Le jeu de la vérité

Le film, sans cesse en mouvement, suit un groupe de noirs, jeunes émigrés nigériens à la recherche de travail, poursuivant un avenir « utopique », imposé par l’Occident. Confrontation d’individus avec un rêve inaccessible – vivre à l’occidentale : avoir de l’argent, une voiture… –, avec une réalité implacable qui leur rappelle l’impossibilité de leurs désirs.

Treichville, Côte d’Ivoire, faubourg d’Abidjan, le « Chicago de l’Afrique noire », s’offre à notre regard à travers celui d’une poignée de ses habitants. Ce qui a pu être un rêve est devenu une triste réalité. Un peuple sans racines se raccroche à l’histoire illusoire des autres. Les personnages se sont donnés des noms venus du cinéma ou de la boxe : Edward G. Robinson, Tarzan, Eddie Constantine, Dorothy Lamour. Nouvelle identité, plus proche du monde qu’ils poursuivent. Ils nous racontent leur quotidien, ce que nous appelons le « Tiers-monde » : Treichville, terre de contraste, où s’affrontent les immeubles modernes et les bidonvilles, le faux et le vrai, le rêve et la réalité. Ville où se confrontent les traditions et le monde européen. Pays neuf n’ayant que la possibilité de s’identifier à notre civilisation : l’Occident a réussi à effacer une partie de son histoire en imposant, à la place, son modèle économique. Ce qui résulte de cette prise de pouvoir c’est la déstabilisation de tout un peuple, la perte de son identité. Cette perte, dans un même temps, s’accompagne de l’invention d’une « nouvelle identité », les protagonistes du film s’attribuant des noms de personnages réels ou fictifs. En s’appropriant ces modèles, ils s’inventent ainsi une histoire qui devient la leur. Nous retrouvons là la notion de Fabulation telle que la développe Deleuze qui écrit : « Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre » 1.

Jean Rouch part avec ses personnages à la découverte de leur ville, de leur vie. Il y a peu de mise en scène au sens propre du terme, ce sont les personnages qui l’incarnent. Ce sont davantage eux qui font le film, qu’un réalisateur au scénario bouclé. En effet, « Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se met lui même à « fictionner », quand il entre ‘en flagrant délit de légender’, et contribue ainsi à l’invention de son peuple » 1. Jean Rouch, tel un suiveur averti, leur laisse la place qu’ils veulent prendre pour qu’émergent de leurs propos, de leurs gestes, de leurs attitudes, les maux de cette société.

Autoportraits, tranches de vie étalées sur plusieurs jours, construisent et mettent en place une critique forte de notre civilisation conquérante…

Bruno Dufour

  1. Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Éditions de minuit