Les mots et la mort. Prague au temps de Staline

Noir et blanc ou couleur. Foule ou silhouettes solitaires. Procès clos ou rues vides et blêmes. Grouillement de doryphores, métaphore de propagande et duo de voitures de la Sécurité, gros insectes noirs semeurs d’effroi. Ou bien encore brefs mouvements d’espoirs et froide rigidité de la désillusion. Au-delà et à travers tout cela, le film Les mots et la mort évoque la destruction du langage dans un monde totalitaire. La parole est brisée, mais les mots sont pourtant là.

On les entend, litanies impersonnelles pleurant la mort de Staline, que dévident ces haut-parleurs dominant les carrefours de la ville. On les entend lors des grandes messes rituelles au service du régime, ou bien encore pendant les réquisitoires des procès. Le poste radio d’un appartement anonyme les retransmet également.

Mais cette parole est toujours à sens unique : langage détruit, diffusée à travers un micro qui la robotise, réglementée dans un discours prémâché. Privée de liberté, au service de la propagande totalitaire, elle n’est pas destinée à l’individu mais au peuple devenu masse abstraite. Les fils électriques, toile d’araignée aérienne, qui relient haut-parleurs et postes radios comme les mailles d’un filet, rejoignent cette société aussi sûrement que les labyrinthes angoissants des prisons souterraines.

La parole est ici au service de la terreur ; elle est au service de la mort. Mots collectivisés ou mots extorqués, ils ne sont jamais le fruit d’un acte libre. Devenus ersatz, manipulés comme cette croix sensée être miraculeuse, ils deviennent des mots en carton-pâte avec lesquels Staline voulait créer le bonheur.

Jusqu’à cette séquence où une voix, venue du fond de la prison, longe les interminables couloirs et s’échappe à travers les barreaux de la fenêtre pour venir caresser la ramure des arbustes comme un souffle vivant. Ces mots ont été écrits par Miléna Horakova, condamnée à mort, dans sa dernière lettre. Ultime acte d’espérance, unique lueur d’humanité d’un film où à aucun moment, hormis cette scène, personne ne parle en son nom.

Le film se déroule à Prague où plane l’ombre de Kafka, sous la présence tutélaire du Château. Kafka, justement, qui utilisa la puissance des mots pour dire l’enfermement de l’homme dans un univers oppressant. C’était dans les années vingt. Le film aborde une période plus récente mais révolue.

Pourtant aujourd’hui comme hier, pris dans les rouages d’une autre barbarie, ultralibérale cette fois-ci, l’homme ne reste-t-il pas l’éternel oublié ?

Toujours reste la mort. Restent les mots.

Reste l’image.

Francis Laborie

Filigrane

Un ami m’a raconté comment il avait trouvé un oisillon, perdu, sur un trottoir traversé de piétons sans regard pour sa détresse. Il l’avait délicatement attrapé pour le déposer sur un morceau de soleil, couverture accueillante étendue le long d’un petit mur. Comme si la vie d’un oisillon pouvait être sauvé par un rayon de soleil. Ça m’avait même fait doucement rigoler cette idée là. Et j’étais là, à penser à cette histoire en sortant de la salle où venait d’être projeté Que sont mes amis devenus ? fragments de vies disloquées aux quatre coins du monde. Comme quoi les correspondances d’esprit sont aussi impénétrables que les voies de l’Autre. Quoique.

Certains films, et les films documentaires en particulier, semblent tellement perdus dans la jungle mercantile de l’univers cinématographique que la moindre salle obscure ouverte à leur diffusion apparaît comme une petite chance de survie. Lussas, pour eux, est un de ces petits coins de soleil accueillant cette rage de vivre et d’exister. À bien y réfléchir, l’idée de mon ami n’était peut-être pas si conne que ça.

Francis Laborie

L’antichambre d’une mémoire

Le mouvement de grèves de l’hiver dernier a accouché d’une masse d’images pour la plupart tournées en son sein même. Avec les « moyens du bord », ceux de la vidéo, elles témoignent de l’émotion et des luttes engendrées par la réforme de la protection sociale. Ce flux soulève une question : à l’heure du tout médiatique, les images peuvent-elles accompagner des formes naissantes de citoyennetés ? Si oui comment, et sous quelles formes – y compris esthétiques ? Nous verrons comment « Décembre en août » tentera de répondre à cette question.

Les conditions dans lesquelles les réalisateurs de Chemins de traverse ont accompagné les acteurs de cette grève, témoignent peut-être de ces problématiques. Partis avec l’idée de garder une trace des événements, ils décident de s’engager sans aucune véritable structure de production. C’est finalement cette liberté de moyens qui permettra au film d’exister trois mois plus tard, dans sa version quasi définitive. Cette inscription dans un cinéma « engagé » appelle cependant quelques réserves sur lesquelles nous reviendrons.

Dans le film, très vite, la mémoire des grandes luttes antérieures hante tous les esprits, notamment ceux des plus jeunes pour qui les sentiments d’injustice et le désir de changement cristallisent l’engagement naissant.

L’attente, la convivialité, les problèmes familiaux, le découragement, la solidarité, les conflits, les utopies, l’espoir, l’idéologie, autant de signes et de traces d’une équipe de grévistes au travail. Les manifestations dont l’importance s’accroît, scandent ce que chacun aimerait voir déboucher au plein air, en plein jour.

Entre les AG du matin et l’intendance, chacun à son tour se livre dans l’antichambre de l’entretien. Instants de répit à l’abri du tumulte, où la parole se libère dans l’espace qui lui est accordé. Pas de grandes révélations mais une humilité qui nous conduit de l’émotion au constat fort d’une société qui se fissure et emporte ceux qui n’en peuvent et n’en veulent plus. Le film prend donc le temps précieux de laisser cette parole s’installer, et circuler d’un point de vue à l’autre pour tisser la trame d’une société plus décente et respectueuse.

Le droit de grève devenant un privilège, la communauté qui advient s’avère le dernier refuge d’un esprit de lutte dont la victoire profiterait à tous. Ces cheminots le savent, ceux arrivés à la SNCF par filiation comme ceux rescapés de la précarité ou de licenciements. Tous sont porteurs de cette identité de « corps résistant ».

Nous le savons aujourd’hui, la grève aura conduit à une semi-victoire pour ces travailleurs, à un semi-échec pour l’ensemble et à une bataille d’amendements pour les autres. À Austerlitz, cette grève nous mènera jusqu’à une confrontation avec la direction, entité muette retenue par les grévistes, exigeant d’elle la transformation d’emplois précaires en embauches définitives. Comme métaphore d’une absence de communication plus globale, ce moment épique s’il conduit les revendications à une fin, ne laisse pas forcément présager de lendemains qui chantent.

C’est sûrement un choix de connivence ou de grande proximité des réalisateurs qui permet au film d’exister avec toutes ses qualités. Mais le pendant d’un tel traitement est de manquer parfois de distance et de ne pas permettre, ou de ne pas toujours s’autoriser les retours critiques qu’on attendrait. Ainsi on regrettera par moments, la redondance des propos quittant une authenticité certaine, pour entrer dans un discours remâché et bien appris, démuni d’élargissements critiques et de souplesse.

Christophe Postic

Exorde

Le petit temps d’avance que l’équipe du journal possédait en arrivant ici, déjà riche d’un bon nombre de films visionnés, s’amenuise rapidement au fil des jours. Les débats qui nous occupaient avant Lussas ne seront pas obligatoirement ceux prévus par les questions qui se poseront cette semaine.

Les films sur la Shoah – comme l’étonnant La mémoire est-elle soluble dans l’eau… ? – programmés dans le cadre de « Mémoire interdite », nous auront fait réfléchir sur les débats, aussi bien éthiques qu’esthétiques, que posent toujours la mise en images des génocides (une des questions étant bien de savoir : comment montrer aujourd’hui ?).

Les films des cheminots, par le rejet qu’ils soulèvent ou la compréhension qu’ils requièrent, nous rendent impatients des échanges qu’ils feront naître.

La sélection française oppose souvent nos points de vue.

Les avis divergent sur la pertinence « théorique » d’une problématique comme sur la richesse d’une programmation. Et puis, nous serons happés par tout ce que nous n’avons pas encore vu ou pressenti. C’est de ce cheminement dont le journal se fera l’écho.

Christophe Postic

Voisinage de l’absurde

Nous avons rencontré Vincent Amiel, critique de cinéma à Positif et Malgosha Gago, journaliste et coordinatrice de la rétrospective.

Quand vous dites que Kieslowski n’est pas un cinéaste « militant » mais un cinéaste « engagé », quelle différence faites-vous ?

Malgosha Gago : Je peux dire qu’il n’y avait pas de cinéastes militants en Pologne à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix. Cela a été possible seulement après les années quatre-vingt. Un vrai militant politique était un dissident ayant passé des années en prison et, dans le cadre du système communiste, son film n’aurait jamais été montré. Dans la vie idyllique décrite par les autorités, tout le monde s’entendait bien. Il n’y avait pas de classes, il n’y avait pas de luttes. Mais ce système n’a jamais existé. La seule façon de démonter le mensonge ambiant était de montrer la réalité brute. Kieslowski a dit à plusieurs reprises que cette description était nécessaire pour analyser les défauts du système. Il voulait décrire, c’est tout. Et tout le monde pouvait s’y reconnaître parce que tout le monde avait les mêmes problèmes. Dans ses films – celui sur l’usine par exemple – on voit les contradictions naître entre les gens du Parti, les dirigeants et les ouvriers. On voit qu’il y a deux classes, que l’aliénation existe. Quand il montre l’hôpital, c’est pour pointer les dysfonctionnements d’une société où quasiment rien ne marchait. Kieslowski n’est pas un homme politique. La démocratisation de la Pologne ne l’a pas intéressé. Ce qui l’intéressait, c’était retrouver la place de l’homme. Il se posait des problèmes éthiques plus que politiques.

Quelle est la place du montage qu’il accorde dans ses films ?

Vincent Amiel : Pour moi les documentaires de Kieslowski sont extraordinairement mis en scène, une mise en scène qui annonce celle que l’on retrouvera dans ses fictions. Elle concerne les effets de réel : un montage abrupt, des gros plans soudains, une volonté de non explication que l’on retrouve dans Le décalogue ou dans La double vie de Véronique et dès les premiers courts métrages des années soixante-dix. Au-delà de ces effets de réel, la mise en scène est constante dans le cadrage et surtout dans les figures de style de chacun des films. C’est à dire, très souvent, des répétitions qui évoluent dans le temps. Cette mise en scène est intégrée dans le montage. On retrouve, dans Le décalogue ou dans Rouge, des figures de mise en parallèle dans ces espèces de vie qui se croisent, qui auraient pu se ressembler absolument et qui seront un petit peu en décalage. On a ça dans la moitié des documentaires des années soixante-dix. Cette vision me semble très construite, dans ce rapport au réel qui met en scène l’évidence et la transparence avec les paradoxes que cela entraîne. Le montage renvoie très peu au montage articulatoire du cinéma américain, du cinéma narratif traditionnel. Il n’articule pas des actions de façon à ce qu’on les comprenne, mais il met côte à côte des situations, des actions, des personnages en laissant le soin au spectateur de comprendre, dix minutes après, la raison de ce voisinage. On retrouve ici des gens comme Vertov ou, aujourd’hui, quelqu’un comme Godard. Je crois que jusqu’au bout de son œuvre fictionnelle, il s’est tenu à ce type de montage. Dès les premiers films, c’est un cinéma extraordinairement maîtrisé et qui ne se contente pas de saisir le monde mais qui l’ordonne. Son regard passe par le montage. Il le travaillera par la suite dans ses fictions de manière plus formelle. Dans La double vie de Véronique on sent que ce qui l’intéresse ce sont les effets de rythmes, les effets de ruptures ou de correspondances : un visage, un autre visage, la pluie, une photo, puis une autre photo, etc., un travail considérable qui se situe plus sur un plan dramaturgique, esthétique que thématique. Pour lui, le documentaire a été une école de montage. Ce qui est drôle c’est que dans L’amateur, un de ses premiers films de fiction des années quatre-vingt, il explique comment on peut découvrir le montage, comment coller des plans et des situations, comment on apporte du sens que l’on a pas forcément prévu au début.

Il y a chez Krzysztof Kieslowski une volonté de prendre parti ou est-ce juste un constat neutre ?

Vincent Amiel : Il y a un parti pris mais dans la forme, on a l’impression qu’il ne fait que rendre compte de ce qui se passe. Il montre des gens qui souffrent, des gens au travail et puis, à côté de cela, des bureaucrates pris dans un fonctionnement qui recouvre la réalité humaine des individus. Sans aucune explication, aucun discours il les met en parallèle. De cette mise en parallèle, c’est à nous de tirer les conclusions. Il n’y a aucun discours de dénonciation ou même de démonstration. Ce sont vraiment des mises en voisinage de situations. C’est sans doute ce qui lui a permis avec une plus grande facilité de franchir toutes les questions de censure.

Apparemment, il n’a jamais eu de problèmes avec ses scénarios. Je crois que tous ses films sont passés à la télévision polonaise, effectivement parce qu’il n’y a pas de dénonciation explicite. Il est dans un système où la logique est tellement absurde qu’il suffit de coller à cette logique sans avoir besoin de la dénoncer pour que son exposition même soit suffisante.

Propos recueillis par Bruno Dufour et Éric Vidal

Impressions

Pour conclure ces septième États Généraux, samedi nous avons posé deux questions à des participants :

Quels ont été pour vous les moments forts des États Généraux?

  • La programmation est bien meilleure que l’an dernier.
  • Kiarostami, j’étais venu pour cela.
  • Il y a eu un débat sur Kiarostami que j’ai aimé et pour les films, Veillées d’Armes, Munich et le parallèle yougoslave.
  • La découverte de Gilles Groulx.
  • C’était très intéressant d’exhumer des films dans le cadre de Histoire du Documentaire.
  • Je suis agréablement surpris, surtout par les séances de cinéma en plein air .
  • Les débats sont de grande qualité, très intéressants, avec un public très intéressant.
  • Ce sont vraiment des États Généraux : pas seulement un festival, un vrai point de rencontre avec des gens qui ont envie de faire le point sur le documentaire.
  • Le débat sur l’Autobiographie était très animé.
  • Le séminaire Affinités Électives.
  • Le débat cinéma et réalité à partir du film Faits divers qui pose le vrai problème du cinéma et des institutions.
  • Un regard sur l’Argentine avec un échantillonnage chronologique des films qui permet de voir la progression de ce cinéma.
  • J’ai appris des choses ce qui est rare dans une manifestation.
  • La découverte d’Ophuls.
  • Les possibilités de rencontres, surtout dans les «Études».
  • La journée sur la Musique a été très forte.
  • C’est pratique d’avoir une vidéothèque.

Quelles sont les critiques, suggestions que vous auriez à formuler?

  • On voudrait tout voir d’où une certaine frustration.
  • C’est un peu confus, il n’y a pas de ligne directrice.
  • Trop de films sont en vidéo.
  • J’attendais plus de séminaires et d’ateliers de réflexion.
  • Je ne comprends pas la logique de la programmation, un peu trop de films déjà vus.
  • La petitesse de la salle 4.
  • Toujours des problèmes de climatisation !
  • Je n’ai pas vraiment été touché par les documentaires de la sélection française par rapport aux films déjà reconnus.
  • Je n’ai pas de critique, j’ai trouvé ça très bien…

Ricordando Fortini

Un instant d’histoire de Franco Fortini en compagnie de Marie-Pierre Muller.

Pourquoi avoir choisi Franco Fortini ?

Parce qu’il est mort en décembre dernier, et que ça n’a pas été remarqué en France qui est un pays qui a l’ignorance arrogante. C’est une figure de penseur, d’essayiste et d’écrivain, une des plus importantes d’Europe, qui a disparu. Il a eu un lien tout à fait particulier avec le cinéma. Il n’a pas réalisé de film lui même mais il a plus qu’inspiré un film de Straub-Huillet, «Fortini cani». Le texte est de 67 et le film de 75. Si on voulait vraiment lui mettre une étiquette on dirait qu’il est à la fois co-auteur, personnage principal et objet. Il y avait là une occasion de réfléchir sur une relation texte et cinéma; sur une certaine façon d’aborder le cinéma politique aussi. Le film de ce matin All’armi siam fasciti est l’une de ses premières contributions au cinéma. Il en a écrit le texte. La personnalité de Fortini fait surgir plein de questions. Dans l’Italie des années 73, il a aussi écrit les textes d’un film sur les grèves ouvrières de Turin. Il a participé à plusieurs entreprises de cinéma en Italie. Il y a eu entre lui et Pasolini un jeu d’écho, de questions réponses, de questionnements mutuels qui a duré longtemps, trente ans, rassemblés dans Attraverso Pasolini.. Fortini n’a cessé d’interroger la place de l’artiste et du poète dans la société, le rôle civil de l’intellectuel. Il n’a cessé de se demander ce que signifie prendre une position et quelle position? C’est une figure de ce que j’appellerais le comportement critique, en tant que philosophe, poète, écrivain, et traducteur même. D’ailleurs le livre est soustitré, Histoire à deux voix et une passion de culture, de littérature et politique, le recueil d’échange avec Pasolini.

Est-ce que c’était pour lui une envie d’essayer d’harmoniser une écriture littéraire et cinématographique?

Non, pas du tout. Il a toujours dit qu’il n’était pas un spécialiste de cinéma , que le cinéma était un art , et qu’il le prenait simplement en tant qu’objet et pas du tout de l’intérieur. Je crois que ce qui caractérise les réactions entre un texte de commentaires et une bande d’images, c’est la fonction critique au sens large, non pas la fonction de critique. C’est une position qui essaye de combiner les différentes formes de positions critiques, l’approche critique des réalités, des images, de la télévision même. « I cani del Sinaï»  (Les chiens du Sinaï) est un livre qu’il a écrit en 1967 au moment de la guerre israëlo-égyptienne. Il a dit après l’avoir écrit, «les muscles tendus et dans la rage». Il a réagit à ce qu’il sentait être un déferlement de mauvaise conscience en Italie, c’est à dire une attitude de soutien à Israël qui se doublait d’un racisme anti-arabe et d’un mépris de l’Autre extrêmement violent. Cela s’appuie sur l’ombre coupable des années du fascisme jamais affronté, jamais liquidé, jamais pensé par la société italienne.

Ceci dit, au tout début du texte, comme au début du film, il dit «les journaux télévisés, arme totale». Le correspondant de la chaîne a rigolé, et son fantôme résume toutes les qualités positives de l’occidental cultivé moyen . Le message fondamental est «je suis objectif». Ici commence le travail critique de Fortini sur l’opinion publique et les médias de l’époque, en 1967. C’est une mise en question des images, les images que les spectateurs intégreront ensuite, sont des images habitées, vécues, où circule l’histoire, où circule ce que Straub et Fortini appellent «l’absence», dans des paysages qui sont des paysages destinés à être habités par l’histoire. Dans la traduction française faite en 1977 de Les chiens du Sinaï aux éditions de minuit , il a écrit une postface qui parle du film de Straub-Huillet. «La pensée dominante du film c’est non pas ici mais ailleurs ce qui signifie non pas aujourd’hui mais hier et demain». C’est comme dans le plan cinématographique, dans l’image du paysage, dans l’image des lieux, où peut se représenter le passé et l’histoire, et l’on se situe plus dans l’aplat du présent. On est à la fois hier et demain. C’est à dire que l’on est dans la distance et c’est bien de distancier dont il s’agit puisqu’on est dans la distance de la pensée. Donc voilà, c’était pour faire connaître Fortini parce que ses textes ont été traduits en France de manière très partiale et fragmentaire.

Est-ce que chez Fortini c’est une réflexion sur, transmettre la mémoire ou comment transmettre la mémoire ?

M-P.M. : Les deux. Mais je pense que mémoire n’est pas le terme tout à fait approprié, je parlerais plutôt d’histoire. Comment le présent est investi, hanté par l’histoire. La mémoire des hommes n’étant qu’un des relais de cette chose là. Ou comment l’histoire investit le présent dans les signes et comment on peut apprendre à les déchiffrer ou à les faire déchiffrer. Ce long panoramique sur les montagnes est assez exténuant, mais on demande au spectateur de lire, ne serait-ce qu’une feuille qui bouge. Puis sur la base d’un texte et d’un effet de rappel du passé, d’essayer de voir si ce lieu là n’est pas comme tous les autres et ne peut être regardé comme un lieu hanté, ou comme un lieu qu’on doit investir avec sa propre pensée autonome, sa mémoire, et penser son histoire. C’est pour cela qu’il dit, ce n’est pas «aujourd’hui» mais c’est «hier» et «demain».

Effectivement, mais ce que l’on y voit aussi, c’est un temps qui est là et qui sédimente la mémoire.

C’est tout à fait ça. Tu mémorises. Tu utilises ce qui s’est dit et tu commences à lire. C’est une forme d’entrainement du regard.

Ici l’image n’est-elle pas utilisée comme Schœnberg utilise le silence pour faire ressortir les sonorités ?

C’est juste, j’ai repris un peu mal dans le catalogue, un morceau de cette fameuse postface. Je vais vous la lire de façon un peu plus complète. Vous allez voir c’est exactement ce que vous dites. Les intentions du film sont différentes de celles que moi j’avais en faisant une biographie sur Fortini. Ce qui est dit, est dit avec d’autres instruments, c’est à dire les instruments du cinéma. Ce qui est dit se dilate vers un sens plus profond et plus important. «Le panoramique sur les montagnes ne dit pas seulement ce qui s’y est passé», puisqu’il s’agit d’un fait de l’histoire de la résistance.»Il ne dit pas seulement le calme qui aujourd’hui recouvre les lieux des antiques massacres et des massacres les plus modernes. Ce panoramique dit aussi que cette terre est un lieu habitable par les hommes et que nous devons l’habiter. C’est alors que Straub me demande de me taire.» C’est exactement ce que l’on disait. Au moment où le texte s’arrête, celui qui regarde investit le lieu dans son histoire avec le temps. Comme il est écrit dans «le temps retrouvé», «il faut que croisse l’herbe non pas de l’oubli mais des oeuvres fécondes sur laquelle les générations futures viendront peu à peu faire leur déjeuner sur l’herbe sans se soucier de qui dort en dessous. Cela est dit dans le rapport entre les raisonnements et les invectives du texte et l’attention de la caméra». Rapport entre un texte qui invective, un texte de colère et une caméra attentive.» Straub a éloigné et clos pour toujours non seulement l’épisode de l’interminable «Jürgen Frage» (Question d’Enfance) mais aussi ma tentative de régler certains comptes et de m’en débarrasser».

Est ce que l’on peut parler d’autobiographie ?

Dans le livre, Fortini, met en jeu sa biographie. C’est lui même. Je ne dis pas autobiographie, je dis «sa biographie». Le livre parle essentiellement de son père et de lui, de son éducation , de son «élevage « dans son roman d’enfance. Il parle de son père, avocat, juif, florentin, anti-fascite et qui a payé en compromis et en souffrance. Fortini met en jeu sa judaïté d’origine puisqu’il se rapprochera de «La chiesa Valdèse». Il était juif pratiquant et il raconte dans le livre ses sentiments, ses réactions à des réunions de groupes sionnistes auxquelles il participe à Florence et avec lesquels il entre en désaccord. Cela l’a conduit de manière douloureuse à s’interroger sur lui même et à remettre en jeu sa biographie pour assumer sa position politique contre ces bien-pensants italiens qui, à l’époque, ne voulaient pas régler les comptes avec leur passé fasciste.

Avec l’utilisation d’un ton ironique dans All’armi siam fascisti n’a-t-il pas voulu déclencher chez le spectateur une forme de perversité. Lorsque tu regardes le film, tu souris parfois sur quelque chose de fondamentalement dramatique ?

Ces moments qu’il a choisi pour être dans l’ironie, sont les moments qui renvoient le plus à quelque chose de basique, dans une certaine culture italienne. C’est pour cela que je disais tout à l’heure que la critique s’adresse autant au spectateur qu’au sujet du film.

Les parties du film qui manient un peu les formules ironiques et font sourire, sont adressées au spectateur italien du boom économique des années 60, celui qui représente «le fameux petit bourgeois», que Pasonili a tant détesté.

Par le travail dialectique du montage lorsque Hitler et Mussolini sont ensembles, dans le son et dans les images, il y a un deuxième degré par rapport à l’Italie et aux italiens, qui veut dire, vous (italiens) avez eu le même rêve ( que les allemands) même si vous pensiez avoir été moins méchants, moins dangereux que le nazisme. Même si Mussolini a fait bonifier les marais, il a représenté une culture meurtrière.

Fortini fait ici une analyse strictement marxiste en mettant fortement en jeu la notion de lutte des classes. C’est là aussi, à l’époque une façon de placer les italiens devant une histoire qu’ils auraient tendance à considérer comme pas si terrible. C’est a dire que la blessure majeure serait 43-45, elle n’est pas avant, la blessure majeure c’est que des tas d’italiens sont morts à la guerre et que la guerre a été horrible. Mais ce à quoi implicitement il renvoie c’est au consensus, ce consensus des années 30, et donc à 20 ans de régime d’étouffement. Les italiens ne sont pas dedouanés dans le film et ce sont les italiens d’aujourd’hui (1960) qui sont mis en cause.

Propos recueillis par Arnaud Soulier et Davide Daniele

Visiblement je vous aime, de Jean-Michel Carré

«Au début, c’était un pari risqué : jusqu’au premier jour de tournage, je ne savais pas si ça allait fonctionner. Et peu à peu, on est devenu un groupe. Un groupe homogène qui travaillait sur le même projet.»

Visiblement je vous aime est l’histoire d’une expérience humaine et cinématographique. C’est l’histoire d’une rencontre entre un metteur en scène, des auteurs, une équipe de techniciens, des comédiens et un lieu (le Coral, lieu de vie créé en 1975 par Claude Sigala, accueillant des jeunes en difficulté -psychotiques, autistes, délinquants-).

Le film s’ouvre avec des images violentes de Paris (trafic, règlement de comptes, prostitution) et s’achève au milieu des vignes, dans un village de Petite Camargue. Entre les deux, il y a le chemin parcouru par Denis, délinquant récidiviste placé au Coral par un juge d’instruction soucieux de suivre ce qui se passe dans ce lieu.

En choisissant d’amener son équipe (techniciens et comédiens) au cœur du Coral, et de tourner avec les jeunes et les éducateurs, J-M. Carré atteste que tout film, qu’il soit qualifié de fiction ou de documentaire, est histoire de rencontre. Que ce soit celle inscrite dans le scénario (la trame fictionnelle) mais aussi celle qui peu à peu, nourrie par le réel, va s’inscrire dans le film.

Si Denis – personnage de fiction – va évoluer au contact des jeunes, c’est aussi en tant qu’individu, avec toutes ses émotions, que son personnage entre en relation avec l’autre, enrichissant l’histoire écrite de celle qui se vit au présent.

Pour que cette réalité s’inscrive dans le film, pour que l’expérience artistique rejoigne l’expérience humaine, il a fallu créer un dispositif de mise en scène ouvert : «les comédiens étaient sans cesse sujets à l’improvisation, ouverts aux réactions inattendues des jeunes. De plus, la présence d’une deuxième caméra à l’épaule a permis de saisir le hors champ et de l’intégrer à l’histoire du film».

Cette démarche fait vivre les personnages de manière juste : ce ne sont plus des professionnels mis en scène (professionnels de l’éducation ou de la comédie) mais des individus en train de vivre une histoire.

Et dans ce lieu où la règle n’est pas d’éduquer mais de vivre (faire vivre et laisser vivre), le film trouve une place juste et entre en résonance avec la réalité à laquelle il s’est confronté.

Arlette Buvat

Premiers films

Rencontre avec des premiers films. Cyril Kamir pour Le Mari de la femme du boulanger c’est mon frère, (sélection française) et Waldeck Weisz pour Sans adresse, porte de Bercy (SCAM).

Pouvez vous nous faire chacun un rapide historique de votre film?

Cyril Kamir : Je n’ai rien décidé. Je travaillais dans la production et j’en avais marre de bosser sur les films des autres. J’ai fait ce stage des Ateliers Varan qui m’a permis de passer en trois mois, d’anonyme total à inconnu avec un film dans les mains, qui peut dire aux gens «voilà j’ai fait ça». C’est tout.

Combien de temps s’est écoulé entre le moment où tu as envisagé de faire Varan et la fin du montage?

C. K. : À peu près six mois. Au début c’est une question de dossier, puis trois mois de stage. Tu tournes et tu montes à peu près en un mois et demi, voire moins si tu es à la bourre. Tout d’un coup tu as la preuve matérielle peut être pas de ton existence, mais que tu es capable de faire quelque chose. Tu es productif. Pour beaucoup de gens cela peut sembler parfaitement naturel et normal. Pour d’autres c’est de la science fiction. Il y a beaucoup de gens qui ont envie de faire des films et qui ne les font pas. Peu importe la formation, peu importe la façon. Tu finis toujours par faire ce que tu as envie de faire. J’avais écrit des projets documentaires et on ne me prêtait aucun crédit parce que je n’avais rien fait. Maintenant quand je frappe à une porte, je dis : voilà, j’ai écrit un scénario, je l’ai réalisé dans tel cadre, en plus ça a été sélectionné à Lussas, c’est pas désagréable… Les portes s’ouvrent.

Waldeck Weisz : Moi, c’est un projet que j’ai porté deux ans. Une boîte de prod de copains de Censier m’a aidé et j’ai obtenu une bourse de la SCAM. Nous deux, nous avons un parcours très différent. Mon projet de faire des films est là depuis l’adolescence. Pour Cyril c’est quelque chose qui est venu tard. J’ai fait des études pour. J’ai appris des choses et un jour on passe à l’acte. Comme pour Cyril, à un moment donné il y a une espèce de déclic qui fait qu’on passe à l’acte. À quel moment ? Pourquoi ? Je ne sais pas.

Pourquoi le documentaire ?

C. K. : J’ai des projets de documentaires mais j’ai quand même une attirance pour la fiction. J’ai travaillé à la radio pendant longtemps, fait énormément de montage-son sur des petites interviews, des micros-trottoirs et c’est la curiosité qui me pousse à aller voir ce qu’il se passe chez les gens. La fiction, ça vient quant on est débordé d’idées et que l’on peut se permettre de remplacer la parole des autres par la sienne. Pour le texte comme pour les images. Pour l’instant le quotidien est bien plus fort que ce que j’ai dans la tête.

W. W. : Moi, je ne vois pas les choses comme ça. Je n’arrive pas trop à faire la différence entre le documentaire et la fiction. Le documentaire est très scénarisé dans ma tête, autant qu’une fiction. D’ailleurs, mon film est écrit, celui de Cyril, non.

W. W. : Oui, j’ai écrit, Cyril non.

Cyril, tu disais qu’au montage tu t’es aperçu qu’il te manquait des plans…

C. K. : Oui, je n’avais jamais fait de cinéma. Je connaissais le travail du cinéma dans un bureau. J’ai appris. J’ai fait des erreurs. J’ai filmé sans penser au découpage ou au montage. Au moment du montage je me suis retrouvé vraiment dans «la merde».

Y a-t-il eu des rencontres importantes pour vous?

C. K. : Oui, Leacock, sa vie, sa façon d’être. C’est la rencontre la plus importante que j’ai faite. Il explique simplement comment il fait les choses. Ça m’a conforté dans mes choix.

W. W. : Non, ce ne sont pas des rencontres de personnes. Ce sont des films que j’ai vu, des livres… sur des années. Après le film oui. Pas pour le faire. Pour le voir autrement après oui. Je pense que l’on n’apprend pas à être réalisateur. J’ai été cherché une culture à Censier, j’y ai trouvé ce que je cherchais. Ce n’est de toute façon pas la technique qui permet de faire un film et ce n’est pas parce que l’on fait un film que l’on est réalisateur.

Comment réagissez vous aux projections de votre film?

C. K. : En général, je sors de la salle quand le film est projeté. Je n’assume pas les émotions que je ressens.

W. W. : J’aime le début et la fin. Comme lorsque je vais au cinéma. Les débats autour non. Le film est là et ça suffit. Je pense que de toute façon à un moment le film ne t’appartient plus. Un débat c’est bien quant il y a un mec comme Samuel Fuller. C’est un film à lui tout seul.

C. K. : Comme Leacock aussi.

Comment choisissez-vous vos sujets?

W. W. : J’ai choisi un sujet d’actualité. Cela m’intéresse. Je vis avec. De la même façon des cinéastes m’intéresse plus que d’autres. Ken Loach par exemple. Mon prochain film est aussi en plein le social. C’est le portrait d’un médecin qui travaille avec des toxicomanes et des gens défavorisés.

Cyril pourquoi as-tu choisi un membre de ta famille?

C. K. : Au départ, je devais filmer quelqu’un d’autre qui n’était pas disponible. Mon frère, je le connaissais et je ne le connaissais pas. Je l’ai découvert en le filmant, c’est plus dur peut être… Mon film prend un peu le contre-pied de celui de Waldeck. J’ai pris un mec qui a réussi. La société va mal. Il faut injecter des trucs pour aller bien, comme une bouffée d’oxygène. Mon prochain film, je le pense de la même manière : des garçons et des filles homosexuels qui ont un enfant. Ce n’est pas parce que tu es homosexuel que tu ne peux pas connaître le bonheur d’avoir un enfant.

W. W. : Moi je n’ai aucun lien avec ces mecs, mais j’aime l’idée que la famille on se la fait. Ces gens me sont plus proches que nombre de mes cousins. Je les ai choisis et ils m’ont choisi. Le film c’est fait avec eux.

Propos recueillis par Anne Rogé et Arnaud Soulier

Un regard sur l’Argentine

Un hommage est rendu à Fernando Birri et à Cine-Ojo crée en 1986 par Marcelo Céspedes et Carmen Guarini. Carmen est ici pour présenter son travail et ses films et elle nous explique ce qui l’a poussée à travailler autrement pour créer une nouvelle dynamique du cinéma documentaire en Argentine.

Tout le monde s’accorde à dire que votre travail a permis au cinéma documentaire argentin de reprendre du souffle, mais Cine-Ojo, qu’est-ce-que c’est ?

1984, on commence à travailler et en 86, arrive la création du groupe Cine-Ojo. L’idée était de développer le langage documentaire en Argentine, de le sortir du témoignage pur et de faire une véritable recherche au niveau du langage. Le film témoignage en tant que documentaire politique et social n’apportait pas dans sa forme, ce dont nous avions, nous, besoin pour nous exprimer. Nous n’avons pas le regard journalistique du film témoignage, nous allons au-delà en nous positionnant comme de véritables cinéastes pour faire un vrai cinéma d’auteur.

Le documentaire en Argentine a commencé avec l’École documentariste de Santa-Fe, crée en 1952 par Fernando Birri qui était très influencé par le Néoréalisme italien pour avoir étudié à Rome et qui s’exilera en Italie en 1963 pour ne revenir qu’en 1990. Il a largement contribué à la diffusion et à la progression du genre documentaire en Amérique Latine

Cependant, le documentaire a perdu sa spécificité et nous, nous voulons ramener le documentaire dans les salles grâce à une recherche de création cinématographique qui passe avant tout par l’image et sa forme. Filmer un homme ou une femme sans pour autant figer l’image. Le mouvement existe et nous voulons que le spectateur le ressente. Il faut savoir élargir le champ du documentaire.

La télévision ne nous offre pas aujourd’hui la possibilité de diffuser un documentaire réaliste et cinématographique et c’est pourquoi nous faisons des sorties en salle. Il est plus facile pour la télévision de diffuser du documentaire journalistique. Il est vrai qu’il existe de très bons documentaristes mais ils sont tous nés de la Révolution et en Europe, lorsque l’on pense au documentaire argentin, on pense au cinéma militant et politique.

Nous voulons que cela change donc essayer de lier l’image politique à un langage cinématographique. Nous voulons recomposer la matière artistique et mettre en valeur une réalité directe à travers des mécanismes d’interaction entre les individus et les cinéastes.

Pourquoi ne vous êtes vous pas intéressés à la fiction ?

Je suis d’abord anthropologue, j’étais frustrée par l’écriture pure et pour moi, l’image était et est un moyen d’expression complémentaire et plus intéressant. Avec l’écriture documentaire, on peut tout faire, elle est plus libre que la fiction. J’aime travailler auprès des gens, il y a un élargissement des connaissances surtout lorsque l’histoire du film dure deux ou trois ans.

Pour le tournage de Hospital Borda, nous sommes allés pendant un an là-bas tous les jours avant de tourner une seule image. Il était important pour nous de connaître les lieux, le corps médical, les malades, et enfin de compte nous avons tenté de bousculer les spectateurs en leur montrant des individus à part entière. Notre ambition rigoureuse est de restituer des images qui nous permettent de montrer et de changer.

Peut-être que je suis arrivé plus vite que certains à posséder un regard anthropologique parce que justement je suis formée dans ce domaine avant tout. Cela dit j’ai la même vision à travers l’image dans la mesure où je suis avant toute chose une cinéaste et que je le revendique à travers la vision humaine que j’essaie de donner dans mes films sans pour autant occulter le sens politique et social des choses.

Est-ce que Cine-Ojo a crée une dynamique en Argentine ?

En fait, nous avons assez de difficultés pour mener nos propres productions, cela dit nous n’hésitons pas à aider les autres à réaliser à travers des aides à la production. Il nous arrive de faire également de la formation mais ce n’est pas encore notre objectif parce que nous avons besoin encore de beaucoup de temps pour réaliser nos propres projets.

Cela dit aujourd’hui lorsque l’on parle de documentaire en Argentine, on nous désigne. C’est flatteur, mais nous tenons à préserver notre thématique et aussi notre idéologie. Et c’est en cela que notre cinéma est un cinéma d’auteur.

En quoi les États Généraux de Lussas sont-ils importants pour vous ?

Il est important pour nous d’être diffusé en Europe non seulement pour des raisons culturelles et économiques, mais aussi, pour montrer qu’il y a d’autres regards documentaires qui existent aujourd’hui en Argentine, en Amérique Latine. Effectivement, l’Europe a tendance ces dernières années à se refermer sur elle-même et a une idée assez arrêtée sur le documentaire d’Amérique Latine, le considérant comme avant tout, un regard politico-journalistique sur la crise, la dictature etc. Alors, il est très important pour nous de participer à de réels débats sur le documentaire et de pouvoir accéder à des interactions d’idées par rapport à ce que le public et les professionnels auront vu du travail qui se développe en Amérique Latine et plus particulièrement en Argentine. Un autre facteur de motivation reste le manque de critiques quelles qu’elles soient et de partenaires en Argentine. Il existe un documentaire d’auteur et c’est pourquoi au-delà de la production, nous aimerions travailler à la diffusion. Les coproductions se développent mais les sujets restent encore très personnels culturellement parlant. Sur des sujets qui touchent l’Argentine et L’Amérique latine, l’Europe n’est pas toujours ou forcément intéressée par ce type de sujet qui n’intéresse pas un large public.

Cela dit, cela tient en grande partie au fait que le documentaire soit prédestiné dans la pensée collective à la télévision. Se battre pour une diffusion en salle, c’est aussi reconsidérer le documentaire comme élément actif du cinéma d’aujourd’hui. Comme notre regard n’est pas facile d’accès en Europe, participer à des festivals nous permet d’exprimer avec raison, notre identité latino-américaine mais aussi notre identité de cinéastes.

Votre dernier film Jaime de Nevares ?

Il va être projeté en première mondiale à Lussas et ensuite au festival de Nyon en Suisse. Le travail de préparation et le tournage ont duré six années durant lesquelles nous avons suivi et écouté Jaime de Nevares. Il fut l’évêque le plus progressiste d’Argentine, on pourrait même dire le plus à gauche. Il a toujours pris la défense de l’homme, surtout au moment de la dictature. L’Église Catholique est en Argentine la plus conservatrice malgré quelques entités réformatrices. Il est allé au-delà du discours et des limites de l’Église, c’est pourquoi il fut très critiqué par ses «pères» de part son côté polémiste. Le suivre était aussi une manière de lui rendre hommage, une manière d’accéder à son éthique. Depuis il est mort et ce documentaire reste la seule trace que l’on ait de lui aujourd’hui.

Ce film est un film politique. Forcément politique mais, nous l’avons avant tout traité dans un cadre humaniste dans le sens philosophique du terme et tenté de montré l’éthique chrétienne de Jaime de Nevares qui rassemblait bien au-delà des chrétiens. Il était avant tout respecté pour son intégrité. La forme du film repose sur l’image mais aussi sur la musique. Le travail de la caméra tente de faire ressentir au public, le respect et l’humilité qui existaient dans le combat de cet homme et par conséquent la substance humaniste qui accompagnait chacun de ses partis pris.

Propos recueillis par Nathalie Sauvaire