Chronique Lussassienne, vendredi

Dès le matin, ils commencèrent à s’engueuler. Jérôme épluchait rageusement le programme du jour, incapable de choisir entre les films de Beckerman et les radiodocs, tandis que Martine cuvait une incommensurable fatigue dans son troisième café.
– Mais laisse tomber les films une seconde ! Moi j’ai plutôt envie de profiter du soleil là, on rentre à Paris dans deux jours et après finies les vacances, alors…
Scandalisé par une démission aussi vulgaire, Jérôme prit la mouche et passa seul la journée aux radiodocs. Ils se retrouvèrent pour Seule avec la guerre, mais en sortant, les choses empirèrent. Martine avait adoré, Jérôme déclencha les hostilités.
– Ouais, c’est sûr que c’est, de loin, le meilleur film de la sélection. Mais quand on y réfléchit, il s’agit plus d’une belle enquête journalistique que d’un documentaire de création proprement dit.
– Et alors, c’est quoi le problème ?
– Ben il suffit pas de mettre des images Super 8, une voix off un peu perso et de filmer son père cinq minutes pour doter un film d’une vrai forme documentaire.
– Ce que tu peux être con des fois, avec tes catégories ! Moi j’en ai rien à foutre de savoir si c’est un documentaire, du journalisme ou un reportage ou je ne sais quoi, du moment qu’il y a du cinéma !
– Oh la la ! Et ça veut dire quoi « il y a du cinéma » ? C’est quoi cette notion préhistorique ?
– Ben j’en sais rien Jérôme, je le dis avec mes mots. Par exemple la rencontre avec le guide au début, filmée à deux caméras, on commence comme dans une fiction, ce qui est une belle idée pour un film qui va s’acharner à dénoncer les fictions mensongères, amnésiques ou traumatiques du pays. Idem la fin, la musique, le regard caméra…
– C’est super banal comme procédé !
– Justement, c’est assez osé de l’utiliser aussi éhontément, ça manque pas de classe. Et la scène des portes, sur la place, où elle se fait rembarrer par tous les mecs, ça dure, ça dure, c’est terrible, là elle accède complètement au statut de personnage, c’est un grand moment de cinéma, je sais pas comment le dire autrement… Je suis désolée mais ton histoire de catégorie, c’est exactement la même façon de penser que celle des diffuseurs avec leurs histoires de case, de collection, de format, de soirée théma et j’en passe et des horreurs…
C’en était trop. Honteux et humilié, Jérôme passa la nuit à se saouler au Blue Bar en racontant sa journée radiodocs à qui voulait l’entendre.
– Ce qui est formidable, dès qu’on est privé d’images, c’est qu’on entre dans une perception moins hystérique des choses. Il y a moins de place pour la fascination, le voyeurisme, comme si les oreilles étaient plus adultes que les yeux, qu’elles ne se laissaient pas avoir aussi facilement.
Mais à quoi bon parler, Jérôme savait pertinemment qu’il préférait se laisser infantiliser par les films qu’il aimait, parce que le cinéma c’était l’enfance, et que c’était une sensation trop douce pour jamais s’en défaire.
Il pensa à Martine : elle n’était pas revenue, et il ne restait qu’un jour pour tout rattraper.

Gaël Lépingle