Une dignité retrouvée

Ce documentaire a quelque chose de salutaire. Il sauve de l’amnésie et de l’ignorance, en faisant enfin surgir de l’oubli les immigrés maghrébins, si souvent objets d’analyse ou de critique mais jamais présents sur nos écrans. Les voir, les entendre, donne corps et âme à ce qui avait fini par devenir une entité se réduisant à des chiffres, des discours xénophobes, des banlieues enflammées.

Ni pathétique, ni vengeur, ce film sensible donne simplement du temps et de l’espace, comme rarement cela a été fait, à ces hommes et ces femmes pour qu’enfin ils se racontent.

Si le découpage en trois parties, les pères, les mères, les enfants, est judicieux, chacune des parties renvoyant à des réalités et des histoires différentes, on peut malgré tout supposer qu’il aurait été difficile, voir impossible, de réunir ces trois paroles dans un même temps, dans un même cadre. En effet, qui connaît les valeurs de pudeur, de respect et de réserve de la culture maghrébine, devine cette difficulté, et mesure d’autant mieux la qualité du travail de la réalisatrice, réussissant à libérer une parole si longtemps tue. Du coup, le choix de Yasmina Benguigui d’être totalement absente du film, y compris de la bande-son, lui confère paradoxalement une présence très forte. Par ailleurs, la mise en scène, installant tous les personnages dans leurs univers, passés ou présents, renforce leurs propos, les lieux jouant le rôle de caisse de résonance.

Les pères, ou les hommes du silence, car comme le dit l’expression de l’un d’eux « plus tu fermeras la bouche, moins t’avaleras de mouches ». Ils se remémorent le choc de leur arrivée en France, les logements insalubres, la solitude, les conditions de travail difficiles. Un des moments les plus terribles, évoqué par l’un d’eux, décrit son départ du pays d’origine. Sur le bateau, il jette d’une part sa chéchia rouge, chapeau traditionnel tunisien, d’autre part des boulettes de viande, croyant trouver un pays d’abondance. À la lumière de la réalité qui l’attend qui les attend – ces deux gestes acquièrent une puissante dimension symbolique. C’est une génération qui a vécu l’humiliation et la négation de soi.

Les mères, ou des femmes qui ont toujours subi. De même qu’elles ont été mariées, pour la plupart, sans leur assentiment, elles sont arrivées en France parce qu’une loi (le regroupement familial) en a décidé ainsi. Elles ont vécu d’autant plus difficilement leur venue en France qu’elles n’ont pas trouvé le confort espéré, et qu’elles n’ont pas ou peu eu de contact avec l’extérieur, contrairement aux maris qui travaillaient. Leur enracinement s’est essentiellement fait par les enfants, qu’elles ont pourtant élevés dans le mythe du retour au pays d’origine.

Les enfants, ou les citoyens de nulle part. Autant les aînés semblent, après être souvent passés par la révolte (délinquance, conflit familial…), assumer leur double identité, autant les plus jeunes revendiquent leur différence. Si l’âge est un élément d’explication, ce repli identitaire est aussi une réaction à l’exaspération actuelle de la xénophobie. Il transparaît, en filigrane, l’histoire de cette seconde, voir troisième génération d’immigrés, de l’apparition du mouvement « beur » à l’identification à la religion musulmane. Ce passage d’une revendication du droit à la différence puis du droit à la citoyenneté, jusqu’à une revendication religieuse, figure le hors champ constitué par la manière dont la société française pense son rapport à l’Autre.

Les histoires individuelles dessinent ainsi, par petites touches, une immense fresque où figurent les questions de l’exil, du déracinement, du rejet, de l’altérité, de l’identité, redonnant chair et humanité à l’Histoire de l’immigration. Il est étonnant, mais révélateur, de voir comment ces récits se heurtent aux discours tenus sur eux par les représentants du patronat ou de l’État français. Ces discours laissent bien entendre avec quel mépris la venue et la situation des immigrés étaient envisagées. On perçoit combien l’importance du passé colonial a contribué décisivement à la formation de l’imaginaire sur l’Autre, faisant passer directement la représentation de l’indigène colonisé d’hier, à celle de l’immigré maghrébin d’aujourd’hui. L’appréhension des phénomènes d’immigration et des populations immigrées semble, en effet, profondément liée à ce passé qui a imprégné pendant près d’un siècle la culture occidentale, sans qu’une véritable interrogation critique ait été menée depuis la décolonisation. La désillusion coloniale n’est pas digérée, les images n’ont pas été déconstruites, l’histoire n’a pas été assumée : la figure de l’indigène continue d’exister dans les mentalités, témoignant d’un point aveugle de l’histoire coloniale. De surcroît, l’occultation de ce passé comme base de la persistance des mouvements migratoires ponctuels, condamne à l’incompréhension des arrivées récentes d’immigrés originaires de l’Afrique noire ou du Maghreb (le cas des maliens est typique). Et même si ce passé n’explique pas tout des fantasmes et des attitudes d’aujourd’hui, il en est en grande partie responsable. Il serait temps de comprendre et de déconstruire les représentations des populations immigrées en prenant en compte la spécificité de ce passé, l’enjeu étant une meilleure appréhension des crispations xénophobes, des cristallisations identitaires et des manipulations politiques du thème de l’immigration. Ce film y contribue pleinement.

Sabrina Malek

True story

Rencontre avec Avi Mograbi, réalisateur de How I learn to overcome my fear and love Arik Sharon.

J’aime beaucoup l’humour mais je ne l’ai pas utilisé dans mes deux films précédents, leurs sujets étant très différents. Le fait de réaliser un film sur Arik Sharon me faisait très peur. Cependant nos rencontres se sont déroulées sur un mode humoristique et j’ai pensé qu’il fallait utiliser l’humour aussi loin que possible. Je pensais au début faire un film totalement différent : un film très politique sur une figure que je déteste. Je voulais faire apparaître les choses affreuses qu’il a dans sa tête ou que je pensais qu’il avait dans sa tête. Mais la construction du film a pris une autre direction car il ne s’est pas livré si facilement. Il ne nous a pas montré le côté monstrueux de sa personnalité mais plutôt son côté sympathique, poli, très correct. Je pensais que le rire pourrait, peut-être, aider le spectateur à voir l’aspect ironique de l’histoire, qu’il aiderait à comprendre que le personnage que je joue ne raconte pas nécessairement une histoire vraie. Car cette histoire est terrible : quelqu’un, moi en l’occurrence, change de point de vue politique et sa femme le quitte du fait de ce revirement. C’est une histoire tragique pour le personnage que je joue dans le film. J’utilise ma biographie et ma vie de famille pour raconter une autre histoire. Je mens dans le but de faire émerger une vérité plus forte.

Mon travail n’est pas construit autour d’une position théorique sur laquelle je me serais appuyé, comme certains réalisateurs peuvent le faire. Il peut être relié après coup à une théorie. Ce qui est amusant, c’est que lorsque je pense à mon prochain film je me dis que je vais mentir à nouveau sur ma biographie. Mon procédé est une provocation, détourner une histoire vraie en une histoire fausse et donc mettre le doigt sur nos points faibles. Je crois que la façon dont on approche un sujet que ce soit par le biais du mensonge ou de la vérité peut permettre d’atteindre une vérité qui est au-delà. Dans mon film je mens sur des détails, notamment chronologiques, mais je raconte une histoire vraie. Je me suis rendu compte que Sharon pouvait être sympathique. Alors, j’ai réalisé qu’un tel processus pouvait arriver, que la personnalité d’un individu pouvait influencer les idées que l’on a sur lui. Car Arik Sharon a fait des choses terribles. C’est pourquoi j’ai pris sur moi de jouer ce personnage, un peu ridicule, qui tombe dans le piège d’un charisme et d’un discours gentil.

Le film a été montré deux fois à la télévision israélienne parce qu’il se disait qu’Arik Sharon allait être ministrable. Il était donc le centre d’intérêt de l’opinion publique, et c’est pour cela que le film fut rediffusé. Pour un documentaire, le film a eu une grande audience. Il faut dire que nous n’en voyons pas beaucoup en Israël, cela n’intéresse pas vraiment les gens. Le film a été très bien reçu, et lorsque je me promène dans la rue, parce que j’apparais dans le film, les gens m’observent avec un sourire complice aux lèvres. Parfois je me demande s’ils ont vu le film dans le sens où moi je le voudrais car c’est tout de même une histoire « tordue ». Quelques personnes ont saisi l’ironie du film, mais d’autres ont pris l’histoire au premier degré. Par exemple, beaucoup m’ont demandé si ma femme m’avait vraiment quitté. J’ai reçu un tas de lettres, c’était très étonnant pour moi.

Il y a un risque que mon film soit pris au premier degré. C’est pourquoi je dis que le film est provocateur. Pour les gens qui sont du même bord politique que moi, Arik Sharon a été, depuis ces quinze dernières années, l’homme de droite le plus haï par la gauche. À cause de ce qui est arrivé pendant la guerre du Liban et du fait des implantations juives dans les territoires occupés car Sharon ne raisonne qu’en termes de solutions militaires. Beaucoup de gens m’ont aussi dit que le film était bénéfique pour lui, qu’il pourrait toucher le cœur de ceux qui le détestaient. En fait Sharon a beaucoup aimé le film. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pensait vraiment ou si c’est ce qu’il pensait être bon de dire. La situation au moment des élections en Israël était tellement en faveur du film, que je ne sais pas s’il était bon pour lui d’aller politiquement contre le film. Beaucoup de gens de son camp ont écrit dans des journaux importants que je l’avais montré sous son meilleur jour. Mais si des gens l’ont vu comme cela je ne peux rien y faire. Je pensais que ce serait superficiel. Bon d’accord, il peut paraître gentil, mais moi je fais en même temps toujours référence au massacre de Sabra et Chatila. Et puis il y a ce dernier rêve à la fin du film où l’on voit à l’écran des images qui vont du massacre à l’assassinat de Rabin. Ce qui je pense est un point de vue provocateur. J’ai été surpris que personne ne réagisse à cette façon de relier les deux événements. Je pense que la plupart des gens refusent d’effectuer ce lien. C’est comme si cela n’avait pas été dans le film, comme si les gens se disaient : « je ne veux même pas y penser ». Quand j’ai monté ces images je me suis dit que j’allais peut-être trop loin. Si les personnes qui aiment Arik Sharon et qui ont vu ce passage ne protestent pas, c’est leur problème. Si certains ont su voir le dilemme entre les bons et les mauvais côtés de Sharon, c’est suffisant pour moi.

La place de ma vie privée dans le film est à envisager sous deux aspects. Pour les spectateurs, c’est un moyen plus facile de les convaincre qu’ils ont à faire à un personnage réel qui leur parle. Pour moi, ma motivation de faire un film sur Sharon est liée au fait d’avoir refusé de servir au Liban et d’avoir fait de la prison pour cela. La part réelle de ma vie est importante à cause de mes positions politiques. Il y a aussi le fait qu’avec mon père nous avions des avis radicalement opposés sur la guerre du Liban. Il était important pour moi de l’exprimer.

Mais, pour l’essentiel, les éléments biographiques du film sont complètement truqués, ma femme ne m’a pas abandonné et moi je n’ai jamais oublié Sabra et Chatila.

En Israël, il est très difficile de trouver de l’argent pour réaliser des films, même si les documentaires coûtent moins cher. Les télévisions publiques et câblées ne donnent pas assez d’argent, même si elles en donnent plus qu’avant. Au début de la production personne ne voulait financer le film. Alors j’ai décidé de le financer seul. J’ai acheté une caméra Hi-8 et l’équipe se composait d’un cameraman et de moi, au son. J’ai investi dans du matériel de montage virtuel et j’ai monté le film chez moi. Cette idée de produire un film de la sorte m’est venue quelques années auparavant lorsque j’ai vu un film de Ross McElwee. J’étais stupéfait par le fait qu’il réalisait ses films complètement seul, d’un bout à l’autre. L’absence de contraintes de temps pour monter le film m’a permis de comprendre les problèmes qui se posaient, et d’y trouver des solutions.

Propos recueillis et traduits par Christophe Postic et Éric Vidal

Le jeu de la vérité

Le film, sans cesse en mouvement, suit un groupe de noirs, jeunes émigrés nigériens à la recherche de travail, poursuivant un avenir « utopique », imposé par l’Occident. Confrontation d’individus avec un rêve inaccessible – vivre à l’occidentale : avoir de l’argent, une voiture… –, avec une réalité implacable qui leur rappelle l’impossibilité de leurs désirs.

Treichville, Côte d’Ivoire, faubourg d’Abidjan, le « Chicago de l’Afrique noire », s’offre à notre regard à travers celui d’une poignée de ses habitants. Ce qui a pu être un rêve est devenu une triste réalité. Un peuple sans racines se raccroche à l’histoire illusoire des autres. Les personnages se sont donnés des noms venus du cinéma ou de la boxe : Edward G. Robinson, Tarzan, Eddie Constantine, Dorothy Lamour. Nouvelle identité, plus proche du monde qu’ils poursuivent. Ils nous racontent leur quotidien, ce que nous appelons le « Tiers-monde » : Treichville, terre de contraste, où s’affrontent les immeubles modernes et les bidonvilles, le faux et le vrai, le rêve et la réalité. Ville où se confrontent les traditions et le monde européen. Pays neuf n’ayant que la possibilité de s’identifier à notre civilisation : l’Occident a réussi à effacer une partie de son histoire en imposant, à la place, son modèle économique. Ce qui résulte de cette prise de pouvoir c’est la déstabilisation de tout un peuple, la perte de son identité. Cette perte, dans un même temps, s’accompagne de l’invention d’une « nouvelle identité », les protagonistes du film s’attribuant des noms de personnages réels ou fictifs. En s’appropriant ces modèles, ils s’inventent ainsi une histoire qui devient la leur. Nous retrouvons là la notion de Fabulation telle que la développe Deleuze qui écrit : « Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre » 1.

Jean Rouch part avec ses personnages à la découverte de leur ville, de leur vie. Il y a peu de mise en scène au sens propre du terme, ce sont les personnages qui l’incarnent. Ce sont davantage eux qui font le film, qu’un réalisateur au scénario bouclé. En effet, « Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se met lui même à « fictionner », quand il entre ‘en flagrant délit de légender’, et contribue ainsi à l’invention de son peuple » 1. Jean Rouch, tel un suiveur averti, leur laisse la place qu’ils veulent prendre pour qu’émergent de leurs propos, de leurs gestes, de leurs attitudes, les maux de cette société.

Autoportraits, tranches de vie étalées sur plusieurs jours, construisent et mettent en place une critique forte de notre civilisation conquérante…

Bruno Dufour

  1. Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Éditions de minuit

Histoire de l’œil

« Mes journées préférées sont celles où il pleut parce que je sais quel temps il fait ». Ainsi parle un homme aveugle dans Parfum de femme, un film de Dino Risi. Dans le cas de ce personnage, qui subit le contact de l’eau sur son corps ou qui entend l’écho de son ruissellement, la réalité est perçue d’une manière passive. Les enfants que nous présente Van Der Keuken ont une démarche exactement contraire. En faisant l’apprentissage du toucher, donc en jouant un rôle actif, leur découverte du réel s’effectue du bout des doigts, à partir d’effleurements, de tâtonnements ou de caresses. C’est cette ap­proche tactile qui est privilégiée ici, car elle est la base qui va leur permettre d’organiser le monde qui les entoure. Une construction qui est d’abord un déchiffrage se limitant à ce qui est à portée de main.

Lente et difficile, cette prise de conscience de la réalité est à l’opposé du monde qui nous est donné à voir aujourd’hui, un monde dominé par une profusion d’images de plus en plus rapides (zapping) et provenant de toujours plus loin (la planète Mars). Paradoxalement, il n’est pas certain que cette abondance se traduise en terme de qualité de vision. Il est par contre indéniable que face à la démesure de cette mise en image universelle, l’enfant aveugle nous ramène à une vision des choses à l’échelle beaucoup plus humaine.

Cet apprentissage où il s’initie patiemment à structurer le monde peut se concevoir comme une métaphore du regard cinéaste. Lui aussi recompose une réalité après en avoir arraché des fragments qu’il a fixé sur la pellicule. Par le montage, il met en forme son matériau et lui donne du sens, tout comme l’enfant interprète, à partir d’informations qui passent d’abord par la connaissance des formes. « Le sens qui donne du sens », dirait Cyrulnik.

Autre rapport avec le cinéma : la présence du hors-champ, beaucoup plus présente pour l’enfant aveugle que pour le voyant. Une séquence illustre cela parfaitement, celle où des visages apparaissent dans un petit cercle blanc enfermé dans une immensité de noir. Elle symbolise cette prise de possession d’un réel de proximité, limité à la sphère tangible, le cercle blanc, toute l’obscurité environnante appartenant à un hors-champ inaccessible.

Cette même séquence, par le déplacement de ces visages sur l’écran évoque les mouvements de la prunelle d’un œil en négatif. Elle occupe alors une place centrale dans la composition du film, reliant deux parties bien distinctes l’une de l’autre.

 Dans la première, une voix enfantine nous parle (et nous regarde), glissant sur un défilé d’images muettes que l’on imagine pourtant bruyantes (scènes de foule, passages de voitures, de motos…). Tout se passe comme si cette voix désincarnée n’avait pas de prise sur une réalité qu’elle ne peut appréhender corporellement. Impossibles à maîtriser parce que trop diffus pour être mis en forme par le toucher, ces bruits de foule ne font en fait que « brouiller les repères ».

La séquence de l’œil est le lieu de déplacement du sujet observé et dans la seconde partie, c’est l’enfant qui nous est montré en train de développer les outils de leur perception.

Sans tomber dans le piège du pathos et sans porter de jugement de valeur sur la qualité de cette perception, Van Der Keuken nous rappelle que c’est avant tout d’un regard qu’il s’agit, ni meilleur, ni pire que le nôtre, simplement autre.

Francis Laborie

As time goes by

Entretien avec Ross McElwee, réalisateur de Time indefinite, de Sherman’s march et de Six o’clock news.

Est ce que la forme de Time indefinite, avec son flux continu d’images, traduit l’ensemble de votre œuvre ?

En général je réalise tous mes films comme Time indefinite, même si j’ai aussi réalisé trois films plus conventionnels. Par conventionnel j’entends : réalisés comme la plupart des documentaires américains. Mais généralement, mes films sont autobiographiques. J’enregistre ma propre vie et ce qui se passe autour de moi.

Quelle place accordez-vous au montage ?

C’est un facteur très important car je ne sais pas comment je vais monter avant que le film ne soit terminé. Je filme beaucoup, et pour moi c’est comme tenir un journal. Ensuite je commence à penser à une idée et je me dis que telle scène est bonne pour tel film, telle scène pour tel autre. Quand j’ai commencé Time indefinite, je pensais enregistrer mon mariage, ce qui au départ était plutôt une idée comique, drôle. Bien sur, je ne pouvais pas savoir que mon père mourait pendant le tournage, que nous perdrions notre premier enfant et que ma grand-mère aussi disparaîtrait. C’était impossible à prévoir. De comique le film devint donc tragique, et je ne savais pas comment il allait se terminer.

Vous faites donc plusieurs films simultanément.

Il me faut plusieurs semaines pour comprendre quel est le film que je suis en train de réaliser. Time indefinite fut particulièrement éprouvant à cause de la mort de mon père, et je ne savais pas quoi faire avec le film. Après sa disparition, je n’ai pas pu enregistrer d’images pendant presque six mois et ce n’est qu’au printemps que j’ai recommencé à filmer. Mais je ne sais toujours pas quand j’ai besoin de filmer ou pas.

Vous ne semblez pas faire de différence entre votre pratique artistique et votre vie…

C’est l’impression que cela peut donner mais c’est un artifice parce que, même si je filme beaucoup, il m’est impossible de tourner tout le temps.

Est-ce que pour vous toutes les images se valent ?

Non, pas du tout. Pour moi elles ont des sens distincts car elles marquent différentes périodes de mon existence. Filmer la mer et filmer ma femme par exemple, ne relève pas du tout de la même approche psychologique. C’est au montage que les images font sens, et chaque spectateur les interprète à sa manière.

Est-ce que votre travail participe d’un nouveau genre dans le champ du documentaire américain ?

Oui, le genre autobiographique (autobiography in movement), que j’ai été l’un des premiers à mettre en pratique. Maintenant beaucoup d’autres s’y sont mis, notamment parmi mes étudiants, parce que les moyens vidéos facilitent la création. Beaucoup de gens rendent compte de leur propre vie, de celle de leur famille ou de leurs amis, en utilisant l’outil vidéo. La vidéo est une façon très démocratique de faire des films. N’importe qui peut essayer, ce qui ne veut pas dire que n’importe qui peut réussir. Néanmoins cela ne coûte pas beaucoup d’argent, ce qui est une bonne chose… Je reçois beaucoup de lettres, d’E-mail ou de fax où des gens me disent apprécier mon travail. Ils ont envie à leur tour de réaliser des films sur la vie de leur famille où sur eux mêmes. Beaucoup de gens réalisent qu’ils ont des idées et se disent qu’ils peuvent les mettre en forme en filmant. On a ainsi beaucoup de films qui grandissent. C’est comme un jardin rempli de fleurs. Certaines fleurs ne sont pas très bonnes et meurent. Mais beaucoup d’entre elles sont assez belles.

Quelle différence feriez-vous entre le flux télévisuel, qui est à la source de Six o’clock news, et le flux continu d’images qui traverse votre travail ?

On pourrait dire que dans les images de la télévision c’est l’anonymat qui domine, alors que mon travail est écrit, c’est un travail d’auteur. Cependant les images télévisuelles sont intéressantes parce qu’elles montrent des gens réels à qui il arrive de vraies histoires, comme à nous. Même si du côté de la télévision les images sont anonymes, d’un autre côté, ces histoires sont aussi réelles que les miennes. Ce que j’essaye de faire c’est donc de les connecter à mes histoires.

C’est pourquoi vous cherchez à rencontrer certaines personnes que vous avez aperçu aux informations télévisées…

Oui, exactement. Quelque chose transparaît sur leur visage qui me donne envie de les rencontrer.

Pensez vous que les nouvelles technologies faciliteront autant la création, comme a pu le faire la vidéo ?

Pour moi les technologies sont moins importantes que la pensée qui se trouve derrière elles. Je crois que beaucoup de choses peuvent être faites avec l’Internet ou avec le numérique, mais pour moi ce qui est important c’est d’abord l’histoire.

Quelle est votre relation au temps ?

Les images (moving images) font simultanément vivre et arrêter le temps. Il y a là une contradiction et un paradoxe. Pour moi ce paradoxe est magique, fascinant. Quand dans Time indefinite je suis tombé sur les images du mariage de mes parents, c’est quelque chose qui est conjointement vivant et définitivement mort. Ce rapport au temps est ce qu’il y a de plus étonnant avec le cinéma. C’est très différent avec la sculpture ou la peinture par exemple. l

Propos recueillis par Éric Vidal avec la collaboration de Lara

Le retour du disparu

On ressort de Reprise, le film d’Hervé Le Roux, avec une impression étrange. C’est d’abord un sentiment de plénitude, celui d’avoir assisté à un film majeur qui laisse en état de choc, celui provoqué par le bouleversement de l’Histoire autant que par des histoires bouleversantes. Revivre un moment de l’histoire de la classe ouvrière en traversant celle des récits individuels. Et puis un peu d’amertume, de lassitude même, car l’Histoire se répète sans toujours en tirer ses propres leçons. Ce qui nous surprend ici, c’est la non-référence à aujourd’hui. À aucun moment dans le film, l’évolution du travail et de ses conditions n’y sont évoqués (à une exception près) – pas plus d’ailleurs en ce qui concerne les personnes dont le présent n’est sous-tendu que par l’évocation du passé. Quand on déclare dans le film : « C’était le Moyen Âge » cela n’implique pourtant pas que nous entrons dans le « nouvel ». On peut souscrire à l’idée de la disparition de la classe ouvrière, l’asservissement au travail n’en demeure pas moins actuel, sous des formes plus insidieuses peut-être. Cette idée de la disparition s’accentue d’autant que la figure recherchée tout au long du film apparaît de plus en plus fictive. Pour finir elle ne réapparaîtra pas, célébrant ainsi sa propre disparition et celle des derniers témoins d’une époque révolue, tout du moins liquidée. Il est à cet égard frappant d’entendre des personnes n’ayant pas vu le film, « se rassurer » en affirmant que « oui », on la retrouve, bien sûr, et que c’est même une condition de l’existence du film. En ce sens le film énonce une disparition plus qu’il ne dénonce une condition, sans donc pouvoir annoncer le retour du « disparu ».

Nous ne discutons pas ici l’intention initiale du film : redonner la parole au fil d’une quête sous tendue par « un désir amoureux » 1. Simplement la crainte du réalisateur que son film puisse avoir été « déprimant, démobilisateur » 1 nous paraît justifiée. On y ressent souvent chez les personnes une résignation, qui n’est pas à juger, mais relève sans doute d’une réalité peu favorable. Commencer à travailler dès l’âge de quatorze ans était dans l’ordre des choses, inéluctable comme le travail et le non-choix de celui-ci. Il est des révoltes avec lesquelles il faut composer pour rendre vivable l’inacceptable et l’on a pas toujours le choix de sa défense, ni les moyens parfois. La solidarité en constitue au moins une. Et toute situation d’oppression, de lutte et de résistance renforce la nécessité d’un lien communautaire, d’une identification forte pour résister aux agressions et compenser le manque à investir, à projeter, le défaut de maîtrise, le sentiment de soumission. C’est ce qui conduit à vivre et se souvenir de ces moments difficiles comme de la meilleure époque, en occultant le pire pour garder le meilleur. « On en a bavé » mais « on a pleuré quand l’usine a fermé ». Aujourd’hui si la lutte continue, c’est fragmentée, sans identité de corps, sans mythe rassembleur.

En même temps, ce qui nous laisse occuper une place dans ce film c’est cet exercice, activation, travail de la mémoire auquel se livrent les protagonistes et qui les érigent comme sujets, et notamment sujets doutant. Et ce doute, au sens d’une investigation, ouvre un espace qui nous invite à participer, à notre tour, par identification, non pas à une personne mais à cette recherche – affective autant qu’intellectuelle – de notre figure propre. Cette recherche de la figure devient un vecteur de connaissance et de reconnaissance : qu’elle communauté est la mienne ?

Pour l’ensemble des films présentés dans « Récits fondateurs », cette recherche s’effectue avec la minutie apparente de la démarche historique, donnant un caractère presque obsessionnel à leur déroulement. L’idée qu’aucune parcelle du champ d’investigation ne sera épargnée. On fouille dans les moindres recoins, on envisage toutes les interprétations dans un flot de paroles ininterrompu. Cela ne manque pas d’évoquer d’ailleurs, le débat, si controversé, organisé par Libération autour de Lucie et Raymond Aubrac. François Bédarida y présente la démarche historienne comme consistant « à chercher à établir les données et à proposer des interprétations en distinguant trois types d’acquis : ce qui est assuré, parce que solidement fondé sur des preuves documentaires ; ce qui est le plus plausible en fonction du faisceau des sources rassemblées et exploitées ; ce qui est hypothèse raisonnée et construite et que l’on doit présenter comme tel » 2. Si les films qui nous occupent ici n’ont pas tous une prétention historique, ils se prêtent bien à cette définition – y compris malgré eux. La différence pour le débat des Aubrac est bien sûr que l’assemblée réunie ne tentera pas d’apporter des réponses par l’effet d’un montage alterné, il s’agit d’un « direct », d’une rencontre « vraie ». Et c’est vraisemblablement ceci, ajouté au désir d’exhaustivité de l’Histoire, qui rend ici la mise en doute – Raymond Aubrac était-il bien le résistant que l’on prétend ? – exclusive de toute interprétation, refusant au sujet le doute inhérent à la mémoire, déniant son histoire propre au profit de l’Histoire. La violence ici, se situe dans la remise en cause d’une identité, d’un lien communautaire, d’une appartenance à la Résistance. Et François Bédarida ne s’y trompe pas : « …comme tous les grands événements, et à cause même de sa richesse et de sa dimension, la Résistance se prête à la légende – c’est « la légende du siècle » –, à la glorification, à la mythification » 2. L’Histoire n’est pas au dessus des interprétations, elle peut aussi les fédérer en un territoire ouvert de mémoire commune, comme le démontre bien Corpus Christi.

Et les paroles prémonitoires de Serge Daney, dans ses entretiens avec Régis Debray, nous reviennent en mémoire. « Cela fait longtemps qu’il ne se crée plus de mythes » ; tout en soulignant la nécessité qu’il y aura d’y revenir, « On se réveille au pied d’un monde où il faudra de nouveau avoir de la mythologie, sans bigoterie, sans religion » 3. Alors nous nous retournons de nouveau avec intérêt vers ces films, et ceux à venir, qui nous accompagneront dans la relecture de ces « Récits Fondateurs ».

Christophe Postic

  1. Entretien avec Hervé Le Roux. Cahiers du cinéma n511
  2. Les Aubrac et les historiens. Libération du 9 juillet 1997
  3. Serge Daney, itinéraires d’un cinéfils. Entretiens avec Régis Debray

La leçon d’anatomie

Gageons que si Jésus Christ avait été crucifié aujourd’hui, il aurait fait la une des journaux télévisés, avec ce que cela implique dans le traitement de l’événement, à savoir un traitement soumis aux diktats de l’audimat. On peut imaginer les envoyés spéciaux des différentes chaînes sur place, essayant de glaner une information qui n’aurait d’autre valeur que celle d’être en direct et de se présenter comme un scoop.

La part d’analyse serait réduite à sa portion congrue (quand elle ne serait pas simplement supprimée), et absent le recul nécessaire pour vérifier la fiabilité de l’information. Cela demande du temps et le temps est une notion étrangère aux critères télévisuels où la recherche du sensationnel conduit à aller vite, plus vite en tout cas que les chaînes concurrentes. Une rapidité que l’on retrouve également dans la plupart des reportages et dans les débats télévisés où le temps de parole alloué à chaque participant est si restreint qu’il empêche toute étude approfondie du sujet abordé. La complexité des problèmes est alors souvent gommée au profit d’une approche plus restrictive, jugée plus appropriée aux besoins présumés du public.

La démarche de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur pour traiter de la mort du Christ (sujet sensationnel s’il en est) est à l’opposé de cette approche simplificatrice.

Le nombre d’émissions d’abord, (cinq de présentées et douze de prévues), inhabituel pour ce type de réalisation, ainsi que le nombre d’intervenants, (vingt-sept), est révélateur de leur souci de pressurer le sujet pour en extraire toute sa sève. Loin des débats confus où le passionnel et l’émotionnel prennent le pas sur le rationnel, ces spécialistes analysent les textes des Évangiles et particulièrement celui de Saint Jean, le seul dont il reste une trace originale. Ce sont ces textes, ainsi que quelques rares autres documents d’époque, que l’on va interroger, et eux seuls. La primauté donnée à l’argumentation de chacun face à ces sources explique le parti pris d’une mise en scène d’une grande sobriété, austère pourrait-on dire, dans la présentation du sujet. L’image s’en tient strictement aux propos, sans interférence illustrative qui n’aurait eu pour effet que de s’éloigner de l’essentiel. C’est à un véritable travail de dissection que se livrent les chercheurs et cette dissection, loin d’appauvrir les écrits en les dénudant, les étoffe au contraire pour leur donner une chair qui formera le corps des émissions. L’ambiguïté de ces textes, écrits pour certains plusieurs années après la mort de Jésus, donnent lieu à des interprétations parfois contradictoires. La valeur de ce documentaire se trouve dans la mise en place d’un puzzle complexe où ce qui relève du théologique est confronté a des exégèses plus historiques. Et peu à peu, au delà des explications qui nous aident à comprendre la portée réelle de chaque mot, se dessine une vision plus globale de la société dans laquelle se sont déroulés ces événements.

Mais l’auditeur n’est pas mis ici en situation de téléspectateur passif devant des spécialistes qui détiennent la vérité. Cette vérité, c’est à lui de la rechercher dans tout ce qui est dit, ce qui est tu ou ce qui est sous-entendu.

C’est finalement une approche scientifique qu’ont adopté les auteurs, abordant le sujet sans à priori en mettant tous les documents à l’épreuve du doute. À propos de l’écriteau placé sur la croix au dessus de Jésus, un des chercheurs dit de Ponce Pilate qu’il a eu le dernier mot. Un dernier mot que personne n’a ici. Et le sens de ce documentaire se trouve peut-être dans cette phrase de Picasso, qui a lui-même mis en scène la crucifixion dans un de ses tableaux : « S’il y avait une seule vérité, on ne pourrait pas faire cent toiles sur le même thème ! ».

Francis Laborie

L’enfant sauvage

Gros plan sur le visage d’un enfant qui s’abandonne au sommeil, comme bercé par la voix d’un vieillard qui dit un texte de Spinoza sur les sentiments qui dominent l’homme. A moins que cette voix âgée ne provienne de l’intérieur même du visage enfantin comme si l’enfant en devenir et cette voix d’homme-devenu se fondaient dans l’ellipse d’une existence. Un dernier bâillement et les yeux se ferment sur ce monde intérieur pendant que la voix en se prolongeant nous amène dans un autre univers clos, celui des cours de récréation.

Cette scène introductive conditionne et donne un sens à tout le reste du film. La cour de récréation sera ici un espace mental dans lequel va se jouer tout le drame des passions humaines. La citation de Spinoza nous entraîne ainsi dès le début sur un terrain philosophique et nous n’en sortirons pas. L’enfance que nous propose ici Claire Simon, par des séquences indépendantes les unes des autres qui ressemblent à une succession de tableaux est l’image d’une enfance éternelle, telle qu’elle est aujourd’hui et telle qu’elle a toujours été… L’absence de références qui pourraient connoter les personnages culturellement, socialement ou historiquement, la musique et l’emploi du noir et blanc, tout concourt à la création d’un univers proche de l’abstraction. Un univers clos sur lui-même, hermétique aux adultes dont la présence reste toujours en dehors, à côté de ce monde. Ce qui est montré ici, ce ne sont pas des enfances particulières mais l’Enfance perçue comme un terrain de jeu ouvert à tous « ces sentiments qu’on appelle servitude ».

Le constat est sans équivoque. L’enfant étant soumis à ces sentiments dont « le pouvoir sur lui est tel qu’il est souvent contraint de faire le pire même s’il voit le meilleur », les cours de récréation deviennent des territoires où dominent principalement la violence et la cruauté. La métaphore avec un ring où tout est permis devient évidente lorsque la maîtresse agite la clochette comme pour signifier la fin du round.

Mais si la nature violente des enfants apparaît ici le plus souvent à l’œuvre, une des propriétés de l’homme est d’être doué du pouvoir d’imagination. La cour de récréation devient alors un lieu de re-création où tout doit être à chaque fois reconstruit, et les femmes de ménage, en la balayant pendant les heures de classe nettoient un espace de l’imaginaire. Un univers en perpétuelle composition-décomposition où les moments d’harmonie sont donc rares, aussi fragiles que ces tas de brindilles que les enfants, en jouant, ne cessent également de reconstituer. A tel point qu’en présence de ces comportements où l’agressivité semble jouer un rôle moteur, on se dit qu’une autre citation philosophique aurait pu servir d’illustration, celle de Jean Paul Sartre affirmant « l’enfer, c’est les autres ».

La dernière scène pourtant nous renvoie à une vision plus optimiste des rapports humains. Des fillettes s’amusent à sauter des marches. L’une d’entre elles a peur et n’y arrive pas. Elle pleure. Petit à petit, ses camarades vont la prendre par la main et l’aider à faire le saut. Une attitude qui contrebalance ainsi la formule de Sartre en démontrant que si l’enfer, c’est les autres, le salut et l’épanouissement de chacun passe également par le regard et la reconnaissance d’autrui.

Francis Laborie

Massilia Sound

Marseille, France. Source d’inspiration de nombreux cinéastes (entre autres Carpita, Guediguian). Lumières, couleurs, bruissements maritimes et urbains, cette ville inspire l’œil. Intimiste et humaniste, le film de Bania Medjbar et Christian Pesci rend compte de ce phénomène particulier. Dés la séquence d’ouverture, les cinéastes ont la volonté formelle de proposer un jeu cinématographique hors des clichés narratifs habituels. Ce pari, tenu et gagné, donne à voir un émouvant poème réaliste. L’image Super 8 offre à l’ensemble une allure de peinture impressionniste, dont le grain donne une grande douceur esthétique. Le banal, privilégié par les cinéastes (HLM des quartiers Nord, port, mer, campagne, lumières nocturnes) en devient exceptionnel. D’abord noires et blanches, les images se colorisent, distillant goutte-à-goutte une urbanité poétique… Comme on le dirait là-bas, « les yeux se régalent… ».

Quelques séquences, loin du conventionnel, s’aventurent sur le terrain du cinéma expérimental, jusqu’à l’abstraction. Les auteurs s’amusent ici à piéger le spectateur avec un kaléidoscope de formes colorées, répétitives, hypnotiques, toujours renouvelées. À ce prisme, vient s’ajouter l’élégance du choix musical, mélodies cristallines de guitares ou accents graves de contrebasse ponctuant le rythme tranquille du film. Pourtant, si ce Marseille mis en scène étonne et séduit, la lecture des correspondances qui viennent en contrepoint sonore à ces « belles images » nous ramène en terre humaine, contrée aux géographies moins lisses. Les lettres off, lues par ces hommes et ces femmes que la vie a radié à un moment donné, révèlent autant de drames personnels exprimés par des mots qui entrent en résonance, font mouche et convoquent une réelle émotion. Phrases simples et profondes, implacables, magnifiques, qui oscillent entre la gravité et la constatation émue : mal être, rejet du père, hommage à la mère, « immigritude », etc. Ce recueil épistolaire offre aux lecteurs un espace de liberté où s’exprime leur besoin vital de reconnaissance individuelle, familiale, sociale. Sans colère aucune, avec soulagement sûrement, avec haine parfois, avec amour toujours, ces paroles longtemps contenues s’échappent, avides de se livrer. L’anonymat que permet le dispositif encourage ces confessions, ces prières, ces dénonciations. Et l’on écoute des mots en quête d’humanité. Dans Impressions de voyage, la bande son concrète, ancrée dans le réel dérange la contemplation des images, provoquant en nous une confrontation salutaire. Ainsi, cette ville revisitée, réinventée par l’œil caméra, rendue idéalement belle et séduisante, vit dans l’écran. Ses rues, ses paysages, cette mer, cadrés avec soin, avec amour, sont assaillis par la vitalité des émotions avouées. La base populaire, terreau de ce corps social multiethnique en fragile équilibre, délivre ses messages à l’intention de tous.

Au sortir de ce film hommage à la cité phocéenne, on se prend à rêver, au risque de se tromper, que Marseille soit l’archétype de la ville populaire dans toute son humanité…

Jean-Jacques N’Diaye

« Autre chose que simplement voir »

Nous avons rencontré Marie Balmary pour évoquer avec elle les relations entre la psychanalyse et les films présentés dans le cadre des « Récits fondateurs ».

On m’a demandé d’intervenir dans Enquête sur Abraham. Concernant les récits fondateurs, il y a donc déjà « du cinéma » qui est venu demander des choses à des psychanalystes. Par ailleurs, depuis peu, les psychanalystes s’intéressent aux récits fondateurs. Dans un certain sens ils l’ont toujours fait, parce que Freud s’y était intéressé. Mais à cette époque là, on avait peu d’accès à une lecture telle qu’on peut la faire maintenant. Personnellement, j’ai aussi beaucoup travaillé sur les textes bibliques.

Quel regard spécifique une psychanalyste peut porter sur le cinéma ?

C’est à l’invitation de Laurent Roth que je dois ma présence ici. Il a une certaine idée de ce que des gens comme moi peuvent apporter à ce débat. J’ai aussi d’autres liens fortuits avec le cinéma, notamment lorsque Delphine Seyrig avait, il y a longtemps déjà, organisé un festival sur « Films et Folie » et m’avait demandé d’y intervenir. Sans doute que faire de l’exégèse, c’est-à-dire interpréter des images ou des écrits, c’est toujours la même aptitude à l’interprétation qu’il faut développer. Il ne suffit pas de montrer, il y a à interpréter ce qui est montré. De même que dans les écrits bibliques il ne suffit pas de lire. Quand on les lit, c’est complètement plat et l’on ne voit pas ce qu’on a à faire avec ça. Mais quand on se met à les interpréter, à entendre à un autre niveau, alors tout à coup ça vous parle tout à fait autrement. Je pense que le cinéma lui aussi convie à autre chose que simplement voir.

Par ailleurs, on ne peut pas simplement opposer les images et les paroles. Quand on a pour profession d’interpréter des rêves, c’est très proche des films. D’ailleurs lorsque quelqu’un raconte un rêve, souvent il fait un lapsus, il dit : « le film que je vais vous raconter ». Cela dit bien que le cinéma n’est pas arrivé tout seul et qu’il n’est pas loin de l’âme des gens. Il se trouve que, maintenant, on a ces moyens techniques pour le montrer à d’autres. C’est comme si on pouvait montrer un rêve à quelqu’un d’autre, ce qui est quand même extraordinaire parce que d’habitude on rêve tout seul. Donc il y a là quelque chose qui peut évidemment passionner des psychanalystes.

Quelle importance accordez-vous à la mise en scène, au montage… ?

Mon décodage doit être très différent du votre et, en tous les cas, le cinéma est une langue que je ne parle pas. Je n’aurais pas les mots pour vous parler dans la langue que vous venez d’employer là. En regardant un film je suis avant tout sensible au point de vue de celui qui parle. Où le réalisateur se place-t-il par rapport à ce qu’il montre ? Où me met-il, moi, spectateur ? Où veut-il m’emmener ? Je ne vais pas décrypter comme vous les moyens techniques qu’il emploie, mais je ressens quelque chose dans la place où il me met. C’est à cela que je suis le plus sensible. Où suis-je mise quand on me montre cela, et où se met celui qui me le montre ? Qu’est ce que cela va fabriquer entre nous ? Qu’est ce que cela fera comme lien entre les gens qui le regardent. Est ce qu’ils pourront s’en parler après ? Je crois que le cinéma c’est aussi fait pour qu’on se raconte ce qu’on a vu. Mais vous savez, j’ai beaucoup à apprendre là-dessus, pour moi c’est un voyage ces États généraux…

Les quatre films sont traversés par différentes Figures. Y a-t-il un point commun qui, selon vous, les rassemble ?

Il me semble que vous me demandez d’anticiper sur une réponse que nous aurons à élaborer en commun. Comme l’a dit Laurent Roth, il y a ce retournement vers du passé, vers des rassembleurs de communauté. Ceci est vrai pour trois d’entre eux. La femme des usines Wonder a fini par rassembler beaucoup de monde, sans le savoir d’ailleurs, sur le mode du cri, contre l’inhumanité d’une condition de travail. Ce cri que le réalisateur a pris très au sérieux, doit sans doute pouvoir évoquer et éveiller beaucoup d’autres échos. Quant à Abraham et Jésus, évidemment ce sont des fondateurs de religions, mais aussi autant de façons d’être reliés au divin.

On est en quête là – sphère mystérieuse pour notre culture dans l’état où elle est actuellement – des sources qui ont du alimenter nos ancêtres, qui les ont fait vivre, les ont fait s’entretuer aussi d’ailleurs. Et voilà que nous, culture du xxe siècle finissant, nous nous retournons vers ces récits pour savoir si on n’a plus rien à en faire, ou si on a encore quelque chose à leur demander et s’ils ont encore quelque chose à nous donner. Je m’y intéresse particulièrement car je m’intéresse aux origines de la parole. Comment cela nous est venu, non seulement de parler, mais de parler à la première personne du singulier et du pluriel. Dans ce voyage vers l’arrière on rencontre ces grands fondateurs et dans la psychanalyse, Lacan particulièrement, a tout de même rouvert des sources – que Freud avait assez fortement fermées – en privilégiant la question du désir et du désir de parler. Même si c’était déjà là dans Freud, Lacan a mis ça encore plus au centre de la pratique analytique. Nous avons là de nouveaux outils pour entendre. Alors est-ce que ceux-ci nous permettront d’entendre « du nouveau » dans les écrits fondateurs ?

La psychanalyse peut-elle être considérée comme un récit fondateur ?

C’est peut-être une question qu’il faut lui poser. Freud s’est beaucoup pris pour l’origine. C’est vrai qu’avec Lacan, ce sont des chercheurs qui, pour leur découverte, ne se sont pas référés à des origines. Si, Lacan se réfère à Freud mais, d’une certaine manière, Freud ne se réfère à personne. Ils se prennent pour des fondateurs et Lacan pour une part se prend aussi pour un fondateur d’une « nouvelle intelligence de l’humanité », comme s’il n’y avait rien avant eux. En même temps ce sont des œuvres complexes. Quand Freud récuse Moïse, par exemple, on voit quelle place il a, celle d’un nouveau fondateur. Nous sommes aujourd’hui dans un autre temps de la psychanalyse. Et un certain nombre de psychanalystes ont quand même franchi l’obstacle, qu’avait posé Freud par rapport à ces récits fondateurs, parce qu’ils en ont aussi d’autres approches. Il y a des souterrains qui maintenant sont ouverts et qui ne l’étaient pas à ce moment là. Aujourd’hui Freud s’intéresserait autrement à ces textes là. Et justement, c’est en acceptant que la science ne soit pas notre récit fondateur, que nous pouvons nous retourner vers ceux qui ont été transmis à nos ancêtres et qui ont fait toutes les cultures dans lesquelles nous sommes. Parce que nous avons renoncé à tout savoir sur l’homme, nous sommes au moment où on se dit mais, au fond, qu’est ce que ça racontait de nous ? Est ce que ça parlait de nous ? Est ce que ça a quelque chose à nous dire ? C’est notre intérêt maintenant. Et pour cela il fallait renoncer à ce que la psychanalyse soit un récit fondateur. l

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal