Sur le front de l’oubli

Lorsque, à Vienne, Ruth Beckermann se promène dans les salles de l’exposition sur les crimes de guerre de la Wehrmacht entre 1941 et 1944, ce n’est pas pour s’intéresser aux archives photographiques relatant exécutions, villages décimés et liquidations des juifs. L’argument du film est ailleurs, dans les réactions du public, des anciens qui ont vécu cette période, acteurs ou témoins, et parfois aussi des plus jeunes, leurs enfants. Caméra à l’épaule, elle observe, écoute, interroge. Le film est fait de ces propos saisis sur le vif, de ces brefs échanges improvisés, suscités par le rappel de l’horreur des crimes nazis. Ruth Beckermann prend aussi du temps pour enregistrer le récit des expériences de chacun. La caméra se pose alors, isolant les témoignages, comme pour les soustraire à la passion des débats en les enregistrant individuellement. Peut-être pour leur donner l’occasion, dans un cadre plus propice à la réflexion, de rétablir une vérité difficile à reconnaître et à avouer. Dans tous les cas pourtant, le résultat est particulièrement édifiant. Si quelques-uns jettent un regard sans complaisance sur leur passé, la plupart édulcorent la réalité et rejettent toute forme de responsabilité, personnelle ou nationale. Banalisation des faits, soupçons de partialité envers les exposants, refus de toute auto-critique, négation de l’ampleur des crimes de guerre, absence de culpabilité : les propos recueillis dessinent le portrait peu reluisant d’une Autriche amnésique que les quelques interventions indignées, devant cette Histoire revisitée, ne parviennent pas à atténuer. Les plans uniquement tournés en intérieur, l’agencement compartimenté des salles d’exposition, les cadrages souvent serrés, tout concourt au sentiment d’un huis-clos où l’atmosphère devient rapidement étouffante parce que la parole y est trop souvent étouffée. Ce lieu, où se trouvent accrochés les trous noirs d’une mémoire défaillante, apparaît alors comme celui d’une mauvaise conscience collective et individuelle qu’on ne veut surtout pas exposer (ni explorer).
En soulevant le voile sur le pan d’un passé sombre de l’Autriche, Ruth Beckermann fait ici œuvre de mémoire. Accessoirement, pourrait-on dire. C’est surtout un éclairage sur le présent qu’elle nous donne à voir, et son travail est celui d’une résistante en prise avec la réalité d’un pays malade de son passé refoulé. La dernière scène, où un ancien combattant est impuissant à faire admettre à son interlocuteur que tout ce qu’on nous montre est vrai, n’incite pas vraiment à l’optimisme quant à ses chances de guérison. On se souvient que lors de l’arrivée au pouvoir de Haider, une des explications à la progression de l’extrême droite avait été ce refus de la société autrichienne de régler ses comptes avec son histoire récente. Tournée cinq ans avant la tenue des dernières élections, À l’est de la guerre permet de mieux comprendre une des raisons d’un tel résultat. Le regard de la réalisatrice y apparaît aujourd’hui infiniment lucide. Et terriblement prémonitoire.

Francis Laborie