Chronique lussassoise

La nuit avait été longue. Promenade champêtre après la fermeture du Blue Bar, puis Franck l’avait laissée rentrer seule au camping. Martine, un peu ivre, étendue devant sa tente, se projetait des images anciennes sur fond de nuit noire. Elle pensait à Jérôme : sa Jalousie, sa possessivité… Et sa tristesse aussi, comme seule relation possible au cinéma : celle d’une messe déjà dite dont ils étaient les officiants jamais synchrones.

Au matin, touillant son caté devant un

Franck groggy :

– Eustache disait qu’il travaillait contre la modernité.

– Faut pas forcément le croire.

– Oui mais c’est bizarre, les cinéastes que j’aime sont souvent taxés de réac.

Blain, Truffaut, Eustache…

Franck maugréa, les yeux mi-clos, dans un effort surhumain pour articuler :

– D’t’façon les réacs y paraît que c’est nous maint’nant, repliés sur nos vieux acquis de 36 ! Alors qu’un monde nouveau pourrait s’ouvrir à nous : art contemporain,

Europe, nouvelles frontières… Allez hop, roulez jeunesse !

– La modernité serait-elle forcément néolibérale ?

Franck esquissa un sourire, et tenta d’ouvrir complètement les yeux.

– Je crains le pire.

– Au fond c’est logique, continua Martine. Le cinéma s’est vécu très tôt comme rédempteur, comme devant arracher les choses et les êtres à la mort. Leur chercher une maison, un refuge à l’abri du temps, c’est vivre dans une inquiétude, un souci de préservation qui ne va pas forcément dans le sens de l’idéal progressiste forgé au XXe siècle : homme nouveau et grands commencements.

– Ouais je vois, le cinéma-mausolée, Godard et ses Histoires. La pulsion d’antiquaire ?

– On pourrait imaginer, par exemple, que le Réel (petit ralenti guttural sur le R) est une invention, presque une idéologie, qui a justement permis de lutter contre la fatalité de la disparition et la tentation nostalgique du repli sur soi…

– Que ce soit une idéologie, c’est certain, ricana Franck. Ça n’existe pas dans la nature !

– Voilà. D’un côté, une éthique du Réel dans la lignée de 68 – pour aller vite.

– Tu prends du sucre ?

– De l’autre, l’essor des films-concept, à la radicalité affichée, sinon effective. Tout ça est très politique : il s’agit chaque fois de penser la possibilité d’une langue moderne débarrassée du lourd outillage du XIXe siècle, des formes romanesques aliénantes. C’est excitant… mais j’arrive pas à suivre, et je sais pas pourquoi.

Martine s’arrêta. Ils replongèrent dans leur pensée comme dans leur café.

– Il faut prendre ça comme un jeu, pas trop sérieux, essaya Franck. Les gens occupent des places pour se donner une identité mais rien n’est si figé. Souviens-toi Visconti : « Si nous voulons que rien ne change, il faut d’abord que tout change ».

Avec le souvenir du beau Burt Lancaster

Le café leur sembla tout d’un coup moins amer.

Gaël Lépingle

Haut débit

« Le repos est un mouvement qui se retient, plus inquiétant encore que le mouvement. », Martin Heidegger. La Chine, l’autre côté de la terre. Là-bas, le déluge ne tombe pas du ciel, il monte du cœur des vallées. Le barrage des Trois Gorges, dix-sept ans de travaux, trois phases d’inondation, une région entière vouée à l’engloutissement. La fierté de ses concepteurs. Un ogre impitoyable pour les habitants des villes et villages ennoyés, sacrifiés sur l’autel de la politique énergétique. Un million de déplacés, au regard du milliard de Chinois qui bénéficieront de cet ouvrage titanesque, c’est un détail pour le gouvernement. Une goutte d’eau dans laquelle plongent les réalisateurs de Yanmo et Vies nouvelles. Ils y découvrent un monde suffisamment vaste pour que leurs films, réalisés à seulement trois ans d’intervalle, ne se ressemblent en rien. C’est d’abord leur regard qui change. Mais leurs approches sont déterminées par le sujet : la rencontre avec les futurs expropriés des rives du Yang-Tse. Or les habitants du village de DongPing et ceux de la ville de Fengjie réagissent différemment au basculement tragique de leurs destins.

Olivier Meys et Liping Weng inscrivent dans un cadre fixe la calme résignation, l’amertume contenue, les sourires polis, la douce lumière de la vallée déjà transformée en lac, en attente de la troisième phase d’inondation. Au cœur de compositions et de perspectives harmonieuses, la parole, la réminiscence peuvent se déployer librement, le quotidien s’écouler paisiblement. Les villageois ramassent du bois, tuent le cochon, se réunissent pour trouver un nom au nouveau-né, comme si rien n’avait changé. Comme si de l’autre côté du lac endormi, la ligne d’horizon n’était pas menaçante. À la poésie du vieux pêcheur qui invite à admirer la surface miroitante de l’eau, et de l’oncle qui veut baptiser sa nièce « calme comme la rivière devenue un lac », font écho les images métaphoriques des réalisateurs : filmant les villageois depuis l’intérieur de leurs maisons par l’encadrement de la porte, il figure leur future expropriation. Ici l’expression de la douleur est inhibée, retenue comme le cours du fleuve, figée comme la surface immobile du lac. Si les vannes s’ouvrent, la rage se déversera dans un débit dévastateur. Sans quoi elle étouffera ceux qu’elle habite.

À Fengjie, au contraire, tout n’est que bruit et fureur. On pleure, on hurle, on se bat. On s’agite pour littéralement sauver les meubles en les embarquant sur le fleuve, trouver une parcelle de terrain constructible dans la nouvelle ville, évacuer les habitants, que les autorités administratives jugent « scandaleusement » réticents à quitter leurs logements. On défonce à coup de masses, à renfort d’explosifs, on rase au bulldozer. On s’engueule dans les foyers, sur les marchés, dans les rues. On invective l’encravaté de service, préposé au relogement, qui s’indigne de l’outrage. Il s’est pourtant donné la peine d’organiser une loterie pour distribuer la poignée d’appartements exigus généreusement offerts par l’état en compensation de milliers de vies détruites. Mais ses efforts pour distraire le peuple ne lui valent que des injures.

Li Yi Fan et Yan Yü saisissent cette frénésie de l’intérieur, en s’y engouffrant. Depuis le cœur de l’enfer, ils nous livrent une vision parcellaire de son effondrement. Le cadre ne circonscrit jamais tout à fait l’événement, les histoires sont privées de conclusion. Le style est tout en débordement et bifurcations soudaines, les séquences se noient les unes dans les autres. Les réalisateurs poursuivent les porteurs dans leur course effrénée, en gros plan, et enchaîne sur une vue panoramique de la ville qui semble vivre du grouillement de la foule, de l’affaissement des immeubles, du grognement des machines. Elle semble souffrir avec les hommes, et c’est l’agonie d’un monde que représente Yanmo dans cette cosmologie apocalyptique.

Antoine Garraud

Le stade du miroir

« Je dois continuer. Je ne peux pas continuer. Je vais continuer » Samuel Beckett, L’Innommable.

Accéder à la requête d’un demandeur d’asile, c’est lui offrir deux sorties : celle, géographique, du centre où il est enfermé « en attendant ». Et celle, existentielle, qui est opérée par le regard de l’autre lorsqu’il nous reconnaît comme son égal (ex-sistere : se tenir hors de soi), et qui se tient au principe de la conscience de soi. Privés de cette reconnaissance, les demandeurs d’asile résidents d’un centre ironiquement baptisé Le Château, à Bruxelles, nous parlent, à travers les films réalisés dans le cadre d’un atelier vidéo, de leur absence à eux-mêmes et au monde.

Le regard rivé au sol, nous suivons, le long d’un couloir, la monotone répétition des motifs du carrelage, enfermés dans une perspective qui ne débouche que sur la répétition d’elle-même. Ce couloir peut être la représentation métonymique d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile : un lieu de passage d’où l’on ne sort pas, une transition à laquelle nous sommes éternellement assignés. Par moments, l’ouverture d’une fenêtre projette un cadre de lumière, que traverse l’ombre du caméraman qui s’avance. Puis l’ombre rejoint l’ombre. Elle réapparaît, disparaît à nouveau. Comme un spectre, de ceux qui hantent les châteaux. Éclipse de lumière, elle est comme lui la manifestation d’une absence. Comme lui, son existence ne tient qu’à sa visibilité. Et de même qu’il exprime la douleur de l’oubli, elle est une présence anonyme, sans visage, sans nom.

Le long des galeries du centre, telles les âmes de l’enfer se plaignant à Ulysse, les voix off des réfugiés se mêlent pour énumérer tristement ce qu’ils ont dû quitter : « Pour vivre, j’ai laissé… ». Nous découvrons leur nom à côté de leur visage sur leur carte de demandeur d’asile. Mais là encore, le portrait photographique n’est qu’une image spectrale qui dit : « J’étais » et non « Je suis », plus encore si elle est entourée d’autres photos de jeunesse, ou du pays perdu auxquels renvoient les consonances étrangères des patronymes.

Mustafa, par un système ingénieux, a fixé son badge de résident sur sa caméra. Il filme les rues de Bruxelles qui n’apparaissent plus alors que dans le maigre intervalle qui sépare le badge du périmètre du photogramme. Double métaphore de sa marginalité que lui renvoie ce monde en marge de lui-même, et de l’obsession de sa précarité, soulignée par la répétition litanique de son matricule, ce dispositif installe également sa présence à l’image (nom, visage, voix), qui reste cependant incomplète. Cette pudeur, ce refus de se montrer touchent autant qu’ils inquiètent.

Pourtant certains parviennent à vaincre leur réticence à s’exposer, tout en se préservant par le biais d’un artifice : le miroir. L’image spéculaire fait alors pièce à l’absence spectrale. Par leur reflet, les résidents deviennent pour eux-mêmes l’autre qui manquait à leur reconnaissance. Soit ils enregistrent dans ce miroir leur propre image, soit encore ils le filment, vierge de tout reflet, plein seulement de lumière, et l’instituent, par le biais d’un conte, en allégorie de la vérité. Lorsqu’ils y apparaissent à plusieurs, le miroir devient le lieu d’inscription et d’avènement d’une communauté qu’ils opposent à celle qui les rejette. Ainsi la naissance d’une amitié entre un ex-demandeur d’asile, coiffeur bénévole au centre, et son « client » est filmée là où elle se joue : dans la glace du salon de coiffure, où leurs regards se croisent. Cette reconnaissance mutuelle vient à nouveau pallier le défaut de celle qui leur manque. Mais parce que le partage des affects compte d’avantage que celui des droits, elle devient plus importante. Le choix d’entremêler au montage les séquences des différents films de l’atelier, se lit comme l’affirmation par leurs auteurs de la valeur de cette communauté.

La revendication directement adressée au spectateur est une autre façon d’exister en se projetant, par la parole, vers un tiers supposé. Telle cette jeune bulgare qui, à l’évocation des années de son enfance « perdues au centre » s’abandonne à sa colère dans un discours qui l’emporte littéralement, et l’empêche de céder la parole à ses sœurs. Elle nous prend à partie, dardant sur nous son regard indigné : « On doit reconnaître les droits à tous ou à personne ! ». L’irruption de cette confrontation brutale et inattendue, parmi les évocations discrètes de la douleur, saisit autant qu’elle séduit.

Selon Bernard Noël, qui déclarait écrire « pour entendre ce qu’il voulait se dire », la création vise la conscience de soi par l’expression du désir. L’artiste se confère ainsi une existence propre qui n’est plus celle que lui renvoie le social. Pour les exilés du Château qui ne se voient reconnaître qu’une identité négative d’exclu, et partagent avec les morts un statut d’absent, la réalisation de films relève d’une résistance vitale à l’effacement. C’est peut-être à cette nécessité de s’appartenir quand s’étiole l’appartenance au monde que tient la beauté poignante de Pour vivre j’ai laissé…

Antoine Garraud

« Comme un horizon obsédant »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Troisième entretien de la série : Philippe Grandrieux.

À Lussas, vous avez eu l’occasion de revoir une grande partie de vos documentaires, et vos deux films de fiction, Sombre et La Vie nouvelle. Un fil conducteur apparaît très nettement…

J’ai été moi-même surpris par une permanence : un certain type d’images, une relation à la lumière et aux corps, au rythme des plans, semblent traverser tous mes films, même dans des films de commande. Quelque chose de difficilement définissable qui n’arrête pas de venir « buter », comme un horizon obsédant. Par exemple, à la fin de Brian Holm…, ces plans d’herbes avec le fleuve se retrouvent dans Sombre. Je crois que je fais des films avec très peu de choses. Je tente de travailler dans un champ qui est de l’ordre du non-su, du non-savoir, d’une obscurité inconsciente qui nous anime et qui est le réel – même si ce n’est pas la définition habituelle du réel. Peut-être même est-ce la définition la plus stricte du réel.

Godard disait que tout film est un documentaire sur les acteurs, leur corps, leur présence. Pour moi, tout film est un documentaire, au sens où il attrape, il arrache quelque chose de cette relation très éblouissante à la multitude, au bruissement du monde. Mes films convoquent le propre réel du spectateur, sa propre relation au réel, les affects qui nous équilibrent ou nous déséquilibrent, sa sexualité, ses rêves, ses angoisses, ses joies… Je travaille sur cette ligne de partage que cite Deleuze en reprenant D.H. Lawrence : essayer de faire un geste artistique, essayer d’ouvrir une fente dans cette ombrelle qui nous protège du chaos, essayer d’entendre ce chaos venteux.

Vos œuvres sont également parcourues par l’importance du geste même de filmer, avec tout le corps…

Mon approche de ce geste n’est pas du tout intellectuelle. Quand un plan est strictement instrumentalisé par le scénario, il ne m’intéresse plus. Il y a plusieurs années, j’ai accepté de filmer des comédiens qui jouaient une pièce de Thomas Bernhard. Mais, en tournant, je ne ressentais aucun désir, ni pour le texte, ni pour le jeu, ni pour les acteurs. Puis j’ai basculé le point : le visage perdait sa consistance, devenait une surface de chair défaite, presque gangrenée par le flou. Quand les acteurs ont vu le film, ils l’ont détesté ! Mais de mon côté, j’avais alors ressenti un désir pour cette image-là, plus juste, plus vraie, plus dense. J’étais alors face au trou noir, à l’informe au sens de Bataille, quelque chose qui est à l’intérieur du corps, quelque chose d’organique, au sens où l’organe est ce qui nous menace le plus. Le geste de filmer est comme celui de peindre : les peintures du Greco naissent d’un geste qui dépasse la question du sujet, de la théologie. Elles placent les corps dans une sorte d’étirement lumineux, dans un ciel très cotonneux… « Que veulent dire vos peintures ? », demandait-on à Picasso. Il répondait : « Que veut dire un chant de coquelicots ? » Cela pose la question de la présence des êtres et des choses, celle d’un réel produit par notre subjectivité. Le cinéma est une caisse de résonance incroyable pour saisir cette dimension-là. Dans une scène d’Accatone, le personnage principal marche mais ce n’est pas seulement un acteur qui arrive dans le champ. Pasolini filme ce corps, le désir qu’il a pour cet acteur, la totalité de la vibration qui l’occupe, la banlieue défaite dans laquelle il avance, la qualité de la lumière…

Avant même la réalisation de Sombre et de La Vie nouvelle, vos documentaires sont traversés par des fragments de fiction. Dans Cafés (1992), qui est une suite d’immersions dans des bars à travers l’Europe, vous incluez une trame fictionnelle portée par deux comédiens qui font le lien entre les différents épisodes. La scène du café de la gare de Nîmes, fréquenté par des légionnaires, est exemplaire…

Pour cette scène, j’avais tourné dans le bar et je sentais qu’il y avait une possibilité d’y inscrire un bout de fiction. L’actrice de Cafés se retrouve seule au milieu des légionnaires ; et l’un d’eux l’aborde, un quart d’heure avant de prendre son train. Elle avait une présence « fabriquée », lui une présence brute. Avec l’incroyable fragilité de cet homme, la déstabilisation de la comédienne, le caractère éphémère de la rencontre, je sentais une possibilité très grande de mise en scène. Plus généralement, beaucoup de mes documentaires sont travaillés par la façon dont des éléments issus de la réalité la plus brute peuvent alimenter des irruptions fictionnelles. Dans le même temps, ce désir très fort de fiction ne prenait jamais complètement corps, il était toujours entravé. Comme dit Lacan, on ne s’autorise jamais que de soi-même : je ne m’autorisais pas cette possibilité de produire les images que je voulais réellement produire. Cela passait encore par du tiers. Le documentaire ne me permettait pas de produire le monde qui m’occupe obscurément. Dans le documentaire, mon monde surgit par fragment. Dans la fiction, il est plus intense, réuni, massif, homogène.

Envisagez-vous alors de revenir aux documentaires ?

Je n’en avais pas envie et je ne m’en sentais pas capable. Aujourd’hui, je ressens une nouvelle envie de documentaires. Après Sombre et La Vie nouvelle, du coup – c’est l’expression juste – je veux voir ce que je vais pouvoir filmer et comment je vais le filmer. Voir le geste que j’aurai à ce moment-là. Je ne le connais pas et je ne peux même pas le pressentir. Mais je pense qu’il sera plus apaisé, qu’il ouvrira peut-être un nouveau chemin, un nouveau frayage dans la question du réel et des corps. Pendant de nombreuses années, beaucoup de choses ont été liées chez moi à la mélancolie. Je ne suis plus du tout mélancolique, je le suis beaucoup moins. La grande question pour ma vie est celle de la joie. Très profondément. La mort ne m’intéresse pas ; ce qui m’intéresse, la vérité de mon combat, même s’il est très dur, c’est la possibilité de déployer, de soutenir une vie vivante.

Propos recueillis par Safia Benhaim, Sébastien Galceran et Christophe Postic.

  1. Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : « les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette d’Achab. »

Chatoiement

De quelles chatoyantes étoffes les rêves des jeunes filles d’aujourd’hui sont-ils tissés ? Dans un quartier populaire de Téhéran, quelques lycéennes sont interrogées sur la façon dont elles se représentent leur avenir. De la formulation d’un désir à l’expression lucide des contraintes qui pèsent sur leurs futurs et leurs imaginaires, leurs paroles dessinent un portrait aigu et contrasté de la société iranienne. Rêve de soie, entièrement construit autour de cette parole recueillie dans l’enceinte même du lycée, est aujourd’hui censuré en Iran. De retour dans son ancien lycée, la réalisatrice qui dit avoir voulu être sage-femme recueille des désirs émergents et des rêves en devenir : l’étonnante beauté de ce film, tout comme son pouvoir de subversion pour la société iranienne, provient directement de la force avec laquelle émergent ces désirs entre les épais murs d’un lycée de Téhéran.

Entre désir singulier et contraintes sociales, est-il encore possible de mettre en mouvement les sombres tissus qui enserrent le corps des jeunes iraniennes ? Dans l’une des premières scènes de Rêve de soie, la réalisatrice compte le petit nombre de jeunes filles qui croient en leur rêve. Pour dire la force des carcans sociaux, familiaux et scolaires qui emprisonnent ces jeunes iraniennes, Nahid Rezaei commence par rappeler l’obstruction de leur imaginaire et de leur désir. Mais lorsque l’une d’elles déclare d’un ton définitif que « les femmes ne peuvent pas avoir de rêve en ce pays », le rire qu’elle provoque chez les autres – et qui entraîne le sien – rappelle la distance qu’elles entretiennent à l’égard d’une conception résignée du « sort des femmes en Iran ».

Cette capacité à s’éloigner des discours attendus semble animer sans cesse leurs paroles et leurs gestes. Et cet écart pourrait bien être l’exact reflet de la distance prise par la réalisatrice vis-à-vis des représentations traditionnelles de la jeunesse iranienne.

Les étoffes les plus lourdes finissent par prendre le pli des êtres qui les endossent. Pour ces adolescentes soumises à des examens difficiles et à une discipline sévère, l’entrée à l’université détermine le choix d’un métier, d’un mari et d’une situation sociale : « avoir un diplôme, ça permet d’assurer les arrières au moment du mariage ». Nahid Rezaei filme la façon dont la pression scolaire s’incarne dans des corps de jeunes filles : une jeune fille éclate en sanglots, une autre brandit sa colère, une troisième décrit en souriant les crises d’angoisses déclenchées par sa peur de ne pas réussir. Les lycéennes évoquent les règles et les punitions, les objets confisqués et les expulsions pour « faute de conduite ». Mais elles se moquent des règlements infantilisants, racontent doucement leurs incartades et leurs « bêtises ». L’alternance entre des plans serrés sur des salles de classes surchargées et des plans plus larges sur des cours lumineuses éclaire peu à peu la grâce et les désirs de ces corps de jeunes filles. Au-delà de la description d’une vie fortement contrainte par l’institution scolaire, la réalisatrice parvient à saisir délicatement l’inventivité renouvelée avec laquelle elles bravent les interdits et se dérobent au regard des surveillants.

« Mon plus grand désir est de me cultiver », dira l’une d’elles. Ainsi leurs manières de revêtir leur costume de lycéenne et de se conformer aux attentes de l’institution sont-elles d’une belle ambivalence. L’unique apparition d’une figure professorale montre la façon dont l’école les exhorte à dépasser, par le travail et la connaissance, les questionnements liés à leur identité sexuelle : « N’est-ce pas notre humanité qui prime ? Notre identité en tant qu’être humain constitue la vérité de notre existence. En vous cultivant, en réfléchissant profondément, vous arriverez aux bonnes conclusions », leur dit le professeur. À cet enseignement qui tend à les désexualiser, elles opposent une résistance sourde que trahit la violence de leur propos et de leurs désirs : « Je voudrais être un garçon […] et taper les filles ». Mais la lucidité et l’intelligence avec laquelle elles évoquent leurs vies et leur pays suggèrent également l’ambivalence de cette conception de la culture : est-ce dans ce savoir désincarné et fortement coercitif qu’elles puisent une philosophie de consolation ? Est-ce à cet impératif de savoir et de réflexion qu’elles doivent une part de leur sagesse et de leur étonnante capacité à se réjouir ? « Le bonheur est dans le rire, le rire rend heureux, regardez-moi, je ris tout le temps » – le rire et la joie, ultimes façons d’habiter un présent qui les oppresse.

Dans un coin de la cour, quelques jeunes filles parviennent habilement à s’échanger un miroir, objet interdit dans l’enceinte du lycée : de quel improbable avenir l’énergie de ces jeunes filles est-elle le reflet dérobé ? Comme un rire se propage d’un corps à l’autre, leur grâce et leur joie traversent le film, d’une parole à l’autre, d’un désir de pur amour à celui d’un Iran idéal, jusqu’à ce que s’élève un chant contre un mur de l’école et que rien ne demeure qu’un intemporel « rêve de soie ».

Nathalie Montoya

Chronique lussassoise

« – Tu les aimes, toi, les films prototypes ?

– La question ne se pose pas. Il faut inventer d’autres territoires, sortir de la cinéphilie, de la mélancolie.

– C’est une racine.

– Mais une racine pourrie. Il s’agit toujours d’être libre. Quand la mémoire pèse trop on n’avance plus.

– Ce que tu dis est d’une connerie totale. »

Coincé sur sa chaise en plastique au bout de la quinzième rangée de la salle 5, Franck remplissait les pauses de la première journée « Cinéma et Arts contemporains » avec des dialogues imaginaires où il réagissait sans se mouiller aux propositions avancées. Films essais, dits nouvellement prototypes, vidéo-art et documentaires-installations, croisements in et greffes hype, il avait l’impression d’être au cœur du cyclone, là où se jouait quelque chose de fondamental de son temps : le fantasme d’une tabula rasa, d’un recommencement absolu.

Fantasme candide d’une génération, pensait-il, qui à l’inverse du documentaire généalogique « classique », se rêve souvent affranchie du poids des aînés, et même privilégiée parce qu’elle traverse une période de grands bouleversements techniques et économiques. Il griffonnait ses notes sur le petit cahier bleu qu’il avait chipé à Jérôme, avec en couverture une photo de Dana Andrews

– « Ça fait contrepoids »

Le soir venu et Martine retrouvée, il put s’épancher enfin :

– Il y a tout de même une naïveté à toujours croire à une nouvelle donne : c’est rassurant pour tout le monde, professionnels et critiques y trouvent leur légitimité mais enfin de quoi s’agit-il ?

Martine repoussa ses longs cheveux d’un geste nonchalant :

– Tu sais ton copain d’hier, il m’a pas lâché de la journée. Sa version, c’est qu’on se met le doigt dans l’œil dès qu’on pense ces films comme une catégorie esthétique. C’est tout au plus un cadre institutionnel, qui peut effectivement recouper certains invariants dans le cas de films un peu figés, caméra bétonnée au sol ou mauvaise digestion d’Akerman. Mais pour le reste, tout regroupement est illusoire : regarde Rousseau, devenu parangon d’un cinéma d’installation alors qu’il est bressonien à mort !

– T’as appris la leçon toute seule ou il t’as fait répéter ?

Sagouin, pensa Martine.

– Il y a quand même un lien très clair entre documentaire et installation, reprit-elle vite pour donner le change : du cinéma moderne à sa version actuelle, éclatée et impure, il y a ce même souci de raréfaction des images.

– Ce qu’on a appelé les « films de blocus » ! Cinéma Cuba : finis l’innocence et les jeux de réappropriation, pop age & pop art, terminus tout le monde descend. Il faut lutter contre l’overdose des images, s’extraire de la glue visuelle. Minimalisme des plans, des histoires, des affects, des raisons. Trente ans que ça dure.

– Tu les aimes, toi, les films prototypes ?

Gaël Lépingle

La nuit des morts-vivants

Parkings déserts, supermarchés vides, immeubles silencieux, banlieues américaines dans la nuit ; un plateau télévisé traversé par le souffle d’un vent venu d’ailleurs ; stations touristiques désaffectées ; barres HLM grouillant d’une agitation anonyme…

Les sites décrits par In order not to be here de Deborah Stratman, Bingo Show de Christelle Lheureux, The last tour de Marine Hugonnier ou Lettre du dernier étage de Olivier Ciechelski sont tous des territoires symptomatiques de notre modernité, des clichés, c’est-à-dire littéralement des images mortes. Et c’est précisément cela qui est filmé : ces espaces familiers ne sont que des simulacres anémiés. Mais la puissance de ces films est de réactiver cet aspect mortifère en l’amplifiant jusqu’à l’insoutenable, afin de rendre sensible la vérité du cliché.

L’espace et la durée pourraient être ceux d’un film d’horreur. Les longs plans fixes sur les parkings et supermarchés sans vie de In order not to be here, ou sur le plateau télévisé de Bingo show, sont des stases, des suspens qui présagent le surgissement d’un fait terrifiant. Mais l’attente dure, rien n’advient qu’un temps monstrueusement stagnant et sans but. In order… mime ainsi l’esthétique sécuritaire de la vidéosurveillance, ces images d’une durée étale, létale, enregistrant sans répit un même espace réifié par l’arbitraire d’un cadre neutre. Images tautologiques et absurdes qui ne « fixent » que le déroulement du temps, son éternité. Ce présent perpétuel, qui est plus particulièrement l’objet des films de Deborah Stratman et Christelle Lheureux, accueille un monde irréel et sans vie, où la notion d’événement aurait été annihilée. En filmant les coulisses d’une émission, la cinéaste de Bingo show fait bien plus que dresser une critique de la télévision, elle dévoile la nature profonde du site où se fabrique l’image-flux. Le paysage inconscient de l’émission, invisible, est rendu sensible par la bande son. Le sifflement improbable du vent porte en lui la véritable image, celle qui gît derrière le décor du plateau : l’étendue vide d’un désert post-apocalyptique, l’inhumaine solitude sous-jacente à la communication médiatique.

Les vivants n’habitent plus aucun de ces espaces désolés. Les présentateurs statufiés de Bingo Show sont des mannequins sans expression, pantins abandonnés là, que seul peut-être le lancement de l’émission pourra réanimer. It is not necessary to be somewhere else in order not to be here (il n’est pas nécessaire d’être ailleurs pour ne pas être ici) : par cette étrange formulation, le carton au début du film de Deborah Stratman dit bien la difficulté vertigineuse d’être quelque part, la disparition de l’être égaré dans les rets d’un espace-temps virtuel, sans territoire à investir. La première partie du film décrit une zone de fantômes, des aires urbaines qu’aucun corps ne traverse. Là encore le son creuse un vide dans l’image. Lorsque des voix humaines se font entendre, ce sont des voix désincarnées, des échanges paniqués à travers des talkies-walkies. Le seul affect présent est la peur, qui continue de hanter les espaces nocturnes à travers ces voix spectrales. Personne devant la caméra, personne derrière : les plans semblent le fait d’un pur œil mécanique, sans subjectivité, qui tente d’embrasser « totalitairement » l’ensemble du visible, s’introduisant à l’intérieur des maisons pour filmer un fauteuil vide, une cuisine ou trône un livre de recettes (l’angoisse se teinte alors de grotesque). Le point de vue semble celui de la mort : lors d’un plan, la caméra s’anime pour filmer en travelling le sommeil d’une enfant ; le corps endormi, ainsi surveillé par un œil flottant, semble arraché à la vie.

Pourtant, la dernière séquence de In order… va soudain s’attacher à l’enregistrement d’un homme, ne va plus s’attacher qu’à lui, délaissant parkings et supermarchés déserts. Un fuyard court, une caméra le suit sans relâche du haut d’un hélicoptère. Que fuit-il ? Le lieu d’un crime, comme le laisse supposer l’omniprésence des voix au talkie-walkie ? Au bout de longues minutes, il paraît de plus en plus évident que ce corps tente précisément d’échapper à l’emprise de l’image de surveillance, à l’image totalitaire, qu’il court désespérément pour se soustraire à cet œil mécanique qui l’enferme dans le cadre. Malgré les apparences, la séquence est une pure fiction, l’homme un acteur. La scène pourrait être un remake de la fin d’un film d’horreur : l’unique survivant, le dernier homme, fuyant la dévoration de l’image vampirique. Le regard cannibale de la caméra est un monstre froid dévorant les vivants, ne laissant subsister à l’image que des sites dépeuplés, et un éternel temps mort.

Safia Benhaim

« Cinema furioso »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Deuxième entretien de la série : Gian Vittorio Baldi.

Vos fictions donnent l’impression de saisir l’événement immédiat. Votre pratique antérieure du documentaire vous a-t-elle amené à rechercher cet effet et à rejeter les règles conventionnelles de la mise en scène ?

La question n’est pas de savoir si la part de construction de mes films est plus ou moins grande, puisque tout est construction, mais de déterminer la façon dont ce que je construis peut acquérir la plus grande force expressive possible, et traduire le mieux ma pensée, ma vision. Dans mes documentaires comme dans mes fictions, je travaille soigneusement la mise en scène, parfois même jusqu’à l’excès. Pour mon dernier film, Nevrijeme – Il Temporale, j’ai fait plus de deux mille dessins pour préparer le tournage. Tout simplement parce que je ne crois pas que le cinéma, qui est une façon de saisir le mouvement inhérent aux images, puisse saisir quoi que ce soit du réel, et doive même le faire.

Dès le manifeste que j’ai écrit en 1953, j’ai établi les principes qui me semblaient permettre le mieux cette « libération » du cinéma. Pour moi, le cinéma doit être réalisé d’un jet, dans l’instant, et renoncer le plus possible à la manipulation technique, à la « manie proustienne » des corrections, des reprises, des remaniements, etc. S’il y a bien un travail de mise en scène, il doit se faire en amont du tournage. On peut répéter les scènes avec les acteurs dans une fiction, convenir d’une mise en scène avec les personnages d’un documentaire, mais le moment où la caméra tourne doit être absolument unique, singulier, une situation dont on sait qu’elle ne se répétera jamais, un peu comme au théâtre. Pour moi, c’est la seule façon de saisir le mouvement de l’image et d’en exprimer l’intensité. Cette intensité-là donne au spectateur l’impression que je tourne dans l’instant où l’événement se produit, que tout est « réel » dans mes documentaires comme dans mes fictions.

Et ce parti pris s’exprime dans vos choix du son direct, de la lumière naturelle…

En utilisant de grands réflecteurs en aluminium, je peux me passer de l’éclairage artificiel. Même dans mon dernier film, très cher (rires), tourné à Sarajevo, j’ai utilisé cette technique. Au grand étonnement de mes producteurs ! Sur un tournage, c’est une pratique inhabituelle et très surprenante. Généralement, le directeur de la photographie installe les lampes avec une grande précision, jour/contre-jour, champ/contre-champ, et une fois l’exposition réglée, on ne touche plus à son travail d’orfèvre. C’est comme le cadrage : il reste identique, même si on peut toujours modifier un petit quelque chose bien sûr. Tandis qu’avec la lumière naturelle, tout change en permanence. Du premier cadre au second, tout est différent.  Chaque cadre est unique, impossible à répéter. C’est le même principe pour le son : l’utilisation du son direct, elle aussi, condense le temps de la réalisation.

Vous allez même jusqu’à renoncer d’utiliser le montage comme un moyen d’écriture ?

Je n’assiste jamais au montage. Pour moi, c’est une simple opération technique. Je laisse faire le monteur qui n’a qu’à coller les séquences les unes aux autres. Dans mes films, l’ordre de la réalisation est identique à l’ordre du récit et je garde la quasi-totalité de ce que j’ai filmé. Pour saisir ce que j’appelle la musique de l’image et son mouvement, il faut débarrasser la réalisation proprement dite de toute part de manipulation. J’ai réalisé Fuoco ! en seulement quatorze jours : il y a des erreurs, mais elles appartiennent au film. Le scénario est écrit à la manière d’une partition, d’une symphonie en quatre mouvements : le soir, la nuit, l’aube, le jour. Chacun de ces tempi se divise à son tour en trois, comme dans cette séquence où la femme de Mario essaye de s’approcher de lui avec tendresse : on passe de l’approche à l’amour en passant par le refus. L’exécution d’une partition ne permet pas la reprise ni la correction. Sans quoi on obtient tout sauf de la musique ! Je n’utilise jamais de musique dans mes films : pour moi, la musique, c’est l’image. La musique n’est pas seulement l’image, mais elle est dans l’image et elle est, dans l’image, l’image même. Un psychologue avait demandé aux spectateurs qui sortaient d’une projection de L’ultimo giorno di scuola, à Milan, ce qu’ils pensaient de la musique du film. Tous ont répondu qu’elle était très présente, et même furiosa !

Propos recueillis par Céline Leclère et Pierre Thévenin

Pendant ce temps dans le jura…

À travers deux séries d’images antithétiques, le film s’ouvre d’emblée sur un partage.

D’abord, des images d’archives super 8 découvrent le bâtiment d’une chartreuse du XIIe siècle. Puis des plans fixes s’attardent sur un ciel bleu, une plage, les jeux de quelques estivants, la dérive indolente d’un voilier. L’unité de ces deux séries ?

Celle d’un lieu et d’un événement : la Chartreuse de Vaucluse fut ennoyée avec cette partie de la vallée de l’Ain sur laquelle on construisit, à la fin des années 1950, le barrage de Vouglan, dans le Jura. Enfouie à cinquante mètres de profondeur, la chartreuse figure un passé oublié, un monde perdu que les réalisateurs, mi-témoins, mi-poètes, vont tâcher de faire affleurer à la surface de notre mémoire.

La première profondeur qui nous sépare de la chartreuse est ainsi celle du temps. Quelques archives Ina, mêlées au reste de la bande super 8 comme pour en former le contrepoint public et officiel, rappellent la construction du barrage et la mise en eau de la vallée. Prenant discrètement le rôle d’informateur, un vieil homme de la région enrichit ces images des souvenirs d’enfance qu’il garde de ce « château de Belle au bois dormant » difficile d’accès, ainsi que des airs d’apocalypse qu’avaient pris les préparatifs de l’ennoyage de la vallée. Déjà plus distant de l’événement, un historien local relate ensuite, documents à l’appui, le passé de cette chartreuse et la spécificité de son architecture. Celle-ci porte en effet la marque des deux exigences directrices de la règle de saint Bruno, fondateur de l’ordre : la retraite la plus radicale et la contemplation la plus appliquée. Ici, les vocations spirituelles se sont traduites dans une topographie. Une chartreuse est d’abord un désert, le plus retranché possible du monde. Mais elle doit aussi prêter à la contemplation de « la beauté de Dieu » : il faut donc choisir un lieu remarquable, car la perception de la beauté du monde enveloppe déjà celle de la bonté du Créateur. L’insistance avec laquelle la caméra de Miklès et Ciechelski multiplie les prises de vue sur le site de Voulgan commence insensiblement à prendre un sens.

Mais une autre profondeur est alors habilement mêlée à celle du passé. Elle vient brouiller un peu la trame du documentaire, gardant encore jusqu’ici le sens univoque d’une enquête historique. Il s’agit très concrètement de la profondeur de l’eau elle-même, qui forme toute l’affaire du club de plongée local. Le rapport que les plongeurs entretiennent ici à la chartreuse, sans doute moins soucieux de théologie, mais tout à fait actuel et vivant, révèle le simple fait que la chartreuse est loin d’avoir disparu : on y descend, des images nous arrivent. Elle est là, sous l’eau, intacte depuis cinquante ans, « hors du temps » comme l’assure un plongeur visiblement toujours aussi troublé de s’immiscer, par cinquante mètres de fond, dans la cellule d’un moine du XIIe siècle.

Enfin, chacune de ces profondeurs révèle, comme par une sorte d’aveu, qu’elle était en vérité destinée à en mettre en scène, à en annoncer une autre : la profondeur au sens mystique du terme, celle que les chartreux eux-mêmes, aujourd’hui encore, s’efforcent d’atteindre. L’un des membres de la famille qui avait acquis la chartreuse au XIX siècle, entré un temps dans l’ordre, raconte maintenant comment le souvenir de l’ennoyage avait favorisé le sentiment de sa vocation en venant recouvrir l’expérience d’un deuil. Dans l’ombre et de dos, un moine consent même à apparaître un instant. D’une voix dont le timbre laisse sentir combien elle a voulu cesser de s’adresser aux hommes, il explique le sens que revêt l’exigence de solitude dans la méditation à laquelle se voue son ordre.

Le partage sur lequel s’ouvrait le film n’était donc pas celui d’un avant et d’un après. Les réalisateurs n’ont pas cherché à nous apprendre la disparition datable d’une pièce du patrimoine, mais bien à nous suggérer que la chartreuse, depuis le début, avait disparu, voulait disparaître, aller au silence et passer « hors du temps » et par conséquent hors du monde. Sous l’eau, elle n’a pas cessé d’accomplir le destin qu’elle s’était autrefois assigné : constituer, dans le désert et l’isolement le plus radical, l’image terrestre d’une éternité. Voilà à coup sûr ce que voulait faire sentir l’esthétique si prononcée de Ciechelski et Miklès, toute en andante, multipliant les plans fixes sur tel brin d’herbe, sur un arbre, un nuage, tel reflet à la surface de l’eau, et ménageant ainsi, entre chaque chose dite, comme un temps de silence, de suspens, de recueillement. La nature accomplira même son cycle, depuis un matin de printemps jusqu’aux brumes de l’hiver, tandis que le De profundis d’Arvo Pärt, dont les extraits scandent le film comme pour le parsemer de résonances liturgiques, achèvera de donner à ce cinéma des profondeurs et de l’enfoui sa teneur résolument méditative.

Pierre Thévenin

Du fond de soi au fond des autres

Le visage est tout près, les yeux protégés par une paire de lunettes, le corps se démène. Un raclement de gorge, puis l’homme crache. On entend très bien le souffle de son effort. Il y a du vent, de la vitesse, il fait froid. Silence, l’homme est maintenant descendu de sa bicyclette, il est nu. Son dos est tout près. Nous voilà alors dans le salon d’une maison avec canapé et télé, au milieu duquel, comme par erreur, un homme masse d’un geste assuré la fesse du coureur. Une femme entre et s’excuse de passer devant l’homme qui tient la caméra. C’est la maîtresse de maison qui accueille chez elle des coureurs à l’entraînement. Ce sont les premières images du portrait de Brian Holm.

Chaque film de Philippe Grandrieux pousse à la description. On voudrait se contenter de raconter ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on ressent. Ce cinéma de sensations, envahi de ruptures et de dissonances, travaille les écarts entre des mondes, des espaces et des corps. Ses films documentaires rassemblent des fragments qui composent un univers dont l’expression trouvera toute sa force dans ses fictions. Derrière ces plans « mouvementés » – tourmentés –, ces visages approchés (regards), ces voix et ces silences entendus (paroles et musique), se dissimule, à peine, l’application irraisonnée d’une approche théorique et poétique du monde.

Dans la mouvance des télévisions locales des années quatre-vingt, Philippe Grandrieux mène ses expérimentations et réalise une série d’entretiens avec certains de ses exégètes préférés de l’image, dont le psychanalyste Juan David Nasio (Azimut n°2, Le Trou noir 1). Leçons ! Citant Freud pour qui la réalité extérieure n’est rien d’autre que la projection dans l’espace de la réalité intérieure, Nasio nous rend intelligible ce territoire lacanien nommé objet petit a.

Ce trou noir, cette partie opaque, méconnaissable, ce représentant du réel est le point de passage d’un monde à l’autre, de l’espace délimité d’une réalité extérieure à l’espace infini d’un réel insaisissable. Un réel que les images, les images de chacun de nous, dissimulent. Tous les mots de Nasio semblent explorer les images de Grandrieux, comme autant de trous noirs, autant de passages : approcher, toucher cet objet dénommé et méconnaissable. Passer d’une époque à l’autre, d’un espace à l’autre, d’un monde à l’autre, d’un film à l’autre, du fond de soi au fond des autres.

Grandrieux filme : la sensation d’un corps qui se déplace. Le corps avance, il titube, il fait sombre, le regard est désarticulé ; il hésite, il cherche, attiré par les éblouissements finissants du soleil, soutenu par la tension de la musique. Images d’archives : ils viennent de débarquer sur la plage, ils sont jeunes, blessés ou tués, prisonniers, épuisés et hébétés par le carnage qui s’est tu. Dans Les Enjeux militaires, film d’archives sur les batailles de 1944 (qui sera refusé en l’état par la chaîne de télévision) 2, des éclats de présent font irruption au milieu des images noir et blanc, le plus souvent silencieuses. Chaque fois, le scintillement doré de l’eau, la terre noire, l’agitation des herbes folles, le défilement des arbres suspendent l’avancée de l’histoire et nous ramènent en territoire d’aujourd’hui ici et maintenant): où sont les stigmates ? À la fin, les mots de Maurice Blanchot tirés de L’Attente, l’oubli revisitent eux aussi tout le film. La musique enveloppe les images. C’est la Symphonie n°3 de Gorecki. La voix de l’auteur travestit presque le commentaire dont l’enregistrement témoin (hésitations, bruits de la salle de montage) donne l’impression par instants d’être improvisé en direct. Ce film interrompu, rescapé, prend alors des allures de symptôme : le cinéma par effraction.

Rompre l’espace et le temps du récit, forcer les associations, se rapprocher du trou noir au risque de s’y perdre, embrasser tout le cercle : ces gestes et leurs images sont en germe dès ses premières expériences de télévision locale à Saint-Étienne, où il réalisait le journal au titre évocateur : Le Monde est tout ce qui arrive. Au fil de ces journaux, Philippe Grandrieux superpose aux tourments du monde une architecture intime de la ville et de ses habitants par une proximité qui dévoile sa curiosité de l’autre, son désir de la rencontre. Cette proximité se traduit aussi par celle des corps, avec une certitude : dans leur banalité apparente, s’inscrit leur intimité la plus profonde.

Dans Retour à Sarajevo, le cinéaste accompagne le voyage d’une femme bosniaque, Sada, avec sa fille, et ses retrouvailles avec les rescapés. Soutenue par la confiance et l’attention de Grandrieux, Sada mène le film : en toute conscience, elle investit la responsabilité de témoignage que le film lui confère. Elle incarne une confiance retrouvée dans le réel et l’expérience de la rencontre.

C’est la fin du film. On le sait. La symphonie de Gorecki va ressurgir.

Il fait nuit. Trois femmes marchent dans Sarajevo. Avec sa fille en retrait, silencieuse, Sada s’adresse à son amie : « Mais dis-moi, est-ce qu’il y a eu de l’amour ? On dit que les gens se sont plus aimés pendant la guerre ». C’est sur ce chemin assez troublant que nous mènent les films du cinéaste, avec une sorte d’évidence au bout, celle d’un amour éperdu pour les images.

Christophe Postic

  1. Le Trou noir est diffusé vendredi, Le Monde est une image avec Paul Virilio et Le Labyrinthe avec Jean-Louis Scheffer sont à la vidéothèque.
  2. Le film sera ensuite remonté sans le réalisateur, la citation de Maurice Blanchot qui posait problème disparaîtra. Contrairement à ce qui est indiqué dans le catalogue, Françoise Tourmen a bien monté le film présenté ici et tous les autres films de Grandrieux, y compris Retour à Sarajevo.