Je hais le coton !

Lalee’s Kin s’ouvre sur des paysages, des plans aériens du delta du Mississipi. Fleuve, champs de coton et notes d’harmonica en fond, on craint d’être entré de plain-pied dans le « docu carte postale ». Mais le discours de Reggie Barnes, l’intendant de l’école du district de Tallahatchie, l’annonce d’emblée : « Ici c’est un autre monde ». Il y a au Mississipi une blessure profonde à soigner – Healing the Wound, ce sont les mêmes mots qu’emploient les sud-africains pour parler de leur Commission Vérité et Réconciliation – causée par une société esclavagiste et par les modes de fonctionnements qu’elle a imprimés dans les consciences. Parce que c’est cela, au fond, « l’héritage du coton », un univers balisé par la pauvreté, l’illettrisme et la résignation.
Pour répondre à la demande de la chaîne HBO, commanditaire du projet, dont l’objectif était de rendre compte de la misère, Susan Froemke et Deborah Dickson auraient pu s’en tenir à un film-portrait illustratif, emblématique. Celui de Lalee par exemple, grand-mère chargée de veiller, dans son mobile-home sans eau ni téléphone, sur une tribu de petits et d’arrière-petits-enfants, laissés à sa garde par des mères jeunes, célibataires et « démissionnaires ». Lalee’s Kin se garde de fabriquer des héros, d’envelopper Lalee dans une représentation de madone iconique. Lalee n’est pas une personnalité forcément belle, tellement généreuse, chère au discours angélique de l’Amérique bon teint. La caméra la suit au plus près, dans un quotidien dépourvu de gestes tendres envers les enfants et s’acquittant des travaux domestiques en s’appuyant sur l’aînée d’entre eux. À l’œuvre ici, la répétition des carences affectives, des pères absents, des enfants non désirés. Dans ses moments d’abattement, écrasée d’impuissance et de désespoir, elle lâche : « Y’a rien à faire. Juste à continuer ».
Plutôt qu’un portrait monochrome, le film choisit de mettre en parallèle au travers d’entretiens menés avec chacun d’eux, le combat de Lalee et celui de Barnes, confronté aux résultats catastrophiques de l’école et mis en demeure par les autorités fédérales d’en relever le niveau. En cas d’échec au test imposé, l’école sera « mise sous tutelle ».
Ce que pointe le film, au travers du témoignage de Barnes, c’est le refus absolu d’être privé du droit à combattre les problèmes de l’intérieur même de la communauté. Sa conviction que les habitants du delta doivent s’approprier collectivement le travail de résolution des problèmes sociaux ou éducatifs auxquels ils sont confrontés. Et de quels moyens dispose t-on, quand bannis parmi les bannis, on décide d’organiser la résistance. C’est peut-être le point de départ du film. Comment, du fond d’un mobile-home ou de l’école la plus mal notée de l’état, on tente d’enrayer la répétition des inégalités, de tordre l’engrenage de la pauvreté, de l’échec scolaire, de l’éclatement des familles. Et les limites de la notion de réussite en la matière.
Car, si l’aînée des enfants finit par s’en « sortir », c’est au prix d’une rupture avec la tribu, en allant trouver meilleur refuge chez une parente à Memphis. Elle s’est ouvert la voie de la réussite, mais d’une réussite individuelle, et le fait d’avoir à revenir chez Lalee, même quelques jours, lui pèse. Le mobile-home lui, n’a pas changé : il n’y a toujours pas d’eau courante, et ses petits cousins n’ont toujours pas de quoi écrire.
Pourtant, les réalisateurs choisissent de conclure par l’arrivée chez Lalee d’un lycéen, venu lui proposer de veiller sur le travail scolaire de Main, le petit dernier. Pour lui, s’annonce la possibilité de rencontrer à la fois un tuteur et un mentor. S’il saisit cette chance, il pourra peut-être, fort de l’injonction de son arrière-grand-mère, « Go to school or go to jail ! », se cramponner à la première alternative.

Céline Leclère

Chronique Lussassienne, mercredi

Martine avait appelé. Impossible d’écouter son message, le réseau était saturé, mais Jérôme avait pu comprendre que Martine l’avait appelé.
Trois jours qu’il était là : les rues et les terrasses, les campings et les hôtels étaient remplis, et les journées aussi. Jérôme avait déjà échappé à une mini-émeute pour entrer dans une salle, assisté ailleurs à un débat qui avait frisé le grand sommeil, et il avait pris sa première cuite la veille au Green.
Martine avait appelé. Était-ce juste pour prendre des nouvelles ? Il était assis au pied des escaliers de la salle 3 pour finir son marathon Pasolini. Des bribes de discussions éparses lui arrivaient : ici les éternels râleurs qui considéraient chaque année que « Lussas, ce n’est plus ce que c’était, toi qui n’as pas connu, tu ne peux pas savoir », là un groupe animé qui tenait des propos apocalyptiques sur Arte, la disparition programmée de La Lucarne, La Vie en face repoussée en deuxième partie de soirée, c’est pas les chaînes câblées qui vont nous faire bouffer, etc.
Martine avait appelé, il n’avait que ça en tête. Impossible de s’engager dans une conversation, ses idées étaient trop embrouillées. Comment donc faisaient tous ces gens qui s’agitaient autour de lui, pour garder les idées claires ? Avaient-ils tous si bien réglé leurs problèmes de cœur et de cul, qu’ils pouvaient s’attacher à autre chose, ou faisaient-ils semblant ? L’autre, sa perte et sa retrouvaille, le matin il avait même entendu un réalisateur faire ainsi le lien entre une démarche documentaire et une histoire d’amour… Pourtant, cette aptitude à mêler, à faire coïncider conviction artistique et expérience privée le laissait incrédule. Comme si la part de sublimation si présente dans les fictions était taboue dans les documentaires, domaine de la responsabilité citoyenne et du devoir moral. Car si la nécessité d’en passer par la représentation s’impose tant à ceux qui font les films, à ceux qui les rêvent et les désirent, se marmonnait Jérôme, c’est bien qu’il doit y avoir quelque part une déchirure, une séparation, un espace à combler entre leurs vies et leurs convictions. Entre une action militante et un film impliqué, il y a un monde, quelque chose en plus s’est inventé. Sauf qu’après coup, les cinéastes se réapproprient à leur bénéfice l’invention et la trouvaille du film, et qu’il ne reste rien dans leur discours des raisons véritables de leur engagement – celui-ci se présentant comme allant de soi depuis toujours.
Bref, Jérôme en était parvenu à la conclusion qu’il fallait absolument appeler Martine, sous peine de ne rien comprendre, ni aux films, ni à ses interlocuteurs d’occasion. En sortant des Pasolini, il composa la mort dans l’âme le numéro de la jeune femme…

Gaël Lépingle

A little something

À la fin de la seconde guerre mondiale, face à la défaite militaire qui se profile, des cohortes de prisonniers des camps de concentration sont jetés sur les routes. Épuisés, affamés, battus, des milliers d’entre eux vont y trouver la mort. The March, témoignage de la mère du réalisateur, revient sur cet effroyable périple. Mais le film est bien plus que le recueil d’une histoire traumatique – ce qui en ferait déjà un document d’une force rare. Pendant douze ans, en effet, Abraham Ravett ne va cesser de questionner sa mère sur ce sujet (« Tell me about the march, Mum ! »), coupant parfois de manière abrupte au cours d’une séquence, lorsqu’elle s’en éloigne. Dans un premier temps, ce procédé implacable intrigue et désoriente. Le film se met à résister à l’analyse comme à la raison, sans que l’on sache si ce sentiment provient de la méthode, qui peut passer pour de l’acharnement, ou de la force intrinsèque du témoignage. Cette difficulté à saisir clairement les desseins de l’auteur déclenche un vague malaise. Placés dans une situation parfois intenable, nous nous sentons pris au piège d’un projet qui dépasse notre entendement. Pourtant, c’est dans ce processus répétitif vertigineux, où l’humain semble faussement mis entre parenthèses, que The March bouleverse. Avec une pauvreté de moyens notable, le film s’apparente alors à une expérience scientifique (au sens cognitif du terme), d’autant plus troublante qu’elle excède les liens de filiation. Dans ce ressassement qui s’installe, ce n’est rien moins en effet que l’inscription de la mémoire dans le temps d’une vie qui est conjointement mise au travail et à l’épreuve. Et de fait, au fil des années, on assiste à un effritement du récit (le témoignage). De micro-variations s’installent. Se déchirant comme des voiles de brume, les souvenirs s’effilochent, les faits deviennent moins précis, la transmission se brouille. Cet épuisement, qui se lit aussi sur le visage de la vieille dame malade, gagne peu à peu les territoires de l’image. Éclairs de lumière et surexpositions brûlent la pellicule, menaçant de détruire la matière même de l’œuvre. Sous le coup de cette intense irradiation, les couleurs se décomposent et coulent de part et d’autre des photogrammes. En contrepoint, des termes extraits du récit se succèdent sur fond noir : « trepches », « wooden shoes », « blanket », « bread » … Autant d’embrayeurs qui agissent en direction du spectateur, pressé avant chaque fragment de remettre à son tour sa mémoire au travail. Avant que cet ensemble de mots, dans le déroulement de la projection, ne s’abîme irrémédiablement dans une écriture tremblée. À travers cette dégradation généralisée de tous les corps (de la mère, du récit, du langage, des images), The March réexamine le statut de la parole du témoin, comme il nous rappelle que nous restons les gardiens de ce fragile dépôt.

Éric Vidal

Chronique Lussassienne, mardi

En sortant précipitamment de la projection d’Une place sur terre pour revoir une partie de La Traversée, Jérôme envoya joyeusement les battants de porte de la salle 2 en plein dans la figure d’une jeune demoiselle. S’étant assuré qu’elle n’avait perdu ni dent ni œil dans l’affaire, il s’apprêtait à prendre congé lorsqu’elle engagea la conversation :
– C’est pas grave, après la journée nulle que j’ai passée… Le réel à Lussas, c’est fini, ciao bonsoir ! Je me suis tapé Loznitsa, plus le film dont on sort, ah ben merci ! Je peux pas souscrire à ce petit monde portraitisé, momifié, figé dans un cadre, illustrant une idée comme des pions sur l’échiquier d’un discours, ou d’une pensée… aussi jolie soit-elle. Non !
Le joli visage de la damoiselle était devenu assez grimaçant. Il s’agit sûrement d’une ayatollah du réel, se dit Jérôme, qui en avait déjà vu quelques exemplaires circuler à Lussas et parler très fort dans les débats.
– Attendez, y’a des beaux moments quand même !
– Oui, mais justement c’est de l’ordre du moment : que reste-t-il du réel quand il est à ce point segmenté? La coupe tue au lieu de créer du lien, ou de laisser advenir un temps, une surprise, qui échapperaient à la rétention que…
– C’est peut-être pas votre style de cinéma, simplement…
– Ah non, trop facile! De toute façon, quelle que soit la forme qu’on emprunte, il arrive toujours un moment où il faut y aller, se mouiller. Pour moi ces films sont paresseux : l’esthétique n’est là que pour cacher le fait qu’on n’est pas allé au-delà. Moi, j’ai envie d’en savoir plus sur ces vieilles paysannes qui chantent, ou sur ces visages qui nous parlent de la différence, alors qu’on en reste au carnet de notes… Et c’est d’autant plus frustrant que le matériau de départ est riche, attachant…
– Là vous refaites le film, non?
– Mais à la longue ça devient mortifère, le cinéma ne filme plus la mort au travail, comme on dit, il fabrique carrément de la mort, alors qu’il devrait construire de la vie, il devrait servir à ça!
Ce qu’il y a de bien avec les dogmes, pensa Jérôme, c’est qu’ils ne s’embarrassent jamais de nuances. On lui avait déjà pas mal fait le coup du surgissement du réel, de l’essor inépuisable de la vie au moment de la prise et tout ça, mais il décida de rester poli.
– Vous devriez m’accompagner voir la fin de La Traversée. Au moins, là c’est clair : le film s’annonce direct comme une quête du réel. À peu de choses près, c’est comment passer d’un père rêvé, à un père enfin incarné. Ben oui, sauf que l’expérience de cette rencontre est bien trop forte en réel, justement, pour pouvoir être filmée. Ce qui compte, c’est le fantasme, la construction imaginaire, et ça le film le comprend bien : il ne nous parle que de ça, de la peur d’aller y voir, et il ne triche jamais avec cette peur.
Trop tard : à force de parler, ils arrivèrent pour le générique de fin.

Gaël Lépingle

La loi des multiples

La vision d’Une place sur terre nous a donné envie de rencontrer ses deux réalisatrices, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter.

Votre film mêle deux notions : handicap et différence. Cela nous a semblé osé de juxtaposer hémiplégiques, RMistes, algériens, etc. Nous avions envie de savoir comment vous aviez pensé, dans l’écriture du projet, l’articulation de ces différents témoignages ?
V.P. : Il nous semblait qu’une chaîne pouvait s’établir sur différents registres de la vie. Les épreuves sont variées, la vie est multiple. Dans le projet de départ, il n’y avait pas les personnes handicapées. Disons que ce qui nous tenait à cœur, c’était l’idée de voisinage et de proximité. C’est quoi la présence aujourd’hui; C’est quoi de vivre dans la même société ? Ce sont des questions qui se posent dans la vie mais aussi dans le documentaire : pouvoir filmer ses contemporains. On a voulu partir à la rencontre de gens divers et qui sans doute, sans être des gens exceptionnels, ont pu passer par une épreuve qui leur a révélé quelque chose. Le handicap n’est pas un thème du film : c’est un prisme qui permet d’aborder cette question de la proximité, du regard de l’autre. La présence des personnes handicapées nous permettait de ménager une proximité, d’être affectées par ces personnes mais aussi d’établir une distance parce que clairement nous ne sommes pas les mêmes. C’est dans ce décalage, dans la distance – et aujourd’hui, on fait tout pour abolir la distance – qu’un élan, une relation peuvent s’établir tout en ménageant l’énigme de l’autre.
I.I. : Le film a été présenté au festival de Créteil. Les gens voulaient créer des catégories : qui est handicapé et qui est valide. Ce qu’on voulait, c’est précisément que les gens ne sachent plus du tout qui est quoi. On a bien précisé aux gens qu’ils pouvaient ne pas du tout parler de leur handicap.
V.P. : Nous voulions former une chaîne où ça résonne et où il y ait aussi du malaise et des décalages. Même quand ça crisse, il y a peut-être un lien ou une perche tendue. Il s’agit toujours de regarder l’autre et de trouver sa place.

Au niveau de la forme, est-ce que cette construction en mosaïque établie au montage allait pour vous dans le sens du prisme dont vous parliez ?
V.P. : Oui. Nous avons voulu nous inspirer des portraits du Fayoum. Ce sont des portraits très étonnants qui datent du IVe siècle avant Jésus-Christ et qui étaient enfouis en Égypte avec les sarcophages. Ce sont donc des portraits de défunts. Quand vous les mettez côte à côte, ce sont des gens qui vous regardent droit dans les yeux, qui sont silencieux, et qui forment une véritable mosaïque des contemporains du peintre.
Nous voulions aussi essayer de créer un autre flux, une parole qu’on entende, très incisive, stylisée, pas naturaliste, et qui puisse rebondir de personne en personne, surgir par petites notes comme des contrepoints. C’était pour nous un film musical. Un thème, une variation, un contrepoint, hop ! Et puis nous voulions une épopée sans héros. On n’a plus besoin de héros, ils ont fait leurs preuves, ça va.

Pourquoi avoir stylisé la parole de cette façon ? Quand les gens parlent, on a l’impression qu’ils savent mot pour mot ce qu’ils vont dire, que vous avez répété avant…
I.I. : On a rencontré les gens, fait les interviews et noté mot pour mot ce qu’ils nous avaient dit. On leur a envoyé une lettre en leur disant : « voilà, dans tout ce que vous nous avez dit, on aimerait bien que vous nous disiez ce petit bout-là, comme vous nous l’aviez dit la dernière fois, si vous êtes toujours d’accord ». Donc effectivement, il y a eu ce travail de reformulation. Quand on discute avec les gens, la plupart du temps, ils vous réservent ce qu’ils pensent que vous attendez d’eux et parlent par généralités. Ils parlent comme à la télé. Il fallait donc trouver un moyen…

Malgré tout, est-ce que ce n’est pas refuser de prendre le risque du direct ? La difficulté du documentaire c’est ça aussi, c’est qu’on ne peut pas tout préparer. On pourrait presque dire en caricaturant : « c’est un peu de la triche… »
V.P. : Celui qui me dit que je triche croit que le réel est une vérité. Mais ce n’est qu’une compulsion, qu’une tentation de l’immédiateté. On croit qu’on est dans l’instantané, mais il faut toujours qu’il y ait un décalage pour qu’il y ait un reste, une pensée. Un documentaire, c’est une proposition de fiction qui a des effets de réel…

Dans votre film, ça a des effets de réel bien sûr, mais pas un effet d’aller et retour entre un surgissement et ce qu’on en fait. Il y a effectivement du réel mais à la fin.
V.P. : En fait, il existe une pointe de réalité et c’est ce que les images vous évoquent, c’est ça qui peut vous atteindre. Ce n’est pas amener tout le réel, c’est sélectionner des choses. Sinon on est dans le folklore où on tente de tout reconstituer par micro-détails. Ce naturalisme ne correspond à aucune réalité. Je crois qu’il y a eu une erreur ou un égarement du documentaire de vouloir à tout prix saisir sur le vif. Mais saisir sur le vif, c’est quoi? Que ce soit dans la vie ou dans le documentaire, on a une impression de déperdition : les êtres et les choses semblent à portée de main mais restent en fait très éloignés. Il y a quelque chose qui s’est perdu ; il y a quelque chose à retrouver. Et c’est dans la distance que l’on peut ménager les retrouvailles. Le signe que ça a changé, c’est dans le dernier film de Kramer, Cités de la plaine. À une époque, Godard disait : « C’est pas du sang, c’est du rouge ». Et aujourd’hui Kramer dit, enfin il ne le dit pas mais on le sent : « c’est pas du rouge, c’est bien du sang ». Il faut dire les deux : redire la force de l’image qui nous montre du sang, et la réalité de la vie où il y a du sang.

Propos recueillis par Marie Gaumy et Gaël Lépingle

Back in USSR

La cartographie du documentaire réserve encore quelques heureuses découvertes qui échappent au formatage généralisé de la production des images et des regards. Régulièrement quelques ovnis cinématographiques réinterrogent, réinterprètent ou réenchantent un réel de plus en plus insaisissable. Les films de Sergeï Loznitsa sont de cet ordre : ils pénètrent certains aspects de la société russe sous un angle inédit ou cocasse. S’il semble modeste au premier abord, force est de constater que le travail de Sergeï Loznitsa fait preuve d’une autre ambition. À l’exception de The Halt – belle exploration léthargique des corps située au confluent de différentes pratiques artistiques1 et qui tranche par son approche radicalement plasticienne et son athmosphère funeste –, des caractères communs courent d’un film à l’autre : l’intérêt pour le travail quotidien des « petites gens » (ouvriers et paysans), une certaine idée de la notion de communauté (fortuite chez des dormeurs, contrainte chez des handicapés mentaux) ou encore l’attention portée aux gestes et aux postures du corps, à leur rythme propre (abandon, attente, activité). Sur le plan formel et esthétique, deux directions se dessinent très distinctement.
La première concerne le son. Le mixage, composé de bruits naturels ou concrets (bruissement du vent dans les arbres, pépiements, rumeurs, éclats de voix, grincements des outils, aboiements, chants…) et de musiques, accorde le primat de l’audible sur le dicible. Même s’il arrive qu’un poème, une courte histoire ou un fragment de phrase jeté en pâture soient clairement énoncés dans l’ouverture ou la clôture d’une séquence (Life, Autumn, dont la structure s’organise en différents chapitres). Sans entretiens ni voix off pour guider le spectateur, la parole est rendue à une musicalité qui vit pleinement dans les durées inhabituellement longues des séquences. À l’extrême de ces procédés, The Halt n’émet que le souffle des dormeurs et quelques bruits parasites, mais insistants, d’insectes. The Settelment ne contient pas non plus d’élément musical, hormis dans le générique de fin : un Ave Maria dont les connotations religieuses induisent, sur une série de portraits qui n’en n’avait pas besoin, une lecture « angélique » cette fois des plus discutables.
La deuxième direction relève d’une approche plus spécifiquement plasticienne, liée à une photographie en noir et blanc très élaborée. Grains, nuances des gradations, flous, variations de la lumière, certains plans semblent vibrer d’une pulsation organique logée au cœur même de l’image, conférant, notamment à The Halt, un sentiment funèbre « d’inquiétante étrangeté ». Dans cette suprématie du son et de l’image sur la parole, le réel apparaît comme un matériau modelable au-delà de sa simple captation – voire manipulable lorsqu’il s’agit, dans Today We Are Going to Built a House par exemple, d’introduire une certaine dose d’humour. Chronique affectueuse d’une terre bucolique peuplée de bêtes, recréation sensible d’une humanité menacée de disparition sur laquelle plane une indicible présence divine (les cieux gris menaçants qui reviennent comme un leitmotiv), l’œuvre de Sergeï Loznitsa campe sur un versant plutôt poétique et nostalgique que réellement critique et politique.

Eric Vidal

  1. Cinéma, photographie ou vidéo contemporaine, on songe ici à des œuvres d’Alexander Sokurov, Andy Warhol ou Bill Viola.

Sur les traces réelles de voyages imaginaires

Dans les trois Appunti de voyage1, Pasolini se présente d’emblée comme cinéaste de fiction en quête d’éléments de réalité qui alimenteraient une œuvre en gestation. À cette occasion, il interroge des terres et cultures étrangères sur lesquelles il va projeter son imaginaire. De prime abord, ces films se donnent à voir comme un « work in progress » – images montées cut, séparées par des flashes blancs. Mais ils vont bien plus loin. Lorsque Pasolini nous dit en réalisant Repérages en Palestine qu’il ne tournera jamais là-bas, l’idée perce que ces documentaires sont un espace de jeu et de mise en scène. Et quand le cinéaste fait croire qu’il dévoile ses artifices, ce n’est que pour mieux nous y plonger (on pense aujourd’hui au travail de Kiarostami). À ce titre, les adresses en direction du spectateur participent des moyens qui nous leurrent tout en suscitant notre suspicion : procédé qui a l’intérêt de mettre le spectateur au travail, de l’engager dans la construction de l’œuvre. Si ces films n’avaient été que repérages, pourquoi, par exemple, cette insistance de l’auteur à se mettre en avant? Car Pasolini ne manque pas une occasion d’imposer son corps (si séduisant!) au centre du cadre, faisant figure de héros. De même, sa voix off est omniprésente, rythmée en fonction des images et très construite – alors que Pasolini laisse entendre qu’il improvise.
Adoptant en fait toutes les voix, Pasolini ouvre à une multiplicité de possibles : voix du badaud faussement naïf, du poète-cinéaste fasciné, de l’interviewer opiniâtre, voire complètement obsédé par une idée fantaisiste, du commentateur touristique ou du guide culturel, du chercheur investigateur, et du militant… De la même manière, la caméra explore les pays, les ruelles des cités ou les longues voies désertiques. Sous prétexte de casting, elle traque en gros plans insistants les visages candides avec lesquels Pasolini construit un véritable poème visuel et sonore (voix off clamant leur beauté pure). Celui-ci nous entraîne alors dans le désir fou de saisir quelque chose de la vérité de ces corps, par un enregistrement frontal : illusion de percer le mystère de l’Autre, de fusionner avec lui dans l’inscription de son regard caméra. Rendre compte au final de la part irréductible de l’Autre.
Les films sont des parcours initiatiques, labyrinthiques, avançant sans qu’on sache où ils mènent, discontinus, errant souvent pour le plaisir de contempler, butant sur des obstacles et revenant sans cesse au point d’achoppement : retourner au même et l’interroger sans relâche jusqu’à le faire céder, dégager ce qu’il cache derrière ses apparences. Pasolini rompt certainement avec la logique de progression classique, il avance par surprise avec tous les méandres qu’implique une pensée en construction. Démarche sans volonté totalisante puisque la multiplicité des voix (et des voies) ouvre sur une complexité du monde et de ses contradictions qui annule toute tentation de clôture.
Véritable pédagogie pour le spectateur qui ressemblerait à un travail psychanalytique où les interprétations de l’auteur n’ont valeur de vérité que passagères et personnelles. Travail intime par lequel Pasolini nous transmet aussi quelque chose de l’intrication essentielle de la fiction et du documentaire. Les propositions narratives comme autant d’échafaudages improbables sont surtout un moyen d’aller à la rencontre du monde sans croire qu’on serait vierge de tout préjugé. Pasolini aborde la réalité, armé de ses conceptions les plus originales, ses jugements les plus radicaux, volontairement douteux et provocants. Il ne cherche pas la connivence du spectateur et préfère le titiller comme il se joue aussi du risque d’agacer les sujets qu’il filme et interroge, d’ailleurs tous surprenants de patience bienveillante.
Apparaît en tout cas clairement l’opposition de l’auteur à l’information comme vision soi-disant objective du réel. Pasolini ébranle nos certitudes et nous engage à forger notre propre opinion en même temps qu’il fait naître en nous le désir d’agir. « Allons donc voir par nous-même » se dit-on tout bas. Pasolini l’entendra d’ailleurs ainsi jusque dans ses derniers écrits2 : « Je sais que l’engagement est inéluctable, et aujourd’hui plus que jamais. Et aujourd’hui, je vous dirai que non seulement il faut s’engager dans l’écriture, mais aussi dans la vie : il faut résister dans le scandale et dans la colère, plus que jamais comme des bêtes à l’abattoir ».

Christelle Méaglia

  1. Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Matthieu (1964), Notes pour un film sur l’Inde (1968), Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970).
  2. Qui je suis? Arléa (1999).

Échappée belle

C’est au cours d’une résidence de l’auteur au centre pénitentiaire des femmes à Marseille que Mirage a été tourné. Dans le cadre d’un atelier de formation et d’expression audiovisuelle, deux détenues ont participé à sa réalisation, devenant actrices de leurs propres textes, mis en scène avec la réalisatrice. Sans qu’on sache jusqu’où le choix des images revient à Maguy Y. et Francine B., la démarche permet aux deux femmes de s’approprier le film. Il reste que la situation d’emprisonnement confronte à un irréductible décalage de position entre la personne filmée et le réalisateur (puis le spectateur). Comment, à partir de là, filmer des sujets aux prises avec une situation qui les enserre dans leur souffrance ? Pourquoi ? Pour le bénéfice de qui ? L’esthétisation de la souffrance de ces femmes – avec en contrepoint leurs rêves circonscrits à des clichés d’espaces verdoyants, de couchers de soleil en bord de mer, etc. – ne prend-elle pas le risque de les y figer ?
Le film commence par une apparition : une silhouette se dessine sur le fond lumineux d’un couloir sombre. Qui est-elle ? Un fantôme ? Un sifflement guilleret apporte un brin de légèreté au cœur de la résonance métallique des bruits de couloirs. Le corps s’avance sautillant, dansant, filmé en flou filé, ses contours restent imprécis. Le souvenir laissé par le film sera celui d’un rêve, un impalpable entre-deux où il serait impossible de se repérer à coup sûr. Le spectateur est plongé dans le doute et la difficulté à reconnaître l’Autre. Toute tentative de capturer l’image de ces femmes pour en constituer un cliché est mise en déroute. C’est nous dire cinématographiquement que la réalité n’est pas une, qu’elle se dérobe et qu’aucun regard ne peut espérer la saisir. La réalisatrice joue ici à instiller le manque pour mieux servir ses personnages.
L’image flottante brouille la vision si bien que toute l’attention s’accroche alors au son, véritable force émotionnelle du film. Une voix dans la pénombre, prend la parole, lentement, avec une maîtrise du langage propre au texte récité ; un texte personnel et dur, un ton empreint d’authenticité. Apparaissent ensuite les parties d’un autre visage, déformé par l’œilleton, tandis qu’une nouvelle voix se fait entendre off. À l’instar des mots proférés, les images reflètent l’angoisse de perdre son identité, de n’être plus qu’une ombre dans le contexte de l’incarcération. La représentation des corps indistincts et morcelés reproduit le fonctionnement du système pénitentiaire qui vise par la contrainte physique à la même discipline drastique, à retourner à un identique, c’est-à-dire à faire disparaître les différences. En même temps, le film révèle que subsiste toujours une trace du sujet, ici portée par les textes : témoignage d’une incroyable résistance psychique.
L’effet de ralenti en dit aussi quelque chose. Le flou qu’il provoque au moindre geste renforce l’attention portée à celui-ci en tant que signe de vitalité : le mouvement est en effet ininterrompu, signe que la vie perdure. Dans l’espace oppressant d’un couloir ou d’une cellule étriquée, un corps s’ébroue, existe, revendiquant son autonomie. Il ne peut être complètement contraint. Ce mouvement perpétuel est un minuscule mais précieux espace de liberté. Et puis, le corps s’imprime littéralement à l’écran. Alors que la succession de photogrammes au cinéma entraîne leur disparition, le flou filé les fait persister : tentative désespérée des corps de s’accrocher, d’exister. Encore une fois, témoignage de survie.
Le film est donc à double tranchant : le ralenti s’interprète aussi bien comme indistinction des corps – c’est-à-dire du côté de ce que le système pénitentiaire induit – que comme mouvement vital. Réversibilité d’une contrainte mortifère : pour se sauver psychiquement, le sujet peut utiliser ce qui justement cherche à le faire vaciller. La réserve serait que le film participe à ancrer ces femmes dans leur souffrance, les amenant à répéter des traces traumatiques et ne les identifiant que par le malheur. Une démarche créative ne devrait-elle pas offrir la possibilité de se dégager de cette logique ?

Christelle Méaglia

Beau travail

Dans le programme consacré aux films de Samba Félix Ndiaye, nous pourrons voir ce matin ceux dont le thème central est le travail. Autant que la création d’un conservatoire émouvant des métiers, il s’agit bien de la captation du travail considéré comme un élément déterminant de l’activité humaine et du mode de vie. Pour les pêcheurs de Geti Tey, l’organisation sociale du village et l’indépendance économique des femmes sont menacées par une concurrence plus fortement équipée. Alors que le ton intime du commentaire donne à ses autres films (que nous pourrons voir sur la suite de la journée) une saveur toute particulière, ici la seule parole est celle des interviewés. Le film reconstitue une journée d’un village de pêcheurs. La construction chronologique rend évident un certain équilibre de vie constitué par l’expérience et l’habitude. C’est dans la parole des interviewés que sont évoqués le passé du village, les enjeux, les relations économiques. La nature et l’ampleur de la menace que représenterait le bouleversement de cette organisation deviennent tangibles en peu de mots. Il n’est pas besoin de fortes images de chalutiers industriels pour sentir leur approche. Alors que l’image capte le travail dans son déroulement, les interventions – comme des contrepoints – rappellent combien ce travail est dépendant des nécessités économiques de l’environnement, et donnent toute la mesure de la précarité de ces équilibres.
Ce processus est poussé à son comble dans la série thématique Trésors des poubelles composée de courts films bâtis sur le même principe que Geti Tey. Sont présentés des métiers basés sur la transformation de matériaux de récupération. Loin du dérisoire, ce que capte NDiaye, c’est l’âpreté au travail et l’artisanat savant, presque alchimique développé par l’humain. Le cadrage reste à taille d’homme, nous ne rentrons pas dans les détails techniques, personne n’est démarqué du groupe. C’est une forme de célébration du génie du travail dont l’activité forme la communauté. Rapidement, la fascination pour ces savoir-faire prend le dessus sur un possible regard ethnocentriste. On sera étonné par exemple des similitudes entre l’atelier de Teug ou les chaudronniers d’art de Ndiaye et celui de Pour mémoire de Jean-Daniel Pollet. La construction sonore (sons du travail, des matériaux frappés, voix et cris humains dont on ne sait plus s’ils sont ou non synchrones) s’écarte du réalisme et donne un rythme presque musical à l’activité filmée (voir Les Malles). Pas d’esthétisation ni de magnification du travail pour autant. Loin des clichés misérabilistes, ces hommes et ces femmes sont présentés dans leurs entreprises humaines, confrontés à la dureté du monde.
Choisir de produire ces films sous forme de série accentue encore l’effet volontariste, une certaine insistance à réhabiliter ces métiers autant qu’à transformer le regard du spectateur.

Boris Mélinand

L’homme des cendres

Poète, romancier, essayiste, critique, journaliste, enseignant, polémiste, dramaturge, peintre, traducteur, acteur, cinéaste. Peu d’artistes en Europe occidentale auront, tel Pier Paolo Pasolini, traversé la deuxième moitié du vingtième siècle avec une telle effervescence créative dans autant de domaines. Le beau documentaire réalisé par Jean-André Fieschi pour la série « Cinéastes de notre temps » dessine, par touches délicates, la complexité d’une pensée sans cesse en mouvement, et rend justice à l’univers sensible d’un homme trop souvent occulté par une existence tumultueuse. Un homme qui se considérait lui-même comme un exclu mais qui, paradoxalement, tirait de cette exclusion « un amour encore plus fort pour la vie ».
Pourtant, avant les mots de Pasolini, ses considérations sur l’esthétique de ses œuvres (et celles de ses contemporains) ou le sens de ses engagements politiques, c’est d’abord le visage qui, dès l’ouverture, retient le regard. Orbites noires – comme des trous dans la face –, front large, bouche fine, mâchoire taillée à la serpe, nez épaté et fossettes marquées, Fieschi enregistre en plan serré une figure émaciée où affleurent blessures et fragilités. Un visage à la fois brut et doux, sauvage et gracile, autant de caractères qui renvoient étrangement aux personnages de ses œuvres de fiction ou des Appunti. Avant même qu’un extrait de film ne soit montré, ce portrait tendu au spectateur évoque en filigrane certains aspects primitifs de son cinéma, sa quête quasi mystique d’une humanité originelle balbutiante, pas encore totalement policée, courant de l’Inde à l’Afrique, des paysages du Frioul aux faubourgs de Rome.
Cette entrée dans le film donne la mesure de tout ce qui va suivre. Se positionnant en effet volontairement en retrait, s’effaçant presque, relançant peu mais toujours judicieusement son interlocuteur, Fieschi laisse toute la place au corps et à la parole vive et poétique de Pasolini qui s’exprime tantôt en français, tantôt dans sa langue natale. La légèreté apparente du dispositif mis en place – une caméra, un micro – n’est certainement pas pour rien dans ce climat de complicité intellectuelle propice au cheminement d’une pensée qui s’élabore sous nos yeux. D’ailleurs Pasolini évoque indirectement la question « audiovisuelle » lorsqu’il voit dans le Free Cinema anglais et la Nouvelle Vague une continuation, sous d’autres formes, du néo-réalisme – relevant ainsi au passage combien, sur les brisées théoriques de Rossellini, l’évolution des techniques de prise de son et d’image a favorisé l’émergence de nouveaux modes d’expression et d’écriture cinématographiques, la plupart en prise directe avec les événements politiques et sociaux de l’époque (guerre au Vietnam, décolonisations…).
Même s’il ne cessera jamais d’écrire, publiant romans, tragédies, scenarii ou textes dans la presse, Pasolini analyse ici son passage de la littérature au cinéma par son besoin d’exprimer de la nouveauté à travers l’exploration d’une nouvelle technique (dans ce trajet, se pose aussi la question de l’abandon de la langue italienne, considérée comme un reniement de ses origines petites bourgeoises). Curieusement, dans une période en ébullition soumise à une mutation économique sans précédent (les entretiens sont enregistrés en 1965), il n’aborde pourtant jamais le climat d’agitation contestataire qui traverse son temps et qu’il ne peut ignorer. La portée poétique et politique du film de Fieschi est justement ailleurs. Elle résonne dans l’amour de Pasolini, exprimé par un fragment d’Accatone, pour un sous-prolétariat humilié. Elle se tient dans les choix des lieux, « pleins de Mama Roma », sur lesquels les deux hommes reviennent. Elle réside, fébrile, dans les courts et émouvants entretiens avec les acteurs Franco Citti et Ninetto Davoli (ancien compagnon et innocent merveilleux d’Uccellaci e uccellini) où se découvre un Pasolini tendrement pédagogue. Dans ces agencements imperceptibles créés par le film, toute la vie de Pasolini se révèle comme une entreprise de sape des dogmes moraux et idéologiques dominants – ceux de la bourgeoisie ou ceux, imprégnés de marxisme, issus de la Résistance – qui trouve sa résolution dans une recherche esthétique de plus en plus aspirée vers l’expérimentation des limites.

Éric Vidal