États généraux, réaction particulière…

« Vos livres ont-ils transformé la donne sur la guerre d’Espagne ?
Non, ou peu. Staline ou la révolution s’est peu vendu. Jusqu’au jour où est sorti Land and freedom, de Ken Loach. C’est le cinéma qui a retourné la conjoncture et qui fait qu’aujourd’hui on peut discuter de révolution en Espagne et des crimes des staliniens. » (1)

En Turquie, des opposants politiques se sont mis en grève de la faim pour obtenir de « meilleures » conditions de détention. Certains en sont morts. En France, tout le monde s’accordait à penser que cette violence était inimaginable chez nous. En sommes-nous si loin ?

Hier matin, les « sans papiers » de l’église Saint-Bernard ont été évacués pour être expulsés. Que faire pour affirmer notre refus de cette politique et quelle action mener pour la combattre ?

À l’issue de la projection du film La ballade des sans papiers, une pétition et un rassemblement ont été décidés. Est-ce suffisant ?

Lussas réunit réalisateurs, techniciens, producteurs, critiques, diffuseurs : autant de personnes qui ne doivent pas devenir spectateurs…

Comment aujourd’hui capitaliser ces compétences ?

Comment demain chacun de sa place se saisira de son outil pour informer, réfléchir, résister.

Lundi ce rassemblement aura-t-il encore un sens, voire une existence ?

Hors Champ

  1. Extrait d’un entretien entre Edward Waintrop, journaliste à Libération et l’historien Pierre Broué. Libération du 23 août 1996.

Don’t worry be Happy !

Critique sociale toute en finesse, The good wife of Tokyo analyse la place réservée aux femmes dans la société japonaise. Sujet « sensible » s’il en est, dans un pays où la notion de groupe – ciment culturel autant qu’historique de la cohésion nationale – contrarie souvent les velléités d’expression individuelle.

En s’attachant à Kazuko Hohki – de retour après quinze ans d’absence – le film dresse par petites touches le portrait intimiste d’un système cadenassé mais que la succession d’entretiens s’em­ploie à déverrouiller. Dans ces témoignages énoncés simplement, les muscles zygo­matiques sont aussi mis à contribution. En effet le rire, dans sa fonction cathartique, implique suffisamment de distance pour permettre à cette parole souterraine d’émer­ger. Une parole secrète circulant entre femmes mais qui vise principalement les hommes. Pratiquement absents à l’image, ils n’apparaissent qu’en pointillés, fil conducteur invisible d’une histoire qui les interpelle sans les montrer. Mariage, cohabitation entre époux, relations familiales, rapports à la religion… les témoignages manifestent, selon les générations, les frustrations, les attentes et les espoirs de changements qu’ils génèrent. En posant des questions fonda­mentales sur l’altérité, le film bouscule les poncifs et les clichés habituels que nous véhiculons en occident. Une démarche que nous aimerions voir plus souvent à l’œuvre dans notre société.

Éric Vidal

Palette humaine

La belle idée du documentaire de César Paes, Le Bouillon d’awara, c’est de décrire, cerner les enjeux d’une situation sociale spécifique. Sur cette proposition le cinéaste réussit à tenir une démarche de réalisation ludique tout en multipliant les points de vues.

Les mille cinq cents habitants de Mana, en Guyane française composent une société pluri-ethnique, multicolore, aux diverses religions. Les personnages symboles de ce corps social diversifié exposent leurs parcours individuels. César Paes capte leur quotidien. Amérindiens, Créoles, Noirs marrons, Suri­na­miens, Hmongs, Européens, Bré­­si­liens, tous se livrent à nous. Par là même, le film pointe les situations, joue de la résonance des propos pour tenter de répondre concrètement au questionnement suivant : Quelles voies possibles pour une société multiculturelle ? Quel fonctionnement ? Quels aména­ge­ments ? Ce documentaire arrive au bon moment.

La préparation du plat-titre, le bouillon d’Awara, constitue le leitmotiv du film. Cette recette, qui inclut en ingrédients « tout ce qu’il y a sur terre » a valeur de savoureuse métaphore du bouillon des cultures. Melting-plat pour un melting-pot. La structure narrative du film propose malicieusement ce parallèle : comme les épices dans le bouillon d’Awara, les groupes ethniques se sont saupoudrés petit à petit dans le chaudron du bourg de Mana. Cela se traduit à l’image par une belle suite de visages tous différents. On ne sait jamais qui va intervenir, ni la couleur de sa peau. Profusion de langues, d’accents, richesse sonore. Le cadre aéré laisse le décor nous imprégner, l’image « grand-angle » nous le détailler. Les musiques émaillant le film renforcent aussi ce contexte de diversité.

Mais ce film joyeux n’occulte pas les problèmes de la cohabitation. C’est l’âcreté du bouillon. Évoquant les peurs de la perte identitaire, le cinéaste ne pointe pas assez cette friction nécessaire de l’interculture. Par contre, il insiste sur l’école, le travail, les commerce, l’administration, passerelles inter­ethniques. Comme sur la digestion de ces communautés par la France, « mère patrie ». L’un des personnages nous exhibe fièrement sa carte d’identité fraîchement obtenue.

Le Bouillon d’Awara, même s’il comporte certaines longueurs, tisse un canevas dense de pistes socio-ethnographiques, à la limite de l’explosion. Il nous laisse repus, comme après un bon bol du plat guyanais. Au final, on éprouve une sensation de satisfaction. Presque un sentiment de victoire contre l’intolérance et le racisme rampant. Éventail multicolore d’individus, le bouillon d’awara est un film généreux.

Jean Jacques N’diaye

Dénoncer, expliquer, impliquer

À l’occasion de la rare présentation de quelques films de son père, nous avons rencontré Patrick Watkins.

Je peux surtout parler de ses films et des conséquences de ses choix sur ses films, notamment par rapport à leur diffusion, puisqu’on ne peut pas les voir. Il y a deux ou trois films qui n’existent plus du tout, les copies sont rares ou se sont détériorées et il n’y a plus d’argent pour en refaire. Le premier film qui a eu beaucoup de succès mais aussi beaucoup de problèmes, c’est La bombe, qu’il avait fait pour la BBC. Il avait utilisé cette technique « documentaire-fiction », c’est à dire mettre en scène une réalité et la présenter comme si elle était arrivée. Il l’avait déjà fait pour la bataille de Culloden (1746) et comme ça fonctionnait bien avec le passé, il a utilisé le même procédé pour La bombe. Sauf que là on parlait de l’avenir et d’un avenir qui impliquait une politique gouvernementale, c’est à dire la course aux armements, l’absence d’informations sur cette question du nucléaire et la politique d’évacuation en cas d’attaque, etc. Cette perspective « documentaire-fiction » passait très bien quand on traitait d’un problème historique de 1746, même si c’était une guerre violente entre anglais et écossais. Cela gênait quand même moins qu’une question politique assez sensible, à l’époque de la course aux armements. A partir du moment où pour ces raisons, le film a été interdit en Angleterre, en tout cas de diffusion à la télévision, mon père a choisi de s’exiler et a perdu sa citoyenneté anglaise pour devenir nomade. Il est parti dans différents pays (Scandinavie, États-Unis) où il a connu d’autres mésaventures avec la censure. Ce qui fait qu’il n’est pas reconnu comme un cinéaste anglais, ayant fait la majorité de son œuvre ailleurs. C’est bien connu que les systèmes n’aiment pas les gens qui voyagent et dans le cinéma cela se vérifie aussi. À partir du moment où on n’a pas un pied dans un pays, on ne s’occupe pas de son œuvre. Il n’y a pas dans le monde, par exemple, de cinémathèques qui s’occupent des œuvres de Peter Watkins, même si en France on essaie d’en récupérer une partie. Donc, le gros problème aujourd’hui, c’est que ses films sont pratiquement impossibles à voir.

Un mot sur le fait qu’il ne soit pas là. Il a plus ou moins arrêté de faire du cinéma. Il a plus de soixante ans maintenant et est un peu fatigué d’avoir lutté contre une certaine forme de culture et de cinéma, en pointant leurs dysfonctionnements – même si ses films ne donnent pas de réponses. Il a également critiqué les médias qui le lui rendent bien. Il est donc vraiment très isolé. Il a tout le temps été un peu en marge, mais aujourd’hui, où justement les médias ont pris beaucoup d’importance, c’est très difficile pour lui de combattre seul.

Aujourd’hui il s’est posé en Lituanie, où il travaille sur des projets très personnels qui ne coûtent pas d’argent. C’est donc rarement du cinéma. Il a aussi arrêté parce que ses projets n’aboutissaient plus, personne ne voulant les financer.

Pour revenir à ses choix de formes, il a été un des premiers à utiliser la technique du reportage dans une fiction, par exemple en permettant la prise de conscience de la présence de la caméra, avec les gens qui regardent l’objectif, lui parlent. On est toujours conscient du fait que c’est un film, ce qui donne le coté documentaire, même si c’est très fictif. Par exemple, outre La bombe, Punishment park a été construit sur les mêmes bases. Il est parti d’une situation très réelle, le racisme, la répression policière, la guerre du Vietnam, en l’extrapolant. C’est à dire en imaginant mettre dans des camps, tous les éléments subversifs de cette société pour les ramener dans le droit chemin ou les enfermer. Et ensuite les médias seraient invités pour juger de l’impartialité de cette pratique. La technique du documentaire était poussée si loin que le gouvernement suédois a protesté officiellement auprès de l’ambassade américaine, en disant qu’il était scandaleux d’organiser de tels camps. Il a vrai­­­­­­ment touché une sorte d’élément de vérité, de politique-fiction où il utilisait les mêmes schémas de manipulation que ceux utilisés par les médias en général. Mais là il mentait vraiment, en disant que l’objectivité des professionnels n’était que du mensonge parce qu’on pouvait faire la même chose avec de la fiction pure. C’est surtout ça qui l’a isolé comme un réalisateur original et assez nouveau, mais aussi isolé de ses pairs, journalistes, réalisateurs, etc.

Est-ce que cet isolement était dû plus au contenu ou à la forme de ses films ?

Effectivement, ce n’est pas tant le sujet que la forme. Il y a des choix qu’on n’a pas le droit de faire dans le cinéma, ou bien si on les répète trop souvent, on est considéré comme quelqu’un qui ne respecte pas son public parce qu’on n’utilise pas la même forme narrative, les mêmes discours, le même langage. Ce que mon père dit, plus particulièrement dans ses films les plus récents, c’est qu’on peut utiliser un langage autre que le langage holly­woodien, qui malgré tout traverse la plupart des œuvres, même de cinéastes engagés. Il a voulu montrer au spectateur qu’on est pas obligé de faire un montage rapide, d’avoir une histoire linéaire. Il ne dissocie jamais la forme du fond. Par exemple, dans Le voyage qui est un film très long (quatorze heures), il propose une autre expérience, un cinéma non directif qui n’est pas rapide. Il trouve qu’habituellement il y a trop d’informations, et chaque coupe est déjà une manipulation. Quand on coupe d’une image à une autre, le spectateur ne connaît pas les choix politiques, idéologiques ou même esthétiques inhérents au montage. Cela passe naturellement, comme si c’était la vérité. Dans Le voyage, il explique au début du film, qu’à chaque coupe il y aura un signal indiquant qu’on a décidé de couper, de changer d’images, de changer la place de la caméra. Dans le même ordre d’idée, dans ses fictions il choisit d’utiliser les gens dans leur propre rôle. Et quand on s’écarte des standards professionnels établis, c’est très dur d’être crédible. On considère aussi qu’il s’est retourné contre son propre outil et que donc, on ne peut pas lui faire confiance.

Peut-on parler de cinéma didactique ?

Oui, et c’est même un aspect essentiel de son travail depuis dix ou quinze ans, avoir une approche pédagogique par rapport à l’image. C’est pourquoi il a fait autant de travail sur l’éducation à l’image dans les écoles et les universités, pour développer un regard critique, particulièrement sur la télévision. Il préfère maintenant présenter ses films dans des écoles et en discuter avec les gens, plutôt que de les présenter à des professionnels. Il faut que les gens puissent être des cinéastes et des communicateurs en puissance.

Il a suivi un cheminement où il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus se contenter d’utiliser les techniques de manipulation et de traitement de l’image pour dénoncer. Ca donnait une vision très pessimiste du monde et puis où était la solution pour les spectateurs ?

Par la suite, il a voulu impliquer les gens par un chemin plus personnel, mettre en scène la vie et donner des rôles forts à des gens ordinaires. Dans le voyage il a fait le film avec des familles à travers le monde. Dans la cuisine autour d’une table, on parle des grands problèmes du monde sur un ton très informel. Ces personnes réalisent aussi des parties du film, des petites fictions. Il n’y a plus de coupures entre l’histoire et les gens. Comme une remise en cause de la segmentation dans le monde, l’isolement entre les individus, la segmentation entre les différentes formes artistiques, les formes de pouvoir, des choses qui vont au-delà de la question du cinéma.

Propos recueillis par Christophe Postic et Francis Laborie

Filigrane

Avant-hier, s’est tenu un intéressant séminaire sur « Un siècle d’écrivains ». J’y étais. Bernard Rapp aussi. Assis derrière un micro, un peu comme à la télé, sauf qu’à la télé on ne voit pas le micro. Et puis autre chose en lui me paraissait différent. Une anomalie quelque part. Son regard, ses gestes, ses lunettes… Oui, bien sûr, ses lunettes ! Celles qu’il tient habituellement dans un geste « pivotien », et qu’il avait posées devant lui sans les toucher. J’étais déçu, je ne le reconnaissais pas complètement. Mais était-ce dû à sa présence… Quel séminaire de qualité ! Des questions sur le cahier des charges, le style des émissions, le choix des auteurs et leur liberté d’action, la production. Tout cela abordé dans une atmosphère détendue, sans énervement aucun. Même les rares critiques étaient émises d’un ton feutré, sans provocation aucune. Et Rapp qui répondait en souriant, un petit mot d’humour par-ci, une explication par-là. Vraiment un débat remarquable. N’empêche, j’aurais bien aimé qu’il porte ses lunettes. Sans elles, il me paraissait comme déshabillé. Je ne voyais maintenant plus qu’elles, là sur la table, en attente, orphelines. Qu’est-ce qui l’a finalement poussé à faire le geste que j’attendais désespérément ? Mouvement conscient ou pur réflexe télévisuel ? Une chose est sûre : d’un coup le niveau de la réflexion est monté d’un cran lorsqu’elles ont surgi au bout de ses doigts.

Francis Laborie

Effets secondaires

Il faut se défier de recettes ou de toute idée préconçue sur ce qui ferait un bon sujet de film. (1)

Jean-Paul Colleyn

L’effet transsibérien met à jour le double tranchant de la démarche « carnets de voyages ». Notre adhésion de spectateur à ce type de documentaire réside pour une large part dans la diversité des aléas survenant dans le parcours. La somme de ces micro-événements donnera sa consistance au récit et le fera progresser au delà d’un dispositif imaginé sur le papier.

Xavier Villetard a évité les possibles dérives racoleuses de certains magazines télévisuels. D’emblée, il affiche clairement par un texte préalable son projet narratif : le spectateur s’embarque pour un « railway movie » à ossature littéraire. La musique des mots de Blaise Cendrars rythmant l’ensemble, l’objectif de la caméra balaye paysages, fixe gestes et visages. Le micro recueille bruits, réflexions des passagers. Dans son ensemble, cette proposition narrative met le spectateur en situation de voyageur, « en partance » dans une Russie dont on connaît déjà le chaotique visage. Si quelques remarquables séquences de captation (les enfants dans la neige au début du film, la confession du capitaine Akchar dans le noir, entre autres) parlent en faveur du film, on éprouve à l’issue de la tentative une déception sur la forme.

Le narrateur se met en scène dans le couloir du train. Cette marque d’énonciation régulière nous donne à prévoir rapidement une structure attendue aux effets prévisibles. Dans la même logique, les travellings sur les paysages s’étirent en longueur, nous donnant plus l’impression de répondre à une opportunité de montage de pure forme, ne parvenant pas à nous donner le sentiment de « l’ailleurs ». La durée excessive de certains plans nous fait rapidement glisser dans un état de passivité, dans un temps du film douloureusement interminable calquant d’un peu trop près le temps réel du voyage. Les ponctuations visuelles et sonores, dans leur souci de rimer, remettent à chaque fois le film sur des « rails », l’empêchant de décoller de sa vitesse de croisière. Heureusement, il y a dans le film des paroles qui marquent. Celles de ces personnages assaillis de doutes, d’incertitudes. A l’exception de cette dame étrangement lunaire, sereine dans sa ferveur mystique.

Ce que nous donne à voir et à entendre le réalisateur lorsqu’il se tient au plus près de ces hommes et femmes en huit clos nomade nous transporte enfin en terre étrangère. Si l’on excepte ces instants trop rares, on peut regretter que la mise en récit de L’effet transsibérien comporte certains effets secondaires indésirables.

Jean-Jacques N’diaye

  1. Jean-Paul Colleyn, le regard documentaire, Ed. Supplémentaires Georges Pompidou.

Rencontre aux sommets

Nous avons rencontré Catherine Marnas, metteur en scène de théâtre, de retour de la rencontre internationale au Chiapas et lui avons demandé son point de vue sur le mouvement zapatiste.

« Croire au monde, c’est ce qui manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. » Gilles Deleuze.

Pour reprendre chronologiquement, j’ai suivi les événements du Chiapas depuis le premier janvier 1994, date de la signature du traité de libre échange, l’Alena, avec les États-Unis. En référence avec Zapata, c’était un peu symbolique pour le mouvement de dire que les Indiens étaient les grands oubliés de l’histoire. Or la grande idée de Marcos est justement de dire que la révolution de Zapata n’est jamais arrivée dans le Chiapas. J’étais au Mexique où j’ai monté Roberto Zucco de Koltès et il se trouve que dans la distribution il y avait un certain nombre d’acteurs qui faisaient partie de la « société civile » soutenant le Chiapas. Je me désespérais un peu de l’écho – ou du non écho – que les paroles de Marcos avaient en France. Au mieux on se servait de sa figure, ce qui est plutôt le côté anecdotique, le côté culte de la personnalité. Mais ses communiqués qui sont magnifiques, on en avait très peu d’échos. Mon moyen d’expression étant le théâtre, j’ai décidé de monter un projet autour des écrits de Marcos et de quelques textes de Che Guevarra. Tous deux avaient comme modèle dérisoire Don Quichotte et je voulais faire le lien à travers cette figure. Je suis donc allée à la première Rencontre Intercontinentale contre le néo-libéralisme et pour l’humanité qui se tenait dans le Chiapas, fin juillet pendant huit jours. Par rapport au mouvement, les films présentés à Lussas datent un peu, surtout sur la chronologie. Mis à part des cassettes de propagande sur le mouvement qui circulent clan­destinement au Mexique, Juan Carlos Rulfo s’étonnait qu’il n’y ait pas eu plus de cinéastes qui prennent le relais. Marcos a aussi focalisé l’intérêt de la fiction. Mais je me demande quelle serait la place pour des films autres que sur un personnage, ô combien charismatique, ou des œuvres de diffusion qui feraient connaître le mouvement. Ce qui est incroyable à Lussas, c’est l’écho inouï que suscite cette « Rencontre Internationale ». Ça me conforte dans l’idée qu’il faut absolument transmettre cette parole utopique qui réveille chez les jeunes, n’ayant pas l’occasion de l’entendre à travers les médias, un espoir fantastique.

Oui mais c’est un espoir qui est toujours ailleurs…

Non, pas toujours. Marcos, dans un de ces textes, dit : « je suis gay à San Fransisco, femme dans une assemblée de machos… ». C’est une pensée résolument post-marxiste tenant compte de tout ce qui s’est passé mais qui en appelle à l’union internationale contre le néo-libéralisme. C’était aussi un petit peu l’idée du « Che ». L’idée de Marcos n’est pas que les gens viennent pour défendre les indiens, ils sont assez grands pour le faire eux-mêmes, mais de mettre en place un réseau international pour qu’ils arrêtent de lutter dans leur coin ou même de ne plus lutter. Certains lui ont reproché d’être sur Internet mais sans cela, il n’y n’aurait peut-être pas eu une diffusion aussi rapide.

Quelles réflexions ou quelles critiques vous inspirent ces huit jours passés là-bas ?

J’ai été très critique mais ça ne change rien à ce que j’ai dit sur les paroles de Marcos. La déception vient que dans l’organisation je ne les ai pas retrouvées. Je sais que c’est une organisation militaire mais pour moi il y a des choses qui nous ont été imposées et qui n’étaient pas nécessaires. Pour être très claire, ma critique s’adresse plutôt à la réponse apportée par certains participants que finalement à l’organisation elle même. Il y avait là une sorte d’expiation petite-bourgeoise à la Mao avec laquelle je ne suis absolument pas d’accord parce que justement la parole de Marcos est complètement novatrice par rapport à ça. C’est à dire : on ne va pas refaire l’histoire ni recommencer les erreurs antérieures. Donc si on veut avoir une chance que ce mouvement aboutisse, j’ai pas du tout envie que ça se passe comme cela. Pour citer l’exemple de la séparation des participants, les femmes à gauche, les hommes à droite, au moins qu’on m’explique pourquoi. Là quelqu’un a pris la parole avec toute la mauvaise conscience néo-colonialiste pour dire qu’il faut respecter les traditions indigènes. Or les traditions indigènes je les connais, ce ne sont pas celles là. C’est une tradition guerrière, militaire mais non indigène. Où encore l’obséquiosité vis à vis des « passe-montagnes ». Pour moi ce n’est pas un dialogue d’égalité.

Malgré tout, la leçon optimiste, j’espère, c’est que ça attire des gens nouveaux, qui ont des craintes par rapport à ce que je viens de dire

Pour en revenir aux images, est-ce qu’il y a eu une réflexion sur la médiatisation de Marcos ?

C’était très drôle car il y avait tout un discours sur les dangers de l’image mais en contradiction, il y avait une forêt de caméras. Là encore, ça ne correspond pas à la position de Marcos.

Est-ce qu’il y avait des zapatistes qui filmaient ?

Je n’en ai pas vu. Mais par contre ils utilisent les volontés de ceux qui les soutiennent pour dire ce qu’ils ont à dire et pour suggérer éventuellement des choses. Par exemple ils refusent des interviews à Télévisa, qui a le quasi-monopole sur les chaînes de télévision. C’est un secret pour personne qu’ils sont très proches du gouvernement. Télévisa a rendu compte des événements du Chiapas de manière absolument éhontée et c’est à la suite de ça qu’il y a eu une mobilisation énorme des gens. Ils sont descendus dans la rue. Pour la première fois ils se rendaient compte que Télévisa n’était pas une télévision objective. Par contre, la presse écrite mexicaine était très représentée.

Propos recueillis par Sabrina Malek, Christophe Postic et Éric Vidal

Triste kaléidoscope

Les enfants, tout droit sortis de l’univers de Doisneau, jouent et parlent à la caméra, images filmées d’un train qui lentement va s’ébranler pour nous emmener sur les traces de La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars. Un poème long comme un rail, avec des rimes qui n’en sont pas, des vers de toutes les longueurs, un rythme chaotique et des noms de villes à la rugosité exotique. Avec la petite Jehanne qui se ballade dans cette prose en pensant à Montmartre, perdue parmi des images hallucinées où se mêlent souvenirs et sentiments du narrateur. Bref, un poème écrit comme un voyage mal organisé, sauf que la beauté de l’écriture le transforme en symphonie ferroviaire.

La caméra suit ici les mêmes rails, à la découverte du paysage et des voyageurs rencontrés au fil du trajet.

La voie ferrée défile telle une pellicule qui révèle une géographie terrestre et mentale : mysticisme d’une femme, désarroi d’un homme, splendeur d’une aube rougeoyante, rêves d’un enfant, inquiétudes d’une mère, ciel crépusculaire, sourires des retrouvailles, neige…, regard fuyant d’un ancien soldat d’Afghanistan, propos désabusés après un larcin, neige encore…, adresse écrite à la va-vite, prisme du givre sur la vitre, bleu du ciel et de l’eau, silhouettes immobiles comme des poteaux caténaires, landaus en file indienne sur un quai désert, néons entraperçus, bâtiments sombres, lassitude des visages, nostalgie d’un passé mythifié, lumière blafarde, revolver démonté, vies malmenées par l’aiguillage de l’Histoire, neige toujours…

Et puis, au terminus du film, une fillette énumère des noms de villes à la manière d’un dépliant touristique.

Alternant des séquences longues et courtes, le film est construit sur le modèle du poème, kaléidoscope d’images ponctuées par les interventions d’un narrateur. Les plans serrés sur des personnages, qui racontent un quotidien aussi cloisonné que les compartiments, contrastent avec les paysages balayés par la caméra. Et peu à peu, c’est le portrait d’une certaine Russie qui se dessine à travers cette radiographie cinématographique. Une Russie à la dérive, où les repères soutenant les liens sociaux ont disparu pour ne laisser place qu’à la dureté du capitalisme le plus sauvage. Criminalité, racket, misère sociale et affective, incertitude du lendemain, lassitude de la guerre… Les quelques sourires que l’on voit poindre ça et là, aussi rares qu’un rayon de soleil sibérien, ont bien du mal à éclairer la grisaille de cette réalité. Ce n’est plus seulement le froid qui glace cette société, l’angoissante complexité de ce futur qui se profile à l’horizon fait également frissonner.

Aujourd’hui, la petite Jehanne a cédé la place au capitaine Akchar, qui nous accompagne tout au long du voyage. Avec son désir de reconstruire un couple sur les décombres d’une vie tumultueuse, Akchar est à l’image de son pays : en proie à une sacré gueule de bois.

Francis Laborie

Dialogue pictural

Retrouver les noms de Pissarro et Picasso dans ce film est révélateur de la place qu’occupe l’œuvre de Cézanne dans l’histoire de la peinture : position charnière, elle est le véritable lien entre le xixe et le xxe siècle. Lues en voix off dans une tonalité grave et monocorde, ses lettres dessinent les grandes lignes de sa vie. Le conflit permanent avec son père, sa rupture avec Zola, les critiques virulentes dont il fût l’objet, autant de « traits brisés » qui jalonnent une existence dominée par le sentiment persistant de l’échec. Si la palette est lumineuse, ses mots ont le sombre éclat de la solitude. Et la musique, continue et lancinante, semble rappeler en s’étalant comme un long balayage sonore, la quête obsessionnelle du peintre : atteindre la vérité picturale.

« Arriverai-je au but si recherché ? » C’est en s’installant devant le motif qu’il cherchera la solution à toutes ses questions. Un motif qu’il explorera inlassablement, en l’épurant et le structurant, persuadé que la réponse se trouve dans la « mise en scène » des formes et des volumes. Certain que seule une construction pleinement maîtrisée pourra donner du sens à son œuvre, il consacrera à cet objectif la majeure partie de sa vie et seule la mort mettra un terme à cette recherche quasi mystique. Recherche d’une juste organisation des surfaces qui s’inscrit pratiquement dans une démarche rappelant le montage cinématographique.

Le personnage principal du film n’est finalement pas Cézanne lui-même mais la lumière de la campagne, cette lumière qui lutte avec l’ombre comme le peintre avec ses démons. Aix, l’Estaque, Marseille ou la montagne Sainte Victoire : paysages peints et paysages filmés s’intercalent dans d’élégants fondus enchaînés qui évoquent la pureté des transitions entre les couleurs du peintre. Ces harmonieux enchaînements de séquences, impressionnistes dans leurs agencements, sont le reflet exact de la volonté du peintre d’abolir les contours de ses formes.

C’est dans une promenade « atmosphérique » que nous emmènent Danielle Huillet et Jean-Marie Straub. Un voyage au rythme lent et mélodieux dans un univers où forme et fond rejoignent la dimension spirituelle de Cézanne.

Francis Laborie

Douce France…

Notre cause n’est sans doute pas toute blanche : mais la vôtre, de quelle couleur la voyez-vous ?

Francis Jeanson

Frères des frères. La répétition de ces deux mots qui se font échos résonne longtemps, évocation d’une fraternité extra-consanguine dont les liens n’en seraient que plus forts. Pourtant, à leur époque, ces français étaient désignés comme « porteurs de valises ». Là où à présent il y a chaleur et sympathie, il n’y avait qu’accusation et mépris, en un temps où le travail manuel n’était pas plus valorisé qu’aujourd’hui et qui plus est lorsque ces valises étaient celles des colonisés. Autres temps, autres mots. Pourtant, qui se rappelle aujourd’hui de ces hommes et de ces femmes ? Indéniablement ils font partie de cette « mémoire interdite » que constitue la guerre d’Algérie. Communistes, catholiques, trotskistes, libertaires, tiers-mondistes…, ils avaient créé des réseaux clandestins pour soutenir la guerre d’indépendance algérienne. Ils ne voulaient plus se contenter de pétitions, de déclarations, aussi leur aide fut concrète, matérielle, efficace. La clandestinité, l’exil, la prison, la désertion furent le prix de leur engagement. On apprend beaucoup sur l’action et le fonctionnement de ces réseaux et entrapercevant toutes les hésitations des partis de gauche à les soutenir, on prend également la mesure de leur isolement.

Le parti pris de ce documentaire est bien de restituer une parole tue. Les témoignages sont souvent filmés dans des lieux publics et très peu d’archives sont utilisées, comme si le réalisateur voulait ancrer ces histoires individuelles dans le présent, leur redonner une existence qui leur a été niée jusque là. En effet, après avoir fait figure de traîtres, très vite ils disparaissent d’une histoire à laquelle ils avaient pourtant participé. Cette histoire tellement sélective nous rappelle combien, par exemple, la date du 17 octobre 1961 (1) est oubliée alors que celle du 8 février 1962 (2) est connue de tous. Il nous semble que si les martyrs du 8 février enterrent l’horrible et culpabilisant souvenir du 17 octobre, il y a dans cette mémoire et dans cet oubli plus qu’une question de culpabilité. L’ignorance de ce qu’ont été les « frères des frères » relève de ce même oubli. Cette occultation implique différents niveaux, l’État, la classe politique et la société française dans leur ensemble. Ce constat fait, c’est sur les raisons de cette amnésie que l’on aimerait porter un début de réflexion. Il nous semble que si la culpabilité est un élément incontournable expliquant ce silence, il y a des enjeux du présent qui y contribuent également : les relations politiques et économiques entre les deux pays, l’importante communauté algérienne vivant en France, la génération d’hommes qui a été envoyée se battre et à qui on n’a jamais rendu de comptes…

En s’engageant aux côtés du FLN, ces hommes et ces femmes ont dérangé. Aujourd’hui où la guerre d’Algérie est toujours un tabou, ils dérangent encore. L’absence de films n’est finalement qu’une conséquence de cette histoire pleine de trous. En continuant à s’interdire une véritable réflexion politique sur cette guerre qui n’a jamais dit son nom, l’impasse sur la mémoire perdurera.

Sabrina Malek

  1. Manifestation algérienne à Paris, douze mille arrestations, des centaines de morts. L’histoire officielle n’en reconnaît que deux.
  2. Manifestation unitaire anti-OAS à Paris faisant huit morts français au métro Charonne.