Shampooing-baume pour le cœur

Padoue à Noël. Après quarante-quatre années d’existence, le salon de coiffure de Flavia va fermer.
Les mains de Flavia frottent doucement les cheveux humides de la vieille dame avec une serviette éponge rouge sombre. « Vous pouvez vous lever. » Flavia tend la main. Il n’y a que cela dans le cadre, cette main ouverte, tendue au-dessus du bac à shampooing. Geste parfaitement inutile, seulement là pour accompagner le mouvement du corps de sa cliente – « patiente » dira l’une d’entre elles – animé d’une tendresse pure. Il y a une émotion infinie à la vision de cette image, des trésors d’émotion rare qui parcourent le film comme une source chaude.
Chiusura est un film tranquille, tranquille comme la vie dans une petite ville.
Un film merveilleux d’écoute sensible, de douce captation du temps qui passe. Ce temps qui se dilate, quand l’âge venant, on ne sait plus très bien si on est mardi ou samedi, même si la radio rappelle l’heure régulièrement aux passagères du lieu. Ce temps dans un pli, celui du shampooing, du séchage sous le casque, d’un café, d’une cigarette, accueille des paroles quotidiennes et essentielles : l’amour, la maladie, la famille. Et, puisque c’est aussi la force du film de démonter les idées reçues sur ce type de lieu, Ronald Reagan, le LSD ou la guerre au Rwanda. Ces mamies nous étonnent et nous touchent au plus profond. Par la beauté de leur visage, filmé en gros plans, de leurs rides, avec ces bigoudis qui deviennent parure. Par la sincérité et la justesse de leurs propos sur l’image que renvoie le miroir. Par une absence de mesquinerie, un humour dévastateur, l’autodérision dont elles font preuve entre elles à certaines occasions.
C’est bien plus que d’un lieu de travail dont il s’agit dans Chiusura : un lieu de vie, un centre. Le salon de coiffure est le point de départ de toutes les rencontres faites par le réalisateur, et ce point commun original justifie toutes les séquences tournées à l’extérieur. Si Rossetto filme au plus près l’univers de Flavia, il suit également quelques entraînements de l’équipe de foot féminine du coin et l’installation, puis le spectacle d’un cirque itinérant.
Le film évite avec une grâce permanente le cliché. On est en Italie, patrie de Fellini, du foot, de la chansonnette. Mais le réel est autre. Ici, la belle blonde du numéro de lancer de poignards est loin d’être sublime dans son justaucorps pailleté, surtout quand elle évoque les risques du métier. Ce sont des filles qui discutent stratégie dans les vestiaires après le match. Et la variété goût guimauve fredonnée par toutes – la petite musique du film – devient un contrepoint léger, sentimental mais jamais mièvre, commentaire éternel de ces instantanés de vie.
Avec un regard doux, le film montre Flavia confrontée à la dispersion brutale de ses outils de travail. Sa difficulté à s’en séparer, à accepter cette « fermeture définitive » qu’elle a pourtant programmée. Il interroge la notion de travail, le travail de toute une vie. Permanence en passe de devenir une réalité obsolète, comme le matériel de Flavia semble une « antiquité » au futur repreneur du salon. Ç’aurait pu être un discours passéiste, un prêchi-prêcha sur « C’était mieux avant ». Il n’en est rien. À la fin, une vieille dame entre dans le salon vide parce qu’elle s’est perdue. Flavia l’accueille. Le spectateur s’interroge. Qui, désormais, prendra le temps de chercher l’adresse de cette femme dans l’annuaire, de la ramener chez elle en voiture pour lui éviter un trajet en bus ? Où ces petites mamies se réuniront-elles dorénavant ? Qui sera là pour écouter leurs paroles drôles ou graves, recueillir ces fragments de mémoire ? Le film ne distille pas la vision crépusculaire d’un monde qui s’éteint. Il s’oppose aux prédictions catastrophistes sur la solitude dans nos sociétés modernes. On en sort touché, nostalgique mais heureux, en se disant que les filles de l’équipe de foot prendront peut-être le relais de Flavia, elles ou d’autres. Il reste des niches de résistance et d’humanité, à Padoue et ailleurs, c’est sûr.

Céline Leclère

« Maudits soient les yeux fermés… »

Étrange film que celui de Marianne Gosset : petites enclaves fulgurantes d’onirisme, images parfois superbes, et pourtant, le propos semble sans cesse empêché. Quelque chose veut se dire et prend l’école vétérinaire de Maison Alfort comme décorum ; quelque chose de désespéré, de l’ordre de la perte et du mal-être. Maison Alfort se métamorphose alors en paradis perdu, en reliquat de l’âge d’or et du monde enchanté de l’enfance où les hommes et les animaux pouvaient se comprendre. Mais une fois cette belle idée énoncée puis déclinée sans cesse sous forme d’une voix off omniprésente et quelque peu littéraire, le film s’enlise et semble dissimuler son véritable objet.
Sur le fond, le prétexte de départ (le cancer et les séances de radiothérapie du chat de Marianne Gosset) handicape l’idée poétique. Car si la réalisatrice déplore la perte du merveilleux, la disparition du mystère qui auréolait les bêtes, jamais elle ne pointe clairement que la domestication, le report affectif et l’acharnement thérapeutique sont les premiers venus à bout de nos sphinx, cerbères et centaures.
Puis viennent les interviews des « scientifiques corrupteurs », pauvres vétérinaires coopératifs, tristement figés dans une mise en scène qui leur laisse peu de chance. Le premier a le visage strié d’ombres de barreaux de cages et la voix couverte par des aboiements. Le second est filmé en alternance avec une tête de chien qu’il dissèque. Un autre a moins de chance encore : il est planté au milieu d’un amphithéâtre vide, debout, un projecteur diapo braqué sur lui. Des représentations d’animaux mythiques défilent dans son dos. Marianne Gosset est assise dans l’ombre à plusieurs mètres de lui. Elle lui pose des questions, cite Nietzsche, développe brièvement un exposé sur les bestiaires médiévaux. Mais ces trop sages vertus ne suffisent pas à conférer au film l’énergie qui lui permettrait de s’imposer.
Les interviews ne proposent pas autre chose qu’une variante formelle à la voix off. Marianne Gosset demande : « On dit parfois que les animaux dorment et que nous les veillons… ». Le chirurgien a des regards gênés. Il sent qu’on attend quelque chose de lui, se démène pour garder la face, bredouille quelques phrases avant que la réalisatrice ne le reprenne : « Non, je crois que ce que veut dire cette citation, c’est…». Il ne s’agit donc que de demander aux vétérinaires de confirmer une vision déjà préétablie. La réalisatrice ne cherche pas à apprendre ou à donner voix aux personnages qu’elle filme : elle organise autour d’eux des mises en scène qui les réifient et les instrumentalisent. Et c’est cela même qu’elle reproche aux hommes de faire aux animaux. Dès lors cette question malheureuse vient à l’esprit : peut-on parler du monde animal, le défendre et être crédible quand on ne sait pas filmer les hommes ? Où se situe la faille, la blessure ?
Et pourtant, c’est ici étonnamment que le film devient touchant : tout transpire la peur de l’autre, la peur de se mouiller, d’entrer dans le vif du sujet. On ne pénètre jamais complètement dans Maison Alfort. La réalisatrice demande à son cadreur de filmer des murs, des couloirs, des situations prises de derrière les portes, les vitres, dans le dos des hommes. En définitive très peu d’animaux. Marianne Gosset en dit toujours trop ou pas assez. Elle fait sans cesse écran, refuse de dire ou de montrer les choses jusqu’au bout. Quand elle s’adresse à l’anatomiste, elle compare son activité à celle des anciens sacrificateurs lisant l’avenir dans les entrailles des bêtes. Plutôt que de nous le dire, pourquoi l’ensemble de la structure du film ne nous aiderait-elle pas à le voir sans passer par le prisme des mots omniscients, omnipotents de la réalisatrice ? La très belle séquence de l’opération du cheval va d’ailleurs dans ce sens. Elle s’abstient de tout commentaire. Les plans sont au plus proche du corps de la bête, en font sentir la sensualité forte, bien qu’inerte. Le cheval redevient alors une sorte de géant noir inoffensif entouré d’une armée de nains qui le momifie dans de grandes feuilles de plastique translucide.
Malgré la beauté de certains plans (notamment celui sur la chienne aveugle), Marianne Gosset qui plaide pourtant pour le merveilleux, n’a de cesse de l’étouffer dans son film. Elle veut tout maîtriser y compris son étrange désarroi qui lui fait préférer les bêtes aux hommes, qu’elle évoque en pointillé, mais dont elle ne fait malheureusement pas matière cinématographique. C’est pourtant bien là qu’est le sujet et la beauté du film. Ils résident dans quelque chose d’opaque, qu’on refuse de nous dire tout à fait, qu’on dissimule derrière trop de dispositifs, de références et de citations. Cela ressemble aux paupières serrées sur la peur.

Marie Gaumy

  • « Maudits soient les yeux fermés… », extrait du Roman de Renard

De l’abstrait au visible

Qu’est-ce qu’une pensée filmée, enregistrée, reproductible à l’envi une fois mise en boîte ? Et avant tout, la pensée est-elle vraiment de l’ordre du visible, de ce qui s’enregistre ?
Pour commencer, il faudrait mettre toutes les chances de son côté et convoquer devant l’objectif un grand esprit, reconnu et reconnaissable : philosophes, scientifiques, longue est la liste… quelqu’un qui soit en mesure de répondre à l’exigence du visible, voire du spectacle.
Mais afin de percevoir un processus si immatériel et abstrait, peut-être vaut-il mieux retenir son souffle et se faire tout petit.
Certains, comme Stéphane Ginet devant le philosophe Paul Ricœur, préféreront donc la discrétion et la sobriété : un seul point de vue pour une caméra, des plans-séquences qui s’ouvrent par un titre et filment le grand penseur, éclairé devant un fond noir. Celui-ci a préparé son intervention et se livre à une présentation orale intitulée : Mémoire, Oubli, Histoire. Par une élocution claire et une attitude chaleureuse, il témoigne du véritable souci d’un destinataire qu’il tient pour attentif et sur lequel il veille, jusqu’à reformuler ses propos. D’emblée, cette réflexion filmée en désigne une autre, à la rencontre de laquelle elle va, celle du spectateur.
Un recadrage en zoom avant rapproche du visage concentré de Ricœur. Furtive, une autre pensée vient de sortir de l’ombre, celle du film cette fois-ci, qui voulait encourager l’attention mais n’est parvenue qu’à se faire découvrir.
Quitte à révéler clairement leur parti pris, d’autres réalisateurs recourent plus volontiers à une écriture filmique complexe, usant de ses ressources pour dynamiser le documentaire.
Jean-Claude Lubtchansky par exemple, choisissant l’entrevue avec son jeu de questions réponses, déploie de grands moyens autour d’Hannah Arendt. Des travellings circulaires et des zooms, de multiples plans et variations d’axes mettent en image la théoricienne, dont la permanence ressort grâce à tant de variations. Cependant qu’une voix off traduit en français les réponses d’Arendt, les rendant alors presque inaudibles, vient à l’esprit que la pensée en passe beaucoup par la parole et se dévoile dans ses inflexions, silences, hésitations, emportements.
D’ailleurs, que peut enregistrer une caméra, sinon en premier lieu une voix, un corps, où s’incarne une pensée qui les transfigure ? Suivant l’intuition d’un Wittgenstein qui affirmait « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine », le défi pourrait être relevé de la sorte.
La formidable galerie d’intellectuels que réunissent Knapp et Bringuier dans Bachelard parmi nous, souligne l’intime coïncidence du corporel et du conceptuel. Rassemblés autour de l’œuvre de Bachelard dont ils se sentent dépositaires, leur corps traduisent une intense activité intérieure. Certains regards pétillants semblent se porter sur un monde invisible, y discerner des objets abstraits flottant autour d’eux qu’ils ordonneraient à mesure que jaillit une parole sûre et précise. Les visages s’animent, se plissent, reprennent contrôle ; les mouvements des mains, du torse, de la tête, se font partition gestuelle.
Et de reconnaître, au travers de ces signes, une présence manifeste bien qu’invisible, qu’ils dessinent comme en creux : une pensée bouillonnante qui emprunterait tous les canaux physiques à sa disposition.
Pour autant, le cinéma ne se réduit pas à un simple enregistrement mécanique qui ne ferait que capter du « pré-existant ». Se contenter de prélever à sa source la réflexion d’un être filmé reviendrait à oublier une dimension essentielle, tant de la pensée que du cinéma documentaire : leur conscience d’eux-mêmes, leur réflexivité.
Une séquence du remarquable D’ailleurs Derrida l’illustre très justement. Le philosophe s’adresse en regard caméra à la réalisatrice Safaa Fathy. Il révèle : « On est en train, de façon très artificielle, de préparer un texte que vous allez écrire et signer, et dont je suis le matériau ». Aussitôt, le film accueille cette remarque en la relayant au montage par deux inserts montrant le plateau du tournage.
Précisément, par cette possibilité qu’il aurait de s’envisager lui-même, de se désigner comme s’élaborant, le documentaire serait peut-être l’un des mieux placés pour rencontrer cette activité réflexive qu’est la pensée. En aménageant un espace-temps où se nouent trois pensées, celle du réalisateur, du sujet filmé et du spectateur (potentiel ou réel), il leur accorde de se considérer mutuellement dans leur singularité.
Du coup, la question semble s’être déplacée : plutôt que de filmer une pensée présumée visible, il s’agirait davantage de tirer parti d’une intangible mais puissante relation documentaire. Car celle-ci tisse au sein et autour du film des dimensions ouvertes et réciproques qui engagent les pensées en présence à faire œuvre de cinéma.

Étienne Armand Amato

Voyages au fond des tiroirs

La Scam a choisi de présenter aujourd’hui cinq films dont trois explorent diversement un même désir de connaissance des origines. À une lettre près, de Cathie Dambel, Moi l’année dernière, un voyage vers la mère, de Vincent Martorana et Family secret, de Pola Rapaport.
Sur un sujet on ne peut plus personnel – la découverte tardive de Pierre, premier fils du père de la réalisatrice, dont il a tu, jusqu’à sa mort, l’existence à sa femme et à ses filles – Pola Rapaport construit un film émouvant et pudique. Presque toujours présente dans le cadre lors des entretiens, toujours impliquée, elle se présente en situation de dialogue, d’échange avec ceux qu’elle filme (frère, sœur, mère, neveu), renforçant ainsi l’image du lien familial. Accompagnatrice attentive à chaque étape du film, elle mène à bien cette aventure de re-fondation familiale en se tenant aux côtés de. Par des plans serrés sur les visages, elle donne au spectateur le privilège d’entrer à la fois dans la confidence et dans des questionnements sur la filiation qui nous concernent tous, d’être le témoin de chacun des moments de sa rencontre avec Pierre, puis du voyage effectué ensemble sur les traces du père. Voyage précautionneux au cœur d’un secret. Voyage pour tenter de comprendre l’autre, les raisons de son silence, d’un si long mensonge, pour enfin pouvoir « se trouver soi-même » comme dit Pierre. Et tenter de rajouter quelques pièces au puzzle de leur histoire. Le montage dissocie souvent les images et le son. Cette désynchronisation permet de porter une attention plus grande à l’un comme à l’autre, et participe de la mise en place d’une écoute pudique. Dans ce voyage au cœur d’un album de famille, on manipule les photos avec retenue, on accomplit une promenade nostalgique sur les lieux du passé. Arpenteur délicat des chemins du souvenir, vers la lente recherche de la vérité, le film souligne très justement le besoin de visiter les hauts lieux du roman familial. Une narration non linéaire, des allées et venues multiples entre New York, Bucarest et Paris, épousent les contours sinueux de l’existence du père de la réalisatrice, de la Roumanie aux États-Unis, traversée par la guerre, la résistance, la rencontre successive de deux femmes (les deux mères), l’expérience répétée de l’exil. L’imbrication des questions, des secrets – ces strates d’inconnu dont Pierre et Pola sont les archéologues – est rendue par l’alternance de plans en noir et blanc et en couleur, logique parfois difficile à suivre, mais qui ne nous implique que davantage.
Ces bouleversements de l’image rendent compte de l’irruption de Pierre dans la vie de cette famille. Irruption qui conduit trois femmes à réinterroger la personnalité de leur mari et père, à la lumière de ce fils/frère surgi de l’ombre, et dont la ressemblance physique avec le disparu permet toutes les projections, les comparaisons, les confusions. Dans les scènes où Pola filme la seule silhouette de Pierre dans les rues, se diffuse une nappe de brouillard sur les identités. Comme si, toujours aux prises avec son deuil, Pola « utilisait » cette ressemblance pour tenter de saisir le grand absent. Pierre est un frère bien réel, mais il est aussi la matérialisation à l’écran d’un fantôme. Il donne corps à ce que le père a toujours caché : un pays, une langue, une histoire intime. À travers ces effets de miroir dans lesquels l’arrivée du frère les a plongées, ces femmes n’auront parlé (presque) que du père. Parfois même pour régler leurs comptes avec lui de façon posthume. Mais la confrontation n’aura pas été vaine : tous ont réinterrogé, par le prisme des rencontres provoquées par la caméra, la personnalité de cet homme et leurs relations à lui.
On verra avec intérêt deux autres films de la sélection Scam comme matière précieuse à prolonger la réflexion sur ces questions de filiation – rappelons que la loi sur l’accouchement sous X vient d’être modifiée. Le film de Vincent Martorana suit le parcours de Fabienne, partie rencontrer en Floride une mère inconnue. Celui de Cathie Dambel, À une lettre près, interroge des personnes nées sous X et met en évidence la nécessité pour elles de savoir.
Après chacune de ces paroles sur l’abandon, après avoir entendu Pierre confier à sa sœur qu’il n’aurait pas pu continuer à vivre s’il n’avait pas, enfin, retrouvé cette « famille », on reste face à l’évidence que pour prendre sa place dans le monde, il faut pouvoir en finir avec le vide de l’origine.

Céline Leclère

Chronique Lussassienne, jeudi

« J’ai la tête comme une patate.»
Après une journée spéciale « La pensée filmée », Jérôme frimait accoudé au comptoir du Blue Bar, un verre de kir local à la main, devant une charmante brune déguisée en beatnik. Ses allures décontractées de teenager docu-cool lui rappelaient aimablement Martine, mais il en aurait fallu plus pour consoler Jérôme du catastrophique coup de téléphone de la veille.
Elle faisait la moue, en se dandinant nonchalamment :
– Ah ouais, non moi, les penseurs j’ai évité ! C’est un peu la caricature de Lussas, non ? Ou alors un aspégic avant chaque séance !
Elle pouffa comme Martine n’aurait jamais pouffé. Jérôme se rebiffa :
– C’est quand même de sacrés phénomènes. Que ce soit Bachelard ou Lacan, c’est fou à quel point, alors que c’est de la captation, c’est aussi du cinéma, du seul fait de leur charisme. On est à la messe, au cirque, au spectacle, comme on veut…
Jérôme semblait bouleversé. Était-ce une fatigue alcoolisée, ou tout simplement son penchant naturel pour des dérives quelque peu régressives – ce côté retour aux sources de la captation, du plan fixe. Sa nouvelle connaissance le tira tendrement de ses pensées :
– Bon, tous ces maîtres à penser les uns après les autres, c’est un peu la panoplie des pères idéaux, quand même !
Est-ce qu’elle voyait à travers lui à ce point ?
– Ah complètement..
– On est quand même en plein mythe !
Le rire franc de la jeune fille désarçonna Jérôme. Il rougit. Ils reprirent un verre ; la musique était plus forte, des danseurs envahissaient la pièce. Jérôme eut l’espoir soudain qu’il pourrait parler avec elle comme il parlait avec Martine, de sa vie, du cinéma, de l’expérience confuse des deux. Elle avait son opinion sur la question :
– Moi j’ai l’impression qu’on s’invente trop souvent son propre film, plutôt que de se mettre à l’épreuve de la réalité du film…
– Mais c’est uniquement depuis nos propres mythes qu’on peut se confronter à ça ! De toute manière ici, tout le monde parle à tire-larigo de réel ou de réalité, et personne n’y met la même chose. On parle d’une chose on en désigne une autre, c’est épuisant. J’avais noté un truc dans le Lacan…
Il fouilla dans ses notes.
– Ah ! « Ce monde n’est que le fantasme qui se soutient d’un certain type de pensée. C’est une réalité mais il n’y a pas de raison de lui donner un tel privilège à ce mot réalité, qui d’ailleurs lui-même présente une certaine ondulation ». Et il termine comme quoi le réel n’est que la grimace du réel, c’est exactement…
Jérome s’arrêta net : la jeune fille était partie sans qu’il s’en soit aperçu. Plutôt que de continuer à monologuer ivre mort, il s’arracha du comptoir. Une rude journée l’attendait encore vendredi, Steiner et Boutang, Connes et Changeux lui tendaient les bras, il alla vomir le plus simplement du monde dans les toilettes du Blue Bar afin d’avoir les idées claires le lendemain, quand ses maîtres à panser s’adresseraient à lui.

Gaël Lépingle

Petit traité de résistance de la matière

On se saisira du film Jean-Marie Straub et Danièle Huillet de Pedro Costa, comme d’un prétexte non futile, pour évoquer le parcours pour une part inconscient, généré par une série de films que celui-ci vient boucler.
Le film est superbe, passionnant et touchant. Il nous plonge au cœur du montage de Sicilia ! de Straub et Huillet. On tend l’oreille, on scrute le mouvement. On redécouvre des fragments du film, surgis de la pénombre de la salle de montage. Ombres et silhouettes dans l’embrasure de la porte où apparaît-disparaît Jean-Marie Straub, dans ses allées et venues d’arpenteur. C’est sous la conduite rigoureuse de Danielle Huillet, et de son geste franc et précis que la pellicule s’avance. Puis de nouveau, silhouette de Straub, lointaine, devant l’écran de la salle de cinéma cette fois, face à un public très clairsemé d’étudiants. Costa semble s’éloigner autant que l’espace le lui permet. Discret, mais très présent par l’intimité, le respect qu’on pressent, par la proximité des corps, au plus près chacun de cette « matière de cinéma » dont il sera question tout le film. Ainsi on n’est pas si surpris, quand surgit de toute cette tension le récit engagé de la naissance d’une relation amoureuse, la leur. Quelque chose qui paraissait lointain, comme inabordable, devient une évidence et semble soudain essentiel et familier. Voilà, nous partirons d’ici, de ce lieu, cette salle de montage, de cette revendication amoureuse, de ce retour à l’origine du film : le souvenir de l’odeur de ce tas d’oranges sous un pont. Entre temps, on aura ri, souvent, et on sera frustré que cela s’arrête, en attendant la prochaine version à laquelle travaille Pedro Costa.
Et d’ailleurs, tout recommence peut-être à Lisbonne…
Il est assez convenu d’utiliser la métaphore du voyage pour parler des films. C’est une façon de nommer leur pouvoir évocateur. Certains films dont le voyage lui-même est le sujet s’y prêtent différemment. Mais c’est de l’effet d’incitation du cinéma dont nous voulons parler ici. Celui qui provoque le voyage, un voyage réel caractérisé par le déplacement. La première étape de cette histoire est une expérience indécise.
Après un premier séjour itinérant au Portugal, je retourne à Lisbonne pour une semaine. Sur place, dans la chambre qui fait face au Tage, surgissent avec insistance les images d’un film. Pas un film oublié, simplement voilé, comme un arrière-plan que la géographie nous rend soudain plus proche. Un sentiment naissant au long des errances dans la ville, une contamination des lieux, une nécessité de reconnaissance vont me conduire sur les traces de Doc Kindom’s, le film de Robert Kramer. À la recherche d’une part de son royaume, une « maison » ou plutôt une cabane de chantier, métallique, blanche, toute proche du fleuve. Quelque part sur le port. Dans le film, entre l’hôpital de Doc et la cabane, juste quelques haltes : un bar, un pont, des espaces et un temps de cinéma. Autant de fausses pistes. Peu d’enjeu dans ma recherche, juste une vague direction pour une nouvelle errance, longiligne, de la ville vers l’est, sur le bord bétonné du fleuve, entre les amoncellements de containers. La ville est déjà loin, une autre s’annonce, c’est là que se trouve la maison. C’est le bar d’un club nautique. On peut y entrer et boire une bière. Là, on repense bien sûr au film, on imagine le lit, la vitre brisée – mais l’identification possible est seconde, la matière prend le dessus. Un habitué me prend pour un égaré mais doit aussi se rendre compte que je suis déjà venu. Puis, les images que je prendrai du lieu feront disparaître toute trace de cette évocation – à moins de citations ou de légendes – non pas comme un oubli, mais comme une confusion des deux mondes dans un espace, un lieu transitionnel.
Quelques années plus tard, Casa de Lava du portugais Pedro Costa déclenchera cette fois-ci le voyage lui-même. Peut-être le premier plan du film y a-t-il suffit ? Un désir de paysage et de dépaysement, de rencontres, d’odeurs (lave et souffre), associé au besoin de retrouver un mystère du lieu, l’attente. L’île de Fogo au Cap Vert. Puis Chã das Chaldeiras, village du cœur du volcan et la « casa ». Il n’est pas question de voir pour y croire mais d’y croire pour désirer voir. Je pars pour retrouver un lien pressenti dans le film, un attachement au lieu. Sans être à la recherche de cette petite robe rouge, qui se déplace minuscule dans un plan, mais en ayant la certitude d’y trouver tout un hors champ, celui du film et le mien. Être habité par le paysage, le champ, puis l’habiter : éprouver, rééprouver, mettre à l’épreuve le souvenir du film, à l’épreuve du réel. Des instants comme des preuves de l’enracinement de la fiction dans le réel. Il y a bien cette maison de lave au pied du volcan et maintenant cela importe peu. Elle est là ; tout du moins il y en a une, et je n’en ai jamais douté. Je la fixe, je l’écoute, je l’espère habitée malgré les apparences. Un besoin irrépressible de toucher la terre de feu de cette île. Sentir entre ses doigts cette matière apparente du film et de la pellicule.
Autrement enfin, Sicilia !. Avec le texte du film comme lecture pour le voyage : Constellations, dialogues du roman Conversations en Sicile d’Elio Vittorini. Au nord-ouest de l’île, après Palerme, il est une petite réserve naturelle, un cul de sac automobile. Je m’y repose et je lis d’une traite Sicilia ! Mais au bout de cette route, je croise une française. C’est toujours ce qu’on craint et qu’on évite : rencontrer une connaissance même lointaine, un retour de réel, soudainement une irrégularité lisse de la matière. Ce jour-là, c’est Céline dont je fais la connaissance. Elle a assisté à une part du montage de Sicilia ! au Fresnoy. Trop de signes… archipel. Il n’est plus nécessaire d’aller à Grammichele (le village du film), on prendra le train de Catania à Syracusa pour y entendre le son du train. Simplement toujours, rééprouver des trajets mais dans leurs croisements, carrefours : lieux de transitions, de superpositions des voies. Comme une mise en abîme, l’éventuel mais improbable prochain retour sur les lieux se superposerait lui aussi aux souvenirs du premier. Et ce retour impossible au lieu fantasmé, c’est la résistance de la matière qui nous en sauve.

Christophe Postic

Je hais le coton !

Lalee’s Kin s’ouvre sur des paysages, des plans aériens du delta du Mississipi. Fleuve, champs de coton et notes d’harmonica en fond, on craint d’être entré de plain-pied dans le « docu carte postale ». Mais le discours de Reggie Barnes, l’intendant de l’école du district de Tallahatchie, l’annonce d’emblée : « Ici c’est un autre monde ». Il y a au Mississipi une blessure profonde à soigner – Healing the Wound, ce sont les mêmes mots qu’emploient les sud-africains pour parler de leur Commission Vérité et Réconciliation – causée par une société esclavagiste et par les modes de fonctionnements qu’elle a imprimés dans les consciences. Parce que c’est cela, au fond, « l’héritage du coton », un univers balisé par la pauvreté, l’illettrisme et la résignation.
Pour répondre à la demande de la chaîne HBO, commanditaire du projet, dont l’objectif était de rendre compte de la misère, Susan Froemke et Deborah Dickson auraient pu s’en tenir à un film-portrait illustratif, emblématique. Celui de Lalee par exemple, grand-mère chargée de veiller, dans son mobile-home sans eau ni téléphone, sur une tribu de petits et d’arrière-petits-enfants, laissés à sa garde par des mères jeunes, célibataires et « démissionnaires ». Lalee’s Kin se garde de fabriquer des héros, d’envelopper Lalee dans une représentation de madone iconique. Lalee n’est pas une personnalité forcément belle, tellement généreuse, chère au discours angélique de l’Amérique bon teint. La caméra la suit au plus près, dans un quotidien dépourvu de gestes tendres envers les enfants et s’acquittant des travaux domestiques en s’appuyant sur l’aînée d’entre eux. À l’œuvre ici, la répétition des carences affectives, des pères absents, des enfants non désirés. Dans ses moments d’abattement, écrasée d’impuissance et de désespoir, elle lâche : « Y’a rien à faire. Juste à continuer ».
Plutôt qu’un portrait monochrome, le film choisit de mettre en parallèle au travers d’entretiens menés avec chacun d’eux, le combat de Lalee et celui de Barnes, confronté aux résultats catastrophiques de l’école et mis en demeure par les autorités fédérales d’en relever le niveau. En cas d’échec au test imposé, l’école sera « mise sous tutelle ».
Ce que pointe le film, au travers du témoignage de Barnes, c’est le refus absolu d’être privé du droit à combattre les problèmes de l’intérieur même de la communauté. Sa conviction que les habitants du delta doivent s’approprier collectivement le travail de résolution des problèmes sociaux ou éducatifs auxquels ils sont confrontés. Et de quels moyens dispose t-on, quand bannis parmi les bannis, on décide d’organiser la résistance. C’est peut-être le point de départ du film. Comment, du fond d’un mobile-home ou de l’école la plus mal notée de l’état, on tente d’enrayer la répétition des inégalités, de tordre l’engrenage de la pauvreté, de l’échec scolaire, de l’éclatement des familles. Et les limites de la notion de réussite en la matière.
Car, si l’aînée des enfants finit par s’en « sortir », c’est au prix d’une rupture avec la tribu, en allant trouver meilleur refuge chez une parente à Memphis. Elle s’est ouvert la voie de la réussite, mais d’une réussite individuelle, et le fait d’avoir à revenir chez Lalee, même quelques jours, lui pèse. Le mobile-home lui, n’a pas changé : il n’y a toujours pas d’eau courante, et ses petits cousins n’ont toujours pas de quoi écrire.
Pourtant, les réalisateurs choisissent de conclure par l’arrivée chez Lalee d’un lycéen, venu lui proposer de veiller sur le travail scolaire de Main, le petit dernier. Pour lui, s’annonce la possibilité de rencontrer à la fois un tuteur et un mentor. S’il saisit cette chance, il pourra peut-être, fort de l’injonction de son arrière-grand-mère, « Go to school or go to jail ! », se cramponner à la première alternative.

Céline Leclère

Chronique Lussassienne, mercredi

Martine avait appelé. Impossible d’écouter son message, le réseau était saturé, mais Jérôme avait pu comprendre que Martine l’avait appelé.
Trois jours qu’il était là : les rues et les terrasses, les campings et les hôtels étaient remplis, et les journées aussi. Jérôme avait déjà échappé à une mini-émeute pour entrer dans une salle, assisté ailleurs à un débat qui avait frisé le grand sommeil, et il avait pris sa première cuite la veille au Green.
Martine avait appelé. Était-ce juste pour prendre des nouvelles ? Il était assis au pied des escaliers de la salle 3 pour finir son marathon Pasolini. Des bribes de discussions éparses lui arrivaient : ici les éternels râleurs qui considéraient chaque année que « Lussas, ce n’est plus ce que c’était, toi qui n’as pas connu, tu ne peux pas savoir », là un groupe animé qui tenait des propos apocalyptiques sur Arte, la disparition programmée de La Lucarne, La Vie en face repoussée en deuxième partie de soirée, c’est pas les chaînes câblées qui vont nous faire bouffer, etc.
Martine avait appelé, il n’avait que ça en tête. Impossible de s’engager dans une conversation, ses idées étaient trop embrouillées. Comment donc faisaient tous ces gens qui s’agitaient autour de lui, pour garder les idées claires ? Avaient-ils tous si bien réglé leurs problèmes de cœur et de cul, qu’ils pouvaient s’attacher à autre chose, ou faisaient-ils semblant ? L’autre, sa perte et sa retrouvaille, le matin il avait même entendu un réalisateur faire ainsi le lien entre une démarche documentaire et une histoire d’amour… Pourtant, cette aptitude à mêler, à faire coïncider conviction artistique et expérience privée le laissait incrédule. Comme si la part de sublimation si présente dans les fictions était taboue dans les documentaires, domaine de la responsabilité citoyenne et du devoir moral. Car si la nécessité d’en passer par la représentation s’impose tant à ceux qui font les films, à ceux qui les rêvent et les désirent, se marmonnait Jérôme, c’est bien qu’il doit y avoir quelque part une déchirure, une séparation, un espace à combler entre leurs vies et leurs convictions. Entre une action militante et un film impliqué, il y a un monde, quelque chose en plus s’est inventé. Sauf qu’après coup, les cinéastes se réapproprient à leur bénéfice l’invention et la trouvaille du film, et qu’il ne reste rien dans leur discours des raisons véritables de leur engagement – celui-ci se présentant comme allant de soi depuis toujours.
Bref, Jérôme en était parvenu à la conclusion qu’il fallait absolument appeler Martine, sous peine de ne rien comprendre, ni aux films, ni à ses interlocuteurs d’occasion. En sortant des Pasolini, il composa la mort dans l’âme le numéro de la jeune femme…

Gaël Lépingle

A little something

À la fin de la seconde guerre mondiale, face à la défaite militaire qui se profile, des cohortes de prisonniers des camps de concentration sont jetés sur les routes. Épuisés, affamés, battus, des milliers d’entre eux vont y trouver la mort. The March, témoignage de la mère du réalisateur, revient sur cet effroyable périple. Mais le film est bien plus que le recueil d’une histoire traumatique – ce qui en ferait déjà un document d’une force rare. Pendant douze ans, en effet, Abraham Ravett ne va cesser de questionner sa mère sur ce sujet (« Tell me about the march, Mum ! »), coupant parfois de manière abrupte au cours d’une séquence, lorsqu’elle s’en éloigne. Dans un premier temps, ce procédé implacable intrigue et désoriente. Le film se met à résister à l’analyse comme à la raison, sans que l’on sache si ce sentiment provient de la méthode, qui peut passer pour de l’acharnement, ou de la force intrinsèque du témoignage. Cette difficulté à saisir clairement les desseins de l’auteur déclenche un vague malaise. Placés dans une situation parfois intenable, nous nous sentons pris au piège d’un projet qui dépasse notre entendement. Pourtant, c’est dans ce processus répétitif vertigineux, où l’humain semble faussement mis entre parenthèses, que The March bouleverse. Avec une pauvreté de moyens notable, le film s’apparente alors à une expérience scientifique (au sens cognitif du terme), d’autant plus troublante qu’elle excède les liens de filiation. Dans ce ressassement qui s’installe, ce n’est rien moins en effet que l’inscription de la mémoire dans le temps d’une vie qui est conjointement mise au travail et à l’épreuve. Et de fait, au fil des années, on assiste à un effritement du récit (le témoignage). De micro-variations s’installent. Se déchirant comme des voiles de brume, les souvenirs s’effilochent, les faits deviennent moins précis, la transmission se brouille. Cet épuisement, qui se lit aussi sur le visage de la vieille dame malade, gagne peu à peu les territoires de l’image. Éclairs de lumière et surexpositions brûlent la pellicule, menaçant de détruire la matière même de l’œuvre. Sous le coup de cette intense irradiation, les couleurs se décomposent et coulent de part et d’autre des photogrammes. En contrepoint, des termes extraits du récit se succèdent sur fond noir : « trepches », « wooden shoes », « blanket », « bread » … Autant d’embrayeurs qui agissent en direction du spectateur, pressé avant chaque fragment de remettre à son tour sa mémoire au travail. Avant que cet ensemble de mots, dans le déroulement de la projection, ne s’abîme irrémédiablement dans une écriture tremblée. À travers cette dégradation généralisée de tous les corps (de la mère, du récit, du langage, des images), The March réexamine le statut de la parole du témoin, comme il nous rappelle que nous restons les gardiens de ce fragile dépôt.

Éric Vidal

Chronique Lussassienne, mardi

En sortant précipitamment de la projection d’Une place sur terre pour revoir une partie de La Traversée, Jérôme envoya joyeusement les battants de porte de la salle 2 en plein dans la figure d’une jeune demoiselle. S’étant assuré qu’elle n’avait perdu ni dent ni œil dans l’affaire, il s’apprêtait à prendre congé lorsqu’elle engagea la conversation :
– C’est pas grave, après la journée nulle que j’ai passée… Le réel à Lussas, c’est fini, ciao bonsoir ! Je me suis tapé Loznitsa, plus le film dont on sort, ah ben merci ! Je peux pas souscrire à ce petit monde portraitisé, momifié, figé dans un cadre, illustrant une idée comme des pions sur l’échiquier d’un discours, ou d’une pensée… aussi jolie soit-elle. Non !
Le joli visage de la damoiselle était devenu assez grimaçant. Il s’agit sûrement d’une ayatollah du réel, se dit Jérôme, qui en avait déjà vu quelques exemplaires circuler à Lussas et parler très fort dans les débats.
– Attendez, y’a des beaux moments quand même !
– Oui, mais justement c’est de l’ordre du moment : que reste-t-il du réel quand il est à ce point segmenté ? La coupe tue au lieu de créer du lien, ou de laisser advenir un temps, une surprise, qui échapperaient à la rétention que…
– C’est peut-être pas votre style de cinéma, simplement…
– Ah non, trop facile ! De toute façon, quelle que soit la forme qu’on emprunte, il arrive toujours un moment où il faut y aller, se mouiller. Pour moi ces films sont paresseux : l’esthétique n’est là que pour cacher le fait qu’on n’est pas allé au-delà. Moi, j’ai envie d’en savoir plus sur ces vieilles paysannes qui chantent, ou sur ces visages qui nous parlent de la différence, alors qu’on en reste au carnet de notes… Et c’est d’autant plus frustrant que le matériau de départ est riche, attachant…
– Là vous refaites le film, non ?
– Mais à la longue ça devient mortifère, le cinéma ne filme plus la mort au travail, comme on dit, il fabrique carrément de la mort, alors qu’il devrait construire de la vie, il devrait servir à ça !
Ce qu’il y a de bien avec les dogmes, pensa Jérôme, c’est qu’ils ne s’embarrassent jamais de nuances. On lui avait déjà pas mal fait le coup du surgissement du réel, de l’essor inépuisable de la vie au moment de la prise et tout ça, mais il décida de rester poli.
– Vous devriez m’accompagner voir la fin de La Traversée. Au moins, là c’est clair : le film s’annonce direct comme une quête du réel. À peu de choses près, c’est comment passer d’un père rêvé, à un père enfin incarné. Ben oui, sauf que l’expérience de cette rencontre est bien trop forte en réel, justement, pour pouvoir être filmée. Ce qui compte, c’est le fantasme, la construction imaginaire, et ça le film le comprend bien : il ne nous parle que de ça, de la peur d’aller y voir, et il ne triche jamais avec cette peur.
Trop tard : à force de parler, ils arrivèrent pour le générique de fin.

Gaël Lépingle