Il restait encore à Lussas une poignée de spectateurs aquatiques et volontaires, nageant d’une salle à l’autre comme des petits poissons. Le soir, ils se rassemblaient au Blue pour noyer leur fatigue.
Franck se fraya un chemin dans la foule jusqu’à la terrasse, et tendit à Jérôme un vieux numéro de l’Huma :
– J’ai pensé à toi. Tu peux lire, c’est une inter de Desplechin, ça répond pas mal à notre conversation d’hier.
Jérôme n’en était pas vraiment à son premier verre. Il rassembla ses forces et fronça les sourcils pour marquer sa concentration :
– Mmh : « Depuis l’invention de la machine par les frères Lumière, cela marche parce qu’il y a deux mondes, un très quotidien où l’on vit, qui fonctionne sur le mode de la déception, et un autre tout aussi réel où quelque chose doit être possible… Les gens ont du mal à apprendre, à désirer, ils ont été désappropriés de ce qui leur revenait de droit, ce qui nous avait été transmis par nos parents… Le cinéma présente des utopies qui ne sont pas modestes mais triviales, car il ne peut être autre chose que populaire ».
Bon. Jérôme releva les yeux. Son amie Céline dansait avec des garçons de l’accueil. Antoine était accoudé au comptoir, sans doute en train de défendre une nouvelle cause perdue. Étaient-ce les mojitos bus un peu trop vite pour fêter la fin de la sélection cubaine ? Tout se fondait dans un tourbillon, les éclats de voix, les T-shits Che Guevara, les apprentis caméramen en action, les images de la semaine…
– Alors qu’est-ce que t’en penses ? demanda Franck.
– Oui, bien sûr, mais c’est un cinéaste de fiction.
– Et alors ? Il ne devrait pas y avoir de différence, tu ne crois pas ?
– Je ne sais pas, je ne crois plus grand-chose, dit Jérôme, de plus en plus saoul.
Tiens, regarde, moi qui déteste les gens qui disent « je », qui livrent leur histoire intime en voix off, déballent le paquet, les couilles et l’intérieur. Après je me demande toujours comment ils peuvent se trimbaler éhontément dans les rues de Lussas… Ben trois des plus belles émotions de la semaine, ça tenait sur, ou avec, ce « je » : Promenades entre chien et loup, Après et Bobadilla…
– Ben ouais, faut se métier des convictions trop fermes. Moi aussi Promenades c’est tout ce qui m’emmerde, la meuf qui va soigner son trauma familial en faisant un voyage « au pays de ses racines ». Ça devient un genre en soi. Mais là c’est miraculeux, elle réussit à traverser l’Histoire de son pays comme on est bien en peine de le faire ici. Chez nous, la commémoration le prend toujours sur la mémoire.
C’était un peu trop pour Jérôme, qui avait des remontées de mojitos de plus en plus alarmantes. La nuit était belle, les étoiles tapissaient le ciel comme dans un planétarium.
– Ça va Jérôme ?
Jérôme agrippa la rambarde. Fixant la voûte étoilée, il pensa aux films de Guy Gilles, si fragiles, si méconnus. Des films comme ces étoiles, venant d’un autre temps, parvenant bien tard à destination mais brillant d’autant plus fort.
Il n’osa pas le dire.
Gaël Lépingle