Chronique Lussassienne, mercredi

Ils sortaient de La Saisie. Martine proposa une petite promenade dans les environs, histoire de respirer un peu.
– C’est affreux, le fait de comprendre seulement peu à peu que sa femme n’est plus là, et la façon dont il tente de la faire encore exister, par tous les moyens, les photos, les poèmes, les lieux de son enfance…
Jérôme ne payait pas de mine non plus.
– Au fond, c’est le principe même du documentaire : on filme toujours pour arracher les choses ou les gens à l’oubli, pour en laisser une trace, pour les faire exister un peu mieux, un peu plus longtemps. C’est assez désespérant : le cinéma vient toujours trop tard, quand la vie a mal fait, et qu’il faut revenir dessus pour réparer, colmater, faire émerger un sens qui n’aurait pas lieu autrement.
– Je trouve pas ça désespérant du tout !
– Mais si, ça veut dire que le point de départ d’un film c’est toujours une disparition, ou la menace d’une disparition. Rien que le Marker de ce soir : pourquoi il se décide à filmer Tarkovski au moment où celui-ci est malade, et jusque sur son lit de mort ?
Martine fit la moue. Jérôme en rajoutait toujours un peu, elle l’aimait bien pour ça, mais parfois ça frisait la prise de tête.
– Ça peut être une envie de rencontre, c’est pas forcément tourné vers le passé comme ça.
– De quelles rencontres tu parles ? S’il y a rencontre elle est forcément fabriquée, suscitée, désirée par un réalisateur qui peut toujours tout maîtriser, à travers son dispositif ou bien après au montage. La vie ne reprend jamais ses droits, on peut croire que si, mais c’est pas vrai.
– Mais plus ton dispositif est fort, plus tu peux te permettre de lui jouer des tours, quêter le grain de sable qui enrayera la machine. C’est ça que je nomme rencontre !
– Finalement c’est peut-être plus honnête de ne filmer que les siens, la famille ou les proches. Au moins, comme c’est très bien dit dans La Saisie, on ne fait pas son cinéma avec les affaires des autres.
– Alors là y’a un petit risque d’asphyxie, non?
En prononçant ces mots, Martine s’aperçut que l’emploi du temps de la soirée était tout trouvé : Du possible sinon j’étouffe, ce séminaire au titre intriguant, leur tendait les bras en salle 3.
En sortant, Martine enchaîna direct :
– Tu vois ce qui me plaît dans ces films, c’est exactement ça : plus que le sujet, plus que le contenu, c’est la relation qu’il y a entre la réalisatrice de Km 250 et son interprète, ou entre celle d’Algérie… et les jeunes qu’elle regarde. Ce sont des choses assez secrètes, mais on les ressent, ça palpite, ça vit quoi ! Et je crois pas que ces films colmatent ou guérissent vraiment quoi que ce soit, ils racontent surtout une rencontre… Elle est là la guérissure peut-être.
Jérome poussa un profond soupir. Cette nuit-là, il eut un sommeil agité.

Gaël Lépingle