Beau travail

Dans le programme consacré aux films de Samba Félix Ndiaye, nous pourrons voir ce matin ceux dont le thème central est le travail. Autant que la création d’un conservatoire émouvant des métiers, il s’agit bien de la captation du travail considéré comme un élément déterminant de l’activité humaine et du mode de vie. Pour les pêcheurs de Geti Tey, l’organisation sociale du village et l’indépendance économique des femmes sont menacées par une concurrence plus fortement équipée. Alors que le ton intime du commentaire donne à ses autres films (que nous pourrons voir sur la suite de la journée) une saveur toute particulière, ici la seule parole est celle des interviewés. Le film reconstitue une journée d’un village de pêcheurs. La construction chronologique rend évident un certain équilibre de vie constitué par l’expérience et l’habitude. C’est dans la parole des interviewés que sont évoqués le passé du village, les enjeux, les relations économiques. La nature et l’ampleur de la menace que représenterait le bouleversement de cette organisation deviennent tangibles en peu de mots. Il n’est pas besoin de fortes images de chalutiers industriels pour sentir leur approche. Alors que l’image capte le travail dans son déroulement, les interventions – comme des contrepoints – rappellent combien ce travail est dépendant des nécessités économiques de l’environnement, et donnent toute la mesure de la précarité de ces équilibres.
Ce processus est poussé à son comble dans la série thématique Trésors des poubelles composée de courts films bâtis sur le même principe que Geti Tey. Sont présentés des métiers basés sur la transformation de matériaux de récupération. Loin du dérisoire, ce que capte NDiaye, c’est l’âpreté au travail et l’artisanat savant, presque alchimique développé par l’humain. Le cadrage reste à taille d’homme, nous ne rentrons pas dans les détails techniques, personne n’est démarqué du groupe. C’est une forme de célébration du génie du travail dont l’activité forme la communauté. Rapidement, la fascination pour ces savoir-faire prend le dessus sur un possible regard ethnocentriste. On sera étonné par exemple des similitudes entre l’atelier de Teug ou les chaudronniers d’art de Ndiaye et celui de Pour mémoire de Jean-Daniel Pollet. La construction sonore (sons du travail, des matériaux frappés, voix et cris humains dont on ne sait plus s’ils sont ou non synchrones) s’écarte du réalisme et donne un rythme presque musical à l’activité filmée (voir Les Malles). Pas d’esthétisation ni de magnification du travail pour autant. Loin des clichés misérabilistes, ces hommes et ces femmes sont présentés dans leurs entreprises humaines, confrontés à la dureté du monde.
Choisir de produire ces films sous forme de série accentue encore l’effet volontariste, une certaine insistance à réhabiliter ces métiers autant qu’à transformer le regard du spectateur.

Boris Mélinand

L’homme des cendres

Poète, romancier, essayiste, critique, journaliste, enseignant, polémiste, dramaturge, peintre, traducteur, acteur, cinéaste. Peu d’artistes en Europe occidentale auront, tel Pier Paolo Pasolini, traversé la deuxième moitié du vingtième siècle avec une telle effervescence créative dans autant de domaines. Le beau documentaire réalisé par Jean-André Fieschi pour la série « Cinéastes de notre temps » dessine, par touches délicates, la complexité d’une pensée sans cesse en mouvement, et rend justice à l’univers sensible d’un homme trop souvent occulté par une existence tumultueuse. Un homme qui se considérait lui-même comme un exclu mais qui, paradoxalement, tirait de cette exclusion « un amour encore plus fort pour la vie ».
Pourtant, avant les mots de Pasolini, ses considérations sur l’esthétique de ses œuvres (et celles de ses contemporains) ou le sens de ses engagements politiques, c’est d’abord le visage qui, dès l’ouverture, retient le regard. Orbites noires – comme des trous dans la face –, front large, bouche fine, mâchoire taillée à la serpe, nez épaté et fossettes marquées, Fieschi enregistre en plan serré une figure émaciée où affleurent blessures et fragilités. Un visage à la fois brut et doux, sauvage et gracile, autant de caractères qui renvoient étrangement aux personnages de ses œuvres de fiction ou des Appunti. Avant même qu’un extrait de film ne soit montré, ce portrait tendu au spectateur évoque en filigrane certains aspects primitifs de son cinéma, sa quête quasi mystique d’une humanité originelle balbutiante, pas encore totalement policée, courant de l’Inde à l’Afrique, des paysages du Frioul aux faubourgs de Rome.
Cette entrée dans le film donne la mesure de tout ce qui va suivre. Se positionnant en effet volontairement en retrait, s’effaçant presque, relançant peu mais toujours judicieusement son interlocuteur, Fieschi laisse toute la place au corps et à la parole vive et poétique de Pasolini qui s’exprime tantôt en français, tantôt dans sa langue natale. La légèreté apparente du dispositif mis en place – une caméra, un micro – n’est certainement pas pour rien dans ce climat de complicité intellectuelle propice au cheminement d’une pensée qui s’élabore sous nos yeux. D’ailleurs Pasolini évoque indirectement la question « audiovisuelle » lorsqu’il voit dans le Free Cinema anglais et la Nouvelle Vague une continuation, sous d’autres formes, du néo-réalisme – relevant ainsi au passage combien, sur les brisées théoriques de Rossellini, l’évolution des techniques de prise de son et d’image a favorisé l’émergence de nouveaux modes d’expression et d’écriture cinématographiques, la plupart en prise directe avec les événements politiques et sociaux de l’époque (guerre au Vietnam, décolonisations…).
Même s’il ne cessera jamais d’écrire, publiant romans, tragédies, scenarii ou textes dans la presse, Pasolini analyse ici son passage de la littérature au cinéma par son besoin d’exprimer de la nouveauté à travers l’exploration d’une nouvelle technique (dans ce trajet, se pose aussi la question de l’abandon de la langue italienne, considérée comme un reniement de ses origines petites bourgeoises). Curieusement, dans une période en ébullition soumise à une mutation économique sans précédent (les entretiens sont enregistrés en 1965), il n’aborde pourtant jamais le climat d’agitation contestataire qui traverse son temps et qu’il ne peut ignorer. La portée poétique et politique du film de Fieschi est justement ailleurs. Elle résonne dans l’amour de Pasolini, exprimé par un fragment d’Accatone, pour un sous-prolétariat humilié. Elle se tient dans les choix des lieux, « pleins de Mama Roma », sur lesquels les deux hommes reviennent. Elle réside, fébrile, dans les courts et émouvants entretiens avec les acteurs Franco Citti et Ninetto Davoli (ancien compagnon et innocent merveilleux d’Uccellaci e uccellini) où se découvre un Pasolini tendrement pédagogue. Dans ces agencements imperceptibles créés par le film, toute la vie de Pasolini se révèle comme une entreprise de sape des dogmes moraux et idéologiques dominants – ceux de la bourgeoisie ou ceux, imprégnés de marxisme, issus de la Résistance – qui trouve sa résolution dans une recherche esthétique de plus en plus aspirée vers l’expérimentation des limites.

Éric Vidal

Surprise par la matière

Venue en Alsace pour faire un doctorat de littérature française, Kaye Mortley rencontre à cette occasion le camp du Struthof. Des années après, gardant en mémoire le souvenir de cet endroit, elle y retourne pour y réaliser un documentaire radio.

Mon idée de travail sur un sujet est, au départ, souvent très vague. Enfin, c’est un sentiment plutôt qu’une idée. Mais il ne faut pas que ce soit entièrement gratuit, cela doit être ancré quelque part. Je laisse l’idée dormir assez longtemps et, un beau jour, j’agis sur elle. Alors là, j’avance, je fais le geste d’aller vers ce qui est censé être le domaine du sujet et qui reste encore à cerner. Et puis j’enregistre. Je ne fais pas énormément de repérages. Il y a une phrase de Bresson que j’aime beaucoup, où il dit qu’il faut être aussi ignorant du sujet que le pêcheur qui va chercher son poisson au bout de sa canne. Tu jettes ta ligne et tu sais plus ou moins quand il y a quelque chose qui mord. Ce qui veut dire que les recherches viennent peut-être après et, d’une certaine façon, c’est la matière qui s’autodétermine. Le sujet n’est parfois qu’un prétexte. Je ne fais pas non plus des sujets dont je ne sais strictement rien, mais c’est plutôt après que je me documente… en fonction de ce que j’ai entendu. Il faut se laisser surprendre par la matière, comme ça les gens ont plus de chance de l’être aussi. Mais il faut aussi se prévenir contre d’éventuelles erreurs, bien sûr. Dans un premier temps je fais donc des enregistrements, je les écoute, puis je retranscris tout. Ça me prend un temps considérable mais cela permet de me familiariser avec la matière.

Pour le « Struthof », c’était un peu particulier. Je gardais des impressions de ce que j’avais vécu en Alsace, des gens que j’avais connus et le souvenir du lieu. Je savais qu’il y avait des choses que je voulais retrouver, dont je voulais qu’on me parle. L’étrangeté de l’Alsace me fascine. Je ne voulais ni un travail spectaculaire ni, comme dans une émission sur les camps que j’avais écoutée et qui m’avait fait froid dans le dos, une énumération d’horreurs qui fait que tout finit par s’annuler. Dans le Struthof, je voulais que les gens disent des choses qu’on n’entend pas tous les jours. Il fallait trouver une autre façon de parler de la seconde guerre mondiale et des camps. Le Struthof est un camp spécial, un camp de résistants, sinon je crois que je ne m’y serais pas attaquée. Je voulais laisser de la place aux alsaciens pour qu’ils parlent en alsacien, qu’ils expriment ce qui ne correspond peut-être pas à la mentalité de « l’intérieur », comme ils disent. La radio est aussi un espace où on donne la parole aux gens.
Je sais que des allemands ont détesté cette émission parce qu’ils trouvaient que la condamnation des camps d’extermination n’était pas assez dure. Une autre difficulté vient du fait que, comme c’est aussi un camp de résistants, j’ai su très vite qu’il y avait des choses que je ne pourrais pas dire par rapport au Struthof, qui ne se disent pas en Alsace, notamment les problèmes de rivalités entre les résistants. Je n’étais pas en mesure d’intervenir sur cette question. Cela dit, je crois que « donner à entendre » une telle expérience humaine peut tout de même se traiter dans un documentaire. Pour moi, un documentaire n’est pas forcément une synthèse. Ce n’est pas exactement de l’information, non plus. Ce qui ne signifie pas qu’il faut que ce soit vide, que rien ne soit dit, que ce soit juste un sujet flottant… mais ce sont les documentaires très ouverts qui m’intéressent.
J’ai une grande affection pour l’Alsace. Quelqu’un dit très bien dans l’émission que c’est un pays un peu meurtri, qu’ils ne peuvent avoir raison nulle part et que s’est inscrit fortement dans la langue. Ce que j’avais déjà pressenti car ils ne parlent pas l’allemand usuel.

La traduction est une sorte de condensation, et c’est assez long à faire. Cela alourdit terriblement d’en ajouter une. Il faut quasiment que ça ait valeur de texte. Ce qui est un problème parce qu’une émission traduite, à mon avis, est toujours beaucoup plus formelle qu’une émission qui ne nécessite pas de traduction. J’essaie de dire le plus possible, le plus juste avec le moins de mots. Je crois qu’il y a des gens allergiques à ça, mais moi j’aime bien écouter la musique d’une autre langue qui se promène un peu seule. Normalement, si je ne traduis pas, c’est que ça n’est pas nécessaire, que c’est un signal assez fort et qu’on peut imaginer ce qui est dit. Il faut trouver un rythme qui est inhérent à la matière. Ce n’est pas qu’une traduction, c’est autre chose.

J’ai pu aller au Struthof parce qu’il y avait cette cérémonie qu’on entend dans l’enregistrement. La première fois j’y suis allée avec un technicien. Je lui ai dit d’enregistrer tout ce qui bougeait. J’étais avec lui tout le temps de la cérémonie. J’avais un souvenir très net du Struthof : la façon dont il est construit sur une pente très raide, ce qui fait que très peu de gens se sont évadés car ils étaient trop affaiblis pour remonter les terrasses et se sauver. Il se trouve que la cérémonie commence en haut, avec tous les militaires, puis on descend en bas. Je lui ai dit que je voulais absolument le son des pas, des gens qui marchaient. C’est une idée que j’avais déjà et qui était importante dans la mise en scène. La dramaturgie du son, c’est difficile à expliquer. Je voulais faire ressentir un lieu, à travers la sensation de ce qu’il peut être, même si on ne le voit jamais de sa vie. Je voulais aussi capter quelque chose de très militaire, de très officiel et, pour moi, tout ça va ensemble.
Quand je rajoute un son, c’est vraiment au niveau du bruitage : une porte qui claque ou quelque chose comme ça. Mais j’essaie d’avoir assez de sons pour créer un lieu où le réel soit quelque chose qui peut être de la fiction. J’ai plus ou moins construit le Struthof par petites séquences, ce que l’on entend très bien car il y a du silence entre elles. J’ai fait une sorte de chorégraphie des personnages et j’ai tissé la trame sonore après, mais il y avait déjà des impératifs parce que des sons étaient inscrits sur les interventions des gens.

Je ne reconstitue pas beaucoup. Quand je dis fiction, je ne veux pas dire non-vérité. Puisque ce n’est pas une photo, on organise autrement pour que cela crée une image sonore. Il est rare que les images sonores nous soient données comme cela sans y retoucher, sans raccourcir un son, sans remixer, mettre un peu de ceci avec cela. Dans le Struthof, j’ai rajouté quelque chose qui pour moi était cohérent : la petite fille, bien évidemment absente, chantant La Marseillaise.

Je crois qu’il est très difficile d’écouter de la radio en public. Je ne l’écoute pas comme si c’était du théâtre. Je bouge. Lorsque je fais de la radio, je veux parler à quelqu’un, c’est intime. Tu parles dans le creux de quelque chose, à la personne qui voudra bien écouter ça.

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

Sur le front de l’oubli

Lorsque, à Vienne, Ruth Beckermann se promène dans les salles de l’exposition sur les crimes de guerre de la Wehrmacht entre 1941 et 1944, ce n’est pas pour s’intéresser aux archives photographiques relatant exécutions, villages décimés et liquidations des juifs. L’argument du film est ailleurs, dans les réactions du public, des anciens qui ont vécu cette période, acteurs ou témoins, et parfois aussi des plus jeunes, leurs enfants. Caméra à l’épaule, elle observe, écoute, interroge. Le film est fait de ces propos saisis sur le vif, de ces brefs échanges improvisés, suscités par le rappel de l’horreur des crimes nazis. Ruth Beckermann prend aussi du temps pour enregistrer le récit des expériences de chacun. La caméra se pose alors, isolant les témoignages, comme pour les soustraire à la passion des débats en les enregistrant individuellement. Peut-être pour leur donner l’occasion, dans un cadre plus propice à la réflexion, de rétablir une vérité difficile à reconnaître et à avouer. Dans tous les cas pourtant, le résultat est particulièrement édifiant. Si quelques-uns jettent un regard sans complaisance sur leur passé, la plupart édulcorent la réalité et rejettent toute forme de responsabilité, personnelle ou nationale. Banalisation des faits, soupçons de partialité envers les exposants, refus de toute auto-critique, négation de l’ampleur des crimes de guerre, absence de culpabilité : les propos recueillis dessinent le portrait peu reluisant d’une Autriche amnésique que les quelques interventions indignées, devant cette Histoire revisitée, ne parviennent pas à atténuer. Les plans uniquement tournés en intérieur, l’agencement compartimenté des salles d’exposition, les cadrages souvent serrés, tout concourt au sentiment d’un huis-clos où l’atmosphère devient rapidement étouffante parce que la parole y est trop souvent étouffée. Ce lieu, où se trouvent accrochés les trous noirs d’une mémoire défaillante, apparaît alors comme celui d’une mauvaise conscience collective et individuelle qu’on ne veut surtout pas exposer (ni explorer).
En soulevant le voile sur le pan d’un passé sombre de l’Autriche, Ruth Beckermann fait ici œuvre de mémoire. Accessoirement, pourrait-on dire. C’est surtout un éclairage sur le présent qu’elle nous donne à voir, et son travail est celui d’une résistante en prise avec la réalité d’un pays malade de son passé refoulé. La dernière scène, où un ancien combattant est impuissant à faire admettre à son interlocuteur que tout ce qu’on nous montre est vrai, n’incite pas vraiment à l’optimisme quant à ses chances de guérison. On se souvient que lors de l’arrivée au pouvoir de Haider, une des explications à la progression de l’extrême droite avait été ce refus de la société autrichienne de régler ses comptes avec son histoire récente. Tournée cinq ans avant la tenue des dernières élections, À l’est de la guerre permet de mieux comprendre une des raisons d’un tel résultat. Le regard de la réalisatrice y apparaît aujourd’hui infiniment lucide. Et terriblement prémonitoire.

Francis Laborie

L’absente

Une image. Que reste-t-il pour nous de Florence Rey sinon un cliché (la une des journaux au moment de son arrestation) ? Un cliché, et bientôt une icône : celle de la rebelle romantique, symbole d’une contestation adolescente qui aurait trop bouffé du Tueurs nés, mais qui pourrait très bien prendre place au panthéon des héros de Nicholas Ray (sans jeu de mots !). En tout cas une imagerie, un bazar fumeux où chacun a projeté ses peurs ou ses fantasmes, loin, très loin de la réalité d’un fait divers, c’est-à-dire de ces faits qui nous prennent plus à la gorge comme une fiction (américaine bien sûr), que comme le symptôme d’une réalité qui nous concernerait vraiment.
Ce que tente Christophe Deleu, c’est justement de désicôniser Florence Rey, en tirant parti au maximum des caractéristiques du documentaire radio, support on ne peut plus approprié pour une telle opération. De l’affaire en elle-même, il ne sera presque rien dit : c’est le contexte qui importe, c’est-à-dire les raisons qui ont amené la jeune femme et son ami, Audry Maupin, à se retrouver embarqués dans la fusillade de Vincennes. La politisation des deux jeunes gens est ainsi remise dans une perspective historique, celle des désillusions lycéennes après les manifestations contre le CIP en 1994, et dans la mouvance de combats alternatifs comme ceux de la fédération anarchiste.
Florence Rey elle-même n’est pas l’objet de l’enquête (objet de nos fantasmes et de nos représentations) mais bien son sujet, ou plutôt un sujet (une personne), autour duquel on tourne par anneaux sphériques de plus en plus serrés (construction morcelée, interventions courtes) mais qui ne tendent pas vers une révélation. Plus on s’approche (la politique, le squat, Audry), plus elle s’opacifie. Le récit est ainsi ponctué de voix chuchotées qui tiennent du complot (mystère d’une réincarnation) et les personnes interrogées ne sont jamais nommées, leurs voix s’incarnant à leur tour dans un royaume d’ombres où le nom importe moins que l’émotion d’un timbre et la chair d’une parole (mystère d’une vérité que personne ne détient).
On n’entendra jamais ni Florence Rey, ni sa famille : cette distance avec la principale intéressée la rapproche paradoxalement de nous. Elle est la grande absente du récit, mais, pour reprendre un distingo formulé avant-hier durant « La bonne distance », l’intention est moins de laisser vacante sa place – cette place que nous serions censés investir, avec tout ce que cette notion a de figé –, que d’en laisser une trace. Sur les traces de Florence Rey, une vie s’écoule, une vie gâchée qui nous touche comme s’il s’agissait de la vie en soi. Les murs de sa prison prennent ainsi une dimension emblématique : au bout de l’avenue des peupliers qui mène à la prison des femmes, la voiture s’arrête, et Deleu (c’est le seul moment où l’on entend sa voix) n’ira pas plus loin. Styx infranchissable, hors champ radical, qui mieux que n’importe quel discours, évoque une douloureuse absence au monde. En lieu et place de Florence Rey, il reste malgré tout, fil rouge de l’histoire et guide fragile, la voix d’une autre jeune fille blessée (la sœur d’Audry) : ce déplacement de l’une à l’autre, c’est simplement l’idée terrible que Florence Rey aurait pu être une autre, n’importe quel autre. L’idée que le hasard transforme nos vies en destin, et que pour se colleter avec cet absurde-là, il faudrait tuer le sens et rendre le monde à plus d’opacité. Soit la démarche, exemplaire, qu’à ici choisit Deleu : la mise en avant du contexte n’explique rien, elle permet juste de créer un territoire, et éventuellement de le peupler. Même si c’est avec des ombres, des morts et des absents.

Gaël Lépingle

Cent ans de solitude

Pripyat est dans la « zone », cet espace de sécurité délimité autour de la centrale de Tchernobyl accidentée. Pripyat est une ville désertée, un endroit empoisonné, surveillé ou l’existence prend parfois des allures de survie.
Geyrhalter choisit ses personnages parmi ceux qui viennent travailler à la centrale encore en service et les rares paysans restés dans la zone. Il les filme séparément, ne provoquant pas de confrontation ou de rencontre. En l’absence de plans de coupe , on ne voit pas ce que les personnages montrent dès que ce n’est plus très proche d’eux. Geyrhalter les met au premier plan, dans un cadre qui les inscrit dans l’espace tout en les laissant au centre de l’attention. Cette valeur de cadre presque constante donne un statut égal aux personnages. À Pripyat il n’y a pas de vérité, il n’y a que des façons différentes d’appréhender le danger, d’avoir une attitude qui permette de l’intégrer à sa vie.
Les interviews, laissent le temps aux personnages de se raconter sur un ton souvent proche de la discussion conviviale. Ils rendent compte de la proximité parfois presque complice, que Geyrhalter a su créer avec ses personnages.
Il ne les filme que peu dans leurs activités, mais les suit longuement dans leurs déplacements, en fait les guides des visites de leurs lieux familiers. Dans ces longs plans à la fluidité étonnante, Geyrhalter se place souvent dans leur dos, n’entravant pas leur progression pour préserver leur propre rythme. Cette insistance dans la durée et le cadre devient un partage où l’on peut apprécier la posture, la démarche des personnages : lorsque nous suivons les pas précipités de la technicienne qui refait après longtemps le trajet vers son ancienne habitation, dans un travelling qui en garde l’intégralité, l’impatience du personnage devient alors tangible. Le pas sûr du responsable de la centrale lorsqu’il en parcours les couloirs, sa façon presque désinvolte de marcher sur le toit du réacteur nous renvoie à l’indéfectible confiance qu’il doit avoir ou arborer pour continuer à travailler ici. Dans ce jeux de douce course-poursuite entre le cadre et les personnages, les déplacements des corps dans l’espace révèlent la relation des personnages à leur environnement, deviennent des interfaces privilégiées de la perception du spectateur.
La grande cohérence d’écriture cinématographique de Geyrhalter est servie par un sens rigoureux de la photo. Il n’enquête pas, il ne cherche ni explication ni coupable mais bien à rendre sensible l’invisible, à donner une image du très large spectre de ce qui est mis en jeu par les conséquences de telles catastrophes.

Boris Mélinand

Électre libanaise

Danielle Arbid, libanaise installée à Paris, est revenue à Beyrouth pour questionner. Questionner les lieux, questionner les gens, se questionner elle-même. Elle avance, déterminée, presque agressive, et fait du rentre-dedans pour soutirer des informations, que ce soit à un épicier, une petite fille ou un ministre (dans un pays où tout le monde a l’air de faire l’autruche). Danielle Arbid marche, roule en voiture, parcourt et sillonne le pays, à la recherche d’un lieu qui condenserait en lui les meurtrissures de la guerre (un symbole, un mémorial, une plaque commémorative). Mais sa recherche est semée d’embûches, d’obstacles, de difficultés. Il y a autant de photos qu’il y a de morts, et autant d’histoires qu’il y a de photos. Il y a ceux qui ont oublié et ceux qui se souviennent. Il y a ceux qui vivent encore dans le passé et ceux qui ne vivent que dans le présent. Pour elle, pourtant, une chose est sûre : la guerre a bel et bien eu lieu, et le Liban est un cimetière à ciel ouvert, sans sépulture.
Sont là pour le prouver les armes à feu qui circulent dans tout le film : le revolver que continue de cacher chaque jour le père de Danielle Arbid sous l’oreiller de son lit, les armes de ceux qui furent miliciens, et celles qui passent aujourd’hui encore dans les poches des enfants qui traînent dans les rues. La cinéaste elle-même, devenue une sorte de vengeresse sans répit, marchande l’achat d’un gun. Toucher permet-il de comprendre ? Oui, mais pour toucher, Danielle Arbid a choisi : c’est sa caméra qui pointe, qui vise. À la fin du film, elle rencontre Mohamad, traumatisé par la guerre, qui porte « le mal » en lui. Son seul répit : reparcourir les lieux de mort déserts, les immeubles criblés de balles, les escaliers défoncés qu’on grimpe dans le vide pour avoir encore plus le vertige. Son corps tout entier ne fait que se cambrer, se briser, fondamentalement crispé. Le seul geste harmonieux qu’il arrive encore à faire, c’est mimer la mitraillette, appuyer sur la gâchette. Là, on dirait qu’il danse.
Le film de Danielle Arbid obéit à une chorégraphie de la nécessité. Rien de plus nécessaire qu’aller sur place, que de parler, que de rencontrer. Chaque visage porte en lui une parcelle de l’histoire, chaque porte cache en elle un récit qu’il pourrait s’agir de s’approprier. La réalisatrice frappe sur une immense porte noire, puis sur une immense porte rouge, alors qu’autour d’elle fusent les avis contraires : « Frappe là… la noire… non, la rouge… non, la noire ». Elle frappe avec force. Personne n’ouvre. Où commence la fiction, où commence la supercherie ? Laquelle de ces portes a quelque chose à raconter ? Laquelle de ces portes cache le vide ? Même si elle n’obtient pas de réponse, cela ne l’empêche pas de continuer sa marche pour la vérité, ou plus exactement pour la mémoire. De continuer cette chorégraphie des visages et des plans, mélangeant les supports Super 8 et vidéo, les « images-document » et les « images-fantasme », entraînant le spectateur dans ses rêveries d’adolescente (le souvenir incarné de son cousin avant qu’il ne meure), ses rêves d’adulte (l’entrée dans Beyrouth se fait au rythme du Ring, son autoroute intérieure, et de la musique lancinante et orchestrale de la divine Fairouz, symbole vivant de la ville, qui n’a jamais quitté le pays en temps de guerre, et qui a maintes fois chanté la réunification de Beyrouth), et ses rêves de demain (un plan fantastique nous montre trois drapeaux libanais qui semblent tomber en chute libre, puis s’envoler dans une lumière métallique bleutée, totalement irréelle).
À la fin du film, vêtue de noir, telle une veuve ou une passionaria, Danielle Arbid marche près de la mer, ses cheveux dissimulant ses traits, avec la démarche fière d’une reine qui regarde son royaume déchu, Électre de tout un peuple. La Méditerranée est bleue. Elle brille. Et c’est la mer, immense et sereine, qui, par contraste, lui donne le mieux à visualiser les atrocités des tortures, et les paradoxes de ce conflit de dix-sept ans. Le monde est là, devant elle, brut. Mais les yeux de Danielle Arbid ne cessent de regarder conjointement en-deçà de l’horizon et au-delà, à l’extérieur et à l’intérieur d’elle-même.

Matthieu Orléan

Tenir la distance

Deux-cent cinquante kilomètres : rayon du cercle tracé par Anne Faisandier autour de Paris, pour fuir, se reconstruire, ailleurs, pour faire le deuil d’un enfant. Le principe est clairement énoncé : Km 250 est un journal intime filmé et écrit ; le journal d’Anne Faisandier dont le propre rôle est interprété par Anouk Grinberg. La douleur, ainsi mise à distance, permet d’accéder au don, à la possibilité d’offrir son récit.
Filmer l’intime ne peut se faire que si le réalisateur envisage la dimension publique de cet intime : passer par le corps d’Anouk Grinberg pour se raconter est probablement une façon de mieux se percevoir et d’envisager sa relation au monde en tant que cinéaste. Dans une séquence très belle, Anouk Grinberg marche près d’un lac et s’adresse à une amie hors champ, censée lui rendre visite. Elle raconte que ses proches ont pris son départ dans le Morvan comme un suicide. Elle sourit puis se tourne vers la caméra, vers l’amie qui n’est autre qu’Anne Faisandier elle-même : « T’as eu peur toi quand je suis venue là, hein ? ». Troublant jeu de miroir : le personnage, la part fictionnelle de la cinéaste s’adresse au modèle original, l’interpelle.
Anne Faisandier procède comme si elle cherchait à se réincarner par une mise en jeu de soi. Il s’agit de se reconstituer en tant que corps et sujet par le biais de son actrice. Car c’est bien d’un sujet troué, percé, dispersé dont il est question. Elle ne filme pas le monde – ce qu’aujourd’hui chacun peut faire en vidéo – mais plutôt la façon dont le monde la transperce ; dont il la transperce doublement : une fois comme artiste et une fois comme corps – corps d’emprunt – présent devant nous. D’où cette nécessité de recréer le lien : on part d’un trou, d’un manque, d’une perte de l’évidence des choses pour tisser par-dessus et grâce au film, une nouvelle trame. Face à son miroir, Anouk Grinberg/Anne Faisandier fait une liste de ce qu’elle aime et de ce qu’elle n’aime pas – autre façon de faire le point, de chercher des repères, du sens : « J’aime pas vivre en sachant que personne ne me regarde ».
Filmer, c’est ne pas être seule : c’est regarder et se sentir regardée par les autres. Anne Faisandier filme ses amis, cherche à se recréer une nouvelle famille, celle des « immigrés urbains intégrés » qui, comme elle, ont quitté la ville pour se refaire ailleurs, qui, comme elle, tentent de s’inventer une vie et de lui insuffler du sens. Ils se nomment eux-mêmes « des résistants ». Et de fait, à l’écran, on ne cesse de les voir s’activer, se débattre. Agnès et Azou se démènent avec leur fromagerie, Jacques et Isabelle soufflent dans leur clarinette, s’entraînent au combat dans un pré, organisent des concerts. Tous luttent contre l’inertie de l’existence : « l’écueil serait de se satisfaire de peu » dit la voix off citant le journal intime écrit.
La question tûe mais lancinante de tout ce film est là : comment je fais pour continuer à vivre, à vivre bien ? C’est là que la subjectivité d’Anne Faisandier, cinéaste-auteur de sa propre intimité, se met à nous parler de notre condition collective. Le monde n’a de sens que celui qu’on lui donne. Il n’est pas par essence avec nous et ne se donne pas sans que nous ayons besoin de le capturer, sans le moindre effort. C’est ce leurre du plein du monde qu’Anne Faisandier dénonce : « J’ai revu au travers des yeux de Perrine des paysages que je ne regardais plus. La nature me déçoit un peu parce qu’elle se répète. Chaque année se succèdent coucou, lilas, acacia, etc. C’est presque lassant. Objectivement c’est joli, mais je ne vois plus rien ».
Rares sont les films qui parlent autant du cinéma que de la vie. Or le documentaire comme la vie sont confrontés au réel en tant que le réel est un défi au récit, à l’écriture, au sens. Anne Faisandier, en véritable documentariste s’intéresse à ce qui résiste. « Je n’aime pas le laisser aller de certains corps ». Elle aussi se bat, lutte contre l’asphyxie avec obstination et sensibilité, tente de recomposer à partir du magma informe, de l’inévidence du réel, un monde, possible.

Marie Gaumy

L’infini des possibles

Mabou, Nouvelle-Écosse. Au bout d’une route perdue, dans un paysage sauvage battu par les vents, une maison fait face à l’océan. En retrait du monde, c’est là que vit Robert Frank. De nationalité suisse, Frank émigre aux États-Unis dès 1950, exil volontaire à partir duquel il élabore une œuvre qui, de la photographie au cinéma, se confond peu à peu avec sa propre existence. Tourné en 1996 sur support vidéo, The Present brasse des éléments autobiographiques mais, en zigzaguant du journal intime au carnet de route(s), le film déborde largement de ce cadre. Car des routes, justement, Frank n’a cessé d’en tracer, et de toutes sortes, lignes de fuite(s) plutôt que lignes circulaires, brisées plutôt que droites, dressant ainsi une cartographie sensible du territoire 1 qui vibre finalement comme autant d’autoportraits. The Present s’inscrit dans cette visée esthétique. Il est la tentative d’agréger des bouts d’une histoire en cours, la sienne, à des images fixes ou animées, la vie avant Mabou ou ailleurs, l’ensemble présentant au moment de l’enregistrement un « état des lieux » de la vie de l’artiste, comme le ferait une photographie. Omniprésent pendant les vingt-quatre minutes que dure le film – sa voix sépulcrale lançant dans le hors champ sonore de furieuses imprécations pour accompagner la course d’un zoom, exiger d’une lampe qu’elle s’allume ou effaroucher un cerf majestueux qui l’observe du dehors –, Frank n’apparaît pourtant pratiquement jamais à l’image. Lorsqu’il « advient », c’est à titre de reflet sur une surface réfléchissante, apparition fragile accolée au substantif « memory » décliné ensuite, par la grâce d’une opération d’effacement des deux dernières syllabes, en « me » (moi). À ce moment précis, dans le tremblé de l’image vidéo, la figure de Frank, en apesanteur dans l’espace granuleux de la représentation, coexiste dans la contiguïté du langage et du temps ; et cette passerelle, dans sa simplicité et son dénuement, est magnifique. Il sera beaucoup question de reflets, de fenêtres, de miroirs et de cadres tout au long de The Present. Peut-être parce qu’ils sont pour l’auteur les seuls moyens de « transport », au double sens du terme, poétique et physique, pour visiter les morts. Passant derrière la caméra – devenu objet de transition – pour explorer les failles du réel ou ses interstices, Frank convoque les spectres. Il retrouve Pablo, le fils suicidé, et Andréa, la fille décédée dans un accident d’avion. À cela il faut ajouter la texture particulière de l’image vidéo 2 qui, avec sa trame, ses effets de surexposition, ses pertes (grain, netteté, contours), renforce ce sentiment funèbre. Il y a du Lewis Caroll dans ce désir enfantin de traverser les miroirs pour abolir ou réduire les frontières entre le monde tangible et son au-delà, Frank prenant un plaisir évident à brouiller les pistes et les repères. Quel monde rêvons-nous ? D’où viennent ces fantômes qui nous hantent ? Pourquoi suis-je en vie et mes enfants, morts ? De bifurcations en brusques embardées, des circulations s’installent, des dialogues se nouent : du dedans au dehors, de la présence à l’absence, du reflet à la photographie, du visible au dicible. Le film tire ainsi sa puissance de vie de sa forme éclatée, en étoile, issue d’un travail de montage qui mixe brusques montées de fièvre et plages plus apaisées. La mise en résonance plastique et musicale des fragments et des blocs crée alors une dynamique incontrôlable dont on sent bien qu’elle peut faire dérailler le film à tout instant, Frank se souciant visiblement peu de donner une structure linéaire à son récit. « It’s gonna be a movie about the black crows that come and feed there », balance-t-il ainsi tout à trac au milieu du gué, filmant l’étrange manège des corbeaux qui picorent devant sa maison. Cette instabilité esthétique crée des moments d’une beauté farouche, impure, indomptée. Les fragments s’enchaînent comme des plaques tectoniques en mouvement, charriant des torrents d’amour et de mort, des flots impétueux qui fusionnent, se détruisent puis s’agrègent plus loin sous une autre configuration (seules les photographies introduisent une pause dans le rythme qui s’emballe). Frank expérimente une forme, la triture dans tous les sens comme le ferait un John Coltrane ou un Albert Ayler avec leur improvisations rageuses et leur chorus déjantés, explorant à partir d’une colonne centrale d’autres pistes « musicales » (de couleur, d’intensité, de hauteur), qui sont comme autant de lignes de fuite déguisées. Capter ce qui passe à la portée de son objectif et qui peut « fictionner » (mouche, cheval, toile d’araignée, amis, océan, famille, photographies, arbres morts…) ; s’éloigner pour mieux s’échouer à Mabou, tel est le crédo de Robert Frank. Se perdre dans les lignes de fuite du paysage, retrouver au-delà des « lignes d’erre » chères à Fernand Deligny, les fantômes de Pablo et d’Andréa. À l’extrémité de la Nouvelle-Écosse, bientôt à l’extrémité de sa vie, ce rêve est aujourd’hui en passe de se réaliser sur ce territoire tourmenté, là où l’ultime ligne de fuite se confond avec les lignes d’horizon de l’océan et du ciel enfin réunis.

Éric Vidal

  1. En 1955 Robert Frank traverse l’Amérique pendant un an. Il en ramène 500 pellicules. En 1958, 83 photographies sont d’abord publiées en France dans Les Américains. Considéré aujourd’hui comme une œuvre majeure, l’accueil critique est à l’époque désastreux, le livre étant jugé anti-américain.
  2. Kinescopé, le film est diffusé en 35 mm.

En quête de réel

Le générique a beau nous en dissuader, on n’est pas certain, a priori, de ne pas être en face d’un document de travail, comme on en présente aux étudiants en psychologie ou à des praticiens. À savoir, l’enregistrement d’un entretien thérapeutique dans un but didactique : établir un diagnostic puis un pronostic, évaluer le travail. Un film d’observation en somme, où l’on pose la caméra seule dans un coin de la pièce. Celui-ci porterait donc sur des séances de psychodrame, en présence non seulement de toute une équipe de soignants et d’une caméra, mais avec derrière elle, exceptionnellement, une personne pour tenter de cadrer. La dimension pour une part formative de ce psychodrame a vraisemblablement autorisé, facilité ou entraîné la possibilité d’enregistrer – et bien d’enregistrer car on se rend compte rapidement que la tentative de filmer restera vaine.
Le film commence par une fin et le titre le revendique. Mina, une jeune patiente qui suit un psychodrame ne veut plus jouer. La scène de psychodrame, où l’enjeu est de mettre en scène une problématique en y jouant son rôle ou celui d’un autre, cette scène s’accomplit dès le début et ne se reproduira plus. La justesse de l’interprétation de Mina dans le rôle du psychologue marquera le reste du film comme l’annonce de la ténacité attentive et professionnelle de celui-ci. En face, la personne qui l’incarne elle, fournit tous les arguments à son « fichez-moi la paix », du bon grain à moudre pour sa défense.
Tout est dit, du moins, tout ce qui s’est joué nous est montré, d’emblée. Et pourtant l’enjeu du film demeure. Il va fonctionner sur le mode du flash-back, ou plutôt du feed-back, soumis à une chronologie bien ordonnée du déroulement des séances. L’attente qui se crée est pour le film comme pour le psychodrame une nouvelle effraction du réel. Un ressort dramatique pour les deux. Rejouer une scène, mettre en scène, changer de rôle, pour essayer d’en comprendre autre chose, démasquer le réel. Tel est l’objet du psychodrame, du cinéma aussi peut-être. Mais ici le réel reprend ses droits, l’espace qu’il occupe dans ce dispositif thérapeutique phagocyte entièrement le film. Dès lors il n’y a plus de film, il se dissout dans le travail à l’œuvre, celui de la relation thérapeutique – le transfert est semble-t-il bien établi à ce qu’il s’en dit –, celui du thérapeute, celui de Mina, camouflée derrière sa résistance. Dans l’incitation à jouer d’autres scènes, dans cette tentative de renouer d’autres émotions, on perçoit les mouvements, les tensions qui s’opèrent alors que la caméra, elle, ne peut que se déplacer sur son axe. Elle balaie le cercle autour de Mina en rasant ses pieds, s’arrêtant au seuil de son corps. Le reste du temps nous offre des gros plans du thérapeute et des allers-retours rapides sur le reste du groupe. Le sujet du film, c’est bien sûr le hors champ, Mina, inaccessible, et aussi son contre-champ, l’équipe, celui qu’il reste à saisir à l’image. En quête de réel, celui qui surgit par instants, au début, puis de façon plus éparse. Le contre-champ, ces regards très concentrés, très attentifs, qui reflètent une densité très forte de l’échange, et aussi du film qui condense cinq séances en quelques dizaines de minutes, c’est ce qu’il reste au film. Et ce qu’il reste du film c’est la fragilité de ces mouvements : ceux de Mina, ses oscillations autour de la question du partage et du plaisir, cette « impression de voir la vie et de ne pas être dedans », sa demande de relation duelle – c’est vrai qu’il y a beaucoup de monde autour d’elle. C’est par instants cocasse mais jamais dérisoire. Quant au regard de Mina, cela reste son affaire, celle de son interprétation à elle.
On se sent bien face à l’écran, car on voit bien que derrière la caméra on ne se sent pas très bien, alors tout cela nous convient bien. Mina est réellement un beau film.

Christophe Postic