Chronique Lussassienne, jeudi

Ça n’arrêtait plus. Depuis quatre jours ils se gavaient de films à en exploser, se compromettaient dans des discussions interminables avec leurs voisins de table, leurs compagnons de projections et toutes leurs soi-disant connaissances de Paris et d’ailleurs. Jérôme en avait mal au crâne de se gargariser du petit lexique à la page : dispositif, distance, gestion du hasard et fictionnalisation, il fallait toujours en rajouter une couche pour avoir le dernier mot.
La nuit était tombée et à la terrasse du Green, Martine elle-même était en pleine conversation avec une bande de jeunes réalisateurs fauchés et vociférants. Jérôme était consterné : non seulement elle se débrouillait très bien sans lui, mais pire, elle le faisait avec une grâce qui le laissait coi. Elle haussa le ton d’encore un cran :
– On a suivi tout le séminaire « Du possible sinon j’étouffe », et je me disais que finalement derrière ce titre, il y en a un autre, celui du film de Godard et Miéville projeté hier : Ici et ailleurs. Vous avez remarqué comme dans presque chaque film programmé, il y a un ici où il faut vivre et un ailleurs qu’on regrette ou qu’on désire. C’est la question de notre place dans le monde au fond, mais de notre place personnelle, intime, je trouve ça important qu’elle soit posée ici à Lussas, parce que forcément ça devrait nous interroger sur notre place de spectateur et je crois qu’on ne le fait pas assez. On est tous à se dire « comment occuper le monde », mais pendant ce temps-là on occupe un siège de cinéma : en quoi est-ce que c’est une façon d’occuper le monde… si c’en est une ?
Jérôme démissionna. Il se mit dans un coin et repensa au Vent, revu quelques heures auparavant : la résistance acharnée de Lilian Gish à l’amour, et son acceptation enfin, à la dernière minute… Que c’était beau ! Que c’était bon de se laisser un peu aller au rêve, de s’abandonner aux puissances du faux, sans avoir à en tirer aussitôt un savoir autre que sur soi-même. Il en avait marre d’avaler le cinéma pour aussitôt le recracher, il voulait l’avaler tout court et le garder pour lui, au fond ses émotions ça ne regardait personne. Les proférations du petit groupe formé autour de Martine lui parvenaient par bribes : il eût soudain une soif avide de films bien névrotiques, pas transformables en discours d’aucune sorte, et qui rompraient avec ces films où l’intention des réalisateurs a force de loi sur tout, où la démarche inattaquable justifie toutes les approximations, des films qui rompraient, enfin, avec la tyrannie du sens.
Sa sixième bière commençait à lui monter à la tête. À quelques mètres seulement, Martine, toujours en pleine diatribe, continuait obstinément à ignorer sa présence.
Il lui trouva une étrange ressemblance avec Lilian Gish. Même grâce, même douceur. Bien sûr, en réalité, elle ne lui ressemblait pas du tout. Mais comme dirait l’autre, le vent souffle où il veut…

Gaël Lépingle