladie, mais les considèrent comme des êtres humains à part entière.

La peinture est une pratique humaine, et c’est parce que loin d’être des peintres démiurges, Iri et Toschi sont des hommes parmi les hommes, parce que la forme n’est pas chez eux un but en soit mais qu’elle est au service d’une manière d’être au monde, qu’ils ont le droit de peindre l’horreur, qu’elle soit d’Auschwitz, d’Hiroshima ou de Minamata. La morale du cinéma de Tsuchimoto s’accorde à celle des deux peintres : loin de sombrer dans le spectaculaire, il filme les malades en plan d’ensemble en se refusant l’effet facile des détails de leurs corps meurtris. C’est la beauté d’un visage qu’il tente de mettre en valeur. Deux victimes, deux adolescentes, marchant au bord d’un quai, sont montrées pour ce qu’elles sont : deux jeunes filles qui marchent vers leur avenir. De même, on ne verra pas Iri, malade, lors de son court passage à l’hôpital : Tsuchimoto ne filme pas la dégradation de la vieillesse, il n’en extrait que l’espoir qu’elle porte en elle. Celui d’atteindre un jour la sérénité.

Thomas Lasbleiz