Le son d’histoire

C’est un double travail de montage que réalisent Losnitza et Golovnitsky dans Blockade : celui, diachronique, qui reconstitue à partir d’images d’archives le siège de Stalingrad dans un déroulement chronologique et thématique, et l’autre, synchronique, de sonorisation de ces images. Ce second aspect pose problème, ne serait-ce qu’au regard de la valeur historique du document. À quoi bon cette articulation systématique à chaque élément photographié de l’image sonore qui lui correspond ? Les moteurs vrombis-sent, les flammes crépitent et le spectateur ne s’en trouve guère instruit.

Mais bientôt le réalisme de la bande-son ouvre sur de surprenantes béances qui défont la réalité des images, déplacent leur valeur et leur sens. La rumeur de la foule est trop régulière, elle manque de relief. On devrait entendre plus distinctement ce que disent les personnages du premier plan. Cette indifférenciation des discours proches et lointains constitue la multitude en sujet : c’est alors elle qui parle et non les individus qui la composent. Le même procédé chez Tati a valeur comique : il souligne l’instinct grégaire des vacanciers. Ici, l’effet est tragique : la seule qualité identitaire qui rassemble les corps filmés étant leur nationalité, leur unité figure le peuple russe et, dès lors, leur inscription dans le champ les désigne aux bombes allemandes.

De plus, le murmure de la masse ne fait pas sens, et fait même, par son empire, triompher l’insensé. Quand, au premier plan, une femme invective un prisonnier allemand exhibé le long des rues, ses cris sont tus par le brouhaha de la ville et des badauds qu’ils devraient logiquement dominer. Et quand une autre pleure sur le cadavre de son enfant, ses lamentations sont étouffées par le souffle paisible du vent et le craquement des pas sur la neige. L’effet de ces ruptures dans le réalisme du son est littéralement de refouler colère et chagrin, et, avec eux, toute expression d’une sensibilité propre hors de la masse neutre.

Au mutisme original des images fait donc place une dévastation du sens, écho sourd à la destruction de la ville. La voix humaine n’étant plus la matière du langage mais l’effet mécanique de l’animation des corps, ces derniers sont identifiés aux machines qui les entourent, y compris à celles qui les tuent. Ce peuple-machine – dont on n’entendra bientôt plus que les pas lents et réguliers de la survie, signes que « ça marche » encore mais que l’énergie s’épuise – est alors « pour la mort », non du fait de son engagement volontaire dans un conflit, mais plutôt en raison des lois plus tragiquement nécessaires de la balistique et de la biologie. Ce silence imposé est de mort, et c’est le souffle de la mort qui lie, en fond sonore, les séquences du film.

Un autre effet de ce réalisme contrarié du son est de transformer notre perception des images. Par exemple, dans un plan-séquence, le son d’un tramway entraîne le regard vers le fond du champ où apparaît son équivalent visuel. Compte tenu de la distance et de la perception fragile des voix des personnages au premier plan, le son est trop net. Cette perception incohérente aplatit l’espace sonore, et, de ce fait, écrase la perspective. Les lignes obliques qui la composent sont détachées de l’effet d’optique qu’elles structurent et deviennent les linéaments brisés d’une composition abstraite. Dès lors, le cadre présente moins une réalité passée qu’il n’organise une géométrie.

En définitive, en rapportant les éléments filmés (hommes, ville, machine) à une même substance, en y faisant résonner des arrière-mondes et en soulignant leur valeur esthétique, la sonorisation défait davantage le statut d’archives de ces images qu’elle ne l’étaye. Et, par-là, les libérant de leur rôle de témoignage, elle arrête le regard sur leur somptueuse virtuosité. Or précisément, les opérateurs qui ont réalisé les séquences choisies par Losnitza semblent avoir été plus soucieux de faire du cinéma que de témoigner pour la postérité. La plupart des plans sont larges et la profondeur de champ y creuse une lointaine perspective au long de laquelle s’étagent plusieurs niveaux d’action. Le cadre fixe et les panoramiques balayant les agrégats de corps immobiles semblent indifférents à leurs déplacements qu’ils ne suivent que lorsqu’ils sont spectaculairement massifs (marche de soldats, exode, tanks) ou dramatiques (cadavres extraits des décombres). Le plus souvent, les actions sont comme suspendues hors de leur visée pratique. Et moins que des stratégies de survie, on filme ici la matière humaine, principe moteur de la ville et de la guerre, et ses accidents de lumière.

Ce cinéma est proche des manifestes esthétiques de Rossellini ou Epstein : ici, on croit à la puissance de révélation de l’image filmée, dans un art qui « recueille la force expressive inscrite à même les choses » en les enregistrant « telles que l’œil humain ne les voit pas, avant leur qualification comme objets, personnes ou événements identifiables par leurs propriétés descriptives ou narratives » (La fable cinématographique, Jacques Rancière). Et c’est précisément ce projet de « changer le statut du réel » que soutient Losnitza en défaisant, par un son réaliste, la réalité des images. Une bande-son en contrepoint (comme une musique) aurait été trop extérieure, tandis que la correspondance entre les éléments visuels et sonores, et sa suspension ponctuelle, installent le son dans l’image et effritent de l’intérieur sa réalité.

Antoine Garraud

Les grues, les vivants et les morts

« Certains vivants ne se résignaient pas. En secret, ils rassemblaient leurs souvenirs, s’en faisaient un bagage et partaient sur les traces de l’ami disparu », expose une voix off au début du film. L’ami en question c’est le cinéaste Jean Lefaux, mort subitement d’une crise cardiaque en 2005. Un mois plus tard, il aurait dû partir en Sibérie avec son fils Brice, vétérinaire au zoo de Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire), pour filmer la naissance de grues de Mandchourie. Des œufs des zoos du monde entier y sont apportés pour sauver de la disparition les populations sauvages. Emmanuel Roy, le collaborateur du cinéaste, ne s’est pas résigné devant l’immuable et a poursuivi le projet.

Au début du film, au zoo de Doué-la-Fontaine, la caméra suit le pas décidé de Brice Lefaux. Le jeune réalisateur se laisse guider : il semble quelque peu désemparé et ne le cache pas. Il observe et entre en contact avec une grue. Ce n’est que par la suite qu’Emmanuel Roy fait sien le projet. Le film unit alors par superposition cinéma direct, où l’on apprend comment les vétérinaires et biologistes s’occupent des grues, et un cinéma onirique et lyrique qui nous raconte en voix off les légendes qui entourent l’animal. Car, en Asie, la grue est un animal sacré, le seul à pouvoir atteindre la terre des immortels. Elle porte en elle les histoires de l’ancien monde et détient des pouvoirs de guérison. Ces légendes, le réalisateur se les approprie pour dire la disparition de l’ami. L’accompagnement des œufs vers la vie prend alors valeur de rituel pour accompagner et vivre avec le/la mort.

« Je voudrais fuir, fuir ce que je connais, fuir ce qui est à moi, fuir ce que j’aime, je voudrais partir… ».

Une autre voix off rythme le film, la voix grave de Joseph Barbouth, extraite du film Pessoa l’inquiéteur de Jean Lefaux, disant des textes du poète portugais.

Partir consiste ici à filmer le long voyage de la France jusqu’en Sibérie. En voiture, en train, en avion, puis de nouveau en train et en voiture. Des longs plans séquences témoignent du temps qui passe. Durant tout le trajet, le fils de Jean Lefaux veille sur les fragiles œufs de grues pour qu’ils ne se cassent pas et restent à la bonne température. À la cafétéria du TGV, au bar de l’aéroport, dans le Transsibérien, s’accomplit toujours le même rituel de changement d’eau de la bouillotte placée au fond d’une glacière dans laquelle reposent les précieux œufs. Et l’acte de filmer, à l’instar du geste concret de veiller à la survie des œufs, devient une nécessité pour ne pas s’effondrer.

Les extraits sonores des films de Jean Lefaux, la présence discrète, en retrait, de son fils, les légendes de la grue, le voyage comme passage entre vie et mort, tous ces éléments se lient en un tissu dense dont chaque maille évoque le cinéaste décédé. Il n’y a pas de lamentation, mais la position de celui qui reste.

Un dialogue silencieux entre l’aîné décédé et le jeune réalisateur s’installe, seulement accompagné de quelques notes de piano de John Cage. Emmanuel Roy élabore une mythologie, mais sans forcer, sans lourdeur, en inscrivant l’existence du cinéaste disparu dans le cours du monde.

Les œufs finissent par arriver à bon port et peut-être aussi le mort. La disparition a entraîné une immense tristesse. Mais les légendes servent à nous consoler ; à supporter la douleur d’une mort prématurée et fortuite. Même si l’esprit de Jean Lefaux ne se trouve pas nécessairement dans le corps des grues comme le veut la légende, il y est désormais lié par le film d’Emmanuel Roy.

Christine Seghezzi

Chronique lussassoise

Résumé des épisodes précédents.

2000 : Jérôme initie Martine aux joies du documentaire à Lussas. Moralité, c’est elle qui lui fait comprendre que ça n’a rien à voir avec le cinéma hollywoodien. Là-dessus ils se fâchent, elle ne remet plus les pieds à Lussas, sauf l’année dernière, mais là c’est Jérôme qui n’est plus là. Bref, elle aime Antonioni, Rithy Panh et les plans longs où ça cause pas, il aime Perrault, Eustache et les films où ça cause tout le temps. Et ça fait des années qu’ils ne se causent plus.

2006. Jérôme sortit émerveillé de la projection de Quelques miettes pour les oiseaux.

Les 18e États généraux commençaient bien.

Dans l’encombrement de la foule déjà compacte qui s’échappait de la salle 1, il se fit happer par Olivier :

– Tu sais que Martine arrive demain ?

Jérôme ne cilla pas. Il se fit vite une mine, bof, oui, non, je savais pas. C’était le risque Lussas number one : croiser nécessairement les anciennes amours, indésirables et toujours désirées, dans ce monde en miniature. Deux rues, cinq salles et trois restaurants : l’impasse.

– Tu vas voir Marguerite cet apreme ? fit Olivier, qui n’était pas dupe du regard atterré de son ami.

« Je te raconte. C’est un jeune Anglais qui est là. Il a vingt ans. Il est orphelin. Et il est mort dans le ciel. » L’après-midi fut bercé par les mots de la vieille Sibylle, la Grande Sentimentale, la Prêtresse au col roulé, tellement moquée, tellement aimée.

Le soir venu et le Blue Bar réinvesti dans ses fonctions vitales, Olivier tenta de reprendre le chemin de cette émotion.

– Elle est là dans son fauteuil, comme infirme, elle dit que c’est impossible, mais en lui faisant décrire ce projet qu’elle pense ne pas faire, Jacquot, en douce, le fait exister. C’est très tendre, cette écriture à quatre mains. Et puis la contrainte de l’oralité, l’improvisation vocale pour tremplin comme pour une messe des morts, c’est le style Duras autorisé à sa quintessence, puisque c’est d’une histoire de sépulture qu’il s’agit.

Jérôme se laissa entraîner :

– C’est amusant de voir ça ici, à Lussas, dont la doxa ordinaire est assez loin de cette façon de remuer impunément les traces documentaires comme un matériau toujours appropriable. « J’écris à cause de cette chance que j’ai de me mêler de tout », c’est pas tellement tendance. Lussas, c’est plutôt le primat à la relation, à l’autre, qui « fait cinéma ». Il y a une éthique de la présence d’une lourdeur… Le lien filmeur / filmé est en train de virer au gnangnan à force de se justifier. Duras, c’est aussi un cinéma de l’absence, venant plutôt combler une relation déficiente, voire impossible…

– … et se substituant à la vie ! lança Olivier, qui connaissait son affaire.

– Peut-être oui, ce serait sa tristesse. Chez tous ceux que j’aime, Eisenstein, Sternberg, Ozu, Minnelli, et même Godard au bout d’un moment, la construction du sens obstinément écrite a priori canalise une hystérie possible, la crainte du vide, le manque de l’autre. Duras attrape cette histoire au vol, on dirait une question de survie.

– Est-ce qu’on n’est pas très loin du documentaire ?

– Aussi loin que possible. Avec elle on chope la fiction comme une maladie, un mauvais rhume, très vite. Il suffit de se découvrir un peu.

Gaël Lépingle

Heurts de soi

Précédant l’image, une pulsation sourde jaillit du noir de l’écran, régulière comme un métronome, comme une antique locomotive. Ce son lancinant fait office de continuo, de basse continue, et instaure le rythme presque hypnotique de ce film sans parole, étrange et dérangeant. En plans fixes et rapprochés, les enfants psychotiques d’un établissement spécialisé se succèdent à l’image. L’un après l’autre, ils se livrent à ce que l’on suppose être leur occupation principale : la répétition d’un même geste à l’infini, accompagné du son qui lui est propre. Un plan/un enfant, un son/une image : tout fonctionne en apparence sur le mode binaire, comme si, dans ce monde-là, rien d’autre n’était compréhensible, audible. Cela peut être un balancement compulsif de la tête associé à une mélopée ininterrompue et monocorde, un vrombissement de la bouche accompagnant un va-et-vient saccadé du corps, une main passée dans les cheveux, une fois, deux fois, vingt fois, dans un murmure presque inaudible.

Parfois le silence s’impose dans la séquence ; parfois l’image s’accompagne du son émis par un autre enfant, hors champ. Cette superposition décalée du son et de l’image élabore un contrepoint subtil : un son quitte une image pour en rejoindre une autre, qui va elle-même générer un autre son qui rattrapera une autre image, leur combinaison constituant une harmonie fugace immédiatement remplacée par une dissonance. Le montage établit ainsi un lien entre ces enfants seuls face à la caméra, enfermés dans une bulle affective et corporelle dont les parois résonnent de leurs coups.

Tel est en effet le propos du film : donner à voir et à entendre une façon d’être au monde et souligner l’inutilité, en ce lieu, du langage parlé. Pas de mots, pas de concepts abstraits : bruits et mouvements tiennent lieu de signifiant et signifié, d’actes et de pensée, de parole et de silence. Puisque c’est ainsi que ces enfants vivent, c’est ainsi que la caméra et le micro les accompagnent, épousent leurs corps, leurs gestes et leur voix. En captant et superposant ces gestes rituels, les réalisateurs tentent de rendre perceptible le monde intérieur de chaque enfant. De révéler, surtout, l’aspect infiniment sensoriel de leur « langage » en les filmant de dos, figures mystérieuses, de face, en très gros plan sur leurs yeux, leur bouche, leur main, en s’arrêtant sur un pied qui talonne le sol. Produire un son pour l’entendre et le réentendre, se confronter encore et toujours à la dureté d’un mur : vérifier ainsi l’existence d’un monde hors de soi et conjurer la peur. Témoignent également de ce rapport sensoriel au monde, en contrechamp, les plans extérieurs des éléments naturels : le vent qui fait bruisser les feuilles des arbres, les fleurs qui frissonnent sur un rebord de fenêtre, le clapotis de l’eau du bain…

Est-il possible pour les enfants autistes de sortir de leur monde intérieur ? En éprouvent-ils seulement le désir ? Comment savoir si les comportements visibles à l’écran ne résultent pas d’une réaction idiosyncrasique à la présence forcément dérangeante – effrayante, peut-être – du micro, de la caméra et des réalisateurs, aussi discrets soient-ils ? Dans une rupture inattendue de la répétition désespérante du geste et du son, un garçon arrête soudain de frapper le mur de sa chaussure, se retourne et la lance en l’air (en direction de la caméra ?). Le micro capte alors un rire dont on ne peut dire s’il est libérateur ou provocateur, s’il est ou non dirigé vers celui qui filme. Dans le plan suivant, le rire d’une fillette le remplace, écho inquiétant. Puis ce sont les notes de la berceuse de Mozart égrenées par la boîte à musique qui semblent, un instant, changer les balancements saccadés en timides ébauches de danses, donner d’infimes étincelles aux regards vides et des esquisses de sourires aux visages. Ces excursions « au dehors » ne font, en définitive, que nous renvoyer à notre impuissance à pénétrer dans la « forteresse », et cèdent très vite la place au perpétuel mouvement, à la pulsion originelle, à la vie ordinaire dans le monde solitaire de ces enfants-là.

Isabelle Péhourtica

Lacaneries

« Mais @$#* !, qu’est-ce qu’il raconte ? » s’insurge le spectateur en mal de sens. Pour le Maître, la question vaut science : « Celui qui m’interroge sait aussi me lire », encourage-t-il en introduction de la version écrite de Télévision 1.

Pourtant, tout savant que nous sommes, nous continuons de chercher le sens par lequel, d’y accéder, nous pourrions nous reconnaître effectivement dépositaires du savoir qu’on nous prête. Et de le chercher en vain, on en vient à douter qu’il existe. À ce doute fait écho la mise en garde amusée de l’orateur : « Tout ce qui se dit là, on ne sait pas si c’est pas du déconnage ». Or ce déconnage, autrement dit la déraison, à l’œuvre ici dans les associations en surface d’une pensée en roue libre où le médiocre se définit comme « médit installé dans son ocre », n’est-ce pas précisément l’expression de ce qui intéresse la psychanalyse : celle de l’inconscient ?

L’inconscient, en effet, déconne car « il ne pense pas, ni ne calcule, ni ne juge » mais ne s’interdit pas pour autant de parler. Interdit qui lui serait fatal puisque c’est par le langage qu’il « exsiste » (renvoi à l’étymologie latine : ex sistere se tenir hors de soi, autrement dit comme objet dans le discours).

« L’inconscient, donc, ça parle ! », et si ça parle, l’enseigner revient à « le » parler, à parler sa langue insensée, celle où prime le signifiant et sa structure phonétique d’hétéro/homonymies.

Cette identification de la parole de Lacan à celle de l’inconscient, du discours à son objet, est postulée en introduction : le spectateur, en tant qu’adresse, y est supposé analyste, « objet grâce à quoi ce que j’enseigne n’est pas une auto-analyse ». Si ce discours, dès lors, ne s’installe pas dans le régime producteur de sens de la communication, c’est que ce qu’il y a à y entendre est d’une autre « dit-mension » : « l’inconscient nous rappelle qu’au versant du sens l’étude du langage oppose le versant du signe ». Et de fait, si l’orateur ici ne fait pas pour nous (toujours) sens, il investit une énergie considérable à nous « faire signe » par le corps (lieu d’où, selon lui, s’origine la pensée), à nous appeler, à capter notre attention par une expression hautement théâtrale : lamentos de tragédien, détachement gourmand des syllabes à l’occasion d’un bon mot à la manière d’un Guitry ou d’un Jouvet, poses de tribun, appuyé des deux poings sur son bureau, tendu vers l’audience, au bord de l’essoufflement. Au point qu’il assigne l’image à sa personne : Jacquot dans ce portrait, à la différence de ceux de Duras ou Cunningham, ne s’autorise aucun contre-champ. Qu’il soit filmé en pied ou en buste, le corps de Lacan reste le pivot obsédant des changements de plan.

Dès lors nous sommes rivés à sa voix et contraints de dériver au fil de la surface signifiante d’un discours abscons. Mais n’est-ce pas précisément ce que vise l’enseignement lacanien, à rebours de la grille sexuelle à laquelle Freud est trop souvent réduit : introduire à ce qui se tient au cœur de la technique psychanalytique élaborée par son père autrichien, la fameuse « écoute flottante » ?

Le cinéma, par sa dimension hypnotique, et parce qu’il double l’assignation du regard en réduisant le réel à un cadre immobile, soutient l’expérience de ce flottement.

Antoine Garraud

  1. Éditions du Seuil

Chronique lussassoise

– Je hais les samedis à Lussas comme je vomissais les dimanches quand j’étais gamine, tonna Martine. Ça se vide de partout, ça sent l’ennui prochain, les atroces fins de mois d’août et la rentrée qui pue. Beuh !

Le concert du Green battait son plein et Franck n’entendait pas la moitié de ses paroles. Il hurla dans ses oreilles :

– Moi j’ai passé la semaine à croiser des gens qui me demandaient « qu’est-c’tu deviens ? » ; à force de répéter chômage ceci et galère cela, j’ai presque l’impression que c’est une activité à part entière !

Martine lui décocha un demi-sourire.

– T’as fait ta liste au moins ?

C’était le rituel : le best of de la semaine toutes catégories confondues. Elle se colla un peu plus à lui :

– Si t’avais eu le courage de te lever ce matin, il y a un film qui t’aurait suffi, à lui seul. Mais on peut pas courir tous les lièvres, n’est-ce pas ?

Franck ne releva pas cette nouvelle allusion à ses virées nocturnes. Lussas c’était ça aussi.

– Bon, c’est quoi ce film ?

– Toi, Waguih : c’est un film pour toi, pour nous ; un film où les enjeux généalogiques se résolvent par quelque chose… de l’ordre de la scénographie.

– Ça existe encore ?

– Oui monsieur. Un fils et son père, deux corps, deux formes dont la place dans un cadre en dit plus que bien des discours : la question de la bonne distance n’est pas psychologique, elle est toujours physique. Les enjeux d’espace permettent une résolution proprement, et peut-être même uniquement, cinématographique.

Le fils demande des comptes, le père rechigne au souvenir, renvoyant la quête du fils à sa vanité. Le film se nourrit de cette limite, en tire tous les bénéfices : quand les mots sont trop difficiles, il restera la mise en scène des corps pour dire l’amour.

– Oui, c’est arrivé de temps en temps cette semaine, de différentes manières : La Lettre jamais écrite, Le Ciel tourne… Des films qui tâchent de croire encore au plan, en tentant d’inventer les conditions nouvelles de sa possibilité.

Martine prit un air taquin :

– Tu vois tout est jouable, même filmer ses parents ! L’important, je crois, c’est qu’il n’y a pas de cinéma possible sans le fantasme de son innocence… ni de véritable modernité qui ne recherche la possibilité de son classicisme.

– C’est pas le tout ma belle, mais moi je vais danser.

Franck se fraya un chemin jusqu’au centre de la piste. Martine le suivit des yeux, puis se commanda une dernière Bourganel myrtille. La trentaine se déposait doucement sur elle ; à peine quelques fils de temps inquiétaient les traits si fins de son visage. Elle réalisa qu’elle serait sûrement amenée à croiser Jérôme pendant l’intégrale Godard à Beaubourg.

Est-ce qu’ils allaient s’adresser la parole ?

Plus personne ne la prenait pour Lillian Gish, ça lui manquait un peu.

Gaël Lépingle

La voix du masque

La première réussite de Namir Abdel Messeh est d’avoir su mettre en scène certains à-côtés, certaines implications discrètes de cette quête des origines et des racines dont notre présent semble si occupé . En filmant son père Waguih, ancien prisonnier politique communiste dans l’Égypte de Nasser, il apparaît vite qu’il a moins voulu en recueillir le témoignage que repérer toutes les réticences qui l’ont précisément jusque-là empêché.

Non que le jeune cinéaste ne veuille faire témoigner son père, bien au contraire. Sa caméra, postée dans le salon, la cuisine, et la salle de bain du modeste appartement parisien de ce dernier, apparaît d’abord comme l’auxiliaire de ses efforts répétés pour le pousser à parler de son passé à la première personne. À la fois fils, interviewer et cinéaste, il s’efforce ainsi de lever les réticences de son père, de déjouer ses dérobades et de l’amener enfin à renoncer à l’habitude des allusions générales. S’engage alors, au fil des discussions et de leurs échecs, tout un jeu d’approche. L’ensemble de la réalisation semble partie prenante d’une stratégie indissociablement cinématographique et familiale. Le noir et blanc, notamment, paraît utilisé comme s’il devait présenter l’étrange puissance, par contagion magique, d’incliner l’ancien prisonnier au souvenir de ce passé dont il n’a pas plus parlé en arabe qu’en français.

Waguih Abdel Messeh porte un masque. Il semble s’être résigné à le revêtir quarante ans plus tôt, à sa sortie de prison puis lors de son exil en France. Ce masque est l’objet en creux de la caméra : on en distingue le tissu dans toutes les préventions que trahissent l’embarras d’un geste, les saccades d’une voix, l’esquive d’un regard. On devine aussi en lui les vestiges d’autant de désillusions politiques et les stigmates, surtout, des sévices et des humiliations subies en prison. Mais ceux-ci, Waguih ne les dit pas. Dans ces conditions, le jeu tourne vite à la déroute. Une habile alternance de plans larges et rapprochés rend sensible tout le soin que mettent les regards à se fuir, dans des pièces dessinant pourtant des espaces confinés. Là, chacun trahit son impatience, le fils lassé des réponses évasives ou impersonnelles de son père, le père énervé de l’insistance têtue de son fils. L’échec atteindra l’évidence la plus criante lorsque Waguih invoquera fermement tout « son » respect, toute « son » admiration pour Nasser… son bourreau le plus immédiat, pourtant.

Une séquence en couleur marque alors le tournant par lequel le film semble renoncer à son premier projet et en admettre la maladresse. Pour la première fois, Waguih est montré dans sa vie propre. Lors du pot qui lui est offert pour son départ en retraite, les quelques trente ans qu’il a passé en France semblent reprendre d’un coup toute leur épaisseur. Il cesse d’apparaître comme le propriétaire de certains souvenirs pour devenir cet individu dont les collègues disent la discrétion « légendaire ». Au fil de cette séquence et de quelques autres, la caméra s’est adoucie. Elle a déposé les armes, comme en formulant cette question : comment cet homme qui vieillit, qui a vécu la prison, la torture et l’exil, pourrait-il parler sans heurt des années qui lui ont été abjectement ôtées, dans cette part enfuie de sa vie, et qu’il lui a bien fallu oublier ?

Retour au noir et blanc. Enfin, les impatiences tombent, de part et d’autre. Les regards commencent à s’apprivoiser. Les discussions avortées du début s’étaient déroulées autour d’une table, dans un face à face qui ressemblait trop à un rapport de force. Le fils fume maintenant nonchalamment sur le canapé de son appartement, comme s’il avait ôté son habit d’enquêteur. Et c’est alors seulement, comme au détour d’un moment d’ennui et sans crier gare, que Waguih Abdel Messeh va commencer à dire « je », à entrouvrir très légèrement le voile du passé en évoquant, l’air de rien, « tout ce qu’on pourrait encore dire ». Il racontera ainsi comment sa mère, le jour de son incarcération, avait déclaré qu’elle cesserait de manger quoique ce soit de sucré jusqu’à sa libération, tant la vie devait cesser pour elle d’être douce.

C’est que son masque était semblable à ceux des tribus amérindiennes, dont les volets s’ouvrent tour à tour pour finalement révéler non pas toute la face, mais une bouche ou des yeux. Et si ce masque ne tombe pas tout à fait, du moins perd-il de son opacité, laisse-t-il filtrer un sourire, l’image d’un individu, ainsi qu’une voix pour des paroles à venir. Or, ces paroles nouvelles, la caméra ne les filmera pas vraiment. Là n’était pas son rôle. Namir néglige de recueillir le témoignage de son père, alors même qu’il semble devenu possible. Pourquoi donc ? parce qu’il a découvert ce simple paradoxe : il y a des masques dont il est besoin, et jamais les paroles ne sauraient être dues. C’est même seulement lorsqu’on a cessé de les exiger, qu’on a reconnu à l’autre la liberté de les dissimuler, qu’elles peuvent, peut-être, glisser jusqu’à nos oreilles.

Pierre Thévenin

Une vache dans mon souvenir écran

Sur une table d’opération, crûment éclairée par une lampe chirurgicale, une étrange bête est auscultée, boule de poil vivante mais informe, observée par des hommes en blouse blanche. Love is a treasure s’ouvre ainsi sur l’observation d’un corps énigmatique, non identifié, manière ironique peut-être de révéler son programme : exposer, écouter, observer l’inquiétante étrangeté des troubles psychotiques de cinq femmes qui, tour à tour, frontalement, laissent libre cours à l’énoncé panique de leurs délires. En se basant sur des entretiens préalables réalisés avec des femmes schizophrènes, Eija-Liisa Ahtila réagence les témoignages « documentaires » et les met en scène en faisant jouer des actrices.

Le film existant également sous forme d’installation multi-écrans, la plasticienne Eija-Liisa Ahtila reconduit ainsi dans le champ de l’art contemporain les grandes fictions bergmaniennes autour de la folie des femmes (À travers le miroir, Persona…).

Loin de tout regard médical sur la folie, la cinéaste préserve l’étrangeté fondamentale de ces expériences, se les approprie librement en les utilisant tout à la fois comme matériau littéral – exposition directe de la parole – et comme base de fictions oniriques. Les mises en image des visions racontées font des cinq séquences de courts contes fantastiques, à mi-chemin du merveilleux et de l’horreur. Ces mises en fiction de la folie se déploient de manière paradoxale, tenant dans le même mouvement des partis pris opposés : artificialité revendiquée du procédé, esthétique d’un onirisme kitsch et violence de la parole malade, banalité quotidienne des décors. Imaginaire coloré et réalisme crû cohabitent ainsi constamment dans le plan, élaborant pour le spectateur un type particulier d’angoisse : une inquiétude distanciée.

La parole délirante semble le personnage principal du film, un monstre de langage traversant le corps des actrices, possédées par ce flot ininterrompu de mots malades appartenant à d’autres corps (ceux, invisibles mais originaires, des « vraies » psychotiques interrogées par Ahtila). Ces phrases paniques destinées à exorciser les terreurs ne font que, littéralement, libérer les hantises en les actualisant à l’écran (une femme parle d’extra-terrestres, des soucoupes volantes apparaissent…). Le soliloque insensé devient un texte qui dicte sa loi aux images, la mise en scène obéissant alors à une catégorie psychique, la loi de la pensée magique – penser qu’il suffit de dire pour que cela se réalise. Mise en fiction la pensée s’incarne, les femmes sont des sorcières projetant à l’extérieur leurs cauchemars, les cristallisant en images cinématographiques. Les espaces se reconfigurent selon les lois des psychés chaotiques – une femme marche au mur, au plafond – les perceptions hyperesthésiques donnent lieu à un vaste travail sur le son – le bruit d’une voiture envahit la maison d’une femme persuadée que le monde extérieur vient s’y précipiter 1.

« Home », la dernière et la plus longue des séquences, met en scène un événement d’image symptomatique, où semble s’ébaucher une proposition forte de cinéma. La jeune femme est atteinte d’un délire de confusion des espaces – « mon jardin rentre dans mon salon ». L’extérieur pénètre à l’intérieur ou plutôt, il n’y a plus de catégories séparées mais un seul et unique espace-temps ou tout se précipite et s’emmêle, à tel point que la femme tente de colmater l’invasion du monde extérieur en tapissant ses fenêtres par d’épais rideaux noirs. Dans ce désordre généralisé et hautement angoissant, un fait grotesque se produit alors en trois plans successifs : un premier plan général montre la télévision du salon diffusant l’image d’une vache paissant tranquillement dans un champ, au deuxième plan l’image de la vache apparaît plein cadre (l’encadrement de la télé est hors champ), au troisième plan la vache traverse le salon. En trois plans, l’image est sortie de son cadre et s’est littéralement muée en « objet réel » pour la spectatrice psychotique. Cette scène en évoque une autre, visible également à Lussas : dans Sombre, de Philippe Grandrieux, Jean, le personnage principal, est dans une chambre d’hôtel où une télé diffuse l’image de cyclistes en plan général, image circonscrite dans le cadre de la télé. Tandis que Jean marche devant le poste, un léger bruit se fait entendre, qui semble appartenir à l’espace de la chambre ; Jean tourne la tête vers la télé, apparaît alors soudain le plan indistinct d’une forme sombre agitée d’une pulsation rotative. Il s’agit d’un très gros plan aberrant, impossible, sur les jambes d’un cycliste (le bruit sourd étant celui, mécanique, du vélo). L’image de la télévision, sortie de son cadre, a envahi visuellement et sonorement la chambre. L’image s’extrait de son cadre pour envahir l’espace, annulant l’étanchéité et la distance entre image et corps perceptif, annulant la structure de face à face entre image et spectateur pour les confondre en un même lieu.

Ainsi ces deux scènes, tirées de films formellement très différents (mais déplaçant tous deux les catégories fiction/documentaire) offrent un court instant, de manière théorique et ludique chez Ahtila, de manière incarnée et sensible chez Grandrieux, la métaphore ou le manifeste d’un cinéma-invasion où l’image excessive sortirait du territoire de l’écran pour envahir l’espace sensible du spectateur. Aucun rideau noir ne colmaterait alors ces extases d’images pour nous en protéger.

Safia Benhaim

  1. L’intérêt de l’installation doit ainsi en partie résider dans le fait pour le spectateur de percevoir en même temps les différents écrans, cerné par ces topographies folles.

Le syndrome de Massada

Comme si le face-à-face était rendu impossible… Pour Avi Mograbi, la cohabitation pacifique, dans un même espace, des Israéliens et des Palestiniens ne semble aujourd’hui possible que par le seul pouvoir du montage filmique… ou par téléphone. Constat pessimiste, atmosphère tendue : le cinéaste a laissé de côté les facéties qui composaient (envahissaient ?) ses précédents films. Dans Pour un seul de mes deux yeux, dominent trois lieux principaux, trois partis pris de réalisation : caméra à l’épaule, en plan général ou moyen, le site de Massada et les visiteurs de cet éperon rocheux perdu dans le désert de Judée, face à la mer Morte ; en plan rapproché collant aux basques des militaires, les checkpoints qui matérialisent les multiples séparations entre les deux populations ; enfin, depuis une pièce minuscule de sa maison, en plan fixe, les échanges téléphoniques de Mograbi avec un ami palestinien habitant Gaza, qui lui explique sa colère et sa « lassitude de vivre ». Du général au particulier, de la cause à l’effet ?

Mograbi ne se contente pas du constat d’une radicalisation des deux côtés, il défend une thèse : l’obsession mémorielle en Israël empêche les esprits de se calmer, les gens de se comprendre. Deux exemples, parmi d’autres : celui de l’instrumentalisation, par l’extrême-droite israélienne, du récit biblique de Samson, dont une formule donne son titre au film (« Donne-moi des forces encore cette fois, ô Dieu, et que, d’un coup, je me venge des Philistins pour un seul de mes deux yeux ») et celui de Massada. Mograbi ne le mentionne pas, chacun le sait en Israël : à Massada, sont célébrés bar-mitsvot des garçons et mariages ; les officiers israéliens de l’armée blindée y prêtent leur serment ; les pilotes de chasse de Tsahal y répètent les vers du poème, composé au début des années 1920, cher aux pionniers du sionisme : « Non, la chaîne n’est pas rompue sur le sommet inspiré. Plus jamais Massada ne tombera ». Au Ier siècle de notre ère, lorsque la Judée devint une province de l’empire romain, Massada fut le refuge des derniers survivants de la révolte juive, qui choisirent la mort plutôt que l’esclavage lorsque les assiégeants romains percèrent leurs défenses. Il n’en fallait pas plus pour que le suicide collectif de ces zélotes soit érigé en mythe du sionisme au moment de la proclamation d’un État juif en Palestine.

Mograbi ne précise pas que les sources de cette histoire sont très parcellaires’. Il lui suffit de montrer que l’important à Massada, justement, n’est pas l’histoire, mais bien ses usages – notamment souder un peuple – et le registre qui domine, celui de l’émotion : plans insistants sur ces touristes de l’intérieur ou de l’extérieur d’Israël (beaucoup d’Étatsuniens, semble-t-il) fermant leurs yeux, sous l’injonction du guide, pour mieux « entendre » les pas des troupes romaines en contrebas de la falaise ; longue séquence également sur ces enfants forcés par leurs parents de crier les mêmes appels à la résistance, deux mille ans plus tard : « Romains, on ne se rendra pas ! ». Pour Mograbi, le passé sert à refouler le présent… et à entretenir la confusion : dans un jeu de correspondance qui semble historiquement hors de propos, un guide compare ainsi ce qu’au Ier siècle, les Juifs ressentaient et ce qu’ils ont ressenti à Bergen-Belsen, et ce qu’ils ressentent aujourd’hui en Israël face aux Palestiniens.

Dans l’esprit du cinéaste militant qu’est Mograbi, au jeu des correspondances historiques, la référence à Massada sied bien davantage à la situation des Palestiniens qu’à celle des Israéliens (comparaison largement usitée d’ailleurs, puisque, en avril 2002 déjà, le quotidien israélien Yediot Aharonot écrivait : « Pour les Palestiniens, le camp de réfugiés [de Jénine] est comme Massada. Ils sont déterminés à ne pas céder et n’ont pas l’intention de se rendre… »). Le montage parallèle que met en place Mograbi construit un double rapport entre les scènes à Massada et celles tournées aux checkpoints des territoires palestiniens occupés. D’un côté, les soldats israéliens semblent rejouer le mythe de la résistance à l’ennemi ; de l’autre, les Palestiniens semblent l’actualiser. D’un côté, le « complexe de Massada » auto-entretenu par les abus de mémoire et disproportionné au regard du rapport de force réel ; de l’autre, le « syndrome de Massada » alimenté par les humiliations orchestrées au quotidien par l’armée israélienne (ce sont d’ailleurs les scènes les plus édifiantes du film, souvent tournées par Mograbi au cours de manifestations militantes auxquelles il participe lui-même, séquences quasi en temps réel et sans voix off qui permettent de mesurer l’écart avec les reportages télévisés).

Au fil du récit, les guides de Massada en viennent au dénouement tragique du suicide collectif des zelotes, tandis que les séquences des checkpoints gagnent en violence verbale et décisions arbitraires. Mograbi construit bien son film sur cette double tension grandissante mais, s’il ne s’intéresse pas ici aux violences physiques qu’elle entraîne, il ne la laisse pas en suspens pour autant. Dans une scène finale, il l’incarne lui-même et la fait exploser : caméra à l’épaule, il insulte les militaires israéliens qui refusent, à un barrage, de laisser passer des enfants. Entre sa propre incapacité à échapper à la haine et sa difficulté à trouver les mots justes pour réconforter son ami palestinien au téléphone, Mograbi dresse aussi, dans son film, un autoportrait honnête : il affirme sa subjectivité dans toute sa complexité et ses faiblesses, mais il se donne également les moyens de la comprendre et de la faire comprendre aux autres, esquissant ainsi un espace de dialogue possible.

Sébastien Galceran

  1. Massada, histoire et symboles, M. Hadas-Lebel, Albin Michel.

« Comme un horizon obsédant »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Troisième entretien de la série : Philippe Grandrieux.

À Lussas, vous avez eu l’occasion de revoir une grande partie de vos documentaires, et vos deux films de fiction, Sombre et La Vie nouvelle. Un fil conducteur apparaît très nettement…

J’ai été moi-même surpris par une permanence : un certain type d’images, une relation à la lumière et aux corps, au rythme des plans, semblent traverser tous mes films, même dans des films de commande. Quelque chose de difficilement définissable qui n’arrête pas de venir « buter », comme un horizon obsédant. Par exemple, à la fin de Brian Holm…, ces plans d’herbes avec le fleuve se retrouvent dans Sombre. Je crois que je fais des films avec très peu de choses. Je tente de travailler dans un champ qui est de l’ordre du non-su, du non-savoir, d’une obscurité inconsciente qui nous anime et qui est le réel – même si ce n’est pas la définition habituelle du réel. Peut-être même est-ce la définition la plus stricte du réel.

Godard disait que tout film est un documentaire sur les acteurs, leur corps, leur présence. Pour moi, tout film est un documentaire, au sens où il attrape, il arrache quelque chose de cette relation très éblouissante à la multitude, au bruissement du monde. Mes films convoquent le propre réel du spectateur, sa propre relation au réel, les affects qui nous équilibrent ou nous déséquilibrent, sa sexualité, ses rêves, ses angoisses, ses joies… Je travaille sur cette ligne de partage que cite Deleuze en reprenant D.H. Lawrence : essayer de faire un geste artistique, essayer d’ouvrir une fente dans cette ombrelle qui nous protège du chaos, essayer d’entendre ce chaos venteux.

Vos œuvres sont également parcourues par l’importance du geste même de filmer, avec tout le corps…

Mon approche de ce geste n’est pas du tout intellectuelle. Quand un plan est strictement instrumentalisé par le scénario, il ne m’intéresse plus. Il y a plusieurs années, j’ai accepté de filmer des comédiens qui jouaient une pièce de Thomas Bernhard. Mais, en tournant, je ne ressentais aucun désir, ni pour le texte, ni pour le jeu, ni pour les acteurs. Puis j’ai basculé le point : le visage perdait sa consistance, devenait une surface de chair défaite, presque gangrenée par le flou. Quand les acteurs ont vu le film, ils l’ont détesté ! Mais de mon côté, j’avais alors ressenti un désir pour cette image-là, plus juste, plus vraie, plus dense. J’étais alors face au trou noir, à l’informe au sens de Bataille, quelque chose qui est à l’intérieur du corps, quelque chose d’organique, au sens où l’organe est ce qui nous menace le plus. Le geste de filmer est comme celui de peindre : les peintures du Greco naissent d’un geste qui dépasse la question du sujet, de la théologie. Elles placent les corps dans une sorte d’étirement lumineux, dans un ciel très cotonneux… « Que veulent dire vos peintures ? », demandait-on à Picasso. Il répondait : « Que veut dire un chant de coquelicots ? » Cela pose la question de la présence des êtres et des choses, celle d’un réel produit par notre subjectivité. Le cinéma est une caisse de résonance incroyable pour saisir cette dimension-là. Dans une scène d’Accatone, le personnage principal marche mais ce n’est pas seulement un acteur qui arrive dans le champ. Pasolini filme ce corps, le désir qu’il a pour cet acteur, la totalité de la vibration qui l’occupe, la banlieue défaite dans laquelle il avance, la qualité de la lumière…

Avant même la réalisation de Sombre et de La Vie nouvelle, vos documentaires sont traversés par des fragments de fiction. Dans Cafés (1992), qui est une suite d’immersions dans des bars à travers l’Europe, vous incluez une trame fictionnelle portée par deux comédiens qui font le lien entre les différents épisodes. La scène du café de la gare de Nîmes, fréquenté par des légionnaires, est exemplaire…

Pour cette scène, j’avais tourné dans le bar et je sentais qu’il y avait une possibilité d’y inscrire un bout de fiction. L’actrice de Cafés se retrouve seule au milieu des légionnaires ; et l’un d’eux l’aborde, un quart d’heure avant de prendre son train. Elle avait une présence « fabriquée », lui une présence brute. Avec l’incroyable fragilité de cet homme, la déstabilisation de la comédienne, le caractère éphémère de la rencontre, je sentais une possibilité très grande de mise en scène. Plus généralement, beaucoup de mes documentaires sont travaillés par la façon dont des éléments issus de la réalité la plus brute peuvent alimenter des irruptions fictionnelles. Dans le même temps, ce désir très fort de fiction ne prenait jamais complètement corps, il était toujours entravé. Comme dit Lacan, on ne s’autorise jamais que de soi-même : je ne m’autorisais pas cette possibilité de produire les images que je voulais réellement produire. Cela passait encore par du tiers. Le documentaire ne me permettait pas de produire le monde qui m’occupe obscurément. Dans le documentaire, mon monde surgit par fragment. Dans la fiction, il est plus intense, réuni, massif, homogène.

Envisagez-vous alors de revenir aux documentaires ?

Je n’en avais pas envie et je ne m’en sentais pas capable. Aujourd’hui, je ressens une nouvelle envie de documentaires. Après Sombre et La Vie nouvelle, du coup – c’est l’expression juste – je veux voir ce que je vais pouvoir filmer et comment je vais le filmer. Voir le geste que j’aurai à ce moment-là. Je ne le connais pas et je ne peux même pas le pressentir. Mais je pense qu’il sera plus apaisé, qu’il ouvrira peut-être un nouveau chemin, un nouveau frayage dans la question du réel et des corps. Pendant de nombreuses années, beaucoup de choses ont été liées chez moi à la mélancolie. Je ne suis plus du tout mélancolique, je le suis beaucoup moins. La grande question pour ma vie est celle de la joie. Très profondément. La mort ne m’intéresse pas ; ce qui m’intéresse, la vérité de mon combat, même s’il est très dur, c’est la possibilité de déployer, de soutenir une vie vivante.

Propos recueillis par Safia Benhaim, Sébastien Galceran et Christophe Postic.

  1. Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : « les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette d’Achab. »