Livré au désert

Comment filmer le passé au présent ? On pourrait avancer que l’image du film de Pierre-Yves Vandeweerd prend en charge le présent, alors que le texte, en voix off, assume le passé. De leur confrontation naît un lien et le présent se place comme un calque sur le passé.

L’évocation d’un cauchemar fait par le narrateur la veille de son arrestation, alors qu’à l’image un chameau est tué en silence, met le film sur la voie du rêve – peut-être le seul moyen de faire face à l’horreur. La distance ainsi obtenue crée l’universalité qui peut relier le propos du film aux camps nazis ou encore à la torture sous la dictature argentine. Le film retrace la topographie d’une des pages les plus sombres de l’histoire de la Mauritanie – celle de l’internement, entre 1986 et 1991, des membres du FLAM (Front de libération africaine de Mauritanie) un groupe qui luttait pour que les noirs soient considérés comme des Mauritaniens à part entière, dans l’ancien fort français d’Oualata, aux fins fonds du désert, près de la frontière avec le Mali. Le texte raconte à la première personne, en langue peule, calmement, sobrement, étape par étape, l’enfer vécu par les prisonniers : arrestation, garde à vue, procès sommaire, transfert à Oualata ; faim, soif, maladies, travail forcé, isolement. « L’ouïe devient très fine », dit la voix – les battements d’ailes d’une chauve-souris, la radio d’un garde, deviennent les seuls moyens de prendre conscience d’une vie ailleurs, ce que le film traduit en alternant son direct et asynchrone, silence du désert, bruit du vent.

Le cinéaste a repris la route de Nouakchott jusqu’à Oualata : km 90, km 459, km 713, km 913, km 1283. Et l’image montre en noir et blanc les lieux des exactions : la route ensablée, les voitures et camions, une tente déchirée, quelques rares silhouettes, des arbres… Oualata : un bloc rectangulaire érigé en haut d’une colline en plein milieu du désert. Autour : des chameaux, des ânes, quelques nomades au loin et, toujours des tempêtes de sable. La caméra entre dans le fort, à la rencontre de son garde actuel, seul homme à être approché.

Composée de longs plans-séquence fixes, dépouillés, qui donnent à voir un décor âpre et hostile, l’image, tournée en HD, travaille la matière des paysages : rocs, sable, ombres et lumière. Le choix du noir et blanc place le réel à distance et l’installe dans le passé. Les plans évoquent mais n’illustrent jamais. C’est un défi périlleux, tenu avec rigueur. On voit des oiseaux voler juste avant que le narrateur énonce l’impossibilité d’une évasion, sans vivre, de ce territoire hostile. L’image devient ainsi réminiscence, souvenir lointain du prisonnier. On plonge dans la mémoire souffrante depuis une image au présent. L’horreur est inscrite dans chaque pierre, chaque grain de sable, sur la route. Quelques éléments s’ajoutent en contre-point à cette construction. Les témoignages de la femme d’un ancien prisonnier et celui d’un ancien garde de Oualata scandent le fil du récit. De même, les photographies des anciens détenus : ils rendent les visages aux victimes, les incarnent.

Le film se conclut sur l’image d’un homme, immobile, à contre-jour. Le narrateur dit sa libération et son retour à la vie. Il lui arrive de croiser dans la rue un ancien bourreau ou garde. Alors ils se saluent sans jamais évoquer le passé. « On fait comme si, d’ailleurs, tout cela n’avait jamais existé ».

Un jour peut-être, ils pourront en parler. D’ici là, le sable, les pierres, le fort, les ânes et les chameaux témoignent pour eux.

Christine Seghezzi

All We Need Is

Les villes-frontières et les amours d’enfants ont ceci de commun qu’ils sont pleins d’improbables chassés-croisés. Dans la rue (Calais), une cour d’école ou sur la plage (Un jour mon prince viendra), dans un ascenseur (Lift), un train ou une gare (Travellers), Marc Isaacs filme des hommes, des femmes, des enfants qui se cherchent ou s’évitent, se croisent ou se suivent sans se voir. Dans les deux films les plus récents, Calais (2003) et Un jour, mon prince viendra (2005), derrière une infinie variété de visages et de destins se découvre un peu du cœur des hommes.

À Calais, des réfugiés espèrent chaque soir passer de l’autre côté de la Manche. Des Anglais y passent quelques heures seulement, le temps d’acheter de l’alcool à bas prix et d’exprimer, autour d’une bière et d’un cornet de frites, leur méfiance et leur peur des étrangers. Entre les deux, des Anglais fuient leur pays – et sans doute quelques vieilles blessures – et mènent d’infructueuses affaires dans cette « ville-frontière ». Étrange Europe qui voit à ses frontières un repli sur soi aux soubassements racistes s’opposer aux rêves d’Eldorado.

À Siddick, dans une petite ville du nord de l’Angleterre, Laura-Anne aime Ben. Mais Ben est volage. Dans les bras de Boston, Laura-Anne court se consoler. Boston d’ailleurs en a trop (de petites amies). Lauren, elle, se moque bien de ce que disent les gens. À Siddick les garçons de 11 ans sont inconstants, les jeux de l’amours cruels et la vie difficile. Mais dans les chambres de petites filles, les contes de fées continuent à nourrir de doux rêves de princesses.

Aux hommes comme aux enfants, Marc Isaacs pose des questions simples et universelles sur les bonheurs présents, passés ou à venir. Les personnages qu’il croise lui confient leurs désirs de vies nouvelles et d’amours durables, le chagrin des êtres perdus et des exils éternels. Au fil des récits se découvrent les failles qui président au déroulement de chacune des histoires : derrière l’extravagance de Tulia (Calais), l’angoisse d’une enfant égarée dans un camp de réfugiés ; derrière le dur visage de l’Angleterre repliée sur ses privilèges, la joie d’aimer. Les personnages gagnent en densité, disent la force de leurs espoirs et évoquent simplement les êtres auxquels ils se sentent attachés.

À mesure que s’incarnent ces sentiments dans des êtres aux traits de plus en plus fins, les singularités se rejoignent pour exprimer des affects partagés : les désirs de celui-ci ne sont pas loin des rêves de celui-là et de l’un à l’autre, se devinent des aspirations semblables, une même façon d’être ébranlé par la crainte du déséquilibre. Ijaz (Calais), réfugié afghan qui a perdu sa famille dans le bombardement de Kaboul, promène sa silhouette sur les quais gris de Calais. Laura-Anne (Un jour…) étrenne ses amours sur les plages rosées de Siddick. Du gris au rose, les rives des mers les plus éloignées sont habitées des mêmes appels d’air, du vide ou de l’autre.

« You know better than me, Sir » (Calais). Les films de Marc Isaacs se distinguent par la présence, modeste mais constante, que le documentariste y assume.

Lorsque le désespoir des personnages s’exprime, il répond doucement : « allons, vous n’en arriverez pas à de telles extrémités ». Les interventions du documentariste semblent procéder tout naturellement d’une relation lentement établie avec ses personnages. La subjectivité du cinéaste ne cesse de modeler la matière humaine qu’il recueille. La densité des émotions est donc le fruit d’une confiance lentement gagnée, comme le révèle l’intimité des confidences recueillies dans Un jour, mon prince viendra. Ainsi de cette scène durant laquelle Boston, onze ans, détaille avec une attention experte les charmes et les imperfections de son visage. L’intervention d’une narratrice (la voix de Laura-Anne dans la version anglaise, celle d’une jeune comédienne dans la version française) qui transforme ces amours d’enfants en un poème enchanté réinstalle une distance que le degré d’intimité obtenu avec les enfants avait abolie. Ce mode d’énonciation révèle aussi le ou les désirs, peut-être voisins, d’écouter et de raconter de belles histoires, de croire aux fins heureuses. « Celui-ci est joli, je l’aime bien » : dans Calais, le cinéaste conseille Ijaz le réfugié sur le bonnet qui lui sied le mieux. De Lift à Un jour, mon prince viendra, Marc Isaacs habille au plus près, au plus juste, d’un regard tendre et amusé, les êtres et les belles histoires.

Nathalie Montoya

On a marché sur l’atome

« L’humanité est entrée dans une ère nouvelle de son histoire. Plus que jamais la civilisation apparaît conditionnée par la Science. Des forces dont personne, il y a un quart de siècle, n’eût osé imaginer la puissance, ont été mises à la disposition des hommes ; mais deux chemins s’ouvrent devant nous : celui d’une rivalité entraînant une course aux armements toujours plus dangereuse, qui menace de déchaîner contre l’humanité les découvertes issues du génie de ses savants, et celui qui doit permettre, quelles que soient les divergences de conception sociales, politiques ou spirituelles, de s’engager dans la voie de la compréhension, seule capable de conduire à une paix véritable. »

Le film de la photographe Marie-Françoise Plissart s’ouvre sur une courte archive sonore extraite de ce discours d’inauguration prononcé par le jeune roi Baudoin Ier. L’Atomium est la pièce maîtresse de l’exposition universelle de 1958, la première depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la première depuis celle organisée à New York en 1939, au moment même où les troupes allemandes envahissaient la Pologne. Quelques années après Hiroshima, les sphères d’une molécule cristalline de métal agrandie cent soixante-cinq milliards de fois accueillent à Bruxelles une présentation des applications pacifiques de l’énergie nucléaire…

Ce contexte n’est pas rappelé par Marie-Françoise Plissart qui choisit un tout autre point de vue. À l’occasion de la rénovation de l’Atomium qu’elle a suivie pendant plus d’un an, elle pousse à la limite la logique du dorénavant monument : il n’est pas une représentation scientifiquement fidèle – à l’époque, le plus petit morceau de matière défie les microscopes – mais un mélange mystérieux et indétricotable de savoirs parcellaires, de contraintes architecturales et techniques, de lignes esthétiques, de récits saisissants de science-fiction, d’idéologie progressiste… Moins la vérité qu’un songe, moins le réel qu’un voyage. La cinéaste déréalise la molécule, la fragmente par son cadrage, brouille les repères d’échelle, compose une partition pour clarinette et tournevis…

Escalader la molécule devient une nouvelle odyssée. Un homme marche sur l’atome ; il voltige autour de liens invisibles d’énergie ; d’un coup de pied, il parvient à déchirer la matière insécable. Un puits de lumière fend la carapace du corps ; une soudure guérit les blessures métalliques ; la grue se mue en accélérateur de particules. Environnement lunaire, brouillard martien, poussière d’étoiles… Entre macrocosmos et microcosmos, Atomium in/out sonde les galaxies célestes, les recoins les plus obscurs du cerveau…

Sébastien Galceran

Chronique lussassoise

Cinéma de l’enfance. Paul Newman, contemplant avec Eva-Marie Saint « sa » vallée de Jezraël, s’inquiète de l’avenir du pays, des déchirures intestines qui lui semblent inévitables. La blonde états-unienne répond de ses beaux yeux bleus que les différences entre les hommes sont fabriquées. Newman s’insurge : « Don’t ever believe it. People are different. They have the right to be diffe-rent, they like to be different. It’s no good pretending that differences don’t exist, they do. They have to be recognized and respected ». Profondeur du paysage, de la croyance, du scope hollywoodien.

On entrait dans la deuxième partie de la nuit ; les conversations battaient leur plein au Blue Bar, entre inquiétudes prosaïques (se fera-t-on virer à 3 heures comme des malpropres, style mercredi ?) et retours sur l’invraisemblable déprogrammation de certains films israéliens.

Tandis qu’il se récitait mentalement les dialogues de son Preminger fétiche, Jérôme cherchait Martine des yeux. Elle apparaissait et disparaissait au gré des mouvements de foule et de danse. C’était le dernier soir, maintenant ou jamais.

L’éclat des voix le ramena au cœur de la conversation. Y aurait-il des films qu’il ne serait soudain plus possible de montrer, des films dont la vision devienne trop difficile, sujette à mésinterprétations, à un décalage historique problématique ? Jérôme pensait que non, que le cinéma aurait toujours raison, que les traces de la pensée humaine ne pouvaient pas se dissoudre, être invalidées, sous l’effet de la marche de l’Histoire. Seulement il y avait Exodus. Il se tourna vers Olivier :

– Comment faire ? Gallagher, Lourcelles, Douchet, tous amoureux éclairés de l’œuvre de Preminger, accordent que c’est l’un de ses plus grands, sinon son plus grand film. Mais sans TCM ou l’édition DVD américaine, impossible de le voir en France depuis au moins dix ans.

– C’est évident, s’esclaffa Olivier, la propagande sioniste à son apogée ! C’est in-re-gar-dable !!!

– Ça raconte beaucoup sur la façon dont on pouvait encore rêver Israël à l’époque. C’est facile aujourd’hui de juger ça ridicule ou criminel.

– C’est plutôt la vérité enfin révélée du spectacle hollywoodien, industrie coloniale et sioniste qui dès l’origine a conçu la mise en scène comme un enjeu de conquête de l’espace par le découpage et la scénographie.

Ce fut le coup de grâce. Entre la fatigue, l’alcool, la tristesse et l’angoisse de manquer Martine, Jérôme explosa :

– Tu compares la sublime scénographie premingerienne à la colonisation des territoires occupés ? Ah, c’est vrai, heureusement Antonioni est arrivé et les petits-bourgeois ont pu défendre le cinéma sans se salir les mains. Bienvenue dans l’ère des discours exclusifs et autres leçons de morale, ça mène aux purificateurs éthiques qui s’en prennent aujourd’hui à l’œuvre de Handke et à l’adolescence de Grass, tellement sûrs d’eux, tellement au-dessus de l’Histoire. Lussas en est plein, d’ailleurs, une vraie fourmilière !

Jérôme s’interrompit, les pensées se bousculaient en lui sans mesure. Comment la mise en scène de Preminger, si légitime dans ses autres films, pouvait-elle avoir soudain tort, dire le monde avec une telle torsion ? Cinéma de l’enfance, « grand consolidateur d’imaginaire » dont parlait Georges Corm lundi, comment lui conserver une tendresse possible ?

Le visage de Sal Mineo effaça les dernières pensées claires du jeune homme. Jérôme s’endormit tout d’un coup. Preminger, Israël, Martine, tout avait disparu.

Gaël Lépingle

Allons z’enfants

Les causes nationales sont choses sérieuses. Chose sérieuse également qu’une disparition.

Les versions des témoins diffèrent sur les circonstances de l’événement.

Dans un petit village du Lot peuplé de Hollandais, d’Anglais et de quelques Français, il ne reste guère que quelques animaux pour s’intéresser à cette affaire. D’après le coq de Saint-Martin-de-Vers, le point d’interrogation de Mais où est donc passé le 14 juillet ? a été vu pour la dernière fois aux alentours du 14. Selon le chat du village, il a suivi les traces d’une détective d’origine australienne, elle-même sur la piste de quelques augustes et familières figures de la République française : la fête nationale, son bal, ses feux, Marianne, son visage éternel et ses indémodables parures…

Au sortir de cette enquête, la détective australienne et ses chaussettes colorées se sont, paraît-il, grandement réjouies de l’organisation d’une soirée grillade au village un soir de juillet (le 14). « Et voilà comment un détective australien peut avoir une si grande influence dans un tout petit village ». Avec ce retour festif, disparition du point d’interrogation et début de notre enquête.

Un 14 ou un 15, deux ou trois couleurs, un air entêtant, et quelques monuments : pourquoi la République est-elle ainsi parée ? Qu’elles viennent d’Australie ou de l’enfance, les questions les plus simples sont également celles dont on se débarrasse le moins aisément. Et à mesure qu’elles s’énoncent, naît l’envie de les suivre plus longuement.

Retour sur les lieux de l’enquête tout d’abord. Dans ce tout petit village, on trouve une église et un monument aux morts, une « fricassée » de patrie et de religion, dit-on. De là plusieurs pistes s’offrent à nous : la première passe par la place de la Concorde, s’arrête brièvement dans une caserne de pompiers, un soir de bal, et nous emmène jusqu’à l’ambassade de France à Sydney. La seconde fait figure de chemin de traverse : quelques livres importants, épais et respectables, d’éminents historiens et le temps d’un hymne, un coup d’œil au bonnet phrygien qui sied si bien aux amis de Nathalie Latham… « Le jour de gloire eeeeeest arrillivé ! » La piste des chansons. Lors de ces réjouissances collectives, sur la guillerette et persistante musique de Denis Uhalde, notre point d’interrogation s’est-il envolé ? À moins qu’il n’ait été soufflé par l’air de La Marseillaise repris en beatbox par un jeune garçon à la coiffe républicaine.

Bleu, blanc, rouge. Et si notre point d’interrogation s’était drapé des couleurs de la patrie, et s’il s’était fondu dans les couleurs vives et saturées des photos de Nathalie Latham (rouge pompier, bleu fourrure), et s’il s’était dissout dans les vidéos aux couleurs pâles, passées peut-être, du village ?

Émus aux larmes par un défilé de petits soldats de plomb, le groupe des ânes de Saint-Martin-de-Vers finit par s’interroger : un ton léger, de drôlatiques séquences et le cinéma d’animation, tout cela pourrait-il constituer de nouvelles pistes pour le documentaire ?

Nathalie Montoya

La combustion des travailleurs

Nuit noire. Au centre de l’image, la réflexion d’un éclairage électrique sur un bâtiment en béton forme un écran de lumière. En voix off, lecture d’une lettre. En ombre chinoise, un homme s’avance et s’assied, peu à peu rejoint par d’autres. Le groupe silencieux attend. Arrive un bus qui les embarque. Sur ce long plan-séquence, la lecture du courrier de Tiao campe la situation : un petit village du centre du Brésil, Carmo do Rio Verde, vit de l’exploitation de la canne à sucre. Recrutés par un « chat », des saisonniers coupent et brûlent des champs entiers, étapes initiales de la fabrication d’un carburant écologique. Le bioéthanol, deux fois moins cher que le pétrole, fait rouler 25% des voitures récentes au Brésil. A priori, une bonne nouvelle. Oui, mais… Si le carburant est propre, les conditions de production le sont-elles autant ?

Les mêmes séquences lentes et quasi silencieuses introduisent les deux parties du film : la moisson et la mise à feu des plantations. Elles sont brutalement interrompues par une succession de plans serrés au son explosif. Rapidité et frénésie des coups de machette qui s’abattent rageusement sur la base des cannes filmées à la racine, brûlage des champs en gros plan, crépitement des flammes. Peu à peu, le brasier envahit l’écran. Cette alternance de plans fixes et larges, dans lesquels le son est comme étouffé, avec une succession de gros plans où il éclate, souligne la violence du travail.

Blanc de peau et habit immaculé, le contremaître apparaît le plus souvent de face, dans la lumière. Il ne s’occupe que des tâches nobles : distribuer le travail, mesurer les parcelles coupées, rétribuer les petites mains… Par contraste, les coupeurs, presque toujours filmés à contre-jour, sont des ombres, silhouettes souvent tronquées, réduites à l’exécution de gestes répétitifs : trancher la canne le plus vite possible, dans un nuage de poussière, sous un soleil de plomb ; entretenir et réparer les instruments de travail… Même à la pause, lorsque les visages sont à découvert, la caméra s’attarde sur les mains du labeur. Aucun des travailleurs ne se distingue vraiment des autres, tous pourraient être Tiao.

Les lettres qu’il adresse à sa famille constituent la trame narrative du film : elles nous font avancer dans la saison, tandis que le temps de l’image est celui de la journée de travail. Rares dans une première partie qui s’installe dans la durée (illustrant la longueur et la lourdeur d’un jour entier de coupe), les lettres se multiplient à mesure que le destin tragique de Tiao se précipite. Le ton de lecture, pourtant, reste toujours posé, presque atone, contrastant avec la gravité du propos. Cette narration épistolaire qui permet d’éviter les témoignages directs est servie par une image à la fois descriptive et esthétiquement très travaillée, ainsi que par de longs plans-séquences qui révèlent l’immensité des champs et l’ampleur du travail à accomplir. Le spectacle final des champs qui brûlent fascine par sa beauté infernale, nous entraîne dans la fournaise et nous asphyxie de suie et de cendres.

La Part du chat montre sans démontrer, dénonce sans revendiquer et jette, en faisant l’économie du discours, un pavé dans la mare noire du combustible propre.

Laurence Pinsard

Le son d’histoire

C’est un double travail de montage que réalisent Losnitza et Golovnitsky dans Blockade : celui, diachronique, qui reconstitue à partir d’images d’archives le siège de Stalingrad dans un déroulement chronologique et thématique, et l’autre, synchronique, de sonorisation de ces images. Ce second aspect pose problème, ne serait-ce qu’au regard de la valeur historique du document. À quoi bon cette articulation systématique à chaque élément photographié de l’image sonore qui lui correspond ? Les moteurs vrombis-sent, les flammes crépitent et le spectateur ne s’en trouve guère instruit.

Mais bientôt le réalisme de la bande-son ouvre sur de surprenantes béances qui défont la réalité des images, déplacent leur valeur et leur sens. La rumeur de la foule est trop régulière, elle manque de relief. On devrait entendre plus distinctement ce que disent les personnages du premier plan. Cette indifférenciation des discours proches et lointains constitue la multitude en sujet : c’est alors elle qui parle et non les individus qui la composent. Le même procédé chez Tati a valeur comique : il souligne l’instinct grégaire des vacanciers. Ici, l’effet est tragique : la seule qualité identitaire qui rassemble les corps filmés étant leur nationalité, leur unité figure le peuple russe et, dès lors, leur inscription dans le champ les désigne aux bombes allemandes.

De plus, le murmure de la masse ne fait pas sens, et fait même, par son empire, triompher l’insensé. Quand, au premier plan, une femme invective un prisonnier allemand exhibé le long des rues, ses cris sont tus par le brouhaha de la ville et des badauds qu’ils devraient logiquement dominer. Et quand une autre pleure sur le cadavre de son enfant, ses lamentations sont étouffées par le souffle paisible du vent et le craquement des pas sur la neige. L’effet de ces ruptures dans le réalisme du son est littéralement de refouler colère et chagrin, et, avec eux, toute expression d’une sensibilité propre hors de la masse neutre.

Au mutisme original des images fait donc place une dévastation du sens, écho sourd à la destruction de la ville. La voix humaine n’étant plus la matière du langage mais l’effet mécanique de l’animation des corps, ces derniers sont identifiés aux machines qui les entourent, y compris à celles qui les tuent. Ce peuple-machine – dont on n’entendra bientôt plus que les pas lents et réguliers de la survie, signes que « ça marche » encore mais que l’énergie s’épuise – est alors « pour la mort », non du fait de son engagement volontaire dans un conflit, mais plutôt en raison des lois plus tragiquement nécessaires de la balistique et de la biologie. Ce silence imposé est de mort, et c’est le souffle de la mort qui lie, en fond sonore, les séquences du film.

Un autre effet de ce réalisme contrarié du son est de transformer notre perception des images. Par exemple, dans un plan-séquence, le son d’un tramway entraîne le regard vers le fond du champ où apparaît son équivalent visuel. Compte tenu de la distance et de la perception fragile des voix des personnages au premier plan, le son est trop net. Cette perception incohérente aplatit l’espace sonore, et, de ce fait, écrase la perspective. Les lignes obliques qui la composent sont détachées de l’effet d’optique qu’elles structurent et deviennent les linéaments brisés d’une composition abstraite. Dès lors, le cadre présente moins une réalité passée qu’il n’organise une géométrie.

En définitive, en rapportant les éléments filmés (hommes, ville, machine) à une même substance, en y faisant résonner des arrière-mondes et en soulignant leur valeur esthétique, la sonorisation défait davantage le statut d’archives de ces images qu’elle ne l’étaye. Et, par-là, les libérant de leur rôle de témoignage, elle arrête le regard sur leur somptueuse virtuosité. Or précisément, les opérateurs qui ont réalisé les séquences choisies par Losnitza semblent avoir été plus soucieux de faire du cinéma que de témoigner pour la postérité. La plupart des plans sont larges et la profondeur de champ y creuse une lointaine perspective au long de laquelle s’étagent plusieurs niveaux d’action. Le cadre fixe et les panoramiques balayant les agrégats de corps immobiles semblent indifférents à leurs déplacements qu’ils ne suivent que lorsqu’ils sont spectaculairement massifs (marche de soldats, exode, tanks) ou dramatiques (cadavres extraits des décombres). Le plus souvent, les actions sont comme suspendues hors de leur visée pratique. Et moins que des stratégies de survie, on filme ici la matière humaine, principe moteur de la ville et de la guerre, et ses accidents de lumière.

Ce cinéma est proche des manifestes esthétiques de Rossellini ou Epstein : ici, on croit à la puissance de révélation de l’image filmée, dans un art qui « recueille la force expressive inscrite à même les choses » en les enregistrant « telles que l’œil humain ne les voit pas, avant leur qualification comme objets, personnes ou événements identifiables par leurs propriétés descriptives ou narratives » (La fable cinématographique, Jacques Rancière). Et c’est précisément ce projet de « changer le statut du réel » que soutient Losnitza en défaisant, par un son réaliste, la réalité des images. Une bande-son en contrepoint (comme une musique) aurait été trop extérieure, tandis que la correspondance entre les éléments visuels et sonores, et sa suspension ponctuelle, installent le son dans l’image et effritent de l’intérieur sa réalité.

Antoine Garraud

Chronique lussassoise

Jérôme avait longuement réfléchi : s’il croisait Martine, un petit bonjour de loin et hop, l’esquive.

Mais il avait beau scruter les terrasses du déjeuner, pas de trace de la demoiselle.

Tant pis.

Le repas vite avalé lui pesait sur l’estomac, tandis que l’air se chargeait de mots évocateurs : luttes, mondialisation, réveil des consciences, réveil de la profession depuis la modification de son statut… Coincé dans la queue interminable de la salle 3, Jérôme subissait les coups de coude involontaires que lui prodiguait une spectatrice surexcitée, en pleine diatribe contre sa voisine.

– Il faut quand même reconnaître que traiter du Front National ou de grèves ouvrières, ça donne une légitimité qui a souvent peu à voir avec la pertinence d’une quelconque approche cinématographique.

La réponse, blême, ne s’était pas fait attendre.

– C’est grave de dire ça. On ne peut pas avoir la même demande vis-à-vis de tous les films : certains sujets passent au-dessus de toute question de style. Une parole  humaine et engagée peut produire de la pensée, malgré tout. Il ne faut pas être dans un esthétisme déplacé.

D’une voix timide, l’autre osa :

– Tu ne crois pas que ce sont plutôt les formes qui portent le germe d’une vraie résistance ? La télévision est la première capable d’aborder tous les sujets, en prémâchant tous les discours à la moulinette du formatage. Les choses se passent ailleurs que dans le sujet.

L’autre se mit à bondir, écrasant copieusement les pieds de Jérôme, qui endura silencieusement.

– Je suis désolée Solange, mais là tu me scies. On mobilise les gens sur un sujet, pas sur un style !

Jérôme eut une illumination. Il revit ses parents rentrer du cinéma, un soir de novembre 1982. Sa mère était triste : Demy avait défiguré les organisations syndicales. « Ça ne se passe pas comme ça dans la réalité ! », avait clamé la parole maternelle. Pourtant, vingt ans plus tôt, c’est peu dire qu’elle-même avait défendu les « passe-moi le sel » chantonnés d’une marchande de parapluies. Mais d’accord pour les histoires d’amour, pas touche aux luttes ouvrières.

En fait, pensa Jérôme, le problème c’est que ce film cinglé n’était pas récupérable pour ou par ceux qu’il représentait. C’étaient les signes de la grève qui avaient attiré Demy – les braseros, les postures, les masses compactes de la manifestation – comme autant de points d’ancrage d’une vision du réel plutôt fantasmatique ou hallucinée. Alors que le geste militant cherche à utiliser le cinéma pour sa cause, Une chambre en ville l’avait à son tour utilisé, presque instrumen-talisé. Sa maman n’avait pas supporté ça. Pourtant, comme tout personnage de cinéma, les ouvriers, les militants sont des « petites formes » (n’est-ce pas Herman ?), à ce titre ni inférieures ni supérieures aux autres.

Jérôme chantonnait mentalement « Police : milice ! Flicaille : racaille ! », lorsqu’il aperçut soudain Martine dans la foule, à quelques pas devant lui.

Gaël Lépingle

De l’atome au réseau ?

Sous-financement, formatage, dévoiement de la notion d’œuvre… Comment, dans ces conditions, rendre les films accessibles au plus grand nombre ?

Perrine Michel

Perrine Michel, réalisatrice, membre d’Addoc et du Groupe du 24 juillet et chargée, en 2005, d’une étude 1 sur l’équipement en vidéo-projection en Île-de-France.

Quel était l’objectif de cette étude ?

Il s’agissait de recenser les lieux de diffusion de documentaires dans la région, de fédérer ces lieux et d’identifier leurs besoins, matériels notamment, avec le souhait d’équiper les salles et de favoriser les conditions de diffusion de documentaires et d’autres œuvres « fragiles » sur support vidéo. Nous nous trouvons dans une période intermédiaire avant l’arrivée du tout numérique, ce qui doit être pris en compte dans la question de l’investissement en vidéoprojecteurs, sachant que ce matériel a une durée de vie d’environ cinq ans. La région était alors prête à investir dans ces équipements et le Groupe du 24 juillet a défendu cette idée.

Quels lieux sont concernés par cette étude ?

L’étude concernait au départ les salles de cinéma et les lieux non commerciaux de diffusion : bibliothèques, bars, salles pluridisciplinaires, associations culturelles… Cependant, elle a fini par se recentrer sur les salles de cinéma indépendantes et d’Art et Essai. En effet, pour des raisons de législation, mais aussi pour des raisons techniques et économiques, il s’avère très compliqué d’équiper correctement les autres lieux, compte tenu de leur hétérogénéité, de leur polyvalence et de l’état de leur équipement actuel.

Existe-t-il des réseaux constitués et actifs ?

Non, pas au niveau régional. Tous ces espaces fonctionnent de manière atomisée et autonome mais ont exprimé le besoin de la création d’un réseau. Ainsi est né le Réseau d’échange et d’expérimentation pour la diffusion du cinéma documentaire (RED) dont le but, au niveau national, est de faire circuler les informations, les œuvres et les programmations, mais aussi d’optimiser les énergies et les coûts et de rendre ainsi les structures moins fragiles. À l’heure actuelle, le réseau le mieux organisé est celui des bibliothèques, qui organise en particulier le Mois du Documentaire 2. Il dispose d’auditoriums et d’un public propre et n’est pas confronté aux problèmes de droits, contrairement aux « petites » structures.

Arnaud de Mézamat

Arnaud de Mézamat, réalisateur et producteur, président de Doc Net Films 3

Comment l’idée de la création du site internet Doc Net a-t-elle émergé ?

L’association Doc Net, composée d’une trentaine de producteurs indépendants, souhaitait créer un espace virtuel de référence sur le documentaire de création en s’appuyant sur différentes bases de données, à commencer par celle de la Maison du Doc, la plus importante en France. Doc Net envisage de référencer tout d’abord le plus grand nombre possible de documentaires francophones, puis de s’enrichir d’autres films émanant des festivals, grands instituts et médiathèques européens. Parallèlement, Doc Net édite des films qui ne trouvent pas leur place sur le marché commercial, pour des raisons de format ou de traitement. Et, en partenariat avec la région Rhône-Alpes, nous avons commencé à distribuer ces DVD en librairie.

Doc Net a-t-il vocation à diffuser et distribuer directement des films ? Pourra-t-on les visionner sur le site ?

À l’avenir, le site pourrait devenir un espace de diffusion des films mais nous ne sommes pas encore mûrs pour cela, d’autant que cela soulève des problèmes de droit. Doc Net est plutôt un outil de recherche et d’information, même s’il renvoie aussi à des sites commerciaux. Pour chaque film, on trouvera, en plus d’une fiche de présentation, une photographie et éventuellement un extrait du film.

Propos recueillis par Isabelle Péhourticq et Laurence Pinsard.

  1. Étude disponible en PDF sur www.addoc.net
  2. Pourquoi montrons-nous des documentaires ?
 Vendredi 25 août à 10 h
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Une plaie dans le béton

D’abord ressentir la tension : la violence des coups portés, le fracas des murs qui s’effondrent sur le sol, le risque permanent du faux-pas ou du geste qui se dérobe. Toute la ville de Beyrouth semble suspendue à ces quatre hommes et à cet enfant, à cet immeuble et à sa destruction. Comme si ces ouvriers incarnaient sous nos yeux les responsables d’un événement à l’enjeu immense, comme si toute vie dépendait de la précision de leurs gestes, comme si rien d’autre n’avait plus d’importance que cet impératif : casser, déblayer, casser, déblayer… Un instant encore, le squelette métallique de l’édifice tente de résister aux assauts répétés, il n’y survivra pas.

Le travail des quatre hommes est considérable, leur condition humaine. Le temps décélère pour laisser voir le front plein de sueur qu’on essuie avec sa manche, l’avant-bras fatigué qu’on repose sur sa masse en équilibre, la cigarette que l’on fume pour reprendre son souffle… En captant l’accélération et le ralenti, le geste et sa suspension, le bruit et le silence, le réalisateur réconcilie ce qui est tenu pour séparé : ici, la contemplation ne s’oppose plus à l’activité, elle en fait partie. À la fois distante et engagée, regard et outil, la caméra semble s’identifier à ce levier qui fait ployer le mur, à cette masse qui casse le plafond, à ce câble tendu qui déséquilibre l’édifice. Le montage du son fait aussi corps avec les ouvriers : un rap en langue arabe semble les épauler, leur insuffler la force de poursuivre la démolition. Inutile de se payer de la fausse monnaie de son rêve. Vanité des tentatives d’immortaliser le périssable, de ralentir la corruption…

Détruire pour reconstruire à nouveau ? Voire. De cet univers qui s’effondre peu à peu, de ces visages de plus en plus marqués par l’effort, émerge une sensation de désespoir à peine effleurée par des gestes de complicité et de relâchement. L’enfant lui-même ne porte pas la promesse d’un autre horizon : son tee-shirt à l’effigie d’une figure imaginaire de dessin animé – qui donne au film son titre – témoigne surtout d’une insouciance difficile à cultiver. Au cœur du mouvement qui ne laisse rien derrière lui, peut se saisir une permanence, une certitude : la plaie dans le béton ne se refermera pas, la disparition est inéluctable. En écho aux images, les premières notes d’une chanson de l’artiste libanaise Fairuz reviennent en leitmotiv, puis la chanson (malheureusement non traduite) se déploie et la plainte submerge le film. Habbaitak bissayif… (Je t’ai tant aimé…). Que dit la chanson ? Une femme attend que revienne l’homme qu’elle aime mais il l’a déjà oubliée… Passent les étés et les hivers, sans que l’homme ne donne signe de vie. Et la femme ne cesse de pleurer son absence.

Quelques hivers et quelques étés sont effectivement passés depuis le tournage en 2003. Et personne ne pouvait prévoir la marche de l’histoire que préfigure pourtant le film. Dans les quartiers sud, une autre destruction, par les bombes israéliennes celle-là, a de nouveau meurtri ce joyau de l’Orient que n’était déjà plus Beyrouth. Casser, déblayer ; casser, déblayer… Cette dimension-là échappe évidemment au réalisateur, elle ne donne que plus de force à son film.

Sébastien Galceran